Marc Thiébaud
Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch
Résumé
Ce texte s’intéresse aux dynamiques collectives dans les groupes d’analyse de pratiques professionnelles ou de co-vision. Dans une posture de facilitation – accompagnement, il s’agit de travailler avec la complexité des processus et de mobiliser les ressources du collectif. L’article aborde l’utilité d’élaborer des repères sur lesquels s’appuyer à cet effet. Il se réfère notamment au modèle des clés de la coopération que l’auteur a développé et expérimenté avec Jürg Bichsel depuis plus de 20 ans et il en montre différents types d’utilisations possibles.
Mots-clés
coopération, facilitation, processus collectifs, réflexivité, sens partagé
Catégorie d’article
Texte de réflexion sur la pratique
Référencement
Thiébaud, M. (2025). Coopération dans les démarches d’analyse de pratiques et de co-vision. Repères pour prendre en compte la complexité des dynamiques collectives. 27, 28-47. https://www.analysedepratique.org/?p=6086.
Cooperation in analysis of practice and co-vision approaches. Benchmarks for taking into account the complexity of collective dynamics
Abstract
This paper looks at collective dynamics in professional practice analysis or co-vision groups. From a facilitation and support perspective, the aim is to work with the complexity of the processes and mobilise the resources of the group. The article discusses the usefulness of developing benchmarks on which to base this approach. In particular, it refers to the Keys to Cooperation model that the author has been developing and testing with Jürg Bichsel for over 20 years, and shows how it can be used in different ways.
Keywords
cooperation, facilitation, collective processes, reflexivity, shared meaning
Cooperação no processo de análise de práticas e covisão. Referências para considerar a complexidade das dinâmicas coletivas
Resumo
Este texto analisa a dinâmica coletiva na análise da prática profissional ou em grupos de co-visão. De uma perspectiva de facilitação e suporte, o objetivo é trabalhar com a complexidade dos processos e mobilizar os recursos do grupo. O artigo discute a utilidade do desenvolvimento de referências nas quais se basear essa abordagem. Em particular, ele se refere ao modelo das chaves para a cooperação que o autor vem desenvolvendo e testando com Jürg Bichsel há mais de 20 anos e mostra as diferentes maneiras pelas quais ele pode ser usado.
Palavras-chave
cooperação, facilitação, processos coletivos, reflexividade, significado compartilhado
Ce texte vise à développer une réflexion sur l’utilité et la mobilisation de repères dans le travail de facilitation de démarches d’analyse de pratiques professionnelles (APP) et de co-vision. J’utilise ce terme de co-vision pour évoquer des approches apparentées telles que par exemple l’intervision entre pairs ou le codéveloppement professionnel (pour simplifier l’écriture, dans la suite du texte, je me limiterai à évoquer l’APP sans rappeler que cela concerne également des démarches apparentées). Je m’appuierai sur mes expériences d’animation de collectifs. Je chercherai à mettre en évidence la manière dont je travaille avec des repères que j’ai construits au fil du temps pour appréhender la complexité des processus de coopération mis en œuvre. Ces repères s’inscrivent dans la perspective d’une mobilisation des ressources collectives et d’un apprentissage favorisé par les interactions, avec laquelle je travaille de manière prioritaire depuis plus de 20 ans. Comme évoqué dans Thiébaud & Vacher (2018), celle-ci met l’accent sur :
- l’accompagnement par le questionnement et la recherche en commun en lien avec les pratiques vécues ;
- les dynamiques d’intelligence collective ;
- la réflexivité et les regards « méta ».
Dans les lignes qui suivent, je commencerai par expliciter l’importance qu’il y a pour moi à construire et mobiliser des repères dans la facilitation de démarches d’analyse de pratiques. Je présenterai ensuite les repères que j’ai élaborés au niveau des processus de coopération. J’en exposerai ensuite différentes utilisations que j’en ai développés dans mes activités de facilitation et de formation dans l’APP.
1. Introduction : agir dans la complexité en s’appuyant sur des repères
1.1. Faciliter un groupe d’APP ou de co-vision, ce n’est pas si facile !
Animer un groupe d’APP dans une perspective de facilitation – accompagnement et non de guidage implique de travailler avec ce qui émerge en situation, dans une co-construction. Cela consiste à élaborer avec le collectif un espace, des conditions, qui permettent d’apprendre, de se questionner, de réfléchir ensemble. Ce n’est pas seulement dérouler un processus. C’est naviguer dans la complexité en accompagnant le collectif dans une traversée où s’entremêlent une diversité d’enjeux, d’émotions, de représentations, de relations et favoriser des dynamiques d’intelligence collective comme je l’ai évoqué dans Thiébaud (2018a ; 2018b).
Dans cette perspective, il importe d’œuvrer en praticien réflexif, qui est en « dialogue » avec ce qui se passe. Parfois j’interviens pour reformuler ce qui se dit ou je propose une modalité de travail (à décider en concertation) ; d’autres fois, je laisse advenir, en restant présent, ouvert, afin de soutenir la croissance du collectif et sa capacité à apprendre de l’expérience. Parfois j’identifie et j’exprime ce qui me paraît faire question, j’invite les participants à une exploration, ou je reviens au sens du travail en APP ; et d’autres fois, j’écoute, je m’interroge en accueillant les doutes qui peuvent survenir concernant ce qui peut être le plus utile… et j’attends tout en veillant à la qualité des conditions qui permettent la réflexion et l’apprentissage en commun. Et dans tous les cas, je suis attentif à rester, au niveau des contenus travaillés, dans une posture de non savoir, afin que les participants construisent leurs propres analyses et leur pouvoir d’agir.
En tant qu’animateur, œuvrer en intelligence de situation, être un artisan au service du développement de la capacité à apprendre de l’expérience, c’est un défi à la fois passionnant et toujours délicat. Pour le relever, il n’est possible ni de suivre un programme tout fait, ni d’être dans la pure improvisation.
1.2. Face à la complexité, les repères sont précieux.
Par repères, j’entends une boussole et non une carte. Il ne s’agit pas de vouloir la lecture « juste » ou la réponse « juste » ni de tracer et suivre un chemin prédéfini. Les repères ne me donnent pas des certitudes. Ils nourrissent ma réflexion, mon exploration, mon apprentissage, mon ouverture à ce qui se passe et ce qui tend à émerger. Ils m’aident à sentir et penser, sans me donner de mode d’emploi à appliquer. Comme le rappellent Vial et Caparros-Mencacci (2007), l’accompagnement ne peut se réduire à une méthode standardisée : il implique une forme de mise en tension entre le cadre et les réalités spécifiques de la situation, entre ce que l’on connaît et ce que l’on découvre avec le collectif.
La formation et l’expérience acquise et réfléchie contribuent à élaborer des repères qui aident à s’orienter dans l’action. Au fil du temps, j’ai été amené à confronter mes vécus à différentes références et à les articuler pour développer des repères qui me permettent de développer une capacité de recul sur moi et sur les processus à l’œuvre durant les séances d’APP. Ces repères ne sont pas figés, je continue à les construire, à les enrichir et à les affiner. Quand je facilite un collectif, ils m’aident notamment à :
- Explorer et lire la complexité, en prenant en compte une multitude de paramètres ;
- Mettre des mots sur des moments parfois flous ou sur des implicites et à rendre visible l’invisible ;
- Questionner mes intuitions, mes biais, mes tendances, mes préférences ;
- Soutenir ma vigilance, ouvrir mon champ de vision, croiser des regards ou des grilles de lecture pour ne pas m’enfermer dans un seul schéma ;
- Accueillir les dilemmes, explorer leur teneur et ce qu’ils peuvent mettre en évidence ;
- Percevoir les potentialités présentes et mobiliser toutes les ressources présentes de créativité ;
- Imaginer des leviers à mobiliser, des actions possibles et réfléchir aux choix d’intervention ou… de non-intervention ;
- Accepter l’incertitude sans vouloir tout maîtriser, tout en me donnant certaines balises ;
- Proposer un ou des chemin(s) en évitant de tourner en rond, tout en étant préparé à le(s) modifier ensuite ;
- Structurer mon travail d’explicitation avec le collectif, en l’associant aux réflexions et régulations en cours.
Les repères m’aident aussi à rester lucide, à ne pas me laisser noyer dans la confusion qui peut s’installer parfois, à éviter d’agir de manière réactive, mécanique et à garder une posture humble. Ils représentent aussi des points d’appui qui me servent à agir dans le sens de la démarche d’APP et dans une éthique et selon des principes qui visent l’émancipation et le développement du pouvoir d’agir des participants (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022).
2. Repères : les clés de la coopération
Avant d’évoquer des exemples de mobilisation de repères dans le travail de facilitation, je présenterai ci-après les clés de la coopération et le modèle développés avec Jürg Bichsel auquel je me référerai ici. Il porte sur la coopération au sein d’un collectif de taille restreinte (dyade, groupe, équipe, famille). Dans la suite du texte, j’évoquerai essentiellement les repères en lien avec la coopération parce que j’y accorde une attention particulière dans ma pratique d’animation des APP. Ce ne sont bien sûr pas les seuls repères que j’utilise, j’en mobilise d’autres par exemple en lien avec l’accompagnement, la communication, la réflexivité, l’analyse de pratiques, les dynamiques organisationnelles.
Par coopération, nous entendons une activité élaborée conjointement dans une interdépendance positive :
- avec des ajustements réciproques entre les personnes,
- au service de buts concertés et de bénéfices mutuels,
- chacun y contribuant de différentes manières,
- selon des processus développés en commun.
Ce modèle a été élaboré dans le but de favoriser la prise de recul sur les différents processus mis en oeuvre dans les activités de coopération. Il propose des repères, des points de vigilance, qui peuvent servir dans différents contextes, dans la mesure où ils sont utilisés de manière ajustée. Par ailleurs, il s’agit d’un modèle « ouvert » dans le sens où il permet à chacun d’y intégrer ses propres références.
Il a été présenté pour la première fois en 2015 dans une communication à la Biennale de l’éducation à Paris (Thiébaud & Bichsel, 2015 ; www.formaction.ch/faciliter-la-cooperation-au-sein-de-groupes-et-dequipes-professionnelles). Il a été ensuite affiné et enrichi (pour une présentation plus complète, voir : www.cooperer.org/cles-resume).
2.1. Genèse du modèle
Avec Jürg Bichsel, nous avons été progressivement conduits à modéliser notre activité de facilitation du travail en groupe et en équipe à mesure que nous avons assuré des formations et des supervisions dans le domaine. Les demandes des participants, nos échanges nourris et notre pratique réflexive nous ont stimulés dans ce sens.
Le développement du modèle s’est réalisé sur plus de 15 ans… et il continue à s’affiner. Il a été facilité notamment par l’animation dès 1999 de plusieurs formations de longue durée selon une approche expérientielle (Thiébaud, 2001 ; 2015). Cela nous a permis de multiples tests et approfondissements. Comme nous intervenions la plupart du temps en co-animation, dans une complémentarité de rôle, nous avons pu être tantôt formateur ou accompagnateur et tantôt observateur, en position « méta ». Nous avons par ailleurs eu l’occasion, ultérieurement, de concevoir et mettre en œuvre, en équipe, avec des collègues, de nombreuses formations, notamment dans le domaine de l’accompagnement et de l’analyse de pratiques. Nous avons ainsi pu éprouver les apports et la portée du modèle (voir Thiébaud, 2019).
Cette base empirique a été enrichie, au fur et à mesure, par des travaux et références de plusieurs ordres, particulièrement dans les champs de la psychologie sociale des groupes, de l’approche systémique et de la psychologie humaniste. Je mentionnerai notamment :
- les travaux de Lewin (dynamique de groupe, processus de changement, leadership) et de Rogers (principes de centration sur la personne) ;
- les développements en systémique (approche interactionnelle, auto-organisation, émergence, etc.) par Bateson, Watzlawick et les membres de l’école de Palo Alto ou Edgar Morin notamment ;
- les écrits dans le domaine de l’accompagnement (Vial & Caparros-Mencacci, 2007 et Paul, 2016 entre autres) ;
- la théorie de l’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984) ;
- les études concernant les dynamiques de groupe et les activités d’animation qui différencient les aspects de contenu, de fonctionnement, et de régulation des relations en son sein (Leclerc, 1999, Amado & Guittet, 2003, Boisvert & al., 2005, St-Arnaud, 2008, Anzieu & Martin, 2013, Maisonneuve, 2014) ;
- les recherches dans l’analyse du travail collectif qui ont plus particulièrement mis en évidence l’importance d’un but commun, les dynamiques d’équipe et leurs stades d’évolution (Tuckman, 1965, Solar, 2002, Pépin, 2005 ; Mucchielli, 2014) ;
- les travaux en lien avec la réflexivité (concept de praticien réflexif de Schön ; approche multi réfléchie de Vacher, 2014, 2015/2022) ;
- les développements autour de l’intelligence collective dans les groupes (voir un résumé dans Thiébaud & Vacher, 2018).
2.2. Principaux éléments du modèle
Nous distinguons six dimensions principales dans les processus de coopération que nous avons résumé chacune par un mot-clé : sens partagé, organisation, implication, relations, production, environnement. Comme nous le verrons ci-après, s’y ajoutent quatre dimensions complémentaires, qui sont à considérer de manière plus transversale (ou « méta ») et qui concernent particulièrement le travail de facilitation.
Prendre soin de six dimensions de base pour favoriser la coopération
Le sens partagé concerne le « pour quoi » : la manière dont le collectif construit sa raison d’être, ses buts, ses valeurs qui orientent son activité.
L’organisation a trait au « comment » : la façon dont le travail collectif est effectué, les rôles et responsabilités, la démarche, les méthodes et les moyens utilisés.
L’implication et l’inclusion des individus renvoient au « qui », aux différents « je » : les besoins, affects, compétences, contributions de chaque personne.
Les relations collectives concernent le « nous » : la confiance, les interactions et la conscience collective développées.
La production concerne le « quoi » : ce que le collectif élabore, son focus (biens matériels, services, apprentissages, décisions, etc.).
L’environnement, « dans quoi » s’inscrit la coopération : les interactions avec le contexte, les attentes, ressources, contraintes extérieures.
Plus le collectif prend soin de chacune de ces dimensions, plus sa coopération sera fructueuse.
Quatre dimensions complémentaires
Transversalement, le développement de chaque dimension de base de la coopération peut être soutenu par :
La métaréflexion : la conscience que le collectif a de ses processus (capacités de prise de recul et de régulation) ;
La facilitation : la mise en œuvre de rôles et modalités d’animation ;
Les processus de prise de décision : la structure de pilotage et les modalités de décision élaborées dans le collectif ;
Les ajustements en lien avec les transformations dans le temps : la prise en considération de la manière dont le collectif évolue et des changements qu’il peut connaître dans la durée.
Chaque dimension regroupe plusieurs éléments dont j’ai donné ci-dessus quelques exemples. Ils peuvent être étayés par différents concepts et théorisations. Nous les développons dans les formations et avec les outils que nous proposons (voir : www.cooperer.org). Les expérimentations que nous avons réalisées avec cette modélisation ont mis en évidence que les dimensions retenues prennent en compte la complexité en couvrant largement les processus observés. Par ailleurs, elles présentent une relative simplicité qui favorise leur appropriation et leur utilisation dans et par les collectifs. Ainsi, dans les groupes d’APP que j’anime, il m’arrive souvent de partager, après quelques séances, ces repères, en particulier les dimensions de base de la coopération.
2.3. Des dimensions en interaction dynamique
Quand on examine les six dimensions de base évoquées, on constate qu’elles sont toutes également importantes. Elles sont complémentaires et en interdépendance.
En ce qui concerne les dimensions du sens partagé, de l’organisation, de l’implication et des relations, chacune d’elles s’appuie sur les autres. Elles peuvent ainsi être symbolisées par les quatre faces d’un tétraèdre, avec leurs interrelations. Ce qui peut manquer dans une dimension affectera potentiellement toutes les autres. Et en prenant soin d’une dimension de la coopération, on favorisera par ailleurs des améliorations au niveau des autres.
Par exemple, si le sens du travail au sein du collectif se perd en cours de route, les personnes seront en difficulté pour œuvrer au diapason, les relations en seront affectées, des personnes pourront se mettre en retrait, etc. Une implication réduite peut également être liée à une organisation confuse ou à l’utilisation de modalités de travail mal adaptées par exemple. Et si on pense aux apports de la facilitation, dans une perspective similaire, on peut constater qu’un temps de (re)clarification en commun du sens et/ou d’explicitation d’une méthode utilisée peut régénérer la confiance et aider chaque personne à trouver sa place dans le collectif. Etc.
Figure 1. Six dimensions de base de la coopération
En ce qui concerne la production, elle correspond au contenu, c’est-à-dire, dans l’image du tétraèdre, à son volume. Cette analogie met en évidence le fait que si une (ou plusieurs dimensions) est affectée, le volume (les fruits de la coopération) pourra s’en trouver réduit.
L’environnement est également en interrelation avec toutes les autres dimensions de la coopération. Ainsi, il peut offrir des ressources au collectif comme il peut interférer avec son travail. Cela peut être le cas par exemple pour le climat de confiance au sein d’un groupe d’APP si la hiérarchie ne respecte pas le principe de confidentialité du contenu des échanges.
En résumé, la coopération peut être considérée comme un équilibre dynamique de différents processus qui sont tous également nécessaires. Ces processus peuvent être synthétisés par les dimensions que j’ai évoquées.
2.4. Quatre temps de facilitation de la coopération
En ce qui concerne la facilitation d’un collectif, elle peut être vue comme une posture et des interventions qui visent à aider le collectif à prendre soin de chacune des dimensions de la coopération et de l’équilibre de l’ensemble. Dans une optique d’autonomisation du collectif, la personne chargée de la facilitation cherche non seulement à veiller à la qualité des processus de coopération, mais également à favoriser le développement des capacités du collectif à œuvrer en coresponsabilité dans le soin apporté à chaque dimension et à effectuer notamment des co-régulations si nécessaire.
Les clés de la coopération peuvent être mobilisées dans le travail de facilitation particulièrement durant trois temps :
- la mise en place et le démarrage du collectif d’APP ;
- le cours de chaque séance (y compris les moments « méta » de bilan et de régulation) ;
- l’évolution et/ou les changements qui peuvent survenir ou être apportés dans la démarche au fil du temps.
3. Différents types de mobilisation des repères
Comment est-ce que je mobilise dans les démarches d’APP et de co-vision les repères articulés dans le modèle de la coopération que je viens d’évoquer ?
Ci-après, je présenterai tout d’abord des utilisations successivement en lien avec différents aspects des trois temps de facilitation que je viens d’exposer. Puis j’examinerai la mobilisation des mêmes repères sous d’autres aspects : la contractualisation avec des commanditaires ainsi que la coopération dans une coanimation de séance.
3.1. Les repères dans la mise en place et le démarrage du collectif d’APP
La première séance est toujours pour moi un moment passionnant durant lequel je vais rencontrer des personnes que souvent je ne connais pas et découvrir avec elles ce que nous allons pouvoir construire ensemble. J’aime pouvoir venir à cette séance autant que possible sans a priori, avec un esprit ouvert. Je sais qu’elle est importante parce qu’elle va nous permettre de créer une « architecture », un contenant pour la démarche que nous vivrons ensemble pendant plusieurs rencontres. Dans ma perspective, il s’agit d’élaborer particulièrement un cadre de coopération sur lequel nous pourrons nous appuyer tout au long des séances ultérieures.
En premier lieu, les dimensions clés de la coopération me servent à suivre au fur et à mesure ce qui est mis en place en concertation avec le collectif et à vérifier qu’aucun élément important n’est laissé de côté. Elles me servent en quelque sorte de checklist.
| Sens partagé | Quel accord sur les buts et principes de la démarche ? Quelle cohérence par rapport aux finalités de l’APP ? |
| Organisation | Quel nombre, fréquence et durée de séances ? Quel dispositif et déroulement-type pour les séances ? |
| Implication et inclusion | Quel investissement et assiduité aux séances convenus ? Quelle prise en compte des différences et des besoins individuels? |
| Relations collectives | Quelles règles relationnelles convenues ? Quelles modalités de communication ? |
| Production | Quel focus pour le travail en commun ? Quels bénéfices recherchés ? Quels apprentissages visés ? |
| Métaréflexion | Quel bilan sera fait de la démarche et des résultats ? |
| Facilitation | Quel(s) rôle(s) ? Quelle posture de facilitation de la démarche ? |
| Environnement | Quel lieu et aménagement pour les séances ? Quelles interactions avec l’environnement institutionnel ? |
Tableau 1 : exemples d’éléments pouvant servir de check-list pour le cadre de coopération
Dans la co-élaboration de ce cadre de l’APP, je ne procède pas toujours de la même manière. Je cherche à ajuster le processus en fonction notamment du contexte institutionnel, des attentes qui m’ont été communiquées au préalable, de l’expérience que le collectif a déjà de l’APP, du temps à disposition, etc. Par exemple, on peut s’appuyer ou non sur des démarches déjà utilisées dans l’institution ou connues des participants ; on peut prendre plus ou moins de temps pour cela selon le nombre de séances à disposition et leur durée ; etc.
Par ailleurs, le cadre n’est pas toujours défini en une fois. Selon les cas, il peut être développé de manière progressive : on identifie quelques éléments clés, puis on expérimente une première séance d’analyse de pratiques avant de revenir, en lien avec le vécu de la séance, aux éléments définis pour les compléter et les affiner.
En second lieu, les repères me servent aussi à faciliter les processus de co-construction de ce cadre avec les participants. Je tiens beaucoup à cet aspect de co-construction. Je favorise diverses modalités de coopération : accueil et expression des ressentis, partage de représentations, développement d’une vision commune, prise de décision avec validation par consentement, etc.
Par exemple, en ce qui concerne le sens partagé, il s’agit de développer une APP qui fasse sens pour les participants. C’est un défi à relever ensemble, le sens ne peut en effet pas être décrété. Il ne suffit pas de proposer et d’expliquer les finalités de la démarche. Les attentes dans le collectif peuvent être très diverses, de même que les représentations et les expériences que les personnes peuvent avoir d’une telle démarche. Je privilégie donc un processus coopératif pour co-élaborer une vision des principes et des bénéfices potentiels de l’analyse de pratiques. Cela passe par un partage autour de questions telles que : qu’est-ce que l’on cherche à développer avec l’APP ? Pour quoi faire ? Qu’est-ce qui peut en être retiré pour soi et pour sa pratique professionnelle ? Qu’est-ce qu’on met derrière les termes « analyse » et
« pratique » ? Quelle valeur, quelle éthique sous-tend la démarche ? J’invite Les participants à partager leurs représentations en étant ouverts à explorer le champ des possibles et à réfléchir à ce qui va faire sens.
Les personnes qui ont une expérience de l’analyse de pratiques s’y réfèrent et il n’est pas rare que certains d’entre eux affirment avec force des idées correspondant à leur propre vécu… qui n’est pas forcément le même pour tout le monde ! Et celles qui viennent découvrir la démarche en ont souvent entendu parler et peuvent exprimer l’idée qu’elles s’en font. J’agis comme facilitateur de ce travail de concertation et je peux, selon besoin, mettre en perspective les différences de représentation, proposer moi-même un ou l’autre principe et, cas échéant, me positionner par rapport à des visées qui ne s’inscriraient pas dans l’APP, afin de mettre en évidence des distinctions à prendre en compte et éviter les confusions (par exemple, l’APP n’est pas une démarche de résolution de problème).
Ce travail en coopération favorise la co-construction des accords au sein du collectif. Je peux procéder de même pour la définition de règles relationnelles permettant de développer la sécurité et la confiance ou pour les aspects organisationnels. Autrement dit, au-delà du résultat visé (à savoir construire le cadre de l’APP), je porte mon attention sur les processus mis en œuvre pour y parvenir. Ce faisant, je veille à ce que nous puissions incarner, d’entrée de jeu, les éléments essentiels pour le succès de la démarche d’APP en développant une cohérence optimale dans sa mise en place avec le collectif. Ainsi, si la mise en commun de nos représentations et attentes par rapport à cette démarche se fait réellement dans un esprit d’écoute, de partage, d’ouverture à la réflexion, elle va permettre à la fois de clarifier des principes de l’APP et de les incarner dans le processus de travail. De même, elle va générer de la confiance qui permet à chaque personne de s’impliquer et de s’exprimer avec authenticité.
En résumé, dans la mise en place et le démarrage d’une démarche d’APP, les clés de la coopération me servent de repères à deux titres :
- ils me permettent d’identifier au fur et à mesure de la séance de démarrage ce qui a été construit comme éléments du cadre et ce qui reste à élaborer ;
- ils m’aident à faciliter cette séance de manière à prendre soin de chaque dimension de la coopération et à assurer la cohérence entre les processus collectifs vécus et le résultat visé (c’est-à-dire le cadre élaboré).
3.2. Les repères dans la facilitation du cours de la séance
Durant chaque séance d’APP, je me réfère aux clés de la coopération de trois manières pour soutenir mon travail de facilitation : 1) pour aiguiser ma vigilance aux processus en cours ; 2) pour contribuer à l’équilibre de ces processus ; 3) pour favoriser des moments de bilan (temps « méta »).
3.2.1 Aiguiser la vigilance aux processus en cours
En premier lieu, je me sers des repères pour soutenir ma capacité d’attention aux processus mis en œuvre durant la séance. Ainsi, je cherche à être attentif en permanence à ce qui « roule » comme à ce qui peut manquer ou nécessiter un « coup de pouce » dans le déroulement de l’APP. À cet effet, je passe en revue régulièrement, une à une, les différentes dimensions de la coopération, en procédant à une sorte de scan rapide. Cela me permet notamment de voir s’il y a lieu d’intervenir ou pas. En voici quelques éléments clés :
Sens partagé : la manière dont les principes de l’APP sont incarnés et dont le focus de travail est en lien avec la demande de l’exposant·e ;
Organisation : comment chaque étape de la démarche est comprise par chacun et mise en œuvre ; la gestion du temps à disposition ;
Implication : la place prise par chacun ; l’accueil de la diversité des regards dans le collectif ;
Relations : la qualité de communication et de dialogue, la manière dont la parole circule ;
Production : la progression de l’analyse, les mises en lien réalisées, les prises de conscience exprimées ;
Facilitation : ma présence, mon écoute, ma posture de facilitation des processus, de mobilisation des ressources.
3.2.2 Contribuer à l’équilibre des processus mis en œuvre
Les repères m’aident à comprendre les dynamiques en jeu dans la séance et à travailler l’équilibre des processus mobilisés. Si, dans la mise en place de la démarche, la facilitation contribue à « architecturer » la coopération, il s’agit, dans le cours de la séance, de favoriser sa mise en œuvre et les différents micro-ajustements nécessaires. On peut considérer les deux temps dans des perspectives complémentaires. L’une favorise l’élaboration de points d’appui et d’une structure qui donnent stabilité à la démarche. L’autre permet la souplesse, la prise en compte de ce qui s’exprime de manière mouvante et se développe au fur et à mesure, avec des ajustements du déroulement et l’émergence possible de la nouveauté.
Faciliter cette dynamique des processus à l’œuvre durant la séance consiste en premier lieu à les catalyser ou les soutenir en veillant à un équilibre au niveau de chaque dimension de la coopération. Je vais par exemple chercher à :
- garder le sens et les priorités définis collectivement tout au prenant en compte les différentes attentes qui peuvent se manifester ;
- considérer ce qui se passe à chaque étape de la séance pour en ajuster l’organisation et le timing tout en m’assurant que cela s’inscrit bien dans le temps disponible ;
- favoriser l’implication des personnes tout en veillant à ce qu’un participant qui est à l‘aise pour s’exprimer ou qui est très rapide dans ses réflexions ne prenne pas trop de place ;
- encourager la spontanéité et une circulation de la parole aussi libre que possible tout en invitant les participants à développer leur attention à la qualité de la communication et des relations dans le collectif.
En second lieu, faciliter cette dynamique consiste à favoriser une cohérence entre toutes les dimensions de la coopération. Comme je l’ai évoqué, chacune d’elles est importante et elles sont interreliées. Ainsi, dans une APP, la diversité des éclairages représente une richesse essentielle. Il s’agit donc de la valoriser, d’accueillir les différences, de reconnaître la subjectivité (implication et inclusion de chaque personne). En même temps, Il importe de développer une conscience des relations collectives afin d’être en mesure de travailler en synergie et de favoriser la mise en lien des réflexions élaborées, dans des dynamiques d’intelligence collective qui permettent de faire émerger de nouvelles compréhensions. Ce qui revient à « équilibrer » l’implication des « je » individuels avec la conscience du « nous ». Il en est de même pour les autres dimensions. Par exemple, il s’agit d’assurer le cadre tout en ajustant l’organisation et le déroulement des étapes de la séance en cohérence à la fois avec la diversité des vécus des participants et les différentes demandes qu’ils peuvent exprimer (implication des individus) et avec le sens du travail développé en APP. Etc.
Autrement dit, les repères (le modèle avec l’image du tétraèdre de la coopération et ses quatre faces – dimensions de base interreliées) m’aident à prendre en compte la globalité des processus dans leur dynamique, sans rester fixé sur un ou l’autre aspect seulement. Ils m’aident à contribuer à leur mise en cohérence, à percevoir les tensions potentielles et aussi à comprendre et accepter certains dilemmes que je peux rencontrer dans la facilitation. Le travail en APP s’inscrit en effet dans ces équilibres toujours en mouvement.
3.2.3 Favoriser des moments de bilan (temps « méta ») et des régulations
Des temps « méta » peuvent être mis en œuvre dans le cours d’une séance ou au terme de celle-ci. Ils peuvent aussi être proposés au début d’une rencontre ultérieure ou après plusieurs séances. Comme évoqué dans Thiébaud & Bichsel (2019a ; 2019b), ils offrent un espace de réflexion, une respiration, une suspension de l’action, dont les effets peuvent être multiples : ils permettent de prendre du recul, d’approfondir l’analyse, de développer la réflexivité, de faire le point sur les vécus de chacun et sur les processus mis en œuvre, voire de les réguler.
Dans les moments de bilan de fin de séance, les repères peuvent m’aider à cibler ces temps
« méta » sur certaines dimensions de la coopération auxquelles il peut être intéressant de porter plus particulièrement attention. Ou, à l’inverse, ils me sont utiles pour proposer un bilan large, couvrant l’ensemble de ces dimensions. À cet effet, je peux proposer aux participants de se pencher non seulement sur les analyses produites et ce qu’ils en ont retiré, mais également sur les processus collectifs avec des questions telles que :
- comment le sens de l’APP s’est-il développé et comment est-ce que je m’y suis retrouvé ?
- comment est-ce que j’ai vécu l’organisation et les différentes étapes de cette séance ?
- comment le climat et les relations ont-ils favorisé le travail de réflexion collective ?
- comment est-ce que j’ai pu m’impliquer personnellement durant la rencontre ?
En dehors du moment de fin d’une séance, ces temps « méta » n’ont rien de systématique et ils ne sont généralement pas programmés. Il s’agit donc d’en faire la meilleure utilisation possible, en cherchant à identifier et actualiser au maximum les potentialités qu’ils recèlent. Parfois, un tel temps peut être demandé par un participant qui vit par exemple un inconfort ou qui souhaite développer sa capacité de recul. D’autres fois, c’est au passage d’une étape à l’autre que je propose une pause réflexive. Il s’agit cependant de veiller d’une part, à ce que cela apporte une plus-value au travail d’analyse et/ou au fonctionnement du collectif, et d’autre part, que cela n’en perturbe pas le déroulement et que personne ne se sente « perdu » dans ce temps. C’est en prenant en compte le sens partagé, la maturité du collectif et l’équilibre des différentes dimensions de la coopération et en explicitant le but et le déroulement de ces temps « méta » que je peux contribuer à valoriser au mieux leurs effets.
Par ailleurs, les dimensions de la coopération m’aident également à identifier les critères pour effectuer le meilleur choix, par exemple de format pour ces temps « méta ». Ceux-ci peuvent se réaliser en individuel, en duos, en sous-groupes ou en plénière (avec ou sans temps de réflexion individuel préalable) et selon différentes modalités (oral, écrit, dessin, gestes). Par exemple, j’invite les participants à commencer par un partage en duos ou en sous-groupes si je perçois que cette organisation et favorisera l’implication de chacun. Je privilégie une mise en commun en plénière si je le développement du sens partagé et d’une conscience collective me semble primer. Je propose une forme créative si je vois que cela peut activer des potentialités présentes dans les relations. Etc.
En second lieu, les repères contribuent aussi à faciliter des régulations qui peuvent s’avérer nécessaires. En d’autres termes, lors d’un bilan, il s’agit parfois de prendre en compte ce qui a été identifié pour convenir d’améliorations ou de remédiations. Les régulations peuvent être assez simples lorsqu’un aspect du cadre n’a pas été respecté. En revenant à ce qui a été convenu, par exemple, une règle d’accueil de la subjectivité de chacun et de la pluralité des regards, on peut remédier à une parole qui a pris la forme d’un débat pour savoir qui a raison et qui a tort. Cependant, les régulations peuvent aussi être plus complexes, notamment lorsqu’apparaissent des tensions dans le collectif. À ce moment, je vais prendre en compte plusieurs paramètres en m’appuyant notamment sur les repères de la coopération afin de pouvoir apprécier différents scénarios et de mobiliser les ressources du collectif.
Après quelques séances, un groupe d’APP décide par exemple de réfléchir à la manière dont il a fonctionné jusqu’à présent. Il constate que de manière récurrente, il manque de temps pour mener à bien les analyses effectuées. Une des raisons identifiées tient au fait que les questions posées à l’exposant sont très nombreuses et qu’elles peuvent aussi avoir peu de liens avec la pratique analysée. Les participants cherchent à savoir un maximum de choses et la personne exposante a le souci de les satisfaire en répondant avec précision aux questions posées. Cela peut être lié au fait par exemple que des participants craignent de ne pas être pertinents dans les analyses qu’ils apporteront ensuite. Le collectif analyse les améliorations qu’il peut mettre en œuvre. Il décide de réduire les difficultés rencontrées notamment en convenant de se limiter en principe, dans cette étape, à une question par personne et en clarifiant ce qui est compris par la formulation d’hypothèses de compréhension (une hypothèse offre un éclairage habité par le doute et non une vérité). Ce faisant, le collectif revisite le sens de l’APP, son organisation, les vécus et l’implication de chacun ainsi que ses modalités de relation.
Je ne développerai pas davantage ici ces aspects qui ont fait l’objet de deux articles que nous avons publiés avec Jürg Bichsel (Thiébaud & Bichsel, 2019a et 2019b).
3.3. Les repères dans la réalisation de changements et les évolutions et dans la durée
Ci-après, j’aborderai la facilitation des changements dans la durée. On peut noter que ceux-ci peuvent notamment être liés à l’émergence de nouveaux besoins qui sont parfois être identifiés lors d’un moment de bilan.
Le travail de facilitation s’inscrit ici dans une autre perspective temporelle : sur plusieurs séances, mois ou années.
En premier lieu, j’utilise les repères de la coopération pour apprécier la maturation du collectif au fil du temps. À mesure que celui-ci développe ses capacités à investir la démarche d’APP de la manière la plus fructueuse, je vais adapter mon rôle et mes interventions, en laissant de plus en plus de place aux participants, aux propositions qu’ils formulent pour la mise en œuvre de l’APP et aux co-régulations. Au début de la démarche, la coopération, au niveau de chaque dimension, peut être fragile. Par exemple, certains participants ne perçoivent pas clairement le sens de l’APP et ils peuvent avoir encore une compréhension confuse de son déroulement. Des tensions peuvent apparaître dans les prises de parole, certaines personnes peuvent craindre de s’exprimer, la sécurité et la confiance ne sont pas encore vraiment présentes. Ma priorité à ce moment consiste particulièrement à déployer et garantir le cadre défini. Puis, à mesure que les différents aspects de la coopération se développent au fil des séances, le collectif devient moins dépendant de moi et de mon rôle de facilitation. Je peux alors porter mon attention aux moyens de soutenir son autonomie et rester davantage en retrait.
Par ailleurs, à mesure que le collectif gagne en maturité, je peux proposer davantage de variations dans le déroulement des séances. Je cherche ainsi à favoriser l’actualisation des nouvelles potentialités présentes de coopération tout en veillant à ce que les participants ne soient pas déstabilisés de ce fait. Je peux les inviter à s’investir dans des activités plus impliquantes (jeu de rôle par exemple) ou proposer de modifier le déroulement des étapes pour répondre de manière plus créative à certaines attentes (par exemple en incluant des temps d’échanges de pratiques ou d’expériences ; voir Thiébaud, 2020 ; Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022, ch. 6).
En second lieu, les repères m’aident à travailler avec les changements qui peuvent survenir dans la durée au sein du groupe d’APP. Un ou l’autre participant peut être amené à quitter le groupe pour diverses raisons et d’autres venir l’intégrer. De nouvelles réalités dans le contexte institutionnel par exemple peuvent interférer avec ce qui a été mis en place, etc. Tous ces événements sollicitent un travail de facilitation du changement. Les dynamiques de coopération en sont inévitablement affectées et devront être reconstruites ou redynamisées. Ce qui a été développé n’est pas immuable. L’APP s’inscrit dans un environnement qu’il est important de prendre en compte.
Ceci me conduit à évoquer un autre aspect de la mobilisation des repères, qui concerne la relation avec les commanditaires.
3.4. Les repères dans la relation et la contractualisation avec des commanditaires
Comme je l’ai évoqué dans Thiébaud (2017) et dans Boucenna, Thiébaud & Vacher (2022, ch. 2), le travail de mise en place et de contractualisation d’une démarche d’APP ou de co-vision avec des commanditaires peut prendre plusieurs chemins. Il s’inscrit, pour moi, dans un processus de coopération à construire. Je serai beaucoup plus bref ici. On peut en effet faire le parallèle avec la mise en place du collectif d’APP (voir 3.1.). Mes repères m’aident à penser ce travail, non pas comme la promotion d’une offre d’APP que je peux faire ou la simple réponse à une commande, mais comme un processus dans lequel nous allons, avec le commanditaire, partager du sens par rapport à notre coopération et à l’APP, nous organiser, apporter chacun notre contribution et développer des relations constructives. Un tel processus permet à la fois d’ouvrir le champ des possibles, de concerter une démarche sur mesure et de créer les meilleures conditions de mise en œuvre de l’APP. Par ailleurs, la coopération instaurée aide à clarifier la manière dont le commanditaire pourra être impliqué dans les bilans et les éventuelles régulations qui pourraient s’avérer nécessaires dans la durée.
3.5. Les repères dans une coanimation de séances d’APP
Je serai également bref ici, dans la mesure où j’ai abordé ailleurs les aspects liés à la coanimation (voir Thiébaud, 2016). Mon expérience est liée à la fois à la coanimation de groupes d’APP et de formations à l’animation de démarches d’APP. Un travail de cofacilitation n’est pas toujours aisé et il comporte des avantages et des risques. Il importe de le préparer comme une coopération à construire en amont et à réguler en permanence. Ce travail est d’autant facilité que les coanimateurs partagent des repères communs. Ces repères concernent à la fois la démarche d’APP et la coopération entre eux.
En ce qui concerne le sens : c’est bien sûr le fondement sur lequel construire la coanimation. D’une part, celle-ci est difficile à assurer sans une clarification et une convergence des représentations relatives aux finalités et aux valeurs de l’APP. D’autre part, il importe de s’accorder : pour quoi coanimer les séances ? Quelles plus-values de la coanimation, pour soi et pour les participants ?
En termes d’organisation, la coanimation peut prendre de multiples formes (non exclusives l’une de l’autre) :
- La coanimation peut être séquentielle, chacun intervenant de manière alternée, en restant assez indépendant durant l’animation proprement dite (l’alternance se fait d’une séance à l’autre ou durant une séquence d’APP, d’une étape à l’autre). La coopération est présente avant tout dans la préparation (on devrait parler de co-préparation plutôt que de coanimation s’il y a stricte alternance des interventions).
- Dans le même ordre d’idée, la coanimation peut être organisée en se répartissant les moments principaux de la séance (une étape après l’autre).
- La coanimation peut se faire par petites touches, l’un prenant en charge l’essentiel de l’animation, l’autre restant en recul et intervenant au besoin : soit lorsqu’il est sollicité, soit librement pour suggérer à son collègue une intervention.
- La coanimation peut être organisée en se répartissant deux types de tâches : l’animation du collectif d’une part et les apports « méta » d’autre part : celui qui prend en charge ces apports « méta » reste davantage en observation et réflexivité.
- La complémentarité peut se faire, de manière plus générale, en se basant sur les types de contributions et interventions de chacun ; les deux animateurs se répartissent : consignes orales – passage d’une étape à l’autre du processus d’APP – distribution de la parole – gestion du temps – interventions de régulation (selon besoin) – aide à l’analyse – observations et prise de notes – etc. D’une séance à l’autre, ils pourront changer la répartition afin de varier leurs tâches.
- La complémentarité de rôles peut aussi être pensée en fonction de différents aspects des processus qu’il s’agit de faciliter : par exemple, les coanimateurs peuvent se répartir les aspects auxquels ils vont veiller, notamment : l’apprentissage et le partage du sens de l’APP par les participants, la facilitation de l’organisation et des étapes de l’APP, la régulation des relations et la communication dans le groupe, le soutien à l’implication de chaque participant, la production des analyses par le groupe. Ce faisant, ils interviennent de manière flexible, au fur et à mesure du déroulement de l’APP et de ce qu’il y a lieu de faire pour la faciliter.
Dans tous ces formes, la clarté et la cohérence de fonctionnement est essentielle, pour les coanimateurs comme pour les participants, afin que le travail de facilitation contribue à la sécurité et la fluidité de la démarche. Le risque de confusion est en effet toujours présent.
La question de l’implication de chaque coanimateur est simplifiée lorsque les rôles sont bien clarifiés. Cependant, des ajustements en cours de séance sont nécessaires. Il importe, par exemple, selon mon expérience, que l’animation ne prenne pas davantage de temps de parole du fait de la coanimation. En effet, dans l’APP on recherche à favoriser l’expression des participants.
En ce qui concerne les relations entre coanimateurs : il est bénéfique qu’ils se concertent en amont de la séance sur leurs modalités de communication. Je privilégie la transparence : les coanimateurs gagnent à réguler leurs interventions, selon besoin, en explicitant et verbalisant ce qu’ils font. Cela aide entre autres les participants à comprendre les processus en jeu dans l’APP.
La coanimation présente des avantages particulièrement lorsque les rôles et postures de facilitation sont assurés en complémentarité. Cela concerne notamment les dimensions de :
– la production (possibilité pour l’un des coanimateurs de contribuer facilement à l’analyse) ;
– la métaréflexion (qui peut être prise en charge spécifiquement par l’un d’eux) ;
– les processus de prise de décision (pour garantir par exemple le cadre défini pour l’APP).
4. Pour conclure
Durant ces deux dernières décennies, j’ai eu l’occasion de mobiliser ces repères et le modèle des clés de la coopération en lien avec l’APP également dans d’autres contextes que la mise en place et la facilitation de séances. Ils ont été notamment très utiles dans les formations à l’animation dans lesquelles je me suis investi. J’en ai rendu compte avec des collègues dans plusieurs articles. Je n’aborderai donc pas ici ces développements (voir : Thiébaud, 2015 ; 2019). Le modèle de la coopération a servi par ailleurs à la conception et la catégorisation des cartes réflexives que nous avons conçues avec Anne Chimchirian (voir Chimchirian & Thiébaud, 2025). Il m’offre également des repères pour penser la diversité des dispositifs d’APP et de co-vison ainsi que les variations qui peuvent être élaborées dans leur mise en œuvre (voir : Thiébaud, 2003 ; Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022, Ch. 6). Cela sort du cadre de cet article de traiter ces aspects ici.
Dans ce texte, j’ai évoqué essentiellement les repères liés à la coopération parce que celle-ci est centrale dans ma pratique de facilitation. Les expériences m’ont montré la richesse des ressources mobilisées dans la coopération. Au fil du temps, je me suis rendu compte que les repères que je construisais s’articulaient beaucoup autour des processus de coopération et cela m’a conduit à les modéliser de plus en plus. Ceci renvoie à un élément qui me paraît essentiel : les meilleurs repères, selon moi, sont ceux que l’on développe pour soi, selon un cycle d’apprentissage expérientiel. C’est dans un aller – retour continu entre mes vécus, mes réflexions en lien avec mes vécus, leur mise en perspective, la confrontation avec des références existantes, le dialogue avec les participants et avec les collègues et mes expérimentations actives que je peux m’approprier les repères. Cet apprentissage se réalise dans un processus dynamique de remise en question et d’élargissement continu de ce que j’ai construit.
Un tel développement favorise ma capacité à mobiliser ces repères de manière spontanée, quasi instantanée, dans différents contextes en lien avec la réalité des situations rencontrées. Il me permet d’ouvrir le champ des possibles, notamment en co-élaborant avec le collectif le sens que nous voulons donner à la démarche d’APP ou de co-vision et des chemins créatifs pour sa mise en œuvre.
Last but not least, je terminerai en évoquant encore un aspect important : les repères que je mobilise en lien avec la coopération m’aident à concentrer mon attention sur ce qui se passe au niveau des dynamiques du collectif. Cela renforce ma posture de facilitation des processus et ma capacité à stimuler les réflexions et le pouvoir d’agir des participants sans prendre leur place dans le travail d’analyse. Plus je suis conscient des processus de coopération mobilisés, plus je suis en mesure de percevoir les ressources du collectif et de les soutenir.
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