Marc Thiébaud
Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch
Résumé
Les analyses de pratiques professionnelles (APP) à distance présentent des contraintes significatives qui nécessitent la mise en œuvre de différentes adaptations. Ces dernières apparaissent d’autant plus importantes que la démarche d’APP mobilisée vise à favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité. Ce texte aborde les défis posés par ces APP et divers moyens qui ont été expérimentés pour y faire face.
Mots-clés
visioconférence, communication, animation, intelligence collective, réflexivité
Catégorie d’article
Témoignage ; synthèse et mise en perspective
Référencement
Thiébaud, M. (2021). Développer dans un groupe d’analyse de pratiques à distance de nouvelles modalités de communication et de travail pour favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 20, pp. 60-79. http://www.analysedepratique.org/?p=4624.
Developing new methods of communication and work in a remote practice analysis group to encourage dynamics of collective intelligence and reflexivity
Abstract
Remote professional practices analysis (PPA) present important constraints which require the implementation of various adaptations. These are all the more important as the PPA approach mobilised aims to encourage dynamics of collective intelligence and reflexivity. This article discusses the challenges posed by these PPAs and various means that have been experimented with to deal with them.
Keywords
videoconference, communication, facilitation, collective intelligence, reflexivity
Les analyses de pratiques professionnelles (APP) à distance étaient rares jusqu’en 2020 et concernaient avant tout des groupes très dispersés géographiquement (voir par exemple la démarche relatée dans Thiébaud, 2020c). Depuis le début de la pandémie, l’usage de la visioconférence en APP a été de plus en plus fréquent. De nombreux témoignages mettent en évidence les contraintes significatives auxquelles il faut faire face. Ils montrent également qu’il est possible d’assurer un travail de qualité, moyennant préparation et adaptations (voir Thiébaud, 2020a). Durant l’année écoulée, j’ai eu l’occasion de faire la même expérience en animant plusieurs séances d’APP à distance avec différents groupes. Cependant, j’ai constaté que favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité représente un défi important qui nécessite de déployer diverses ressources. Ce texte a pour but de décrire et discuter des moyens spécifiques au travail en visio (modalités de communication, espace « chat », salles virtuelles, partage d’écran, etc.) que nous avons pu expérimenter à cet effet avec les participants de ces groupes.
Ci-après, je présenterai tout d’abord des éléments généraux en lien avec le développement de dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité au service de l’analyse de pratiques, puis le contexte des séances d’APP auxquelles je ferai référence. J’aborderai ensuite les difficultés et défis rencontrés pour un tel travail d’analyse de pratiques à distance. J’exposerai enfin des modalités de communication et de travail que nous avons expérimentées pour y faire face, avec leurs apports potentiels et je proposerai une petite synthèse de mes expériences et constats.
1. Dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité au service de l’APP
Je résumerai ici quelques spécificités d’une démarche d’APP qui valorise un travail en intelligence collective et dans la réflexivité en m’appuyant notamment sur les articles parus dans Thiébaud & Vacher (2018a) et les écrits de Thiébaud & Bichsel (2019a ; 2019b).
En préambule, je mentionnerai ce que je considère comme des conditions préalables, qui avaient été développées lors des premières séances en présentiel dans les groupes que j’évoque, en particulier :
- le travail de constitution du collectif, avec la mise en lien des personnes, leur inclusion ainsi que l’élaboration de règles et de processus concertés pour l’APP (première étape d’évolution du groupe) ;
- le développement d’un sentiment de sécurité et de confiance entre les participants et avec l’animateur ;
- la participation volontaire et l’implication des personnes dans le travail d’APP dans une perspective d’accompagnement mutuel et d’apprentissage collectif ;
- l’exploration de la singularité des pratiques (celles de l’exposant et les siennes propres) ;
- l’accueil de l’autre dans sa subjectivité et l’acceptation de la sienne, dans une éthique de l’altérité ;
- l’attention à la communication et à une écoute empathique au sein du groupe ;
- la reconnaissance des ressources de chacun et de la richesse des différences présentes ;
- une animation incarnant une posture d’accompagnement permettant au groupe d’expérimenter et de prendre confiance dans ses compétences collectives.
Je considère l’intelligence collective comme un ensemble de processus en interaction caractérisés par « des dynamiques et une capacité de dialogue et de co-construction au sein du groupe susceptibles de favoriser l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent l’apport de chacun » (Thiébaud et Vacher, 2018b, p. 6). Dans cette perspective, l’attention est portée notamment sur la mobilisation de processus synergiques et sur des phénomènes d’émergence qui permettent d’aller au-delà d’un simple assemblage d’apports individuels. Cette émergence d’inédit concerne en premier lieu les analyses et l’élargissement des éclairages produits et des perspectives envisagées. Elle concerne également le fonctionnement du groupe et les modalités de travail qui peuvent être élaborées.
Plusieurs dynamiques sont susceptibles de favoriser de tels processus. Pour mon propos ici, j’en retiendrai particulièrement cinq :
- Une présence, une ouverture, une forte implication de chacun : elles se manifestent entre autres par le partage des émotions vécues et une disponibilité à se questionner et à apprendre et nécessitent à la fois confiance et reconnaissance mutuelles et accueil des besoins, doutes, interrogations de chacun au sein du groupe ;
- Le développement d’une reliance et d’interconnexions dans le collectif : cette dynamique se fonde sur des processus d’empathie et de compréhension réciproque et des phénomènes de résonance sur les plans autant affectif, qu’intuitif et cognitif. Les participants prennent en compte ce qui a été dit et ce qui fait écho pour eux, ils rebondissent, approfondissent et mettent en lien différents éclairages. Ils nourrissent leur réflexion à la fois des similitudes et des différences perçues, des décalages, des surprises, des éléments de controverse, en étant ouverts à ce qui peut en émerger. L’analyse se construit collectivement par assemblage et transformation progressive de toutes les représentations et réflexions mises en commun.
- Une conscience collective : elle est liée à la manière dont les membres du groupe observent ce qui émerge du collectif et fonctionnent de plus en plus en conscience du « nous ». Cela implique qu’ils développent, au-delà du sentiment d’appartenance, une capacité à percevoir ce qui se passe au niveau de l’ensemble et à élaborer un sens partagé de de ce qui fait objet commun pour poursuivre l’analyse en étant en phase avec le groupe.
- Des régulations concertées: elles relèvent d’une compétence du groupe à conscientiser et ajuster son propre fonctionnement et ses modes de communication en continu. Les participants peuvent, selon besoin, questionner ou clarifier les processus en cours sans que l’animateur doive assurer seul ce rôle. Dans le cours de la réflexion collective, ils repèrent la manière dont ils s’accordent ou se désaccordent et peuvent se coordonner, par exemple pour approfondir ensemble certains aspects dans l’analyse ou pour adapter les processus de travail, d’une étape à l’autre.
- Des processus de co-créativité: ceux-ci se manifestent à mesure que les participants investissent un espace de liberté pour imaginer, produire de nouvelles réflexions et perspectives, en mobilisant différentes formes d’expression (verbalisation d’hypothèses de compréhension, partage d’images, de métaphores, co-construction de schémas, réalisation de mise en scène utilisant le corps, etc.). Dans cet espace, avec la confiance développée et des énergies de stimulation mutuelle, ils ouvrent de nouvelles possibilités en faisant des associations sur ce qui a été exprimé par d’autres, en combinant ou renversant les points de vue en mettant en perspective les cadres de référence, en alternant pensées divergente et convergente au sein du groupe.
Ces dynamiques d’intelligence collective sont en lien étroit avec la compétence réflexive. À mesure que les participants la développent, ils sont capables de se concevoir comme sujet analysant et d’en faire un objet d’analyse afin d’élaborer un recul, une distance « méta » correspondant à un saut qualitatif. La réflexivité est source de prises de conscience essentielles qui permettent d’enrichir et de renouveler l’appréhension de son environnement et de ses pratiques. Elle peut porter sur plusieurs « objets », notamment : les analyses produites, les logiques de représentation, d’action et d’apprentissage, les cadres de référence privilégiée, les processus de travail et les relations vécues dans le groupe, les principes et les objectifs de l’APP. L’animation peut jouer un rôle important pour activer les possibilités de réflexivité présentes dans le groupe. Des moments dédiés à une prise de recul, des tâches réflexives, des temps « méta » et de bilan y contribuent de manière significative.
Les dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité se soutiennent mutuellement. Selon mon expérience, elles se développent progressivement, dans un apprentissage au fil du temps, et requièrent une relative intensité de travail, avec des séances d’une durée d’au moins trois heures idéalement. Elles ne se déploient pas de manière programmée, mais peuvent être favorisées par un accompagnement sur-mesure, selon les potentialités présentes. Dans les groupes d’APP avec lesquels nous avons été conduits à faire des séances à distance, ces dynamiques étaient déjà enclenchées à des degrés divers. Dans les séances en visio, il s’agissait de les conserver et de les stimuler. Avant d’évoquer les défis que cela représente, je préciserai brièvement ci-après le contexte de ces APP.
2. Caractéristiques et contexte des séances d’APP à distance vécues
Les expériences sur lesquelles je m’appuierai ici concernent des séances d’une durée généralement de trois heures, vécues avec sept groupes d’analyse de pratiques stables et de taille réduite. Ils comprenaient entre 6 et 10 professionnels des milieux de l’éducation, de la santé, du travail social et de la formation d’adultes. Chaque groupe avait déjà vécu plusieurs rencontres en présentiel auparavant et avait pu développer des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité, que je favorise dans la mesure du possible (voir Thiébaud, 2018a et 2018b). Le déroulement des APP avait suivi les étapes et les principes proposés dans Thiébaud (2013) et Thiébaud & Vacher (2020), avec des analyses centrées sur la pratique d’une personne exposante. Les participants de ces groupes souhaitaient poursuivre dans l’approche adoptée malgré les difficultés liées à la visio. Je relèverai que ce n’est pas toujours le cas. J’ai aussi vécu, dans d’autres groupes, des séances à distance avec des participants qui ont préféré, en contexte de pandémie, privilégier par exemple un partage d’expériences dans le but avant tout de garder ou de renforcer leurs liens.
Dans les lignes qui suivent, j’évoquerai des modalités de communication que nous avons utilisées pour soutenir un travail d’APP sans en modifier les objectifs et la démarche générale. Ces moyens ont été mobilisés de manière variable, en concertation avec les participants, dans des ajustements sur mesure, selon les besoins spécifiques qui sont apparus. Les APP par visio n’avaient pas été prévues initialement, c’est la situation de pandémie qui nous y a conduits. À chaque fois, seules une ou deux séances à distance ont eu lieu, avant que ne reprenne le présentiel. Comme nous n’avons pas recouru systématiquement à l’ensemble de ces moyens et avec seulement une douzaine de séances à distance au total, le recul manque pour évaluer de manière plus générale les apports de ces adaptations. Je me limiterai donc à les décrire et à mentionner mes observations et des feedbacks partagés dans les groupes.
Par ailleurs, je précise que la mobilisation de ces moyens suppose qu’il n’y ait pas de problème technique et que l’on recourt à un programme de visioconférence performant (voir Thiébaud, 2020b). C’était le cas dans les groupes concernés. Nous avons utilisé Zoom et j’ai à chaque fois proposé un essai préalable aux participants qui pouvaient craindre de rencontrer des difficultés à cet égard. En outre, toutes les personnes étaient connectées via ordinateur (plutôt qu’une tablette ou un smartphone qui limitent les possibilités) et disposaient d’un lieu tranquille, sans dérangement. Chacun se trouvait dans la même configuration et disposait d’une connexion individuelle performante, avec son et image vidéo et la possibilité d’avoir un affichage en mosaïque avec à l’écran les visages de tous (ce qui facilite le « balayage » rapide des participants).
Les défis que j’évoquerai en lien avec les séances en visio ne concernent donc pas des questions techniques, mais des aspects liés essentiellement à la communication et au travail d’analyse par écrans interposés. Je les aborderai maintenant avant de décrire les moyens utilisés pour y faire face.
3. Défis à relever dans des APP en visio visant à favoriser des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité
Lorsque dans une APP, la réflexion s’effectue uniquement par l’addition des analyses apportées par chaque participant, les contraintes de la visio sont relativement limitées. Cela peut être le cas par exemple lorsque chacun développe sa réflexion pour soi, puis la partage oralement dans un tour de table ou par écrit via l’envoi de ses hypothèses de compréhension dans un espace virtuel de conversation (« chat »). Une telle APP à distance ne présente pas de difficultés majeures au niveau de la communication. Dans une élaboration en intelligence collective, en revanche, l’émergence est davantage que l’apposition ou la combinaison des apports de chacun : il y a un processus de dialogue, un travail de co construction, et une transformation progressive des regards qui s’opère. Dans une telle perspective, une séance d’APP en visio pose d’autres problèmes, plus ardus à surmonter.
J’en évoquerai quelques aspects sous la forme de défis à relever.
Un premier défi concerne les appréhensions : inconfort par rapport à l’écran, difficulté à prendre la parole dans ce format. Comment générer de la confiance, en dépit de la nouveauté d’une séance d’APP à distance et des inconforts qu’elle engendre ? Tout le monde n’a pas les mêmes réactions, certaines personnes peuvent avoir développé une aisance dans le travail en visio alors que c’est nouveau et désécurisant pour d’autres. Certains participants, tout au moins au début, sont sur la retenue, ont tendance à rester en retrait par rapport à leur implication en présentiel et peuvent être habités par des croyances inhibitrices : « une APP par écrans interposés n’a pas la même valeur » ; « je ne suis pas sûr que ça vaille la peine, c’est tellement bizarre de ne voir que nos visages ».
Un autre défi se situe au niveau des énergies du groupe. Comment soutenir la concentration et l’implication dans l’APP sur une longue période durant une séance en visio ? Les risques de fatigue et de dispersion de l’attention sont accrus, d’autant que la stimulation des liens physiques et les possibilités de bouger font défaut. Ces risques sont présents dans toute APP à distance. Ils le sont en particulier sur une durée de trois heures (correspondant aux séances que nous avons vécues).
Un troisième défi a trait à la limitation de la communication, qui passe essentiellement par le verbal et l’expression des visages. Comment compenser les manques liés à la communication non verbale ? Les émotions vécues peuvent être réprimées et elles sont plus difficiles à percevoir, même si elles sont présentes. La dimension affective vient moins nourrir les analyses. Les mouvements du corps et du regard (qui donnent à voir à qui on s’adresse par exemple) ne sont plus là en visio.
Dans le prolongement, la circulation de la parole représente un autre défi. Comment favoriser dans une APP à distance une prise de parole souple, dynamique ? Le travail en intelligence collective est facilité par la capacité du groupe à rebondir sur les propos des autres, à approfondir, élargir, multiplier et assembler des analyses ; ou parfois aussi à observer un moment de silence réflexif. Selon Vacher (2018, p. 58), la dynamique collective s’incarne dans une interdépendance des apports : « en donnant à voir sa compréhension ou en interrogeant pour comprendre, le participant enrichit la compréhension potentielle de l’autre qui, par empathie, cherche à son tour à le comprendre. » En visio, les participants peuvent hésiter à s’exprimer, ne sachant pas quand c’est le moment ou ne voulant pas trop complexifier la réflexion collective. Le développement d’un dialogue en co construction, avec la fécondation des apports mutuels, est plus difficile. Les micro-régulations continues du présentiel ne sont plus là pour aider à la fluidité des échanges, qui risquent d’être appauvris.
Un cinquième défi, lié au précédent, concerne les liens entre participants et la conscience du collectif. Comment développer la reliance au sein du groupe ? A distance, il n’y a plus le contact physique, les échanges informels avant la séance, etc. Ainsi que l’évoque Rebetez (2018, p. 48), « l’intelligence collective pourrait correspondre à une pièce à deux faces : à la fois la dimension cognitive (nouvelle représentation partagée) et la dimension socio-affective (lien et stabilité). » Dans une APP en présentiel, la disposition physique, en cercle, permet à chacun de se voir ensemble, de sentir plus immédiatement ce qui est partagé. À distance, la vision des visages alignés sur l’écran, le fait de regarder sa caméra, l’absence de l’espace commun et des sensations qu’il peut produire, rendent plus difficile le sens du collectif.
Je mentionnerai encore un sixième défi, qui concerne plus particulièrement l’animation et la posture d’accompagnement. Comment être, en tant qu’animateur, contenant pour le groupe sans prendre trop de place ? À distance, il m’est difficile d’observer et de sentir la dynamique globale du groupe, de percevoir finement les besoins et potentialités présentes, d’apporter sécurité et encouragement d’un regard ou d’un geste. Je peux compenser en verbalisant davantage les processus en cours, en distribuant la parole, en faisant des synthèses lorsque je crains que le groupe ne parvienne plus à travailler au diapason, etc. Ce faisant, je risque cependant de freiner la liberté de parole et de limiter la mobilisation des ressources des participants. Le travail en intelligence collective procède par des émergences (tant en ce qui concerne les objets d’analyse que les compréhensions partagées) et par une élaboration et une reconstruction continues de sens qui nécessitent à la fois liberté et cadre sécurisant, moments de divergences et de convergences. L’équilibre à trouver au niveau des interventions d’animation à cet égard est toujours délicat. Il l’est particulièrement dans une séance d’APP en visio. Face à la nouveauté, cet apprentissage requiert une confiance importante, en soi et dans le groupe.
En ce qui concerne la réflexivité, elle peut être favorisée dans le distanciel, avec le recul que celui-ci offre. L’introspection peut être facilitée du fait que chacun se trouve dans son espace propre. C’est le cas notamment durant les temps « méta » individuels. En revanche, le travail de mise en lien entre les différentes analyses (de la pratique de la personne exposante et de la sienne propre) exige une attention soutenue. Les risques de fatigue et les difficultés liées à la communication évoqués ci-dessus en lien avec la visio peuvent donc limiter la richesse de ces mises en commun réflexives.
Les défis qui viennent d’être abordés sont en bonne partie liés. Un manque de confiance dans la possibilité d’un travail fructueux à distance va affecter la circulation de la parole et vice versa. Les manques liés à la communication non verbale vont réduire ma capacité en tant qu’animateur à me fier aux compétences et à la conscience collectives, ce qui peut réduire la mobilisation des ressources présentes chez les participants. Etc. Par ailleurs, ces défis sont plus ou moins importants selon les groupes. Lorsque ces derniers sont de taille réduite et qu’ils ont déjà développé une expérience significative des APP et des dynamiques d’intelligence collective, la tâche est plus aisée. Abordons maintenant des moyens susceptibles d’aider à gérer les difficultés relevées.
4. Modalités de communication et de travail expérimentées dans les APP à distance
Les moyens présentés ci-après ont été utilisés à des degrés variables, en concertation, durant les séances d’APP évoquées au début de ce texte. Souvent (mais pas toujours), la proposition de les utiliser est venue de moi, dans un rôle d’accompagnant, qui ajuste les processus en fonction des besoins et des demandes, ainsi que des contextes particuliers qui peuvent être vécus par les participants et le groupe. Le temps d’échange développé dans chaque groupe à propos de la situation particulière de l’APP à distance a été porteur de régulations et d’apprentissages qui se sont révélés très aidants. J’y reviendrai dans le point 4.1.
J’aborderai ici uniquement des moyens spécifiques à un travail en visio. Ils sont complémentaires aux points d’attention généraux relevés dans Thiébaud (2020a) pour préparer et animer une séance d’analyse de pratiques à distance.
4.1. Activités de mise en lien des participants et de démarrage de la séance en visio
Je commencerai par les activités de début de séance. Dans une rencontre en présentiel, il est courant de proposer un partage du type « quoi de neuf ? » et de demander un retour suite à la séance précédente, notamment aux personnes qui avaient été exposantes. A distance, je cherche de préférence à favoriser des liens plus forts, une connexion plus directe au collectif, et une parole davantage ancrée dans le vécu présent. A cet effet, nous avons expérimenté les activités suivantes, qui peuvent être mobilisés en complémentarité.
4.1.1 Tour de parole des ressentis par rapport à une analyse de pratiques en visio
Comment chacun vit cette situation nouvelle ? Quelles appréhensions, quels besoins et quels souhaits y a-t-il par rapport à son déroulement ? Etc. La plupart du temps, les participants partagent volontiers leurs vécus et font part au groupe de la manière dont ils se représentent ce travail à distance… avec des différences importantes entre eux. Cela crée du lien, permet de reconnaître simultanément chacun avec ses vécus et ouvre vers une concertation pour la mise en place de la séance, à partir de tout ce qui a été exprimé. Que ce soit sur le moment même ou dans le bilan de fin de rencontre, les participants disent qu’un tel moment de partage les a aidés à prendre confiance. Ils apprécient aussi le fait que j’exprime les préoccupations que cela suscite pour moi par rapport à l’animation, en même temps que les ressources que je perçois dans le groupe et les expériences de succès que j’ai pu vivre dans des APP à distance.
4.1.2 Echanges brefs, deux à deux, sur des sujets que je peux proposer
Les logiciels de visio permettent facilement de diviser le groupe dans autant de salles virtuelles que souhaité. J’y reviendrai dans le point 4.5. De tels échanges ont pour but de faciliter la mise en lien et la prise de parole. En duos, les participants s’expriment très spontanément, dialoguent facilement, ce qui développe la confiance. Le plus souvent, je propose des sujets qui invitent à la réflexion mais ne posent pas de difficultés et peuvent être abordés en quelques minutes. Par exemple, je propose aux participants de partager sur un aspect abordé durant la séance précédente, ou sur une réalité professionnelle qui leur est commune ; ou encore, pendant le temps de pandémie, sur les contraintes vécues, la manière dont cela les a impactés les ressources qu’ils ont mobilisées. Souvent, les participants trouvent des similitudes dans leurs expériences et réflexions, cela les rapproche. D’une certaine manière, ces échanges compensent les contacts informels qui se développent en présentiel au moment d’arriver à la séance et de s’installer. Parfois, je mets en relation des personnes qui me paraissent avoir des vécus similaires à partager. D’autres fois, je laisse le hasard composer les duos… Les participants disent aimer aussi se retrouver avec une personne du groupe qu’ils connaissent moins.
De manière générale, ces échanges sont très appréciés et vécus comme mobilisateurs. Ils donnent confiance et impliquent immédiatement tout le monde. Parfois, deux brefs moments successifs du même type peuvent être proposés, en modifiant les duos. A l’issue de ces échanges, il n’y a pas de mise en commun en plénum. La possibilité est simplement donnée, si une personne a besoin ou envie d’exprimer quelque chose au groupe, de le faire.
4.1.3 Concertation collective par rapport au déroulement de la séance
J’invite les participants à partager leurs souhaits à ce propos. Qu’est-ce qu’ils ont envie d’exposer comme pratique pour l’analyse ? Quels besoins et suggestions ont-ils par rapport au déroulement de la séance ? J’écoute ce qui est dit et je vérifie éventuellement la compréhension. Lorsque toutes les personnes qui le désirent se sont exprimées, je fais une petite synthèse qui permet de relever à la fois les exposants potentiels pour l’APP et les défis pour le travail à distance. Je fais également des propositions. Le plus souvent, cela permet une rapide concertation sur les choix à faire. De manière générale, il en ressort que la situation particulière de la visio nous engage à être dans une posture d’apprentissage collectif et d’expérimentation. Les participants disent par exemple : « nous sommes tous dans le même bateau » ; « on ne va pas trop se prendre la tête, on se dira au fur et à mesure comment cela va et on ajustera », etc. Ce moment de concertation donne de la sécurité, enlève de la pression. Il permet aux participants de se sentir entendus par rapport à leurs craintes. Il m’aide aussi à proposer des formes de travail et de communication adaptées (voir ci-après). Le groupe tend dès lors à aborder la séance avec humour et à se donner l’autorisation de ne pas être toujours « au top », tout en convenant d’ajuster les processus et de réguler autant que nécessaire.
Ces trois moyens au démarrage d’une séance d’APP à distance ont été à chaque fois utilisés dans la mesure où ils servent à construire la base pour les adaptations qui pourront être mises en œuvre. Ils permettent d’aider les participants à se sentir reconnus et à s’impliquer et ils offrent la possibilité de penser un processus sur mesure pour la séance.
4.2. Modalités de travail et organisation temporelle de la séance
D’après mon expérience, plusieurs adaptations gagnent à être mises en place avec le groupe pour une APP à distance. J’en relèverai ici de quatre ordres.
4.2.1 Adaptations du rythme
En visio, je propose généralement un travail plus rythmé, avec des étapes plus courtes. Par exemple, on divise par deux le moment des questions posées à l’exposant (qui en présentiel peut durer parfois jusqu’à 45 minutes) ; ou j’invite le groupe à procéder à la mise en commun des analyses en plusieurs temps (en la subdivisant d’emblée en différents thèmes qui se dégagent ou en variant les modalités et formes (voir ci-après). Les processus et étapes de déroulement de l’APP gagnent souvent à être plus simples et plus structurés qu’en présentiel. Les participants, dans les bilans, disent que cela les aide à soutenir leur attention, compte tenu de la durée des séances. De manière générale, ils évoquent une richesse dans les analyses et les apprentissages similaires aux APP en présentiel.
4.2.2 Variété des formes de travail
Le plus souvent, le groupe a déjà eu l’occasion d’une rencontre à l’autre d’expérimenter avant la séance en visio différentes modalités de travail. Je privilégie en effet un ajustement des processus aux besoins (en lien notamment avec l’attention requise des participants) et aux potentialités et ressources présentes dans le groupe. Durant la séance d’APP à distance, sur une durée de trois heures par exemple, je propose une alternance de formes :
- temps en grand groupe, en sous-groupes, en réflexion individuelle (voir 4.5) ;
- apport d’hypothèses selon : divers points de vue (acteurs) ; différentes temporalités (passé, présent, futur) ou dimensions (individu, relations, groupe, institution, etc.) ;
- utilisation d’une variété de moyens d’expression des éclairages apportés : associations (analogies, métaphores) ; écrits (voir 4.6) ; schémas, cartes conceptuelles (voir 4.7) ; supports (images, objets ; voir 4.7).
Les participants disent apprécier cette diversité de formes et aiment découvrir de nouvelles façons de travailler, qui les maintiennent en éveil et mobilisent leur créativité.
4.2.3 Moments de pause
En vérifiant fréquemment où en sont les énergies dans le groupe, nous convenons de pauses plus fréquentes qu’en présentiel, mais de courte durée. Elles permettent de bouger et de réduire la fatigue liée notamment à l’écran. Elles peuvent être assorties d’une tâche réflexive, comme dans un temps « méta » individuel (voir Thiébaud & Bichsel (2019b).
4.2.4 Synthèses, mises en perspective et régulations
Dans une APP à distance, je suscite davantage de régulations (voir Thiébaud & Bichsel, 2019a). J’interviens plus souvent dans le groupe pour demander si le déroulement convient et l’ajuster au besoin, résumer ce qui a été fait, préciser les objectifs de l’étape à venir. J’ai pu constater qu’en tant qu’animateur, le fait d’expliquer davantage ce que l’on est en train de faire donne des repères aux participants et les aide à se situer dans le processus. Cela permet de clarifier aussi parfois le focus d’analyse choisi pour que le groupe reste au diapason, dans des échanges fluides, sans qu’il y ait besoin d’intervenir ensuite. Ceci est en lien avec la question de la communication que j’aborde ci-après.
4.3. Modalités de communication et de circulation de la parole
Dans les analyses de pratiques à distance, les possibilités de régulation de la communication habituelles sont plus limitées, du fait notamment que le non verbal est réduit. Par ailleurs, la circulation spontanée de la parole est plus difficile (voir le défi d’un dialogue souple, dynamique). Si l’animateur peut toujours distribuer la parole au fur et à mesure que celle-ci est demandée (à l’aide par exemple des signes proposés par le logiciel de visioconférence), cela réduit cependant la liberté d’expression et les possibilités de rebondir et développer un travail en intelligence collective. Avec les groupes, nous nous concertons donc, en début ou en cours de séance, sur des modalités susceptibles de faciliter une communication plus « naturelle ». Nous avons notamment expérimenté les manières de faire suivantes, qui ont été jugées bénéfiques.
4.3.1 Utilisation d’un bâton de parole symbolique (qui passe d’un participant à l’autre)
Avec cette modalité de communication qui peut être convenue pour tout ou partie de la séance d’APP, lorsqu’une personne a fini de s’exprimer, elle le dit en remettant le bâton de parole dans le groupe et une autre personne peut le demander. Cela favorise l’écoute mutuelle et apporte de la clarté dans la communication collective. L’animateur n’a par ailleurs pas besoin de distribuer la parole, en particulier si dans le groupe, il y a une attention pour donner de la place à chacun. Cette manière de procéder peut être utilisée aussi notamment dans les activités en sous-groupes (voir 4.5.1).
4.3.2 Tour de parole
En visio, il n’est pas possible de faire un tour de table comme en présentiel, dans lequel les participants savent quand le moment est venu de s’exprimer, de par leur emplacement physique. Un tour de parole peut être utile à certains moments, en particulier pour permettre à chacun de partager son vécu et donné une place plus ou moins équivalente à tous. Dans ce cas, le principe est que chaque personne ait pu s’exprimer une fois avant qu’un dialogue s’engage par exemple. À cet effet, nous pouvons définir une règle : que chaque participant soit attentif à ne pas reprendre la parole avant que tout le monde ait pu s’exprimer ; ou qu’un relai se fasse, un membre du groupe transmettant à chaque fois la parole à un autre qu’il choisit. Cette manière de procéder permet à l’animateur de ne pas avoir à intervenir pour la distribuer et elle mobilise davantage les ressources du collectif.
4.3.3 Recours à des codes de communication
Lorsque nous évoquons différentes manières de faciliter nos échanges, les participants proposent souvent d’utiliser un ou l’autre geste de la main pour signifier au groupe un besoin ou une intention de communication. J’en suggère aussi lorsque cela me semble utile. Parfois, certains gestes ont d’ailleurs déjà été utilisés par l’un ou l’autre participant dans les séances précédentes en présentiel, spontanément, sans qu’un code n’ait été établi. Nous convenons donc dans le groupe d’adopter certains gestes comme moyen de communication. Généralement, ils sont rapidement intégrés s’ils sont peu nombreux, dans la mesure où ils facilitent les échanges et l’expression des vécus de chacun. Je décrirai dans le point ci-après des gestes que nous avons eu l’occasion d’utiliser dans un groupe ou un autre.
4.4. Gestes spécifiques de communication
Un des avantages d’une APP par écran interposé, c’est que le haut du corps de chacun est visible simultanément de manière rapprochée. Il est facile de repérer un mouvement de la main effectué par n’importe quel participant. Il est ainsi plus pratique de convenir d’un geste de la main plutôt que d’utiliser les signes ou icônes à disposition dans les outils de visio. En effet, les gestes sont plus spontanés et il n’est pas nécessaire d’employer la souris pour cliquer sur l’icône approprié (quand il existe). Par ailleurs, les codes de communication peuvent être choisis et co-construits avec les participants et les possibilités sont plus nombreuses.
Ces gestes silencieux permettent d’exprimer un ressenti, un besoin, une demande sans qu’il y ait nécessité de parler et d’interrompre le cours des échanges. Ce qui est ainsi manifesté peut être intégré par tout le groupe dans le flux de la communication.
En voici un exemple, que j’utilise d’ailleurs autant en présentiel qu’à distance. Dans les groupes que j’anime, je valorise les réflexions « méta », que ce soit sur les processus de groupe vécus ou sur les analyses produites. Nous sommes donc amenés à donner de la place à des temps « méta » dans le déroulement de la séance, qui peuvent être initiés par n’importe quel participant comme par moi-même (voir Thiébaud & Bichsel, 2019b). Afin que chacun soit bien au clair sur le moment où ce partage « méta » commence et où il se termine, nous convenons d’un signe explicite (généralement sous la forme d’un « T », une main placée à plat au-dessus de l’autre dressée verticalement). Ce même signe peut aussi être utilisé pour exprimer le souhait d’un « stop » dans le cours de l’analyse, pour inviter à un temps « méta » (qui peut être court, pour une simple clarification, ou plus long). En visio, il s’est avéré particulièrement utile et ces demandes se sont le plus souvent faites ainsi plutôt que par une prise de parole.
Le tableau ci-après présente différents gestes que j’ai eu l’occasion d’expérimenter.
Geste | Signification | Remarques |
Une main levée, à plat | Demande de prendre la parole | Ce geste est le même que celui utilisé généralement en présentiel. Les participants manifestent ainsi leur envie de s’exprimer, dans un tour de « table » convenu ou à n’importe quel autre moment de la séance. |
L’index levé | Demande de rebondir, glisser une phrase ou deux dans le processus en cours | Un participant souhaite parfois s’exprimer très brièvement en lien avec ce qui vient d’être dit, sans prendre forcément un tour de parole. Dans ce cas, il est préférable qu’il puisse s’insérer dans le cours de ce qui est exprimé plutôt que d’attendre (sa parole n’aurait plus guère de sens ultérieurement). Il ne s’agit pas pour autant d’interrompre la personne qui s’exprime.À la différence d’une demande de parole avec la main levée, il ne s’agit pas ici d’apporter de nouveaux éléments, une nouvelle question ou analyse, mais uniquement de souligner ou préciser quelque chose. |
Une main placée à plat au-dessus de l’autre dressée verticalement pour former un « T » |
Demande d’une pause réflexive, d’un temps pour clarifier le processus en cours ou pour partager des observations « méta » Peut aussi servir à indiquer la fin d’une pause réflexive et le retour au déroulement « prévu » de la séance |
Ce geste sert à signifier l’utilité d’une telle pause (avenir, sans interrompre la personne qui s’exprime, dès que cela sera possible). Il peut être utilisé aussi s’il y a une demande d’explication (en lien avec le déroulement de la séance) ou un souci technique. Si la demande de clarification porte uniquement sur un mot ou une consigne, le geste du pouce et de l’index joints peut être utilisé. |
Pouce et index joints, tendus devant soi | Besoin d’un éclaircissement en lien avec un mot ou une consigne non compris |
Il s’agit ici d’une demande de clarification, qui porte sur un élément précis. Alternative : le geste de l’index levé peut aussi être utilisé pour une telle demande de clarification. |
Un pouce en l’air
Pouce baissé |
Quittance, approbation, accord avec ce qui est exprimé ou proposé
Préoccupation Désapprobation |
Ce geste permet d’avoir un retour immédiat de tout ou partie des participants par rapport à une proposition. Il correspond parfois au mouvement de tête d’approbation ou de désaccord que l’on peut recueillir. |
Les deux avant-bras croisés au niveau des poignets |
Expression de désaccord (à utiliser dans une APP lorsque le partage des désaccords est utile) |
Il peut être nécessaire parfois de faire savoir son désaccord rapidement, notamment par rapport au processus de travail suggéré ou engagé. Lorsqu’une proposition est faite, ce geste permet facilement de connaître les éventuels désaccords. |
Une main ouverte contre son oreille |
Expression d’une difficulté à entendre ce qui est dit Demande d’ouvrir le micro ou d’augmenter le volume du son |
En visio, il est difficile de savoir comment notre parole parvient aux autres participants, si l’on parle assez fort, et assez près du micro, et si la qualité du son suffisante. |
Rotations des deux mains levées de part et d’autre de la tête, doigts étendus vers le haut et décollés | Expression de réjouissance qui correspond aux applaudissements ou au « bravo » utilisé par les malentendants pour exprimer et célébrer leur satisfaction |
La joie, émotion du partage, s’exprime d’une certaine manière plus difficilement par visio. Ce geste est l’occasion de faciliter son expression.
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Tableau 1 : gestes de communication
Certains de ces gestes sont plus naturels et connus que d’autres. Dans mon expérience, seuls trois ou quatre d’entre eux sont utilisés simultanément dans une séance. Ils le sont de manière libre, sans obligation. Le fait de convenir de ces signes de communication avec tous les participants facilite cependant les échanges, comme ils en témoignent dans les bilans. Pour moi en tant qu’animateur, l’utilisation de ces gestes par le groupe me permet d’avoir en continu des informations sur ce qui se vit durant l’APP et sur les besoins et intentions de chacun en termes de communication, ce qui est facilitant.
4.5. Travail en différents formats
4.5.1 Travail en sous-groupes (en salles virtuelles)
Le travail à distance offre une opportunité avantageuse de varier les formats de travail. En effet, instantanément, avec les fonctions du logiciel visio, il est possible pour l’animateur de mettre les participants en sous-groupes de travail, pour une durée déterminée. Il peut également adresser des messages à chaque sous-groupe durant ce temps. La facilité de la fonctionnalité permet de varier énormément les processus dans le cours d’une séance.
Je l’ai utilisée pour les échanges deux à deux évoqués en 4.1.2. Elle a servi également pour inviter les participants, en cours d’APP, à développer en trio ou en quatuor des réflexions et analyses en lien avec la pratique de l’exposant, avant une mise en commun dans le groupe. Dans deux groupes, j’ai proposé de nous diviser en deux pour réaliser deux APP en parallèle (l’une d’entre elles étant animée par un participant expérimenté qui était disposé à le faire).
Les participants ont toujours apprécié ces variations. Elles ont un effet mobilisateur, en redynamisant la parole de chacun, notamment lorsque la taille du groupe est importante. Elles facilitent la communication et le dialogue en co-construction. Pour l’animation, cela requiert de bien définir le focus de ces temps en duo, trio ou quatuor… et de faire confiance aux ressources du groupe.
4.5.2 Temps en individuel
L’utilisation en alternance des temps de réflexion individuelle et de partage en sous-groupe ou en grand groupe est extrêmement bénéfique dans ce que je relève de mon expérience. Un des avantages de la situation à distance, c’est que les participants sont potentiellement plus disponibles pour un travail d’introspection. Le fait de pouvoir écrire aussi tranquillement ses analyses et prises de conscience est susceptible d’aider à la réflexivité. Il est possible de s’y référer ultérieurement, par exemple pour identifier les évolutions des réflexions au fil de la séance. Celles-ci peuvent être également partagées dans le groupe, à un moment ou un autre, soit oralement, soit via l’espace de conversation écrite, que j’évoquerai maintenant.
4.6. Espace de conversation écrite « chat »
Cet espace a été utilisé avant tout de trois manières :
- L’exposant peut rédiger sa demande, en début de séquence d’APP, et l’adresser au groupe (sous forme d’une question, d’une attente, d’un titre résumé, etc.). Cela permet à chacun d’avoir l’écrit sous les yeux et nous pouvons nous y référer ultérieurement.
- Au sein du groupe, tous les participants peuvent partager à un moment ou un autre leur vécu de la séance. Chacun prend un temps de réflexion individuelle puis transmet simultanément ce qu’il a écrit au groupe, qui en prend connaissance en une fois. Cela facilite la mise en partage de ces vécus. En revanche, au moment de l’analyse par exemple, je n’ai généralement pas sollicité les participants pour un tel partage écrit. En effet, je privilégie un dialogue qui favorise une co-construction. Cependant, si le temps manque, l’exposant peut apprécier de recevoir par écrit des éclairages de chacun.
- En mode de conversation privée, la communication écrite permet à un participant d’adresser une demande à l’animateur ou à l’inverse, à l’animateur de transmettre un message à un participant, sans interrompre le flux des échanges. Ceci peut faciliter certaines régulations.
4.7. Partage d’écran, de fichiers, etc.
Les logiciels de visio offrent différentes fonctions qui permettent de varier les formes de communication. Dans les séances d’APP vécues à distance, nous avons utilisé quatre formes de partage.
4.7.1 Le partage d’écran
Par exemple, des participants ont spontanément montré une image, provenant de leur ordinateur ou d’un site Internet, pour exprimer une association qui leur est apparue éclairante par rapport à la pratique analysée. Dans un autre groupe, lors d’un bilan de séance, j’ai proposé, via le partage d’écran, une série d’images comme support d’expression pour les participants (cartes Dixit ou photolangage). Ces modalités ont éveillé de l’intérêt et de la curiosité, ont stimulé la créativité de chacun et ont favorisé un partage détendu et énergisant au sein du groupe.
4.7.2 Le tableau interactif
Il a été utilisé, pour noter des mots-clés, de dessiner un schéma, etc. (de manière similaire à ceux que nous pouvons faire sur un tableau en présentiel), A distance, il s’est avéré plus aisé de développer collectivement ce type de production.
4.7.3 La caméra
Dans un groupe, j’ai invité les participants à se lever et à se déplacer dans leur environnement proche pour chercher un objet susceptible de symboliser, tel une métaphore, un éclairage qu’ils pouvaient apporter à l’exposant. À tour de rôle, ils ont montré via la webcam l’objet trouvé et explicité leur choix. Cette activité a simultanément servi à bouger et à prendre une mini pause. À une autre occasion, la caméra a servi à mettre en commun des dessins produits individuellement sur une feuille.
4.7.4 Le partage de fichiers
Dans la même logique, lors d’une APP, les participants ont pu communiquer au groupe, par la fonctionnalité de partage de fichiers, un schéma réalisé via ordinateur. Après un travail en sous-groupes, cela peut servir à la mise en commun en plénum lorsqu’il y a eu prise de notes.
Ces quatre moyens de partage sont mobilisateurs pour les participants, pour autant qu’ils ne représentent pas un obstacle technique. La plupart du temps, ils sont utilisés de manière libre, selon les envies de chacun. Ils servent à développer l’intelligence divergente et à dynamiser le groupe, dans un moment de courte durée. Un inconvénient, c’est que leur utilisation réduite à l’écran les visages de chacun.
5. Synthèse
Les retours des participants après les séances à distance ont été généralement positifs. Ils m’ont parfois étonné, notamment de la part de personnes qui avaient exprimé initialement de l’appréhension et qui disaient ensuite : « c’était facile de s’exprimer » ; « la séance fut riche, et avec de nouvelles manières de travailler que j’ai bien aimées, c’était dynamique » ; « je n’ai pas vu le temps passer et je ne sens pas de fatigue » ; etc.
Si les participants se sont ensuite réjouis de retrouver le présentiel, ils ont exprimé la satisfaction d’avoir pu maintenir la fréquence des séances et continuer les APP dans la perspective développée. Il est intéressant de constater que dans les rencontres ultérieures, la dynamique de travail s’est poursuivie en présentiel et qu’elle a parfois été nourrie par des adaptations qui avaient été mises en œuvre au niveau des processus d’analyse de pratiques à distance. Les groupes semblent ainsi avoir plutôt développé des compétences et une conscience collectives. Des APP en visio, sur une ou deux séances, ont le potentiel d’inspirer, voire d’aider à renouveler, d’une certaine façon, les rencontres d’APP en présentiel.
Il apparaît donc possible de relever avec succès les défis que cela pose lorsque des conditions favorables peuvent être réunies et que des moyens sont mobilisés à cet effet, de manière ajustée et dans une cohérence, selon les objectifs visés. Dans les groupes que j’ai évoqués, ces moyens ont été mis en œuvre dans une concertation avec les participants, avec une prise en compte de leurs besoins (voir 4.1.) et dans une continuité avec les séances qui avaient eu lieu précédemment en présentiel, ce qui a été relevé comme bénéfique dans tous les groupes.
Pour résumer, je propose dans le tableau ci-après, sur la base de mon expérience, quelques liens entre les défis que j’ai évoqués et différents moyens que nous avons utilisés.
Défi lié à une séance d’APP en visio | Moyens susceptibles d’aider à y faire face |
Générer de la confiance, en dépit de la nouveauté et des inconforts | Tour de parole des ressentis (4.1.1) Echanges brefs, deux à deux (4.1.2) Travail en sous-groupes en salles virtuelles (4.5.1) Concertation par rapport au déroulement (4.1.3) |
Soutenir la concentration et l’implication dans l’APP sur une longue période |
Adaptations du rythme (4.2.1) Variété des formes de travail (4.2.2) Moments de pause (4.2.3) Temps en individuel (4.5.2) Espace de conversation écrite « chat » (4.6) Partage d’écran, de fichiers, etc. (4.7) |
Compenser les manques liés à la communication non verbale | Codes et gestes de communication (4.4) Partage d’écran, de fichiers, etc. (4.7) |
Favoriser une prise de parole souple et dynamique | Utilisation d’un bâton de parole symbolique (4.3.1) Tour de parole (4.3.2) Codes et gestes de communication (4.4) |
Développer la reliance et le sens du collectif | Tour de parole des ressentis (4.1.1 et 4.3.2) Concertation par rapport au déroulement (4.1.3) Synthèses, mises en perspective et régulations (4.2.4) |
Être, en tant qu’animateur, contenant pour le groupe, sans prendre trop de place | Concertation par rapport au déroulement (4.1.3) Synthèses, mises en perspective et régulations (4.2.4) Modalités de communication (4.3) Codes et gestes de communication (4.4) Espace de conversation écrite « chat » (4.6) |
Tableau 2 : quelques moyens pour relever les défis d’une séance d’APP en visio
6. Pour conclure
Travailler en APP dans des dynamiques d’intelligence collective et de réflexivité n’est jamais une routine. Cela nécessite une attention et un ajustement continus aux potentialités présentes, comme aux contraintes de la situation. À distance, ces dernières sont nombreuses.
Différents moyens sont susceptibles d’aider, non pas à remplacer le présentiel, mais à compenser les inconvénients du distanciel. Ils ne sont évidemment pas une panacée et gagnent à être employés en combinaison et dans une concertation avec les participants. Il s’agit de veiller à la cohérence des modalités d’analyse de pratiques mobilisées dans une perspective d’intelligence collective. Leur utilisation requiert à chaque fois beaucoup d’attention et de vérification. Le risque est toujours présent de produire des effets contraires à ceux recherchés, par exemple en venant compliquer l’apprentissage par les participants.
Les expériences que j’ai eu l’occasion de vivre, mêmes si elles sont limitées à sept groupes, m’ont convaincu que le jeu en vaut la chandelle lorsqu’il n’y a pas d’alternative au présentiel. Une séance d’APP en visio ne nécessite pas de renoncer à développer des dialogues fructueux en synergie. Elle offre l’occasion d’enrichir les échanges que le groupe peut développer sur les manières de travailler en intelligence collective, malgré la distance. Elle permet d’apprendre ensemble à réguler les processus d’APP et la communication. Elle peut mobiliser des ressources et des potentiels de créativité présents dans le groupe.
Références bibliographiques
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