Jean Chocat

Cadre de Santé – I.F.S.I
jean.chocat[arobase]orange.fr

Yann Vacher

Formateur et chercheur – Université de Corse
vacher[arobase]univ-corse.fr

Philippe Péaud

ESPE de l’université de Poitiers
philippe.peaud[arobase]univ-poitiers.fr

Patrick Robo

Formateur Consultant, Béziers
patrick.robo[arobase]laposte.net

Marc Thiébaud

Psychologue, animateur de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch


Résumé

Poser la question de la place donnée à l’à-venir et à la projection dans le futur lors d’un travail en analyse de pratiques, c’est ouvrir un vaste champ de réflexion. Cet article est basé sur des échanges développés par E-mail autour de cette question par cinq praticiens de l’APP. Ils ont porté leur attention notamment sur la clarification des notions et de la problématique ainsi que sur leur déclinaison dans les dispositifs et groupes qu’ils animent. Les lecteurs sont invités à poursuivre la réflexion et le partage d’idées sur le site internet.

Mots-clés 

dispositif, à-venir, formation, pistes d’action, hypothèses, solutions

Catégorie d’article 

Interview – échange ; expérience pratique

Référencement 

Chocat, J., Vacher, Y., Péaud, P., Robo, P. & Thiébaud, M. (2014). Quelle place donne-t-on à l’à-venir, à la projection dans le futur au sein de l’analyse de pratiques ? In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 59-73. http://www.analysedepratique.org/?p=1119.


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Le comité de rédaction a souhaité enrichir le contenu de la Revue de manière à favoriser des « regards croisés » (sous-titre de la Revue) sur l’analyse de pratiques professionnelles. Ainsi, nous avons amorcé sous forme d’échanges par courriel, une série de contributions autour d’une thématique posée comme fil d’Ariane, en vue d’une publication dans la Revue.

L’objectif de ces productions est double. Le premier est de développer une réflexion sur les cadres théoriques et méthodologiques  ancrés dans nos pratiques respectives, en mettant en évidence et en discutant nos propres perceptions, représentations et conceptions. Le second objectif est d’offrir la possibilité aux lecteurs de poursuivre les échanges au travers de contributions ou de commentaires en ligne. La thématique initiale et les questions posées pourront ainsi continuer leur chemin et s’enrichir de l’apport de tous.

La thématique proposée ci-après en lecture et commentaires pose la question suivante : « Quelle place, quelle attention accorde-t-on à l’à-venir, à la projection dans le futur au sein de l’analyse de pratique, qui est d’abord centrée sur une expérience, une pratique passée et la manière dont elle est vécue au présent, au moment où se fait l’analyse de pratiques en groupe ? »

Cette réflexion découle d’un échange initial entre Marc Thiébaud et Patrick Robo1 qui ont ensuite été rejoints dans la dynamique par Philippe Péaud, Yann Vacher et Jean Chocat.

Vous trouverez ci-après le contenu de ces échanges menés librement, que nous avons réorganisés après coup par chapitres et complétés de brefs commentaires afin d’en faciliter la lecture. Nous avons par ailleurs placés en annexe des exemples apportés dans le cours des échanges.

1.  Regards croisés sur la place de l’à-venir en analyse de pratiques professionnelles : concepts et problématiques

1.1  Contexte et conditions d’émergence de la question de l’à-venir et de la projection dans le futur en analyse de pratiques professionnelles

La place de la projection et de l’à-venir sont conditionnées par des contextes d’émergence. Marc Thiébaud l’évoque notamment : « Dans nombre de groupes que j’anime, notamment avec des cadres ou des spécialistes, le dispositif s’inscrit dans un contexte d’accompagnement professionnel en groupe. La demande peut donc être du type « j’ai besoin de comprendre ce qui se passe… » ou « aidez-moi à gérer telle situation… ».
Le contrat est clair (le groupe d’analyse de pratiques professionnelles (APP) n’est pas fait pour solutionner des problèmes), cependant la pensée peut s’orienter vers le futur et l’intérêt pour partager des pistes d’action peut être élevé. » Il ajoute : « L’exposant est par exemple invité à réfléchir à la manière dont il élabore, dans le présent du groupe d’APP, son récit, ses propres analyses, etc. (de même que les participants dans le  groupe sont invités à développer une capacité réflexive sur la façon dont ils posent des questions à l’exposant ou apportent leurs éclairages). La manière dont l’à-venir a été ou est appréhendé peut être objet de réflexion, de recherche de compréhensions nouvelles… ce qui est différent d’un travail sur des pistes d’action. »

En complément et comme le mentionne Patrick Robo en se référant à la demande institutionnelle : « On entend parfois que pour des débutants dans un métier, dans une fonction il convient de répondre à leurs « besoins urgents » et leur fournir des « réponses », des « solutions, des pistes concrètes, voire des conseils. ».

Or, selon Philippe Péaud : « Dans le milieu professionnel dans lequel je travaille (l’enseignement, la formation de formateurs d’enseignants) le conseil donné par autrui règne en maître : le temps pris pour documenter la situation est court. En effet, la plupart du temps celui-ci s’arrête dès que le professionnel (par exemple, le « conseiller » pédagogique « tuteur ») a l’impression d’avoir satisfait aux critères d’interprétation qu’il a déjà en tête ; la consonance qu’il a obtenue l’autorise alors à partir dans le conseil. »

Point évoqué aussi par Jean Chocat : « Lors d’un temps d’analyse de pratiques, la demande est très forte de la part des étudiants de rechercher un comment agir en situation ». Ainsi, le contexte, les programmes, les enjeux orientent significativement à rechercher des pistes d’actions futures, du comment régler des problèmes à venir.

Mais quelles pourraient être les conséquences de la réponse à ces demandes ou de l’apparition de la solution dans les dispositifs d’APP ? Jean Chocat formule deux interrogations à ce propos : « Première question : un groupe qui serait trop enclin à rechercher rapidement cette projection, est-il suffisamment prêt à analyser une situation passée ? Deuxième question : en développant d’autres formes de dispositifs, ne relevant pas de l’APP, mais au sein duquel un travail sur l’à-venir peut se développer, aurions-nous la même demande ? »

Ces réflexions sont corroborées par Philippe Péaud : « J’ai toujours constaté que la qualité de l’analyse (formulation d’hypothèses de compréhension) allait de pair avec la disparition progressive des conseils au cours de la phase d’hypothèses ; et cette plus grande qualité dans l’analyse débouchait pour le narrateur (ou la narratrice) sur une plus grande satisfaction au terme du GEASE2 ».

Pour autant, comment au travers de regards croisés, pouvons-nous apporter des repères visant à resituer les dispositifs d’analyse de pratiques et la place de l’à-venir et de la projection dans le futur ? Afin d’apporter des éléments de réponse, quelques repères conceptuels peuvent nous être utiles.

1.2  APP, à-venir et projection dans le futur : échanges sur des concepts

Comment pouvons-nous définir ce qu’est l’analyse de pratiques professionnelle ?

Selon Yann Vacher : « Le terme « analyse » renvoie à une démarche d’étude d’un objet, qui dans le cas de l’APP est les « pratiques professionnelles ». Si le terme de « pratiques »  dépasse dans son étendue celui « d’action », il n’en demeure pas moins qu’il est ancré dans l’action concrète, dans son contexte et donc probablement de ce fait plus facilement identifiable dans l’expérience professionnelle vécue. En d’autres termes, l’analyse porterait, question de bon sens, sur un existant passé. Pour autant, si l’analyse semble acquérir une pertinence par rapport à un vécu, un existant, la question du « à-venir » ne peut être éliminée si simplement et le bon sens pourrait être trompeur en la matière. La perspective d’analyse d’une hypothétique pratique à venir ne semble pas une impossibilité, mais présenterait probablement le risque de couper l’objet étudié d’une partie de ses racines ancrées dans la complexité du réel. ».

Définition confortée par celle proposée par Patrick Robo, au sujet des GFAPP3 : « Pour moi, dans les GFAPP, tout le temps de la séance est dévolu uniquement à l’analyse d’une situation apportée par l’un des acteurs présents. Rien n’est dit, rien n’est fait explicitement quant à une réflexion, une quête, une analyse tournée vers le futur. Je dissocie volontairement le temps de l’analyse de cette réalité reconstruite qu’est la situation apportée et le temps, parfois utile, qui pourrait être dédié à une recherche de « suites à donner à la situation », de stratégies opérationnelles, de modalités concrètes, d’actions nouvelles, etc. ou dédié à des apports de savoirs professionnels, théoriques, encyclopédiques, etc. À la lecture de vos contributions, à la réflexion je me sens conforté dans mon positionnement dès lors que l’objectif de la séance qui réunit les participants n’est pas la résolution de problème, ni l’apport de savoirs spécifiques liés à l’exercice du métier… et que son objectif clairement, contractuellement affiché est l’analyse d’une situation ou d’une pratique à travers une situation singulière. Comme je l’écrivais dans mon texte déclencheur de ces échanges, soit on dit que l’on fait de l’APP, soit on dit que l’on fait autre chose en utilisant entre autre de l’APP. Le contrat didactique doit être clair. »

Selon Philippe Péaud : « L’analyse de pratiques semble une bonne « école » pour apprendre à suspendre le recours immédiat à l’expertise, pour prendre le temps de se documenter, pour se placer authentiquement dans une posture d’explorateur, pour faire apparaître des données permettant d’affiner le conseil qui va être énoncé, voire de s’écarter des premières interprétations qu’on avait faites. Pour y arriver, je trouve opérationnelle la séparation des temps : le temps de l’analyse des pratiques est celui où l’on travaille sur ce qui s’est passé dans le seul but de comprendre sans chercher à envisager quelques à-venir / pistes d’action que ce soit.4 »

Ainsi, Il ne semble pas y avoir de contradiction dans les perceptions que nous avons de l’analyse de pratiques professionnelles : le travail d’analyse porte prioritairement sur la compréhension d’une situation passée.

Cependant, le rapport à ce que l’on nomme situation passée comme objet d’analyse, demande à être interrogé, comme l’évoque Jean Chocat : « Se pose la question du lien entre l’action passée, sa mise en récit, la dynamique de prise de conscience et les mouvements d’analyse qui s’enclenchent. Déjà, la mise en récit met en mouvement une nouvelle conscience de l’action passée. En me racontant, je m’inscris dans un à-venir possible (et non un avenir possible), c’est-à-dire ce qui pourrait exister ou souhaité et non un futur déterminé ou orienté. Je laisse une place à l’incertitude à–venir. Mettre en description la situation passée (même si c’est factuel), c’est déjà la reconstruire sous une logique qui va au-delà de ce que j’ai pu vivre au cours de l’action première. Il y a un mouvement qui s’amorce vers un devenir possible et qui est adressé (aux autres et à moi en tant que sujet). Je me suis toujours interrogé sur la pertinence de cet objet dit d’analyse. Analyse-t-on une pratique passée ou la manière dont elle est reconstruite ? Je ne perçois pas la question de cet à-venir entre deux situations opposées, sur deux extrémités. D’un côté, il y aurait la pratique passée et de l’autre à l’opposé, une pratique future. Selon moi, l’à-venir se structure (plus ou moins consciemment) dès que le travail d’analyse s’amorce, voire même dès le vécu de mon action passée. »

De ce fait, il apparaît un consensus autour du fait que la place de l’à-venir ne doit pas être occultée, mais repositionnée clairement. Comme le formule Marc Thiébaud : « Évoquer l’à-venir n’équivaut pas nécessairement à poursuivre un objectif de résolution de problème, mais cela comporte souvent le risque de voir le travail de groupe prendre ce cours… qui conduit à autre chose que de l’analyse de pratiques ». Point qui sera abordé ci-après dans la deuxième partie de ces échanges.

Comment se présente alors cet à-venir ? Deux aspects sont énoncés par Marc Thiébaud :

Le premier aspect concerne : « l’à-venir présent. Une facette complémentaire dans le travail d’analyse : lorsque l’exposant évoque, dans le temps du récit, la manière dont il envisage le futur, la manière dont il imagine que sa pratique ou la situation qu’il présente peut ou ne peut pas évoluer dans l’avenir. Fréquemment, cela révèle notamment des représentations, des logiques de pensée qui l’habitent… Dans la même perspective, lorsque dans le groupe, se développe l’exploration, on s’interroge avec des questions hypothétiques du type : « Et s’il se produisait ceci dans un proche futur, qu’est-ce que cela signifierait pour toi ? Comment (ré)agirais-tu ? » De nouvelles hypothèses peuvent émerger, qui sont de l’ordre de la recherche de compréhension, de l’élucidation et non de la résolution. »

Le second aspect concerne la dynamique : « analyse – projection dans le futur – action – analyse à venir. Lorsque l’exposant fait une synthèse, à la fin de la phase de réflexion en groupe, s’il peut déjà identifier et exprimer des buts vers lesquels il tend, cela stimule souvent le cycle d’apprentissage expérientiel. » Ce second aspect conduit à penser les liens entre passé, présent et futur, les moyens de faciliter une dynamique dans le temps d’une séance d’analyse de pratiques à l’autre.

Au-delà de ces deux premiers aspects, un troisième a retenu notre attention durant nos échanges, soulevé par Marc Thiebaud et Jean Chocat : la question du futur antérieur. Jean Chocat : « Si j’avais su …. j’aurais fait…. L’objet d’analyse pourrait porter sur un à-venir « virtuel », chargé de sens. Il y a eu une non réalisation. L’exposant reste en attente du bien fondé de ses désirs (ou autre) projetés dans un futur hypothétique. Avec un sentiment d’impuissance dans son agir, de cette action inachevée. Et avec comme interpellation : le sens d’une démarche d’analyse visant à élucider  une action non réalisée mais projetée. ». Ainsi dans ce dernier cas de figure, l’à-venir est contenu implicitement dans la situation analysée.

A ce point de nos échanges qui ont permis de poser un certain nombre de repères et de questions, nous avons tenté de répondre à l’interrogation suivante : comment au sein de dispositifs se positionne la place accordée à l’à-venir ?

2. Des positions différentes de l’à-venir  dans les dispositifs

2.1 L’émergence, ou non, de l’à-venir dans une séance d’APP, est conditionnée ou dépendante du dispositif utilisé, de ses objectifs et des consignes formulées par l’animateur

Jean Chocat mentionne au sujet des questions posées en analyse de pratiques : « Comme l’évoque très justement Vermersch, la question induit en partie la nature de la réponse.  Donnons-nous des consignes qui demandent plus ou moins implicitement de porter un regard sur cet à-venir ? Ce qui peut nous éclairer sur notre positionnement vis-à-vis  de cet à-venir. » Dans le dispositif ARPPEGE5 (voir annexe) l’objet « projection / avenir » s’inscrit dans une stratégie particulière. Yann Vacher : « Il est ainsi fait le choix « d’évacuer » la demande de pistes d’action en laissant la possibilité aux participants de la vivre et de porter ultérieurement un regard méta dessus en en faisant un objet d’analyse. C’est ensuite que s’ouvre la possibilité de repartir sur un temps d’analyse qui ne soit dédié qu’à la compréhension ou au regard sur la compréhension (méta). » Dans le même ordre d’idée, Marc Thiébaud évoquait plus haut le fait que « la manière dont l’à-venir a été ou est appréhendé peut être objet de réflexion, de recherche de compréhensions nouvelles. »

Cette possibilité d’émergence ou d’incitation à l’évocation n’est cependant pas présente dans tous les dispositifs. Ainsi, pour Patrick Robo, « dans les GFAPP, tout le temps de la séance est dévolu uniquement à l’analyse d’une situation apportée par l’un des acteurs présents. Rien n’est dit, rien n’est fait explicitement quant à une réflexion, une quête, une analyse tournée vers le futur… ».

2.2 Dans les dispositifs qui ne favorisent pas le travail sur l’à-venir, il peut y avoir tout de même résonance chez le participant de la situation analysée qui débouche sur une projection dans les futurs (avenir et antérieur)

Pour Philippe Péaud, « que le sujet participant au GEASE (comme exposant ou simple participant peu importe) se projette dans l’à-venir / les pistes d’action, c’est son affaire à ce moment-là du travail en formation […] Cela se passe en son for intérieur, pour le dire autrement. C’est un effet induit de sa participation ». Il existerait ainsi potentiellement une «éventuelle « tendance naturelle» à la projection » (Yann Vacher).

Patrick Robo : « La définition de l’objectif prioritaire d’analyse n’exclut pas le fait, constaté, que les participants au dispositif, pensent consciemment, peut-être inconsciemment, en simultanéité avec le travail d’analyse, à ce qu’ils auraient pu ou pourraient faire dans cette situation passée ou dans une situation semblable dans le futur. Il y a projection, dans le passé ou dans le futur, mais elle n’est pas explicitée, sauf, éventuellement par l’exposant dans le temps de la conclusion où il clôture le temps de l’analyse de sa situation et où, spontanément, volontairement, il s’autorise à évoquer des pistes de possibles nées de la compréhension qu’il s’en est construite ».

Dans cette approche, la position de l’exposant est singulière et se pose alors la question du « qui » évoque éventuellement explicitement le futur : l’exposant ou/ et les participants ? Marc Thiébaud : « Dans les groupes que j’anime, je privilégie ici la parole de l’exposant, cela lui appartient en priorité. […] L’évocation par l’ensemble du groupe / ou non d’éventuelles pistes d’action dans le cadre du dispositif d’analyse de pratiques, je ne l’exclus pas, mais je clarifie dès le départ que cela ne pourra se faire qu’à la toute fin. En séparant strictement les temps (comme dans le GEASE qu’évoque Philippe Péaud), les participants expérimentent toute la richesse de l’analyse… et lorsque quelqu’un oublie de séparer ces temps, la plupart des participants s’en rendent compte instantanément le plus souvent. Si un moment est consacré à une projection dans le futur à la fin (à la demande de l’exposant), il débute toujours avec l’évocation par l’exposant des buts vers lesquels il tend et des actions qu’il envisage. Ensuite, les participants peuvent s’exprimer, mais jamais sous forme de conseils, uniquement sous forme d’alternatives qui pourraient éventuellement contribuer à l’atteinte des buts visés par l’exposant ».

Pour éviter les risques de la projection dans l’avenir et les alternatives (conseil, jugement…), cette dernière pourrait être, selon Yann Vacher « un objet de travail pour le participant (individuellement) mais pas pour le groupe… un objet individuel et non partagé, matière à analyser ses références et modalités de lecture du couple expérience/projection. »

2.3 La prise en compte de l’à-venir dans une logique de formation nécessite-t-elle une vision qui dépasse les seules séances d’APP ?

La question de l’avenir interroge aussi la notion d’inter-séance d’APP, car si la séance est centrée sur l’analyse d’une situation passée, la fin d’une séance peut être consacrée à préparer l’avenir, mobiliser des ressources pour l’après séance. Marc Thiébaud : « Lorsque l’exposant fait une synthèse, à la fin de la phase de réflexion en groupe : s’il peut déjà identifier et exprimer des buts vers lesquels il tend, cela stimule souvent le cycle d’apprentissage expérientiel. J’ai le souvenir par exemple d’un cadre, responsable d’une entreprise d’une centaine d’employés, qui avait conclu en disant qu’il restait dans l’incertitude par rapport aux éclairages variés qui avaient été élaborés et qu’il allait chercher un moyen de récolter de l’information auprès de l’ensemble de ses employés pour savoir comment ils percevaient, eux, la situation dans l’entreprise et ses actions de responsable. Quelques semaines plus tard, lors de la séance suivante, il a demandé à poursuivre l’analyse et il a commencé par apporter les nouveaux éléments que l’enquête à laquelle il avait procédé lui avait donnés à découvrir. À son étonnement, ces éléments avaient remis en question son regard sur sa pratique, son rôle et la situation dans son entreprise… Un beau travail d’analyse s’en était suivi dans le groupe. » 

Dans cette logique de cycle d’apprentissage expérientiel ou de « spirale positive de développement », pour reprendre les termes de Jean Chocat, la mobilisation des acquis et la valorisation de contenus de formation, se produit la plupart du temps hors de ces séances et dans un aller-retour entre expérience et analyse de l’expérience. Patrick Robo : « Dans ma pratique du GFAPP où l’objectif majeur est de développer le « savoir analyser », ce qui concerne le futur relève ni de faire ni d’être, mais de se penser, de s’anticiper différent et s’inscrit donc dans ce que l’on pourrait nommer une obligation de moyen et non de résultat. Je rejoins ici Perrenoud que j’entendais évoquer, lors d’une conférence, l’élaboration de contre-schèmes d’anticipation et de vigilance. Il est donc avant tout question de posture professionnelle. Et cette projection, qui n’est pas forcément immédiate à l’issue de la séance d’analyse, appartient, quasi intimement, à chaque participant de la séance qu’il soit exposant ou participant, animateur, observateur. En effet, il est dit que c’est souvent dans « l’après coup », plus tard, que chacun tirera des enseignements, élaborera des stratégies, choisira des postures, agira… en fonction de divers paramètres dont certains inconnus le jour de l’analyse. »

Cependant, si le lien fort qui unit expérience d’une pratique professionnelle et analyse de cette expérience apparaît clairement dans les propos précédents, le principe de formations orientées vers les pistes d’action, donc complémentaires à l’APP et permettant, selon Patrick Robo, « une recherche de « suites à donner à la situation », de stratégies opérationnelles, de modalités concrètes, d’actions nouvelles, etc. ou dédié à des apports de savoirs professionnels, théoriques, encyclopédiques, etc. » n’en est pas pour autant, en pratique, une évidence.

Yann Vacher : « Il y a un risque qui se traduit par une difficulté de fonctionner dans l’APP lorsque le contrat de participation n’est pas clair, mais aussi lorsque les objets traités dans les deux domaines ne sont pas trop proches. De façon un peu caricaturale j’illustre cela  par une situation que j’ai rencontrée lorsque les collègues didacticiens font de la résolution de problème et que dans mes dispositifs d’APP je traite des questions pédagogiques. Mon propos n’est pas de dire que ce n’est pas possible, mais seulement de préciser que les contextes d’intervention (dont le degré de clarification des cohérences des curriculums) sont déterminants dans le rapport des participants aux dispositifs et donc indirectement dans le traitement du rapport à l’avenir et des demandes allant dans ce sens. »

Comme la distinction des objectifs, la distinction des temps et modalités de formation paraît une condition essentielle pour faciliter la formalisation d’un contrat de formation et son efficacité en acte. Philippe Péaud : « De mon point de vue de formateur et donc d’utilisateur de l’analyse de pratiques dans un cadre de formation professionnelle (aussi bien initiale que continue), je trouve particulièrement important de tenir ferme sur les deux perspectives (comprendre ce qui s’est passé, se former) sans les mélanger, par leur « localisation » dans des lieux ou des temps différents, voire avec des intervenants différents. Les processus impliqués ne sont pas les mêmes, même s’ils sont articulés entre eux. Pour ma part, je suis même convaincu qu’il y a une pente « naturelle » qui va, pour paraphraser ce que disait Charles Hadji (université de Grenoble) à propos de l’évaluation, des intentions aux outils. Ou comme l’écrivait J. Beillerot : « C’est par sa conscience, puis sa compréhension des situations et des phénomènes que le sujet accédera à une possible transformation même du réel. »  (Beillerot, 2002). »

Cette distinction permet aussi de faire face à la pression de demandes hétérogènes et parfois contradictoires. Concernant les attentes de réponses, solutions, pistes concrètes que peuvent avoir les participants, Patrick Robo s’interroge : « A ces attentes, je réponds : pourquoi pas ? Mais qui doit le faire, qui peut le faire ? Et quand ? L’animateur d’un groupe d’APP est-il omniscient et capable de répondre dans l’immédiat à toute demande, à tout besoin de formation ? Certes, il peut comme le suggère Maurice Lamy6 en évoquant une « formation calibrée » à l’issue de la séance d’analyse, s’appuyer sur le groupe si celui-ci recèle des compétences pour répondre au « besoin urgent ». Mais pourquoi le faire dans l’immédiat, à chaud, quand le temps de l’analyse est terminé. Qu’est-ce qui justifie cette urgence, ce besoin de combler rapidement des attentes (réelles ou fantasmées) ? »

Pour autant, dans le recensement de nos expériences, la complémentarité sans qu’il y ait interférence avec d’autres modules de formation semble possible. Philippe Péaud : « J’ai travaillé comme formateur-accompagnateur dans ce cadre-là, j’animais des GEASE à raison de cinq par an pendant trois ans pour un même groupe d’enseignants au profil bien spécifique : des enseignants en difficulté professionnelle et volontaires pour participer à ce groupe. Au cours des sept années que j’y ai passées, j’ai toujours constaté que la qualité de l’analyse (formulation d’hypothèses de compréhension) allait de pair avec la disparition progressive des conseils au cours de la phase d’hypothèses ; et cette plus grande qualité dans l’analyse débouchait pour le narrateur (ou la narratrice) sur une plus grande satisfaction au terme du GEASE : il (ou elle) entrevoyait d’autant mieux des pistes d’action que l’analyse de la situation passée était de « bon aloi ». Autre indice intéressant : les GEASE ont lieu le matin, l’après-midi étant consacré à l’exploitation des pistes de travail dans le cadre de stratégies de formation ; ces pistes sont co-élaborées par les participants au coude à coude avec les deux formateurs-accompagnateurs présents. Au fur et à mesure des GEASE, il devenait de plus en plus facile d’élaborer des pistes d’action (par exemple : « comment développer le travail en groupe des élèves ? ») en lieu et place de vagues intentions n’engageant à et ne débouchant sur rien (par exemple : « comment motiver les élèves ? »). »

On le voit dans l’ensemble des échanges, la position et l’émergence de l’à-venir dans les séances d’APP peuvent dépendre des intentions, des dispositifs, ou encore des besoins. « Dans ma pratique, la place accordée à l’à-venir varie d’une séance à l’autre. Je ne sais donc répondre simplement à la question que tu poses Jean : « positionner cet à-venir hors APP en parallèle »  ou « l’intégrer dans le dispositif » (Marc Thiébaud).

3. Conclusion provisoire

Tel est l’état des réflexions échangées à ce jour que nous espérons voir se poursuivre.

Marc Thiébaud : « Il me semble que tous nos propos se rejoignent sur un point : l’analyse de pratiques proprement dite est à séparer d’une éventuelle recherche en groupe de pistes d’action et de suites qui pourraient être développées à l’analyse. 

Nous nous rejoignons également sur le fait que l’exposant comme les participants vont certainement se projeter dans le futur pendant l’analyse (cela travaille en eux) mais que cela ne va pas être objet d’élaboration et de verbalisation pendant l’analyse de pratiques (cela peut l’être dans un temps clairement séparé). 

Il apparaît également que si l’exposant veut exprimer par exemple ce qu’il retire de l’analyse, il pourra le faire éventuellement en évoquant ses objectifs, sa projection dans le futur… Cela peut être accueilli dans le groupe sans que cela soit travaillé.

Ce qui peut prêter à confusion me semble-t-il, c’est de réduire la place de l’à-venir à la recherche de pistes d’actions ou de solutions pour le futur, à la suite de l’analyse. Dans plusieurs de nos échanges, il a été mentionné que l’à-venir peut être évoqué et… travaillé autrement ».

Les échanges précédents ont mis en évidence que l’APP est un élément possible de formation, parmi d’autres et aux périmètres d’objectifs bien définis, qui n’inclut pas du tout ou pas en priorité le traitement de l’à-venir. Dans un objectif notamment de formation, cette question de la place donnée à l’à-venir se pose cependant de façon centrale. Philippe Péaud : « Si l’analyse de pratiques permet le passage du sensible à l’intelligible (du vécu passé au présent de l’analyse selon Maurice Legault, 2003), il faut inventer d’autres modalités pour travailler le passage de l’intelligible au sensible (le retour à l’action future). Ce qu’il a mis au point pour cela passe par l’usage de la symbolique. En ce qui me concerne, j’utilise cette modalité ainsi que d’autres, élaborées en collaboration avec Nadine Faingold (2004) comme avec Maurice Legault. »

Pour le formateur et les institutions de formation se pose alors cette question centrale : comment trouver l’équilibre entre temps d’analyse et place du futur (sous toutes ses formes) sans que cette dernière ne remette en cause l’objectif d’analyse ?

Nous souhaitons continuer ces échanges, avec des personnes qui ont été confrontées à cette problématique ou qui tout naturellement s’interrogent. Nous serons heureux d’enrichir cet article de vos contributions. N’hésitez pas dans la partie « Commentaires » au bas de la page sur le site Internet, à apporter vos avis, vos expériences, à poser vos questions, toujours dans ce souci de « regards croisés ».

 

Annexe

Neutraliser puis faire place à l’avenir et la projection pour en faire un objet d’analyse méta dans le dispositif ARPPEGE7 (par Yann Vacher)

Je détaille ci-après la position singulière que je fais jouer à cette éventuelle « tendance naturelle » à la projection dans le dispositif ARPPEGE que j’ai conçu. En préalable, je précise que ce dispositif se veut être un processus de transition vers d’autres formes d’APP, c’est-à-dire prend en compte les logiques d’acteurs non initiés à l’APP. Le dispositif se compose de deux grandes parties : la première se structure classiquement autour d’un récit par un exposant puis d’un questionnement de compréhension par l’ensemble du groupe. Avant et après cette phase se trouve un moment d’interrogation de l’avenir.

La consigne est la suivante pour ces deux phases (2 et 4) :

– Quelles seraient les modifications que vous apporteriez à l’intervention professionnelle si vous étiez à la place de l’exposant dans la situation décrite ?

ou

–  Quelle activité ou intervention développeriez-vous si vous étiez à la place de l’exposant dans la situation décrite ?

Cette consigne, qui demande une implication virtuelle dans l’action, présente le risque de déclenchement d’un jugement public du contenu du récit et des choix d’intervention réalisés. Aussi son contenu demeure personnel et est une matière prétexte à réflexion tout autant qu’un moyen de partir des logiques de l’acteur.

Les participants écrivent les interventions qu’ils conçoivent. L’écriture a ici deux fonctions. D’une part, elle sert de trace pour permettre la comparaison qui sera établie lors de la phase 5. Et d’autre part, elle oblige le participant à clarifier sa pensée par la précision des formulations et à ainsi construire un langage de l’analyse (non réactif comme peut l’être la parole lors d’un échange). Cette phase reprend l’intégralité de la phase 2 (consigne, objectif). En conséquence, la consigne de lancement de la phase est la même que celle de la phase 2. Par contre, son contenu s’enrichit des apports réalisés lors de la phase 3 (questionnement compréhensif de l’exposant) et de la nouvelle compréhension qui en découle. L’écriture conserve les mêmes fonctions que lors de la phase 2. Comme lors de cette même phase, le risque de bascule vers le mode du jugement/conseil public est évité par le statut individuel et non partagé du contenu de ces écrits.

La phase suivante (5) a pour objectif de faire apparaître un premier niveau de décalage et vise donc une perspective « méta ». Ce dernier, dans l’objectif d’accompagnement de la transition, se situe au niveau interne. Il s’agit en effet pour le participant de comparer le contenu écrit des phases 2 et 4. Chaque participant est amené à s’interroger sur les éléments du récit et du questionnement qui ont guidé son choix d’orientation de l’intervention. Ce positionnement individuel est selon moi, de nature à produire une prise de conscience par le participant de ses cadres d’analyse et d’intervention.

La consigne de départ est :

– Analysez le contenu des phases 2 et 4 et mettez en perspective cette analyse avec les éléments nouveaux liés à la phase 3. Quelle analyse pouvez-vous faire de cette mise en perspective ?

et

– Entre vos deux écrits y a-t-il eu transformation ?   

Ce processus est choisi lorsque de nouvelles pistes d’intervention sont apparues lors de la phase 4.

– Entre vos deux écrits y a-t-il eu renforcement ?

Ce mécanisme est présenté lorsqu’il n’y a pas eu de modification du contenu des écrits de la phase 2 et 4.

– Entre vos deux écrits y a-t-il eu approfondissement ?

Il s’agit dans ce cas de l’apparition de précisions des pistes formalisées lors de la phase 2.

Pour accompagner la compréhension du décalage, deux consignes supplémentaires sont ajoutées :

– Quel(s) sont le(s) domaine(s) comportant les modifications éventuelles ou renforcement ?

L’objectif de cette première consigne est double. D’une part, de mobiliser ou concevoir les cadres de références qui sous-tendent l’analyse et d’autre part, de faire apparaître des décalages externes par le moyen de l’identification de domaines différents chez les participants.

– Quel(s) élément(s) déclencheur(s) du questionnement et/ou des réponses qui est (sont) à l’origine des modifications éventuelles ou du renforcement ?

Cette seconde question a deux buts. Le premier est d’aider à l’identification des domaines (et donc des cadres de références) alors que le second est d’amplifier l’émergence des décalages externes par l’identification d’éléments microscopiques susceptibles de déclencher d’importants décalages. Ces deux compléments de question ont pour objectifs d’aider à la prise de conscience des références utilisées, mais aussi de mettre en perspectives ces différents éléments à travers deux niveaux que sont les domaines et les éléments déclencheurs.

Une dernière phase collective cette fois est ensuite réalisée. Pour éviter les jugements/conseils publics, cette phase d’échange porte sur l’analyse de la différence entre les phases 2 et 4, l’identification de son origine, mais pas sur le contenu des interventions imaginées.

Le choix qui est fait positionne la question de l’à-venir comme un objet permettant l’expression d’un éventuel réflexe de projection, mais aussi d’en faire une matière à analyser pour comprendre ce qui lie compréhension et planification d’une intervention. L’objectif est donc méta et se situe non plus sur l’analyse de la situation, mais sur l’analyse d’une situation et son couplage temporaire à la projection. La deuxième phase du dispositif revient elle sur l’analyse avec la co-construction de la compréhension de la situation. L’objet est cette fois le retour sur l’objet analysé et non plus la question de l’avenir.

En résumé de cette option, je dirais que la projection demeure un objet individuel et non partagé, matière à analyser ses références et modalités de lecture du couple expérience/projection. L’objectif n’est donc pas dans une logique productive de l’intervention et vise le cadrage par les consignes et l’animation des éventuels risques de « dérapage » vers le jugement.

 

Références bibliographiques

Beillerot, J. (2003). L’analyse des pratiques professionnelles pourquoi cette expression ? In Cahiers pédagogiques : « Analysons nos pratiques », n°416.

Faingold, N. (2004). Explicitation, décryptage du sens, enjeux identitaires. Éducation permanente, 160 (3), 81-99.

Legault, M. (2003). La symbolique en analyse de pratiques. Expliciter. 52, 1-14. http://expliciter.fr/IMG/pdf/52_decembre_2003.pdf.

Robo, P. (2013). Développer le « savoir analyser » pour analyser sa pratique professionnelle. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 39-48. http://www.analysedepratique.org/?p=435.

Thiébaud, M. (2013). Multiples bénéfices de l’analyse de pratiques professionnelles en groupe : quels éléments clés les favorisent ? In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 61-72. http://www.analysedepratique.org/?p=54.

 

 

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Notes

  1. En lien avec la publication de leurs textes dans le premier numéro de la revue ; voir Thiébaud (2013) et Robo (2013).
  2. GEASE : groupe d’entrainement à l’analyse de situations éducatives.
  3. GFAPP : groupe de formation à l’analyse de pratiques professionnelles; voir https://www.analysedepratique.org/?p=3509.
  4. « Dans la conduite d’un GEASE, au moment du travail de réflexion du groupe, j’impose l’expression uniquement d’hypothèses de compréhension pour rester fidèle à l’objectif annoncé : mieux comprendre, grâce à l’analyse d’une situation singulière vécue, ce qui s’est passé. Autre exemple, dans la mise en scène praxéologique, deux étapes sont nettement séparées : celle au cours de laquelle les acteurs (pris parmi les participants) rejouent la scène vécue par l’exposant(e) selon les instructions de ce dernier jusqu’à obtenir une résonnance satisfaisante pour lui ; celle au cours de laquelle d’autres participants (qui ne font pas partie des acteurs) viennent proposer, en se mettant à la place de l’acteur jouant l’exposant(e), une variante à l’action passée, que ce dernier passe au crible de la résonnance pour l’accepter ou la rejeter. » (Philippe Péaud)
  5. ARPPEGE : Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange
  6. Cf. Analyse de pratiques professionnelles et formation calibrée : http://probo.free.fr/textes_amis/app_formation_calibree_m_lamy.pdf
  7. Voir les liens suivants pour des éléments d’information concernant le dispositif ARPEGE : http://ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/recherche-et-formation/RR066-05-a1.pdf  et http://www.unamur.be/det/pfc/salledespros/ressources/analysedespratiques/documents-yannvacher/at_download/file.