Marc Thiébaud

Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch


Résumé

Ce texte met en évidence quelques évolutions que l’auteur a pu observer et vivre dans les analyses de pratiques professionnelles (APP) au cours de la décennie écoulée. Trois éléments sont plus particulièrement relevés : a) l’élargissement des besoins et demandes en APP, dans un contexte général de changements de plus en plus marqués ; b) la diversité et le foisonnement des pratiques en APP, déjà présents antérieurement et qui semblent aller en croissant ces récentes années ; c) le développement des compétences en animation de groupes d’APP, avec un nombre toujours plus grand de personnes formées et supervisées, qui s’avère réjouissant.

Mots-clés 

diversité de besoins, complexité, contractualisation, modalités d’APP, compétences d’animation

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; témoignage

Référencement 

Thiébaud, M. (2024). Le développement des analyses de pratiques professionnelles : quelques éléments de rétrospective 2013 – 2023. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 25, 8-19. https://www.analysedepratique.org/?p=5739.


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The development of professional practice analyses : some elements of retrospection 2013 – 2023 
Abstract

This article highlights some of the developments that the author has observed and experienced in professional practice analysis (PPA) over the past decade. Three elements in particular are highlighted : a) the expansion of needs and demands for PPA, in a general context of increasing change; b) the diversity and proliferation of PPA practices, already present in the past and which seem to be increasing in recent years; c) the development of PPA group facilitation skills, with an ever-increasing number of people being trained and supervised, which is pleasing.

Keywords

diversity of needs, complexity, contractualisation, PPA methods, facilitation skills


O desenvolvimento de análises da prática profissional: alguns elementos de retrospectiva 2013 – 2023
Resumo

Este artigo destaca uma série de desenvolvimentos que o autor observou e vivenciou na análise da prática profissional (APP) na última década. Três elementos em particular são destacados: a) a ampliação das necessidades e demandas de APP, em um contexto geral de mudanças cada vez maiores; b) a diversidade e a proliferação de práticas de APP, já presentes no passado e que parecem estar aumentando nos últimos anos; c) o desenvolvimento de habilidades na liderança de grupos de APP, com um número cada vez maior de pessoas sendo treinadas e supervisionadas, o que é gratificante.

Palavras-chave

diversidade de necessidades, complexidade, contratualização, métodos de APP, habilidades de facilitação


Ce court texte a pour but de partager le regard que je porte sur les développements qu’ont connus les analyses de pratiques professionnelles (APP) durant la décennie écoulée. Ce regard est très subjectif. Il n’est pas étayé par une étude ou une méta-analyse que j’aurais pu réaliser. Il s’est formé à partir de mes observations et expériences durant ces dernières années dans les APP que j’ai animées et auxquelles j’ai participé ainsi que dans les formations et supervisions à l’animation de groupes d’APP auxquelles j’ai contribué. Il a été par ailleurs nourri par des échanges entre collègues du domaine ainsi que par les lectures d’ouvrages et d’articles en lien avec l’APP (parmi lesquels figurent les 174 textes publiés à ce jour dans la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles que j’ai eu l’occasion de lire, vérifier, mettre au format de la revue et intégrer sur le site Internet au fur et à mesure des parutions).

Pendant la préparation de ce texte, alors que j’identifiais et que je rassemblais des éléments qui me paraissaient saillants, j’ai constaté que ceux-ci se rapportaient avant tout à trois aspects. J’ai donc opté pour centrer et limiter mon propos sur ceux-ci. Les lignes qui suivent sont ainsi structurées en trois parties principales, correspondant à trois évolutions :

  1. l’élargissement des besoins et demandes en APP dans un contexte général de changements de plus en plus marqués ;
  2. la diversité et le foisonnement des pratiques et modalités en APP qui m’apparaissent aller en croissant ces récentes années ;
  3. le développement des compétences en animation de groupes d’APP, avec un nombre toujours plus grand de personnes formées et supervisées.

En lien avec chacun de ces aspects, je présenterai successivement mes observations, puis deux témoignages de mes vécus que je ferai suivre de réflexions. Dans la conclusion de ce texte, j’évoquerai quelques liens entre ces trois évolutions et je proposerai une brève mise en perspective.

Je dois encore préciser que si mon propos concerne plus spécifiquement la décennie écoulée, les développements observés ont été amorcés, pour la plupart, dès le début des années 2000 et ils se sont amplifiés notablement, selon mon regard, dans les récentes années.

1. L’élargissement des besoins et demandes en APP dans un contexte général de changements de plus en plus marqués

En Suisse romande où j’exerce, ainsi qu’en France où j’entretiens régulièrement des contacts avec différents praticiens, je constate que les analyses de pratiques en groupe ou en équipe sont de plus en plus répandues et reconnues comme un moyen à la fois de formation, de professionnalisation et d’accompagnement à la pratique professionnelle. Je parle ici d’un constat global, il y a bien sûr des disparités selon les milieux et les régions.

Les attentes face à l’APP me paraissent par ailleurs de plus en plus diversifiées. Les organisations et les professionnels sont confrontés plus que jamais à de multiples changements et impératifs : réductions budgétaires, compression de personnel, déplacement des ressources humaines, souffrances au travail accrues, etc. Face à cette réalité, l’APP est parfois perçue comme un moyen de faciliter les transitions vécues par les professionnels. Ou elle est considérée comme un soutien pour faire face aux difficultés rencontrées. Dans les mois qui ont suivi l’apparition du Covid, l’APP, pratiquée à distance, a parfois servi à sortir de l’isolement. Etc. Il n’est pas rare que les attentes face à l’APP en viennent à dépasser le champ et les possibilités de celle-ci.

Un autre constat, qui me semble aller vers un élargissement, a trait aux différents milieux dans lesquels les APP se sont développées. Si initialement, elles ont été davantage mises en œuvre dans l’éducation et le médico-social, elles se sont progressivement déployées dans d’autres milieux. Il m’apparaît que ce mouvement s’est encore étendu cette dernière décennie : de plus en plus, les APP se pratiquent par exemple avec des cadres d’entreprises privées et publiques, des avocats, des médiateurs,…, dans des crèches, des coopératives, des associations de diverses natures (de bénévoles, de soutien aux migrants, d’aide au logement, de lutte contre l’illettrisme, etc.) ou encore parmi des groupes de parents.

Cet essor des APP apparaît lié à plusieurs facteurs, notamment la diffusion plus large des informations et des connaissances par les écrits et les sites Internet, l’accroissement du nombre de formations dans le domaine, les échanges, le travail en réseau et la mobilité entre différents champs et métiers.

Deux témoignages personnels :

Dans ma pratique d’animation des APP, j’ai été appelé ces dernières années à intervenir dans des milieux que je ne connaissais pas, par exemple avec des professionnels œuvrant dans la migration qui ont besoin de disposer d’un espace pour prendre du recul. Ce type de demande m’a conduit à m’interroger sur mes compétences et ma légitimité et m’a fait hésiter initialement à y répondre positivement. En fin de compte, ce type d’intervention, parmi d’autres, m’a permis de confirmer les bénéfices potentiels de l’APP pour ces milieux… en même temps que l’intérêt que peut avoir une posture de facilitation sans expertise métier.

Concernant les attentes croissantes face aux APP : il y a quelques années, j’ai été invité à animer des groupes d’analyse de pratiques dans un contexte de réforme de l’éducation. Lors du travail autour de la demande avec le commanditaire, j’ai constaté que les attentes (faciliter la réforme) étaient passablement éloignées des buts d’une APP. J’ai décliné la proposition. Une telle intervention me paraissait prématurée, compte tenu des problèmes que connaissait la mise en œuvre de la réforme. J’ai appris ultérieurement que des groupes d’APP ont été mis en place mais qu’ils ont été arrêtés après moins de trois mois parce qu’ils ne répondaient pas aux besoins.  Je me suis trouvé confronté à d’autres reprises à une situation plus ou moins similaire. Je prends donc de plus en plus le temps de contractualiser soigneusement, avec toutes les personnes concernées, les attentes, les possibilités et les limites par rapport à une animation en APP. Cela concerne bien sûr la mise en place de l’intervention, mais également les bilans qui sont faits ultérieurement. Par exemple, dans des APP avec une équipe d’intervenants sociaux auprès de jeunes en difficultés, j’ai constaté au fil des séances un élargissement progressif des attentes : analyse de leurs pratiques, développement des relations dans l’équipe, puis soutien face à des changements organisationnels mal vécus, etc. Il a fallu recontractualiser la démarche pour éviter des confusions et préserver l’espace et le cadre des APP.

Cet élargissement des besoins et demandes en APP dans un contexte général de changements marqués et le développement de ces temps qui permettent de penser les pratiques professionnelles peuvent être considérés comme réjouissants. Ils soulèvent en même temps plusieurs questions et s’accompagnent de nombreux défis.

Enjeux et finalités

Si les analyses de pratique sont de plus en plus investies, c’est notamment parce qu’elles offrent un espace de réflexion et de partage sécurisé susceptible de favoriser le développement d’un recul et d’un pouvoir d’agir face à la complexité environnante. Lorsqu’elles sont prises dans des enjeux de transformation et des impératifs de tous ordres, elles touchent rapidement des limites qu’il importe de clarifier, même si cela est rarement facile. Comme l’évoque Chami (2022, p 32), le « nouveau rôle joué par l’APP s’inscrit dans un nouveau contexte de situation de « crise » et dans une démarche de prévention des risques psycho-sociaux qui ont contribué à infléchir l’APP dans le sens du soutien et de l’accompagnement. »  Les APP peuvent être un moyen d’identifier les processus d’usure au travail par exemple et de travailler à l’émancipation, mais elles ne peuvent apporter en elles-mêmes des solutions aux problèmes présents au niveau de l’organisation. Elles risquent d’être enfermées dans les injonctions à la conformité, « exposées à n’être qu’un instrument de régulation sociale au service du néolibéralisme : développer les potentialités de la personne soumise aux impératifs de l’économie ou encore réadapter les défaillants, les remettre dans les rails, les faire se reprendre en main » pour reprendre les termes de Fabre (2022, p 194) dans sa synthèse d’un récent ouvrage de Maela Paul (2020). Il s’agit de clarifier les visées de l’APP et leur cohérence par rapport aux enjeux présents dans l’environnement.

Conditions de réalisation

Alors que les attentes apparaissent de plus en plus fortes et nombreuses vis-à-vis des APP, je constate que les moyens peuvent être, paradoxalement, davantage limités qu’autrefois. Souvent, le temps et les ressources financières allouées manquent, les réalités du travail freinent les possibilités de se réunir de manière régulière et dans la durée, les lieux pour le déroulement des séances ne sont pas toujours propices à un climat de confiance, la pression du rendement individuel crée de multiples tensions, la hiérarchie cherche à développer davantage de contrôle, etc. Les groupes d’APP sont pris dans l’accélération croissante de notre monde actuel et leur valeur et leurs bénéfices s’en trouvent limités, alors même qu’ils peuvent offrir un espace de recul précieux. D’autres aspects s’y ajoutent encore, qui peuvent rendre difficile la mise en œuvre des analyses de pratiques : par exemple, l’obligation pour les professionnels dans certaines institutions de participer à des APP ou l’ouverture des groupes (dont la composition change à chaque séance). On peut évoquer aussi la demande parfois d’animer des APP à distance qui constitue un défi supplémentaire. Cela élargit encore le développement des APP, mais cela conduit aussi à courir le risque que l’on fasse autre chose que de l’APP (même si ce n’est pas forcément ce qui se produit et qu’il y a moyen d’être inventif, pour autant que tous ces défis ne se cumulent pas !).

En résumé, je dirai que l’élargissement des besoins et demandes en APP, les changements que l’on peut observer à tous niveaux et la complexité des situations rencontrées invitent à développer un soin particulier pour travailler le sens des APP dans les différents milieux ainsi qu’une vigilance accrue aux enjeux et aux conditions de leur mise en œuvre. Même si les écrits sur l’APP se sont multipliés et si les personnes qui en ont bénéficié sont plus nombreuses, les représentations de ce qu’est et n’est pas l’APP et des moyens requis ne sont pas pour autant toujours claires. Alors que la perte de sens, de manière générale, est une réalité de plus en plus marquée, qui est souvent évoquée dans les séances, le travail de co-élaboration du sens des APP n’en est que plus important.

2. La diversité et le foisonnement des pratiques et modalités d’APP

Dès le début des années 2000, on a pu observer une grande variété dans les formes d’analyses de pratiques. Marcel, Olry, Rothier-Bautzer & Sonntag (2002) dans leur synthèse mettent en évidence une diversité d’intentions, de paradigmes de référence, d’objets privilégiés et de méthodologies.  Les actes des deux premiers séminaires du réseau GFAPP, qui se sont tenus en 2004 et 2005, témoignent également de cette diversité ; cf. Robo & Thiébaud (2004) et Collectif (2005). Dans les années qui ont suivi, cette variété a littéralement explosé en particulier au niveau des protocoles de déroulement, des modalités d’analyse, des outils et supports utilisés et des pratiques d’animation ; voir entre autres les articles de la revue de l’analyse de pratiques (www.analysedepratique.org), le portail de l’analyse de pratiques (www.analysedespratiques.com), Boucenna, Thiébaud & Vacher (2022) ou Beckers & al. (2020).

Les fondements, les principes éthiques et le cadre construit pour assurer les conditions propices à l’analyse de pratiques restent majoritairement similaires d’une approche à l’autre. Cependant, si à l’époque de leurs premiers déploiements, les APP pouvaient être situées relativement facilement en lien avec des auteurs, voire des écoles, c’est de moins en moins le cas maintenant. Certaines tendances peuvent encore être repérées, par exemple dans l’utilisation privilégiée de références (psychanalytiques, systémiques, etc.) ou non (multi référentialité). Mais la pluralité de visées et de méthodologies rend actuellement de plus en plus difficile les distinctions. Les modèles s’influencent mutuellement. Les animateurs s’inspirent de plusieurs approches pour les mélanger parfois ou pour ajuster aux différents besoins et contextes.

Par ailleurs, il apparaît que les analyses de pratiques sont de plus en plus mises en relation avec d’autres démarches telles que la supervision, l’échange de pratiques, le codéveloppement professionnel, les ateliers réflexifs, etc. Certains auteurs et praticiens les considèrent comme des approches cousines, d’autres les voient comme clairement différentes. Il n’existe pas de consensus à ce sujet. Force est de constater qu’il y a de nombreux chevauchements, ce qui rend le paysage encore plus complexe (voir Thiébaud, 2020a et b).

Deux témoignages personnels :

Assez fréquemment, je commence un nouveau groupe d’analyse de pratiques en faisant un tour d’accueil et en demandant aux participants de dire en quelques mots leur expérience en APP. Ces dernières années, généralement, plusieurs personnes dans le groupe expriment qu’elles ont déjà vécu des APP et mentionnent des approches dont les modalités peuvent être relativement différentes. Cela conduit parfois des participants à exprimer de l’insécurité par rapport au processus d’APP. Je propose alors pour la première séance un déroulement de base (voir Thiébaud et Vacher, 2020) en indiquant que celui-ci pourra évoluer et que les souhaits des participants seront pris en compte. Après cette séance, un échange permet de mettre en perspective des similitudes et différences entre diverses manières de procéder.

Autre difficulté potentielle : de plus en plus souvent, je reçois des demandes d’intervention de la part de responsables d’équipe qui me parlent à la fois de supervision, d’analyse de pratiques et d’échanges de pratiques. Ils ne s’expriment pas de manière très claire sur les besoins des équipes. Ils ne connaissent pas les approches disponibles. Ils peuvent cependant être assez précis sur certains points : par exemple, ils ne veulent pas un expert qui vient apporter des solutions. En co-construisant ensemble ainsi qu’avec les destinataires un dispositif pertinent, nous pouvons déterminer les objectifs et le périmètre de l’intervention. Avec le temps, j’ai pu développer mes compétences en lien avec une palette de possibles ainsi que le recul nécessaire, ce qui facilite la contractualisation. Cela permet également d’éviter des incohérences, que ce soit entre les attentes et l’approche mobilisée ou entre les demandes des différents acteurs de l’organisation… et de s’épargner de s’engager pour des objectifs alors que les accords ne sont pas clairs ou que les conditions nécessaires à leur réalisation ne sont pas réunies.

Cette diversité et ce foisonnement constituent une richesse pour la mise en œuvre des APP. En intégrant plusieurs approches, un animateur gagne en souplesse et peut contractualiser lors du premier contact des objectifs et des modalités d’APP qui prennent en compte le contexte d’intervention, les besoins et les demandes. Aujourd’hui, l’offre d’APP est davantage ouverte, elle ne se limite pas à deux ou trois modèles. D’ailleurs, il apparaît que les commanditaires comme les participants demandent moins un animateur spécialiste de telle approche, ils attendent davantage que l’intervenant soit capable de comprendre les besoins présents et de proposer une démarche adaptée. Et cela est vrai aussi dans la durée, lorsqu’il s’agit de faire évoluer la démarche, en fonction de ce qui se développe dans le groupe et/ou des changements qui peuvent survenir.

En même temps, la situation actuelle comporte des risques qui me semblent accrus par rapport au début des années 2000.

Protocoles et outils

Les écrits récents regorgent de protocoles et d’outils d’animation d’APP. Pour moi, leur utilisation doit s’inscrire dans un travail qui construit un dispositif pertinent en mobilisant notamment des processus de contractualisation, co-élaboration de sens, régulation et sécurisation de l’espace d’interaction (voir Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022). Les animateurs comme les commanditaires peuvent être tentés par une appréhension purement technique des APP, qui conduit alors à la mise en place et à l’animation d’un protocole sans qu’une intervention contextualisée soit élaborée.

Spécificité des démarches

Un autre risque réside dans la confusion de démarches qui peuvent comporter certaines similitudes mais dont les objectifs et la mise en œuvre présentent des particularités qu’il importe de prendre en compte. Une analyse de situation n’est pas équivalente à une analyse de pratiques professionnelles (même si elles sont souvent entremêlées). Un échange de pratiques peut être réflexif, comme une analyse de pratiques, mais il gagne à être animé d’une manière spécifique, ne serait-ce que parce qu’il donne de la place au récit de plusieurs participants du groupe. Une APP au sein d’une équipe peut glisser vers une régulation d’équipe ou un projet d’équipe. Il importe de le signifier et d’identifier les autres espaces qui peuvent s’avérer nécessaires, avec leur visée et cadre spécifiques (espaces qui manquent encore souvent).

En résumé, je pense que la diversité et le foisonnement des pratiques et modalités d’APP invitent à développer la capacité à différencier les spécificités de diverses approches en élaborant des repères pour être en mesure de se situer et de clarifier, en tant qu’intervenant, les modalités les plus pertinentes dans la contractualisation initiale. Et également pour les ajuster, selon besoin, durant la conduite des séances d’APP (voir Thiébaud, 2022). Il est à souhaiter que davantage d’écrits contribuent à cette élaboration (voir des exemples dans Chami (2020), Lamy (2020), Thiébaud, (2020a), Boucenna, Thiébaud & Vacher (2022). Des études mettant en perspective, par un travail d’expérimentation et de méta-analyse, deux ou plusieurs approches, avec leurs accents particuliers, pourraient s’avérer bien utiles (voir par exemple la mise en perspective des groupes d’APP et de codéveloppement professionnel dans Thiébaud, Vacher, Champagne & Desjardins, 2020). Il apparaît de plus en plus essentiel de comprendre des bénéfices attendus de différentes formes d’APP, d’expliciter ce qui est fait et de savoir quelles limites sont à respecter dans le cadre défini, sous peine de générer de la confusion, des déceptions, voire des tensions institutionnelles.

3. Le développement des compétences en animation de groupes d’APP, avec un nombre toujours plus grand de personnes formées et supervisées

Dans le début des années 2000, de nombreux auteurs ont mis en évidence l’importance de se former à l’animation des analyses de pratiques. À cette époque, les possibilités à cet égard étaient relativement restreintes, se limitant pour l’essentiel à des formations de courte durée. Ces dernières années, il est réjouissant de constater que de nombreuses formations ont été mises sur pied dans différentes universités et hautes écoles. Des études, réflexions et mises en perspective sur huit de ces formations ont fait l’objet récemment de publications (voir les 20 articles parus dans revue de l’analyse de pratiques professionnelles ; Thiébaud, 2019 ; 2021). Il est intéressant de constater que celles-ci sont toutes suivies par de nombreux participants, d’une cohorte à l’autre depuis leur mise en œuvre.

Ces formations présentent un certain nombre de caractéristiques similaires :

  • elles sont impliquantes et de longue durée (un an à deux ans et demi en général) ; un investissement important en réflexion personnelle et en temps est requis des apprenants ;
  • elles visent la professionnalisation des participants en tant qu’intervenants en APP ;
  • elles couvrent une large palette de compétences, privilégient notamment le développement d’une posture d’accompagnement – facilitation, mobilisent une pluralité d’approches et de formateurs et proposent l’expérimentation de différents dispositifs, protocoles et méthodes afin de favoriser l’acquisition de la capacité à s’y repérer et à les ajuster en fonction des caractéristiques des groupes et de leur contexte ;
  • elles reposent sur une logique expérientielle : se former à l’animation de groupes d’APP implique de se former par l’APP, et en particulier dans les différentes positions d’animateur, de participant, d’exposant et d’observateur ; la mise à disposition, dans la formation, de multiples espaces de pratique, d’analyse et d’échange et la mobilisation de modalités d’apprentissage variées y contribuent ;
  • elles donnent une place importante au développement de la réflexivité : les participants y apprennent à animer des APP qui favorisent le travail réflexif et acquièrent la capacité à analyser leurs propres pratiques d’animation ; des temps de méta-analyse sont ainsi privilégiés pour favoriser le développement d’une posture réflexive et l’intégration des compétences requises via l’analyse collective « multiréfléchie » des APP vécues, l’écriture d’un journal de bord, etc. (voir Vacher, 2022 ; Clerc & Agogué, 2019 ; Thiébaud & Bichsel, 2019).

Outre ces formations de longue durée, d’autres formes d’apprentissage sont disponibles pour les animateurs d’APP. Ces dernières années, elles se sont largement développées également, dans des formats plus ponctuels (par exemple bloc d’une ou deux fois cinq jours) ou plus légers (un jour par mois sur une année). On observe aussi, au sein des organisations, un intérêt de plus en plus marqué pour développer des ressources d’animation d’APP à l’interne.

Deux témoignages personnels :

Ces dernières années, j’ai reçu de plus en plus de demandes de formation dans des organisations qui souhaitent offrir des espaces d’APP et qui ne disposent pas des moyens financiers pour payer des animateurs dans la durée pour tous les groupes. J’interviens ainsi sur une première année pour animer un groupe de professionnels en APP avec la visée de leur permettre d’acquérir, in fine, les compétences d’animation. Dans ce cadre, ils prennent progressivement le rôle d’animation et je conduis les temps de méta-analyse et de mise en perspective formative. Les compétences développées permettent ensuite de multiplier les groupes d’APP au sein de l’organisation.

En lien avec un autre aspect : en 2005, avec des collègues, nous avons mis sur pied un groupe d’intervision sous forme de rencontres tous les trois à quatre mois dont nous bénéficions toujours pour réfléchir nos pratiques d’animation. Dans les années 2010, j’ai pu constater cependant que j’étais très sollicité et que j’animais de nombreux groupes d’APP sans avoir la disponibilité et des espaces suffisants pour réfléchir à ma pratique. Heureusement, malgré le fait que j’étais souvent pris dans l’action, j’ai pu préserver certaines plages pour l’écriture, qui a aidé à une prise de recul salutaire. Aujourd’hui, je participe à deux autres groupes dits de covision entre pairs qui se réunissent à distance toutes les six à huit semaines. Ces espaces sont précieux. J’observe par ailleurs que ces dernières années, je suis sollicité très fréquemment pour animer de tels groupes d’intervision et pour assurer des supervisions individuelles.

Les formations qui se sont développées particulièrement ces dernières décennies favorisent à l’évidence la professionnalisation des intervenants en APP. C’est très réjouissant. Il en va de même pour les supervisions et les intervisions. Il y a une ou deux décennies, de tels espaces d’apprentissage continu étaient rarement mobilisés.

Cependant, il m’apparaît aussi que ces espaces de formation ne suffisent pas en eux-mêmes. La professionnalisation des intervenants en APP doit pouvoir s’ancrer dans une pratique consistante de l’animation et de l’APP, ce qui n’est pas toujours évident.

Une pratique et un perfectionnement continus

Dans une étude que j’ai menée auprès de 20 animateurs d’APP concernant leur développement (Thiébaud, 2016), trois facteurs sont apparus systématiquement : a) les occasions de pratiquer l’animation (aussi variées que possible), b) le travail et les échanges avec des pairs (partage en présentiel et à distance) et c) des possibilités de supervision. Ces espaces sont considérés comme essentiels pour pouvoir à la fois consolider suffisamment ses pratiques d’animation, développer son sentiment d’efficacité sa confiance en soi (tout en restant ouvert à la remise en question) et faire face aux difficultés rencontrées (qui sont en même temps apprenantes et qui stimulent l’appréhension de la complexité et des multiples dimensions à prendre en compte dans l’intervention). L’étude montre aussi que pour beaucoup d’animateurs, il n’est pas facile de disposer de ces possibilités et que si l’idéal est de pouvoir s’appuyer sur l’ensemble d’entre elles de manière à favoriser un développement cohérent et continu, la réalité en est loin. Parfois, l’isolement géographique rend difficile les rencontres (et conduit à se contenter de les réaliser à distance, ce qui est mieux que rien). Le coût des supervisions peut représenter un frein (entre autres du fait que beaucoup d’intervenants en APP ne disposent pas d’un soutien financier d’une institution pour cette activité). D’autres fois, la disponibilité manque (compte tenu des fonctions et responsabilités que les intervenants ont par ailleurs). Par ailleurs, force est de constater qu’actuellement, malgré le développement des APP, de nombreux animateurs bien formés ne trouvent pas d’occasion de pratiquer (si ce n’est entre pairs).

Communauté d’intervenants en APP

L’intégration dans une communauté est souvent un élément essentiel pour le développement de l’identité professionnelle des intervenants Si la formation leur donne des occasions de pratiquer et de développer des liens, ceux-ci se révèlent d’autant plus fructueux qu’ils peuvent se poursuivre à l’issue de la formation, dans des groupes d’intervision et au sein d’une communauté d’animateurs. Ces possibilités sont encore rares. Une association par exemple telle que l’ARSAPP créée en 2017 en Suisse romande offre une telle opportunité (voir www.arsapp.ch et von Wyss & Bruchez Ischi, 2024).

En résumé, je dirai que l’offre de formation et le nombre croissant de personnes formées sont des atouts importants pour le développement des APP. Ils gagneront à être complétés pour la professionnalisation des intervenants par un travail de réflexion continu sur leur pratique. Celui-ci peut être soutenu par les possibilités existantes d’entraînement, d’intervision, de supervision et par des échanges au sein d’une communauté professionnelle.

4. Conclusion

Les trois évolutions évoquées dans les lignes qui précèdent s’influencent mutuellement. L’élargissement des besoins et demandes en APP stimule à la fois la diversification des pratiques et le développement des formations à l’animation. Avec le nombre croissant d’animateurs formés, l’offre d’APP s’est encore étendue et a intéressé de nouveaux milieux. Les changements de plus en plus marqués et la complexité grandissante des réalités professionnelles a conduit de nombreux animateurs à élaborer et contractualiser de nouvelles modalités d’intervention selon les besoins et contextes. Etc.

Ces évolutions s’accompagnent simultanément de risques accrus (confusion des démarches, manque de clarification et de contractualisation du cadre et des visées, instrumentalisation et technicisation des APP, insuffisance de moyens, etc.).

Pour terminer, j’utiliserai une métaphore en comparant les évolutions des APP que j’ai évoquées au développement d’une plante, disons un rosier… Celui-ci a été planté il y a plusieurs dizaines d’années et, à mon regard, il a connu sur la décennie écoulée une floraison remarquable : de nouvelles branches se sont formées, de multiples fleurs sont apparues (de différentes tailles et avec diverses couleurs !) ainsi que plein de nouveaux bourgeons prêts à fleurir… Des épines ont également poussé, qui contribuent à le protéger de nouvelles menaces, elles appellent à la vigilance face aux risques d’incohérence et de perte de sens de l’APP ou aux conditions de réalisation insuffisantes : les défis à relever sont toujours nombreux pour assurer la valeur et la qualité des APP.

Références bibliographiques

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