Nadine Faingold

Maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise,
Centre de Recherche sur la Formation (CNAM)
nadine.faingold[arobase]gmail.com 


Résumé

Cet article présente un dispositif conçu pour favoriser les processus de décentration et de prise de conscience en analyse de pratiques. Le déroulement d’une séance est décrit dans le détail, en précisant pour chaque phase les modes d’intervention du formateur et des participants. L’accent est mis sur l’importance du respect du cadre pour assurer la sécurité psychologique de tous les acteurs impliqués. Le modèle théorique de référence est la psychophénoménologie de Pierre Vermersch, tant en ce qui concerne l’attention portée aux effets perlocutoires pour le narrateur des questions et des hypothèses émises, que par le caractère déterminant des différentes étapes de la prise de conscience : remémoration, description, décentration,  phase réflexive a posteriori, résonances.

Mots-clés 

explicitation, décentration, prise de conscience, effets perlocutoires, psychophénoménologie

Catégorie d’article 

Modalités d’analyse des pratiques professionnelles

Référencement 

Faingold, N. (2014). Un dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 3, pp 3-12.   http://www.analysedepratique.org/?p=1221.

 


download-icon
Article en PDF             et-info-comment Commentaires

 

Introduction

Je propose depuis plusieurs années un stage intitulé « Analyse de pratiques et explicitation », dans lequel je fais vivre différents dispositifs d’analyse de pratiques que j’ai à cœur de faire connaître et partager (Faingold, 2005, 2006a, 2006b, 2011a, 2011b, 2012).

Celui que je vais présenter ici a été inspiré à la fois par les groupes d’approfondissement professionnel (G.A.P.) d’André de Peretti (1991),  par les groupes d’entraînement à l’analyse des situations éducatives (G.E.A.S.E.) de l’équipe de Montpellier (Fumat, Etienne & Vincens, 2003)1, et par ma pratique de l’entretien d’explicitation de Pierre Vermersch (1994, 2012). Les choix que j’ai opérés pour construire ce dispositif ont été déterminés par l’importance que je donne à la sécurité de celui qui expose et s’implique (le narrateur), à l’organisation spatiale des différentes phases, et aux  processus de décentration et de prise de conscience (Faingold, 1993).  Mais la spécificité de ce dispositif tient aussi au rôle tenu par le formateur, qui, pour privilégier le travail du groupe, est ici principalement animateur du dispositif, garant du cadre, distributeur et régulateur de la parole des participants.  Cette modalité d’analyse de pratiques se distingue donc d’autres dispositifs que j’utilise dans certains contextes de supervision ou de professionnalisation, où le formateur a, en tant qu’expert, un rôle central à jouer dans le processus d’analyse (Faingold 2013, 2014).

1. Présentation du dispositif

Lorsque je forme des formateurs à l’animation du dispositif « Centration du groupe sur la question du narrateur », je rappelle les conditions éthiques de fonctionnement d’un groupe d’analyse de pratiques : confidentialité (ce qui se dit dans le groupe ne sort pas du groupe), non-jugement, bienveillance,  mais aussi ponctualité et assiduité. Je précise également que ce type de travail réflexif est adapté pour des groupes de 6 à 10 personnes, de préférence pour une répartition régulière de séances, par exemple 6 à 8 séances par an à raison d’une fois par mois, ce qui permet au groupe de se connaître et de se construire une histoire collective.

J’ai ensuite à cœur de commencer par leur faire vivre le dispositif, avec une présentation minimale. Je note donc au tableau (ce qui suppose que la salle en soit équipée) uniquement les quatre phases centrales du dispositif :
– récit du narrateur
– questions
– hypothèses
– retour au narrateur : nouvelles perspectives

Je privilégie donc l’approche expérientielle, suivie d’une phase de commentaires et de questions-réponses, afin d’éviter l’inépuisable avalanche de questions et d’objections élaborées sur la base de représentations préalables et non d’un vécu. Une fois le dispositif expérimenté, je reprends phase par phase un commentaire explicatif, illustré par des exemples vécus, et je réponds aux questions.

2. Le protocole des six temps d’une séance de 2h30

2.1 Le choix de la situation (durée approximative : 15 minutes)

Je demande à chaque membre du groupe de réfléchir à une situation qui lui pose problème et au sujet de laquelle il souhaiterait l’aide du groupe, puis de noter en une ligne ou deux ce dont il s’agit, l’important étant juste de permettre à chacun de laisser venir un sujet de travail possible.

Je propose ensuite un tour de table où chacun s’exprime en commençant par : « Si j’avais à parler aujourd’hui, je parlerais de… ». Il s’agit en quelques phrases de faire comprendre au groupe la situation-problème, mais en aucun cas de commencer un récit détaillé. Le conditionnel permet à chacun de s’exprimer sans que cela constitue encore un engagement à prendre la place de narrateur. Le formateur doit impérativement vérifier qu’il s’agit bien d’une situation spécifiée appartenant au vécu du sujet, correspondant à un moment et à un contexte particulier, et non pas d’un problème énoncé en termes généraux. L’une des premières compétences du formateur est de repérer immédiatement les formulations généralisantes (à chaque fois que, toujours, jamais, souvent, j’ai un problème avec…) et de solliciter un exemple précis. Egalement de savoir strictement cadrer les temps de prise de parole, afin de limiter la durée de ce tour de table qui n’est que le préalable au travail d’analyse de pratiques.

Je demande à chaque personne qui s’est exprimée de choisir un mot clé résumant sa situation et je note au tableau son prénom et le mot clé, précédé d’un numéro. Par exemple :

1. Monique – situation conflictuelle avec un supérieur hiérarchique
2. Christiane – problème de co-animation
3. etc.

Je précise à ce stade que le fait que la situation soit notée au tableau correspond à l’acceptation pour la personne de prendre le rôle de narrateur, et je vérifie à chaque fois cet accord. Une fois le tour de table terminé, je demande à chaque personne de voter pour l’une de ces  situations en notant l’un des numéros sur un bout de papier (je ne ramasse pas les papiers, le but est juste que le choix soit posé, afin d’éviter que certains changent d’avis au fil du tour de table). Le critère est l’intérêt partagé pour tel ou tel type de situation. Je privilégie donc le choix par le groupe lui-même de la situation à travailler. Cependant, je peux parfois décider de choisir moi-même la situation à travailler si la tonalité émotionnelle de l’énoncé du problème me fait percevoir une urgence pour la personne.

2.2 Le récit par le narrateur (durée approximative : 15 minutes)

Pour que le narrateur présente sa situation, je lui demande de venir s’asseoir à côté de moi : ceci pour qu’il s’adresse au groupe et non à l’animateur (j’ai prévu une chaise vide à côté de moi). A la fin de son récit, je lui demande : « Quelle est la question que tu te poses et sur laquelle tu sollicites l’aide du groupe ? » J’attends qu’il ait formulé soit une question, soit un thème plus vague, je ne cherche pas une « belle formulation », il s’agit juste d’obtenir un premier état de la manière dont la personne oriente le travail réflexif. Je note ce qu’il dit mais je lui donne un feutre pour qu’il écrive lui-même au tableau cette question. Souvent la formulation se précise au moment du passage à l’écrit. L’idée est que le groupe puisse ultérieurement avoir toujours sous les yeux la question du narrateur et que le formateur puisse le cas échéant rappeler « Pensez bien à la question de X » en montrant la formulation écrite. Ce dispositif est donc fondamentalement au service du narrateur : le groupe est centré sur sa demande, et le formateur veille à ce que chacun comprenne que c’est le narrateur et lui seul qui saura identifier ce qui dans le travail d’analyse, va l’aider à clarifier sa problématique. C’est le sujet qui sait, le groupe est à son service. Il est important que les membres du groupe ne dévient pas de ce cadre. Le formateur doit donc veiller à ce qu’ils ne se trompent pas d’objet de travail en prenant des directions d’analyse qui pourraient diverger de ce but.

2.3 La phase de questions (durée approximative : 30 minutes)

Pour recueillir de l’information, le groupe pose au narrateur des questions factuelles pour obtenir une description approfondie de la situation en vue de mieux comprendre ce qui pose problème au narrateur. Je ne pose aucune question moi-même, sinon tout à fait en fin de parcours si vraiment il me semble qu’une question importante n’a pas été posée. Le narrateur répond aux questions les unes après les autres, il est cependant libre de ne pas répondre à certaines questions qui pourraient lui paraître intrusives.

Pendant cette phase, le rôle de l’animateur est décisif pour ménager la sensibilité du narrateur qui de fait est doublement fragilisé : par la situation exposée d’une part, puisqu’il y est en difficulté, et en raison de l’expression publique de sa perplexité ou de son malaise d’autre part. Il revient à l’animateur de rappeler l’importance des effets perlocutoires (Vermersch, 2012) de telle ou telle formulation (« qu’est-ce que je fais à l’autre avec ma question – ou avec mon intonation ? »). Pour cette phase, il me paraît important que le formateur soit formé à l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) qui est la seule approche à ma connaissance à avoir analysé finement l’incidence des mots sur l’état émotionnel d’un sujet, et à avoir travaillé dans le détail le format des questions en  privilégiant des questions rigoureusement non-inductives. L’approche de l’entretien d’explicitation m’a par exemple appris à me méfier de la question « pourquoi ? », génératrice de positions de justification (Faingold, 2011). En effet la question « pourquoi ? » est très polysémique et peut être interprétée différemment mais surtout elle est souvent entendue comme « Mais enfin pourquoi… ? », donc comme une remise en question, voire un jugement, à l’inverse de l’accueil inconditionnel de l’écoute rogerienne qui est celle recherchée dans ce travail. La compétence pour le formateur à identifier toute position de justification chez le narrateur est essentielle, puisqu’elle signifie que le narrateur a perçu quelque chose de l’ordre du jugement, ce qui est un signe infaillible d’un dérapage dans un travail d’analyse de pratiques, et plus généralement d’accompagnement professionnel.

Il est d’ailleurs important d’être attentif à la forme de la question, mais aussi à l’intonation : une nuance d’indignation ou un ton trop convaincu est aussi redoutable qu’une interpellation du type « Ne crois tu pas que tu aurais dû… », formulation prototypique de ce qu’il convient à tout prix d’éviter… Certaines questions fermées, certaines interro-négatives et des questions trop interprétatives peuvent également être écartées par l’animateur qui est garant de la sécurité psychologique du narrateur et du groupe. En fait les groupes qui débutent en analyse de pratiques ont tout un apprentissage à faire pour apprendre à poser des questions ouvertes et productives en termes d’apport d’informations. Quand ils ont la chance d’avoir eux-mêmes été formés à l’explicitation, le travail est d’emblée d’une bien meilleure qualité.

A la fin de cette phase de questionnement, le formateur propose au narrateur de reformuler la question qu’il se pose au sujet de la situation exposée. Sans regarder le tableau qui se trouve derrière lui (afin de permettre un travail cognitif d’émergence et non de reconstruction), il répond à la question suivante : « Comment formules-tu ta question à présent ? » et est invité par le formateur à l’écrire au tableau sous la première formulation, qui n’est pas effacée. Parfois la formulation reste la même mais le plus souvent, elle change, même parfois très radicalement à la suite du travail cognitif qui s’est opéré pendant la phase de questions. C’est en fonction de la seconde formulation que le groupe va désormais émettre des hypothèses.

2.4 La phase d’hypothèses (durée approximative : 45 minutes)

C’est une phase de décentration pour le narrateur, une phase d’élaboration d’hypothèses pour les participants. Le narrateur se lève et va s’installer derrière le groupe, à une place qui a été préparée de telle sorte que le formateur puisse le voir et vérifier son confort physique et psychologique. Le narrateur n’intervient pas pendant cette phase, mais il prend des notes. Les membres du groupe émettent alors des hypothèses de compréhension de la situation et formulent par analogie des éléments de résonance avec leur propre vécu professionnel. Ils ne s’adressent pas directement au narrateur : il est important qu’il n’y ait aucune interaction avec le narrateur pendant ce temps d’hypothèses, afin que ce dernier soit seulement en situation d’entendre les autres membres du groupe, et n’ait pas à répondre à quoi que ce soit. Ils parlent donc du narrateur en troisième personne, et en utilisant son prénom. Il est essentiel pour le processus de décentration qu’il n’y ait aucune adresse en « tu » et que les membres du groupe ne regardent pas le narrateur qui doit pouvoir écouter les hypothèses sur la situation sans jamais avoir à répondre à une quelconque interpellation.

L’animateur veille à ce qu’il n’y ait aucun jugement de valeur, et intervient pour demander une reformulation s’il perçoit quoi que ce soit qui puisse blesser ou choquer le narrateur. Comme dans la phase des questions, il veille à reprendre les affirmations trop convaincues, les assertions dogmatiques, les tonalités donneuses de leçons. Il précise régulièrement à ceux qui s’expriment : « C’est ton point de vue, cela peut ne pas du tout convenir au narrateur, qui ne retiendra que ce qui lui convient dans vos hypothèses ». Il recentre les interventions sur la prise en compte de la question formulée par le narrateur. Toutes les hypothèses sont formulées en première personne, en commençant assez systématiquement ainsi : « Moi, ce que je comprends… », « Moi, ce que ça m’évoque… ».

Cette phase de distanciation où le narrateur écoute, sans intervenir, la pluralité des hypothèses émises par les autres participants est décisive, c’est l’une des spécificités du dispositif : la prise de conscience s’opère à travers un processus de décentration qui se met en place avec l’écoute et la prise en compte des points de vue d’autrui sur la situation problème. Le fait pour le narrateur de ne pas avoir à répondre ni à se justifier est ici absolument déterminant.

Pendant cette phase, il peut y avoir des interactions à l’intérieur du groupe de participants, qui souhaitent souvent rebondir sur telle ou telle hypothèse. Cependant il importe de préciser qu’il ne s’agit pas de discuter pour convaincre quiconque mais de toujours s’exprimer en première personne. Pour que cette dynamique puisse se mettre en place au mieux, et pour contrecarrer la tendance des participants à s’adresser au formateur, je me lève souvent pendant ce temps d’hypothèses et je tourne autour du groupe en continuant à donner la parole et en veillant à regarder régulièrement le narrateur. J’ai souvent à atténuer les positions qui s’expriment, en rappelant que c’est un point de vue subjectif, en particulier quand le ton est trop convaincu, voire trop « donneur de leçons ».

En dernier lieu, quand tout le monde s’est exprimé sur les hypothèses de compréhension et les expériences évoquées par résonance, l’animateur encourage la formulation de propositions d’action (« Moi, ce que je ferais dans cette situation… »). Souvent à ce stade, je fais un tour de table systématique pour que chacun s’exprime et que le narrateur ait un maximum de perspectives envisageables.

Il est essentiel de refuser tout conseil ou proposition d’action intervenant avant que ne soient épuisées les hypothèses de compréhension et les évocations par résonance. Là encore, il est précisé que ce ne sont que des prises de positions subjectives, qui peuvent ne pas du tout convenir au narrateur.

Je n’interviens, pendant toute cette phase d’hypothèses, qu’en termes de régulation du groupe ; mon expérience montre que la plupart des idées que j’ai pu avoir sur le contenu finissent par être émises par quelqu’un à un moment ou à un autre, et que l’essentiel est de faire confiance à l’intelligence collective.

2.5 Retour au narrateur, nouvelles perspectives (durée approximative : 15 minutes)

Le narrateur reprend sa place auprès de l’animateur, et s’adresse au groupe pour répondre à la proposition du formateur : « Que retiens-tu de tout ce que tu as entendu ? ». Il est invité à ne pas regarder ses notes à cet instant, l’important étant ce qui reste présent à son esprit, à la suite de cette longue phase d’écoute où il a pu percevoir sa situation comme un objet quasiment extérieur à lui et prise en charge par le groupe. Il dit alors ce qu’il retient des hypothèses de compréhension et des propositions d’action. Ses options ne sont pas rediscutées. Le groupe ne réintervient en aucune manière. J’ai tout à fait abandonné l’idée de demander au narrateur les hypothèses qu’il ne retenait pas, c’est inutile et souvent mal vécu par ceux qui les ont émises.

L’important est de faire confiance au processus qui va d’ailleurs se poursuivre pour le narrateur bien au-delà du temps de la séance. Mais aussi de rappeler au groupe que c’est le sujet qui sait, que seul le narrateur est détenteur de sa vérité et de ce qui lui convient ou ne lui convient pas, au stade où il en est de son cheminement. On constate quasiment toujours qu’une clarification du problème s’est opérée, que des prises de conscience ont eu lieu et que des pistes de retour à l’action sont présentes, pistes que je veille à  opérationnaliser par un accompagnement final. Pour cela je demande ce que va faire le narrateur en retournant dans son lieu professionnel, quel sera son premier pas, quand et où cela va se passer, quelles seront les étapes, les éventuels obstacles à contourner, les personnes sur lesquelles il peut s’appuyer, et je contractualise avec lui en rappelant la date de la prochaine séance d’analyse de pratiques où la parole lui sera donnée pour dire ce qui s’est passé dans l’intersession.

A la fin de cette phase, je demande au narrateur de vérifier que le travail peut s’arrêter pour cette séance, qu’il n’a pas de question en suspens, puis je lui propose de regagner sa place dans le groupe.

2.6 Le retour sur le vécu de chaque participant (durée approximative : 30 minutes)

Au début de cette phase réflexive a posteriori, je distribue une feuille avec la consigne suivante : « Je vous propose maintenant de prendre un temps pour revenir sur la manière dont vous avez vécu ce temps d’analyse de pratique, et d’être attentif aux moments de la séance qui se détachent, qui vous ont touché ou fait réagir particulièrement, des moments marqués émotionnellement. Vous pouvez prendre quelques notes sur ce qui vous revient, sur ce qui a fait écho avec votre histoire professionnelle,  et/ou sur le sens qu’a eu pour vous ce moment en termes de résonance avec votre problématique personnelle ».

Après un petit temps laissé à chacun pour l’écriture, je redonne la parole en premier au narrateur, puis à chacun des participants sur ce qu’il souhaite partager de ce qu’ont pu évoquer pour lui ces moments de résonance émotionnelle. Le tour de table permet à chacun de mentionner les situations professionnelles qui lui sont revenues en mémoire par analogie avec la situation travaillée, et de mettre en lien avec les enjeux sous-jacents en termes d’identité professionnelle. Le cas échéant, en fonction de la situation travaillée, le formateur peut clore la séance en faisant référence à des éclairages théoriques et à des ressources documentaires.

3. Quelques remarques complémentaires

Il est des variables dont je n’ai pas parlé et qui relèvent du libre choix du formateur : on peut ou non laisser des tables, on peut ou non autoriser la prise de notes par le groupe pendant la narration. La phase des hypothèses peut être précédée d’un court temps d’écriture, à partir de l’amorce : « Moi ce que je comprends de la situation c’est que… » ou : « Moi ce que ça m’évoque… ». Le risque éventuel des évocations est que le locuteur soit tenté de détailler sa situation de référence. Il revient au formateur de limiter la prise de parole à ce qui a fait précisément résonance avec la situation du narrateur, par analogie expérientielle.

Dans un groupe d’analyse de pratiques quand les séances se suivent à un rythme régulier, le premier tour de table permet de partager ce qui est advenu pendant l’intersession. Dès la seconde séance, je redonne la parole au narrateur de la fois précédente pour qu’il informe le groupe des suites du travail réflexif. Je lui suggère l’amorce suivante : « Depuis la dernière fois… », suivi de « Et si j’avais à parler aujourd’hui… » (sachant que le narrateur change d’une séance à l’autre, et que cette nouvelle situation ne sera donc pas marquée au tableau). Il est souhaitable qu’au terme d’une session tout le monde ait pu proposer une situation au moins une fois. Au fil des séances, les participants peuvent aussi rappeler une situation évoquée précédemment en tour de table, et dire ce qui s’est passé depuis. Si quelqu’un propose la même situation-problème plusieurs fois, cela signifie que la question sous-jacente est importante pour lui, et ce peut être pour moi une raison de lui laisser la place de narrateur, au même titre que lorsque je perçois une urgence émotionnelle.

4. Rôle et formation des formateurs

Le formateur veille au respect des différentes phases (en particulier : pas de nouvelles questions pendant la phase d’hypothèses, pas de propositions d’action avant épuisement des hypothèses de compréhension). Il distribue la parole, encourage l’intervention de ceux qui parlent peu, limite le temps d’expression de ceux qui parlent trop longtemps, et veille à respecter (sans rigidité) la durée prévue pour chaque phase. Il est garant du cadre et des conditions de fonctionnement du groupe. S’il intervient, c’est en tout dernier lieu, à la fin d’une phase, de manière minimale. Il porte une extrême attention aux manifestations émotionnelles en général, du narrateur en particulier, afin de souligner ce qui a pu être perçu comme porteur de jugement.

Cette posture du formateur, à la fois en retrait et garant de la sécurité du narrateur et du groupe, demande de l’humilité mais aussi une grande vigilance pour assurer le respect des règles de fonctionnement de chaque phase du dispositif, dans la mesure où tout dérapage doit être immédiatement identifié et recadré avec délicatesse et fermeté, eu égard à lavulnérabilité émotionnelle de chacun dans ce type de travail. Elle demande également de savoir se taire sur le contenu, et de faire confiance à l’intelligence du groupe.  C’est le travail collectif sur la situation qui va aider le narrateur à se décentrer, à modifier sa propre représentation d’une situation-problème à travers l’écoute d’une multiplicité de points de vue sur le contexte évoqué, et enfin à envisager des pistes d’action pour le retour sur le terrain professionnel.

Pour une animation optimale de ce dispositif il est souhaitable que le formateur soit formé à l’entretien d’explicitation pour l’identification des effets perlocutoires des questions posées. Par ailleurs, comme pour tout travail d’accompagnement professionnel, il est important qu’il ait fait lui-même un travail approfondi de clarification de sa problématique personnelle, et qu’il ait un lieu de supervision.

5. Pour conclure

Ce qui fait la puissance de ce dispositif, c’est fondamentalement la rigueur du cadre. Elle est une garantie de sécurité pour le narrateur, pour les participants, mais aussi pour le formateur débutant en analyse de pratiques, même s’il n’a pas encore l’aisance que procure une longue expérience de ce type de travail. C’est pourquoi dans des contextes où il convient de former rapidement les formateurs à l’animation d’ateliers d’analyse de pratiques, je privilégie ce dispositif, en soulignant l’importance des séances de supervision qui permettront de partager la diversité des situations travaillées et des problèmes inévitablement rencontrés dans la pratique.

Références bibliographiques

De Peretti, A. (1991). Organiser des formations. Paris : Hachette.

Faingold, N. (1993). Décentration et prise de conscience. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, non publiée. Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Nanterre.

Faingold,  N. (2001). Entretien avec L. Paquay et R. Sirota. Recherche et formation, 36, 163-172.

Faingold, N. (2005). Explicitation, décryptage du sens, enjeux identitaires. Expliciter, 58, 1-15.

Faingold, N. (2006a). Formation de formateurs à l’analyse des pratiques. Recherche et formation, 151, 89-104.

Faingold, N. (2006b). Explicitation des pratiques, réflexivité, construction identitaire. Expliciter, 63, 18-25.

Faingold, N. (2011a). La formation à l’entretien d’explicitation comme recherche-action sur soi. Expliciter, 89, 15-23.

Faingold, N. (2011b). Explicitation des pratiques, décryptage du sens. In M. Hatano & G. Le Meur (Eds.). Approches pour l’analyse de l’activité (pp 111-155). Paris : L’Harmattan.

Faingold, N. (2012). L’entretien de décryptage : le moment et le geste comme voies d’accès au sens.Expliciter, 92, 24-47.

Faingold N (2013). Accompagner l’émotion : explicitation, décryptage du sens et parties de soi.  Expliciter, 100, 29-38.

Faingold N. (2014). Réduction et résonances en recherche et en formation : des compétences en acte à l’identité professionnelle. In A. Mouchet (dir.). L’explicitation de l’expérience subjective. Usages diversifiés en recherche et en formation. Paris : L’Harmattan (à paraître).

Fumat Y., Vincens, C.,  & Etienne, R. (2003).  Analyser les situations éducatives. Paris : E.S.F.

Lamy, M. (2002). Propos sur le GEASE. Expliciter, 43, 1-13.

Vermersch, P. (1994).  L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F.

Vermersch, P. (2012).Explicitation et phénoménologie. Paris : PUF.

 

Haut de page

Notes

  1. Voir également Lamy, M. (2002). Propos sur le GEASE. Expliciter, 43, 1-13.