Marc Thiébaud

Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe
thiebaud[arobase]formaction.ch

avec les contributions de Céline Calmejane-Gauzins, Emilie Grégoire, Pierre Petignat, Patrick Robo, Angélique Simon et Yann Vacher

Résumé

Ce texte est basé sur des échanges qui ont eu lieu autour du thème des hypothèses dans l’analyse de pratiques professionnelles (APP) en groupe lors d’un séminaire qui s’est tenu à Lyon les 6 et 7 juin 2015. Il met en évidence de nombreux aspects liés au travail avec les hypothèses dans les groupes d’APP et présente et développe diverses convergences et différences dans les représentations et les pratiques des participants au séminaire. L’essentiel des réflexions élaborées a été structuré en quelques questions clés de manière à en faciliter la lecture et la compréhension.  

Mots-clés 

dispositif, échanges, hypothèses 

Catégorie d’article 

Compte-rendu ;  texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Thiébaud, M. (2016). Travailler avec des hypothèses dans l’analyse de pratiques professionnelles en groupe.  In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 7, pp 16-27. http://www.analysedepratique.org/?p=1996.


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Ce texte est basé sur des échanges qui ont eu lieu lors du 8ème séminaire du GFAPP les 6 et 7 juin 2015 à Lyon1. La thématique du travail avec les hypothèses dans l’analyse de pratiques professionnelles (APP) a émergé à partir d’un constat : l’utilisation des hypothèses peut varier à la fois selon les dispositifs et d’un animateur à l’autre. Ceci apparaît plus particulièrement durant la phase de formulation d’hypothèses et/ou d’éléments d’analyse par l’ensemble du groupe2.

Ce texte a été rédigé en s’inspirant des notes prises durant le séminaire3 puis développé et structuré en quelques questions clés. Celles-ci concernent notamment des aspects de définition, la place des hypothèses dans l’APP, certaines constantes et variantes potentielles ainsi que des points de vigilance dans le travail avec les hypothèses.

1. Qu’est-ce qu’on entend par « hypothèse » ?

Étymologiquement, le mot « hypothèse » vient du grec hypothesis. Le préfixe « hypo » signifie « inférieur ». Le suffixe « thèse » désigne une « affirmation » (même racine que le mot « théorie »).

Une thèse est une affirmation qui est généralement soutenue par un ensemble d’hypothèses. Une hypothèse est donc une proposition particulière comprise « sous » une thèse générale (cf. « hypo »). Selon le dictionnaire Larousse, il s’agit d’« une proposition visant à fournir une explication vraisemblable d’un ensemble de faits, et qui doit être soumise au contrôle de l’expérience ou vérifiée dans ses conséquences […], une supposition, une conjecture portant sur l’explication de faits passés ou présents ou sur la possibilité de survenue d’événements futurs ; […] elle figure, dans la logique moderne, en tête d’une déduction et, à la différence d’un axiome, n’a qu’un caractère transitoire4».

Selon le Dictionnaire de l’Académie française, une hypothèse « dans le langage ordinaire se dit pour conjecture, ou ensemble de conjectures, qui permettent d’essayer, par une interprétation anticipée, une explication de certains phénomènes de la nature, ou de faits présents ou passés »5.

Synonymes :

a) Point de départ d’un raisonnement : postulat, prémisse, principe.

(contraires : conclusion, expérience, réalité, vérification).

b) Proposition d’explication : cas, conjecture, éventualité, idée, possibilité, présomption, prévision, supposition, supputation.

(contraires : assurance, certitude, évidence, fait).6

Les hypothèses sont des propositions énoncées sans prendre position sur leur véracité, des assertions habitées par le doute, des suppositions relevant du possible ou du probable qui peuvent être étudiées, confrontées, discutées dans le groupe. En ce sens, l’élaboration d’hypothèses sert bien l’analyse des pratiques. Ces éléments seront repris ci-après.

2. Quelle place pour les hypothèses dans l’APP ?

2.1 Travailler avec les hypothèses, pourquoi et pour quoi ?

Les échanges développés durant le séminaire ont mis en évidence que le travail avec les hypothèses est inhérent à l’analyse, il aide à se donner de multiples lectures et une lisibilité de ce qui est analysé. Il s’agit d’une reconstruction de sens par le discours. Ce travail s’inscrit de manière privilégiée dans la phase spécifique de formulation d’hypothèses et/ou d’éléments d’analyse par le groupe et certains dispositifs y accordent une place particulière (voir sous 2.2 ci-après). Mais il s’effectue tout au long des différentes phases de l’APP. Ainsi, des hypothèses sont bien souvent présentes, implicites, au moment du récit par le narrateur comme dans la phase des questions de clarification. La recherche d’informations par les participants est souvent sous-tendue par des suppositions, des idées de compréhension qu’ils sont invités à garder pour eux dans un premier temps, avant de les partager dans le groupe. Ceci renvoie à un cadre et à des règles spécifiées généralement dès le départ.

Le travail avec les hypothèses prend une place variable selon les dispositifs et leur animation. Si l’analyse peut se développer par l’élaboration d’hypothèses, elle ne s’y limite pas. La démarche d’analyse peut s’appuyer sur une multitude d’aspects : représentations, explicitations, développements logiques et rationnels, intuitions, interprétations, élaboration d’hypothèses, analogies, métaphores ; elle peut être enrichie par un partage de résonances et de liens avec des expériences vécues ; un travail de modélisation, des développements réflexifs, la construction de méta-analyses (dans un deuxième temps, sur les premières réflexions produites) peuvent compléter l’analyse. Celle-ci peut même bénéficier de l’identification des processus mis en œuvre dans le groupe durant l’analyse et de la découverte de parallélismes ou d’isomorphismes (par exemple, entre les processus de travail collectif et certains aspects analysés en lien avec les situations et pratiques exposées). Tous ces aspects peuvent être accueillis et plus ou moins proposés ou convoqués par l’animateur et les membres du groupe d’APP.

L’utilisation des hypothèses aide l’exposant, comme les participants, à s’ouvrir, à sortir de leur champ de référence. Elles peuvent même être originales, voire farfelues, et inviter à se décentrer et à porter son regard dans de nouvelles directions. Elles libèrent en quelque sorte la créativité de la pensée, dans la mesure où elles se présentent comme des possibilités qui, si elles gagnent à être étayées par une réflexion et des mises en lien, ne prétendent pas être l’exact reflet de la réalité et sont toujours habitées par le doute. Elles ont pour objectif d’élargir au maximum le champ de lecture possible en lien avec la pratique présentée. Selon Lamy (2001), on parle d’hypothèses « car ce qui va être dit et proposé dans cette phase, ne peut l’être qu’au sens de la conjecture en fonction de ce qui est connu du cas à travers ce qu’en a dit le narrateur et des informations recueillies lors du questionnement ». On pourrait dire également en fonction des résonances personnelles de chaque membre du groupe.

Les hypothèses visent par ailleurs l’autonomie de l’acteur, dans la mesure où elles l’invitent à poursuivre ultérieurement sa réflexion, son questionnement et sa recherche d’informations.

2.2 Travailler avec les hypothèses, selon quelles perspectives ?

Dans certains dispositifs, un accent particulier est mis sur l’émission d’hypothèses de compréhension en ce sens que la formulation d’hypothèses par le groupe est dénommée et considérée explicitement comme une phase de l’ensemble de la démarche. Sans entrer dans le détail et les spécificités de chaque approche, on peut considérer que c’est le cas par exemple pour le Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives (GEASE ; voir Lamy, 2001), pour le Groupe de Formation à l’analyse de pratiques professionnelles (GFAPP ; voir Robo, 2002) ou pour le dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur ; voir Faingold, 2014). D’autres dispositifs ne nomment pas explicitement une phase de formulation d’hypothèses par les participants, même si celles-ci peuvent être inclues dans le moment où les membres du groupe expriment leurs éléments d’analyse. On peut se référer par exemple aux groupes d’orientation Balint (voir Blanchard-Laville, 2001 et Negrell, 1996), aux groupes d’approfondissement professionnel (GAP ; voir De Peretti, 1991, 1996) ou à la plupart des approches décrites dans l’ouvrage de Beckers & al. (2013) qui distingue cinq processus types (description, problématisation, analyse, théorisation de l’action et réinvestissement dans l’action).

Le travail avec les hypothèses s’inscrit dans une démarche qui favorise la pluralité des éclairages, les « regards croisés », une analyse multi-dimensionnelle des pratiques, une approche globale, holistique de la complexité.Les hypothèses sont subjectives tout en visant à favoriser la prise de recul et le développement de la multi-référentialité7. Cela s’inscrit bien dans la définition d’une hypothèse vue comme une supposition énoncée sans affirmation de sa véracité.

De manière générale, on peut considérer que l’exposant « prête » sa pratique à l’analyse par le groupe, pour la « reprendre » plus tard, lorsque les membres du groupe lui ont « prêté » leurs hypothèses, dans la perspective d’une suite de dons symboliques8. Ainsi, l’exposant, en déposant son récit dans l’espace transitionnel9, l’offre au travail du groupe et les hypothèses qui sont formulées comme des conjectures aident la déconstruction et la reconstruction de ce qui a été offert à l’étude de la situation exposée. Elles peuvent être plus ou moins reliées entre elles et à des modèles de compréhension et s’inscrire dans une analyse systémique, elles peuvent inclure des espaces de convergences et de divergences entre les différentes lectures, mais elles restent toujours des propositions.

3. Quelles seraient des constantes dans le travail avec les hypothèses en APP ?

En ce qui concerne la manière dont le travail avec les hypothèses est mis en œuvre, les participants au séminaire ont tous souligné plusieurs aspects convergents :

  • le travail avec les hypothèses est inscrit explicitement comme un élément du dispositif, en lien avec ses objectifs (l’analyse, la prise de recul, l’entraînement à l’analyse, le développement du savoir analyser la complexité, etc.) ;
  • les hypothèses sont au service de la compréhension et de l’analyse, elles visent d’abord et avant tout à comprendre (au sens de « prendre avec » et de prendre ensemble) différents aspects des pratiques exposées ;
  • elles concernent en premier lieu le temps des situations et des pratiques exposées et leur « amont » (les  facteurs qui ont contribué à leur développement) ;
  • les hypothèses sont à formuler comme ouvertes, habitées par le doute, sans certitude (l’animateur peut le rappeler au besoin) ;
  • la réflexivité porte sur une reconstruction de la réalité, un récit, des observations subjectives et non « la réalité » ;
  • le groupe cherche à apporter un maximum d’hypothèses étayées autant que possible par les informations à disposition mais non à donner un / son avis10 et encore moins à proposer des solutions ;
  • les hypothèses sont élaborées dans une dynamique de groupe et selon un processus évolutif sur la durée de l’analyse.

4. Quelles seraient des variantes dans le travail avec les hypothèses en APP ?

Les participants au séminaire ont également exploré des différences dans l’utilisation des hypothèses, l’orientation et l’importance qui leur est donnée. Cela renvoie à la fois à des différences dans les dispositifs et modalités d’APP utilisés et dans les styles d’animation. C’est une richesse de pouvoir adapter le processus selon le contexte, les objectifs visés, les attentes de l’exposant et du groupe, le temps à disposition, l’expérience acquise dans l’APP par l’animateur et par les participants, etc. Ces différences ouvrent un vaste champ d’étude qui n’a bien sûr pas pu être exploré de manière détaillée durant le séminaire. J’élaborerai ici de manière assez succincte certains aspects en lien avec des éléments saillants des échanges développés.

4.1 Des hypothèses, sur quoi ?

Comme cela a été évoqué, les hypothèses portent en premier lieu sur l’amont et le présent des situations et des pratiques apportées (intelligibilité du passé et du présent de celles-ci). Pour certains, elles peuvent parfois s’intéresser également à l’aval, à ce qui peut advenir si telle option est ou n’est pas envisagée11.

Les hypothèses peuvent être par ailleurs plus ou moins orientées sur les éléments de la situation exposée, la pratique du narrateur, les représentations et modèles élaborés par l’exposant et les participants (méta-réflexion), les processus de déconstruction – reconstruction des réflexions menées durant l’APP, etc.

Dans une optique complémentaire, les hypothèses formulées peuvent s’appuyer plus ou moins sur le récit de l’exposant, les questions et réflexions soulevées dans le groupe, des expériences déjà vécues par ailleurs par les participants (résonances). Elles peuvent être livrées de manière plus ou moins brute ou explicitée et argumentée. Parfois, les hypothèses peuvent mettre en lumière des non-dits, ce qui reste en creux, ce qui n’est pas représenté ni évoqué dans ce qui est énoncé à partir des situations et pratiques analysées.

4.2 Des hypothèses, pour qui ? Au service de qui ?

On peut considérer dans la logique de l’APP que le passage par la formulation des hypothèses est au bénéfice à la fois de l’exposant, qui développe le recul sur sa pratique, et des participants, qui en font de même en apprenant à analyser et en élaborant des analogies ou des allers-retours avec leur propre pratique. Cependant, des différences peuvent apparaître dans l’importance accordée par exemple aux demandes de l’exposant, initiales et évolutives, dans le cours de l’analyse (les aspects d’accompagnement de ce dernier durant l’APP pouvant être plus ou moins privilégiés).

De manière générale, différents positionnements en tant qu’animateur ont pu être mis au jour dans les échanges entre les participants au séminaire. Ils se manifestent également dans le travail avec les hypothèses : certains semblent développer un processus d’abord au service de l’exposant, puis du groupe ; d’autres à l’inverse un processus d’abord au service du groupe, puis de l’exposant (notamment en lien avec des objectifs de formation plutôt que d’accompagnement) ; certains travaillent à prendre en compte également et simultanément l’exposant et le groupe.

4.3 Des hypothèses, par qui ? Avec qui ?

Cet éventail de possibles conduit à réfléchir à la place donnée à l’exposant et aux participants dans la phase d’émission d’hypothèses. Quelle place est accordée à l’expression par l’exposant de ses propres hypothèses, par exemple avant leur mise en commun par le groupe ? Dans quelle mesure les hypothèses sont-elles apportées par les participants dans une forme d’extériorité ou se construisent-ellesavec l’exposant, dansun processuscommun et évolutif ? De quelle manière les hypothèses sont-elles élaborées dans le groupe ? Quelle place, quel rôle l’animateur prend-il pour faciliter la construction des hypothèses, leur élargissement, voire leur organisation ?

Ici aussi, les échanges durant le séminaire ont mis en évidence une diversité d’approches et de pratiques, que le temps à disposition n’a pas permis de détailler autant que souhaité. J’évoquerai de manière succincte quelques exemples de pratiques concernant le travail d’élaboration des hypothèses :

  • il peut être débuté par l’exposant, puis se poursuivre en trios et finalement en groupe ;
  • il peut se faire uniquement par le groupe (l’exposant restant en retrait, à l’écoute de ce qui se dit, sans intervenir) ;
  • il peut consister dans un aller-retour entre l’exposant et le groupe (qui est comme une caisse de résonance) ;
  • il peut débuter par un moment de réflexion individuelle pour privilégier ensuite un processus d’intelligence collective dans lequel une évolution du partage et de la réflexivité est favorisée par étapes, chez l’exposant et chez chaque participant (tant au niveau de la pratique analysée que des processus du groupe) ;
  • il peut se faire par étapes, l’implication des uns et des autres variant ; par exemple avec un temps de travail d’analyse par les participants, suivi d’un premier retour – écho de l’exposant, puis un travail, par l’ensemble des membres du groupe,  de « modélisation » et/ou de réflexion sur le développement du savoir analyser;
  • etc.
4.4 Des hypothèses, vers quoi ? Pour déboucher sur quoi ?

Le rôle de l’animateur et la manière dont il intervient peuvent varier, en lien avec les objectifs visés suite à la formulation des hypothèses. Est-ce que l’animateur (ou un participant) note celles-ci au fur et à mesure, par exemple sur un tableau, de manière à pouvoir les reprendre, éventuellement les organiser, développer une méta-réflexion et des apprentissages collectifs ? Comment l’animateur va-t-il intervenir par exemple pour ouvrir le champ des hypothèses lorsqu’il tend à se réduire, par l’effet d’un consensus peu productif et peu apprenant ? Dans quelle mesure on laisse l’exposant et chaque participant réfléchir pour lui à l’ensemble des éléments apportés ? Ou on s’attache à l’élaborer en commun ? Est-ce que les hypothèses seront confrontées entre elles pour mettre en évidence les divers niveaux auxquels elles s’adressent, les liens qu’elles entretiennent, leurs mises en synergie possibles, etc. ? Comment les cadres de référence sous-tendant les hypothèses élaborées seront-ils analysés ? Est-ce que l’on va produire également des hypothèses sur les hypothèses, voire sur la manière dont elles ont par exemple été construites dans un certain enchaînement au sein du groupe ? Etc.

Au-delà du travail spécifique avec les hypothèses, on retrouve ces variantes de manière plus générale dans toute démarche d’APP. Elles renvoient notamment à des règles et des modalités du dispositif qui peuvent avoir été définies et contractualisées préalablement ainsi qu’à la place et au rôle de l’animateur.

Elles mettent en évidence également que le processus d’analyse s’inscrit dans ce que l’on peut appeler une alternance et une complémentarité entre pensées divergentes et convergentes qu’il s’agit de réguler tout au long de l’analyse. Ainsi, un temps suffisant est tout d’abord accordé à la multiplication des hypothèses, à l’extension du champ de réflexion, à l’ouverture d’une pluralité de perspectives et de cadres de référence, en lien avec différentes dimensions. Puis une pensée plus convergente peut être favorisée avec le développement d’une forme de synthèse, laquelle peut impliquer plus ou moins, au sein du groupe, l’exposant, les participants et l’animateur. On relèvera que ce mouvement et cette alternance sont susceptibles de se produire à plusieurs reprises au fur et à mesure de l’élargissement et de l’approfondissement de l’analyse.

Lorsque l’accent est mis sur les aspects formateurs de l’APP, un consensus est parfois recherché dans le groupe, que ce soit au niveau de l’analyse elle-même ou au niveau des modèles convoqués ou sous-jacents. Ceci conduit à s’interroger sur un aspect complémentaire, la capacité dans le groupe d’APP à accepter et appréhender la complexité, à ne pas la réduire en cherchant LA cause, L’explication, LE modèle de compréhension « ultime » des situations et pratiques analysées.

Accueillir la complexité implique de faire coexister, de garder ensemble plusieurs hypothèses et plusieurs perspectives, d’« observer » ce qui se passe, de voir comment elles se nourrissent, s’enrichissent et se fécondent peu à peu. Cela suppose aussi de laisser de la place, du temps, pour que ces hypothèses puissent ouvrir d’autres portes, qui peuvent se révéler à un moment ou un autre, parfois durant l’APP, parfois ultérieurement au fur et à mesure que « mûrit » la pratique, la réflexion, la réflexivité. Si des objectifs de formation en lien avec l’APP peuvent stimuler un travail de modélisation, il ne s’agit pas de viser une compréhension commune dans le groupe, mais plutôt d’élargir les possibles et de favoriser les « regards croisés ».

Lorsque l’exposant demande un travail orienté également sur le futur de sa pratique et que le groupe répond à cette demande, les hypothèses peuvent donner lieu à des prolongements sous-forme de réflexions sur des évolutions possibles, voire des pistes d’action, avec élaboration de nouvelles hypothèses. Il ne s’agit plus ici d’hypothèses sur l’amont des situations analysées. On peut considérer que l’on entre dans une nouvelle phase de la démarche qui suit la formulation d’hypothèses et/ou d’éléments d’analyse par le groupe, avec la production d’options, d’idées d’action. Selon le dispositif, cela peut être envisagé ou non. Le cas échéant, différentes questions se posent. Cette production orientée sur le futur se fait-elle librement ou est-elle structurée par un choix préalable issu de l’analyse (qui ouvrirait en quelque sorte une nouvelle élaboration d’hypothèses à partir d’une « thèse » retenue) ? Comment ce choix se fait-il ? Par l’exposant ? Par le groupe ? En commun ? Cette nouvelle phase comporte par ailleurs le risque d’une dérive vers une approche du type apports de solutions, de suggestions, de recommandations, voire de conseils12.

Un autre aspect qui manifeste la diversité des pratiques d’APP concerne le retour communiqué par l’exposant en lien avec les hypothèses produites. Les échanges durant le séminaire ont fait ressortir que les hypothèses ne sont pas apportées pour être validées ou invalidées, dans l’attente que le narrateur dise ce qu’il a retenu ou ce qui lui semble le mieux correspondre à la réalité de sa pratique. Cependant, l’exposant peut éventuellement s’exprimer, que ce soit à un moment dans le cours de la phase de formulation d’hypothèses et/ou d’éléments d’analyse par le groupe ou à son issue, pour témoigner de l’évolution de sa réflexion et parfois de ce qu’il pense en tirer pour le futur. Comment va-t-il le faire ? L’animateur le lui demandera-t-il ? Quelle consigne sera donnée en ce sens (plus ou moins précise ou ouverte) ? S’il se positionne par rapport aux analyses produites, quel impact cela est-il susceptible d’avoir sur le groupe ? Quelle envie aura-t-il de donner une forme de validation immédiate ? Ou quelle place est prévue pour qu’une validation puisse se faire ultérieurement, lors d’une autre séance, par l’exposant après qu’il aura pu poursuivre l’exploration de sa réflexion, recueillir d’autres informations en lien avec sa pratique, développer son expérience (dans une perspective de type recherche-action) ?

5. Quels risques, points d’attention ou de vigilance peut-ton identifier par rapport à un travail avec les hypothèses en APP ?

Les questions soulevées ci-dessus concernent évidemment toute forme d’analyse et de dispositif d’APP. Elles apparaissent cependant particulièrement importantes dans un travail avec les hypothèses qui peut comporter des risques parfois exacerbés de dérives. On en évoquera brièvement quelques-uns.

Le mot « hypothèse » peut être trop sujet à diverses interprétations ou peu accessible à certaines personnes. Il importe d’expliciter le mot « hypothèse », chacun en ayant une interprétation propre, plus ou moins colorée par les sens courant ou scientifique qu’elle revêt. Il peut être parfois intéressant de trouver un vocabulaire plus neutre (tel que « supposition »).

Le but du travail avec les hypothèses peut ne pas être compris, notamment si la notion est perçue dans le sens mathématique ou scientifique (hypothèse à valider par une expérimentation et un raisonnement). Le risque est que le groupe cherche la « juste » explication, « la vérité ». L’utilisation faite des hypothèses et la question de la validation nécessitent des clarifications. Elles gagnent à être en accord avec la finalité de l’APP et en lien avec la demande, le contrat et le choix du dispositif convenu avec l’ensemble du groupe. Ainsi, on gardera à l’esprit que l’analyse reste ouverte et n’est jamais terminée. Le sens du travail doit être construit et assuré par un apprentissage collectif dans la durée.

Il s’agit d’être également vigilant en permanence à la cohérence interne à la démarche d’APP : cohérence entre les processus d’analyse et le cadre et le dispositif d’APP mis en place ; cohérence également entre le rôle affiché par l’animateur et ses interventions et gestes d’animation dans le groupe. L’élaboration d’hypothèses dans le groupe met en exergue l’importance de ces aspects. Par exemple, dans un groupe « novice », si un travail avec les hypothèses paraît difficile et peu familier, les participants peuvent être d’autant plus enclins à percevoir l’animateur dans un rôle d’expert. Simultanément et en miroir, l’animateur risque d’intervenir davantage dans une posture d’expert alors que ce n’est pas ce qui est annoncé et voulu.

La question de l’espace donné à un tel travail par rapport à celui accordé aux émotions ou à l’intuition mérite aussi attention. Le travail sur les hypothèses peut-il prendre la place de l’expression des émotions ou la brider ? Et à l’inverse, les vécus affectifs ou les relations au sein du groupe peuvent-ils faire paraître artificiel un travail autour des hypothèses. A l’issue des échanges élaborés par les participants au séminaire, une tendance se dégageait pour dire qu’il n’y a pas de dichotomie entre hypothèses et émotions, entre aspects rationnels et affectifs. Si les uns peuvent nourrir les autres et réciproquement, il apparaît intéressant de réfléchir aux moyens de favoriser leur enrichissement mutuel et de les inclure dans une démarche commune.

6. Quelques aspects en suspens, à explorer ou approfondir

Le sujet n’est pas épuisé, loin s’en faut. Il serait par exemple intéressant d’étudier les hypothèses sous l’angle de leurs effets supposés (et non des intentions visées), autant sur l’exposant que sur les participants. Des observations et recherches gagneraient à être conduites pour comprendre les différences entre les variantes évoquées plus haut ainsi que, notamment, les diverses manières de réguler le processus d’élaboration collective des hypothèses dans le cours de l’analyse. Leur intégration dans l’ensemble des modalités d’analyse possibles pourrait faire également l’objet d’études fructueuses.

7. Pour conclure … sans conclure

Les échanges élaborés durant le séminaire en lien avec les hypothèses dans l’APP ont été extrêmement stimulants pour l’ensemble des participants. S’ils ont ouvert de multiples questions et discussions, ils ont aussi fait émerger de nombreux points d’accord. L’apprentissage de la démarche d’APP, du savoir-analyser et le développement de l’analyse se font dans du sur-mesure. Chaque personne élabore ses réponses relatives et s’engage dans un travail réflexif de déconstruction – reconstruction toujours renouvelé. Il y a dans l’APP obligation de moyens, mais pas de résultats. Les hypothèses, grâce à leur caractère ouvert, contribuent bien à une telle démarche. Celle-ci peut prendre des formes variées qui s’inscrivent dans la complexité du travail d’analyse et de l’intelligence collective requise. Il est utile que l’animateur reste attentif tant aux potentialités qu’aux écueils d’un travail avec les hypothèses.

 

Références bibliographiques

Beckers, J., Biemar, S., Boucenna, S., Charlier, E., François, N. & Leroy, C. (2013). Comment soutenir la démarche réflexive ? Outils et grilles d’analyse des pratiques. Bruxelles : De Boeck : Collection Guides pratiques. Former et se former.

Blanchard-Laville C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.

Chocat, J., Vacher, Y., Péaud, P., Robo, P. & Thiébaud, M. (2014). Quelle place donne-t-on à l’à-venir, à la projection dans le futur au sein de l’analyse de pratiques ? In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 59-73. http://www.analysedepratique.org/?p=1119.

De Peretti, A. (1991). Organiser des formations. Paris : Hachette.

De Peretti, A. (1996). Le groupe d’approfondissement personnel, Cahiers pédagogiques,
n° 346, pp. 45 et sq.

Faingold, N. (2014). Un dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 3, pp 3-12.   http://www.analysedepratique.org/?p=1221.

Lamy, M. (2001). Propos sur le GEASE. Revue « Expliciter », N° 43, janvier 2001.

Levine, J. & Moll, J. (2000). Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse.
Paris : ESF.

Negrell M. (1996). Le groupe Balint, Cahiers pédagogiques, n° 346, pp. 48 et sq.

Péaud, P., Robo, P. et Thiébaud, M. (2015). Disparition de Jacques Ardoino. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 5, pp. 79-82. http://www.analysedepratique.org/?p=1700.

Robo, P. (2002). «L’analyse de pratiques professionnelles : un dispositif de formation accompagnante», Vie pédagogique, n° 122 avec errata dans le n° 123,
Ministère de l’Éducation du Québec, p. 7-10 / 57. http://probo.free.fr/ecrits_app/A_propos_APP_Vie_Pedagogique.htm.

Thiébaud, M. et Robo, P. (2014). Comment aborde-t-on dans l’APP la question de la tendance à demander / donner des solutions, savoirs d’expert ou conseils ?
In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 74-90. http://www.analysedepratique.org/?p=993.

 

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Notes

  1. GFAPP : groupe de formation à et par l’analyse de pratique professionnelles. Voir compte-rendu de l’ensemble de ce séminaire sous : http://www.analysedepratique.org/?p=1839.
  2. Dans la démarche d’APP, on distingue généralement plusieurs phases, dont certaines plus ou moins incontournables : mise en place du cadre, exposé (par le narrateur) de sa pratique, questions de clarification de la part des participants, formulation d’hypothèses et/ou d’éléments d’analyse par l’ensemble du groupe, bilan de la démarche vécue. Il faut souligner que l’ensemble de ses phases contribue, dans la plupart des dispositifs d’APP, à l’analyse et est au service de celle-ci. L’analyse se construit en chacun des participants à partir de tout ce qui se passe durant la séance d’APP, tout au long de celle-ci (et même après la séance).
  3. Les échanges durant le séminaire autour de l’utilisation des hypothèses dans l’APP se sont déroulés en plusieurs temps successifs, qui ont alterné travail dans un sous-groupe et présentation des réflexions aux autres participants. Ces derniers ont apporté leurs questionnements et réactions, lesquels ont été repris dans le sous-groupe et ont permis d’enrichir les réflexions, qui ont été finalement présentées et discutées en plénum.
  4. In http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hypoth%C3%A8se/41267, consulté le 18 octobre 2015.
  5. In Dictionnaire de L’Académie française, 8ème Edition, 1932-5.
  6. In Le Grand Dictionnaire des Synonymes et Contraires,  Larousse, 2004.
  7. Au sens de Jacques Ardoino ; voir Péaud, Robo et Thiébaud (2015).
  8. Cela est vrai également pour la phase des questions de clarification par les participants.
  9. Voir Lévine et Moll (2002).
  10. Même si ultérieurement, les hypothèses peuvent faire l’objet d’un travail de tri, voire de hiérarchisation (voir ci-dessous sous 4.4).
  11. Avec des risques qui seront évoqués ci-dessous sous 4.4).
  12. Cette question a été notamment l’occasion d’échanges publiés dans cette même Revue. Voir : Thiébaud et Robo (2014) ainsi que Chocat, Vacher, Péaud, Robo & Thiébaud (2014).