Marc Thiébaud

Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe
thiebaud[arobase]formaction.ch


Résumé

Les bilans effectués par les participants à des groupes d’analyse de pratiques professionnelles mettent en évidence le fait que ces groupes apportent des bénéfices multiples et variés qui sont le plus souvent vécus de manière simultanée. Les principaux d’entre eux sont ici brièvement décrits. En référence aux expériences vécues par l’auteur depuis plus de deux décennies avec près de 200 groupes, différents éléments sont ensuite analysés, en particulier des éléments clés qui sont au cœur de l’analyse de pratiques en groupe et ensemble lui donnent sa spécificité. Ils concernent tant les processus mobilisés que le dispositif proposé, son animation et les participants.

Mots-clés 

éléments clés, bénéfices, dispositif, animation, accompagnement

Catégorie d’article 

Synthèse et mise en perspective ; texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Thiébaud, M. (2013). Multiples bénéfices de l’analyse de pratiques professionnelles en groupe : quels éléments clés les favorisent ?. In  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 61-72.  http://www.analysedepratique.org/?p=54


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Ce texte est structuré en deux parties principales. La première présente les principaux bénéfices vécus par les participants dans des groupes d’analyses de pratiques professionnelles (groupes d’APP). La seconde partie explore des éléments clés qui y contribuent.

1. Bénéfices

Année après année, je suis toujours fasciné, lors du bilan d’une rencontre d’analyse de pratiques, par la variété des bienfaits évoqués par les participants au sein d’un même groupe. Tout en ayant partagé un processus commun, les membres du groupe expriment souvent des vécus différents, qui tous mettent en exergue la richesse de l’analyse de pratiques. En tant que participant à des groupes d’APP, je vis d’ailleurs la même expérience.

Depuis 25 ans, j’anime régulièrement des groupes de cadres, d’enseignants, de psychologues, de formateurs d’adultes, etc.  Voici quelques exemples de leurs propos, qui reviennent souvent :

« J’ai beaucoup appris sur moi et sur la situation que j’ai présentée, grâce à vos questions, vos réflexions, vos confrontations bienveillantes. »

« J’ai pu lever le nez du guidon, je vois les choses autrement, je me sens plus libre. »

« C’est passionnant de pouvoir vivre des échanges aussi riches, je me suis senti à la fois respecté et remis en question. »

« Je suis arrivé fatiguée, je repars pleine d’énergie. »

« Je me sens moins seul, je me rends compte que finalement, on vit, chacun à sa manière, des difficultés similaires et cela me renforce dans ma fonction de responsable. »

« J’apprends plus ici que partout ailleurs, en voyant les différentes manières d’aborder le problème, je peux prendre du recul et finalement, développer ma propre manière de faire. »

« J’étais tellement envahi par ce que j’avais vécu, je ne voyais plus d’issue… maintenant, j’ai plusieurs ouvertures que je vais pouvoir explorer. »

« Les regards des autres m’aident à me repérer et à poser des balises. »

« Comme je suis nouveau dans mon métier, je découvre plein de choses qui me permettent de mieux me positionner et de comprendre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi. »

« Sans que je m’y attende pas au départ, cela nous a beaucoup soudé dans l’équipe, parce que nous avons mis nos énergies en commun sur une situation dans laquelle nous nous reconnaissons tous un peu, en fait. »

 « Ce qu’on fait ensemble, je peux le transposer dans les équipes avec lesquelles je travaille, notre façon de procéder,  de mettre en commun nos apports plutôt que les opposer, de nous écouter aussi. »

« J’apprends autant quand j’apporte une situation qu’en aidant un autre membre du groupe à réfléchir à la sienne, nos préoccupations se rejoignent. »

« Ce n’est pas la première fois, je me rends compte à nouveau combien je dois d’abord comprendre ce qui se passe avant de vouloir foncer sur des solutions, le fait de procéder étape par étape, dans le groupe, c’est très important. »

« C’est un moment privilégié pour moi, que je m’offre chaque mois, il m’aide à prendre conscience de comment je fonctionne et comment je peux développer de nouvelles approches dans mon travail. »

Les bénéfices évoqués par les participants peuvent être regroupés de diverses manières 1.

Pour mettre en évidence leur diversité, j’en mentionnerai ici 12 principaux :

  • Avoir du temps pour réfléchir à sa pratique, prendre du recul, se mettre en question
    (s’arrêter et réfléchir)
  • Elaborer de nouvelles réflexions et pistes d’action par rapport à des situations ou projets
    (devenir plus efficace face à la complexité des défis rencontrés)
  • S’entraider en s’offrant écoute, soutien, feed-back
    (avoir un espace de partage et de ressourcement privilégié, gérer ses émotions, sortir de la solitude)
  • Bénéficier d’un accompagnement et offrir de l’accompagnement en collectif
    (apprendre à accompagner et être accompagné, à accueillir et développer la confrontation bienveillante
    )
  • S’enrichir mutuellement et développer de nouveaux savoirs pratiques
    (apprendre par la formation – action et en interaction avec des pairs)
  • Acquérir différentes approches d’analyse de la complexité et la capacité à mobiliser diverses perspectives selon besoin
    (développer le savoir analyser)
  • Développer le sentiment d’appartenance à un groupe ou une équipe
    (se sentir en lien, se retrouver dans des vécus partagés)
  • Elaborer sa réflexion en lien avec son identité et ses rôles professionnels
    (se professionnaliser, se construire des repères)
  • Identifier ses modèles mentaux, ses grilles de lecture préférentielles et apprendre à s’en « libérer » si nécessaire
    (se remettre en question, développer une pensée « souple » capable d’élaborer de nouveaux cadres de référence en situation)
  • Réfléchir à soi, sa manière de vivre son activité et son contexte professionnels (mieux se connaître, gérer ses propres ressources, savoir devenir)
  • Apprendre et modéliser des processus de travail et d’animation de groupe
    (expérimenter, identifier et entraîner des modalités de travail qui peuvent être transposées ultérieurement dans sa pratique professionnelle) 
  • Développer les compétences relationnelles dans un groupe
    (approfondir ses capacités de communication, écoute, questionnement, expression de soi, partage de feed-back, etc.)

Les groupes d’APP offrent une variété rare de bénéfices potentiels. Il arrive bien sûr, qu’à la demande des participants, le groupe privilégie un ou l’autre objectif et que la variété des bénéfices vécus soit moindre. Certaines approches d’analyse de pratiques ou des dispositifs en partie similaires (par exemple le codéveloppement professionnel) mettent l’accent explicitement sur des aspects spécifiques (voir Thiébaud, 2005a). Ce n’est cependant pas une nécessité. Pour autant que la démarche soit relativement ouverte et qu’elle soit adoptée par tous, les participants peuvent trouver des enrichissements variés dans un même groupe, la diversité des attentes et l’hétérogénéité peuvent être un atout.

2. Eléments clés

Qu’est-ce qui fait que cela est possible ? Quels sont les éléments clés, les essentiels qui permettent une telle richesse ?

Je propose ici quelques éclairages basés sur mes expériences et observations ainsi que sur de nombreux échanges développés avec des participants. Il y a une quinzaine d’années, j’ai été amené, en animant des formations à l’animation de groupes d’APP, à formuler certaines réflexions sur ces essentiels. Au fil du temps, j’ai eu l’occasion de les valider et les affiner, grâce au retour notamment des participants à ces formations. Mon propos ici ne sera pas de les détailler ni d’étudier les conditions de leur mise en œuvre, mais de les énoncer pour les mettre en regard des multiples bénéfices possibles du dispositif.

Au cœur de ma pratique, cinq éléments clés occupent une place centrale ; ils m’aident à m’orienter et à définir mon travail avec les groupes d’APP. Je les expose ici en reprenant en partie la logique présentée dans un texte antérieur (Thiébaud, 2003b).

2.1 Lien direct avec les vécus et la pratique

Le travail du groupe porte sur des vécus réels, plus ou moins actuels, qui, en tous les cas, « habitent » la personne, la questionnent ; des vécus par rapport auxquels elle cherche à accroître sa capacité de prise de recul. Il y a d’une part une « pratique » exposée par un participant qui s’engage. Cette « pratique » va faire l’objet d’un récit, elle va parfois être étayée par des traces, et elle peut être présentée de manière variée, sous la forme d’une situation, d’un projet, d’une préoccupation, d’une problématique, etc. Elle focalise l’attention de tous. Elle devient objet concret pour l’analyse et le développement de l’intelligence collective,  qui s’en trouve facilitée. En même temps, il y a d’autre part les situations professionnelles vécues par ailleurs par chaque participant non exposant à ce moment-là. Elles ne sont pas élaborées dans le groupe, personne ne les évoque explicitement, mais elles « cheminent » dans l’esprit de chacun. A mesure que progresse l’analyse, chacun va faire des liens avec ses propres vécus et être stimulé dans sa réflexion.

En d’autres termes, chaque participant est relié à sa pratique et y travaille d’une manière ou d’une autre. Cette attention dans le groupe portée aux vécus et aux réflexions qui habitent la personne qui (s’)expose et cette élaboration « en parallèle » effectuée par les autres personnes en lien avec leurs propres vécus mobilisent l’implication de chacun dans la démarche. Les bénéfices retirés en sont d’autant accrus. « J’ai l’impression d’avoir autant profité que si j’avais pu présenter ma situation. » disent souvent les participants.

2.2 Processus d’accompagnement spécifique

Les questions posées, les éclairages proposés sont centrés sur la situation présentée par la personne accompagnée, ses vécus, ses représentations. Pour reprendre l’expression de Patrick Robo (2002), « l’analyse de pratiques est un dispositif de formation accompagnante ». C’est le premier objectif visé, permettre à cette personne d’activer sa capacité d’analyse et ses ressources.

Tous les membres du groupe accompagnent la personne qui apporte, avec l’exposé de sa pratique, un questionnement et une demande 2. L’animateur aide en premier lieu les membres du groupe à accompagner la personne et il structure à cet effet les étapes d’un processus, qui permet à tous les participants de rester au diapason à chaque moment : accueillir le récit, écouter, poser des questions, développer l’analyse, etc.

Autrement dit, il ne s’agit pas de procéder à une analyse comme on le ferait d’un cas ou d’une situation fictive, mais bien d’être en lien avec la personne accompagnée, ses émotions, ses représentations, ses motivations, pour favoriser son autonomie et ses possibilités de s’approprier la réflexion, d’actualiser ses ressources, de trouver ses voies d’action. Ceci a notamment pour effet non seulement de générer du respect mutuel dans le groupe, mais encore de stimuler l’apprentissage à la fois d’une démarche et d’une relation d’entraide.

2.3 Questionnement et recherche en commun

Dans cette approche, le questionnement prime sur les savoirs d’expert. Ce qui importe avant tout, c’est la capacité développée au sein du groupe à prendre conscience de la complexité, à relativiser les phénomènes, à formuler plusieurs analyses (et éventuellement scénarios d’action), à apprécier les apports potentiels de différentes lectures et options, à multiplier les référentiels. L’animateur vise à développer dans le groupe un art du questionnement et non des réponses. Il s’interroge lui-même en permanence et il invite chacun à le faire. Mireille Cifali l’explicite clairement en décrivant sa démarche clinique. « Les situations du vivant remettent souvent en question notre savoir : c’est ce qui est intéressant, car nous avons alors à inventer sur le moment. » (Cifali, 2007).

Les questions et réflexions apportées par les participants tendent au début à être formulées sous forme de solutions ou de conseils déguisés. En invitant les membres du groupe à être attentifs à la manière dont ils peuvent rester en exploration, en accompagnement, l’animateur les soutient dans cette démarche. Avec le temps, il apparaît que le plus important, c’est la manière dont on s’interroge et dont on problématise les éléments exposés, les représentations à l’œuvre, les grilles de lecture utilisées, en cherchant moins à solutionner qu’à élucider, dans une démarche souvent tâtonnante et toujours ouverte. Les pistes d’action pourront ensuite venir dans une perspective renouvelée, si la réflexion se poursuit en se portant vers l’à-venir. Ainsi la confiance dans le travail d’analyse croît.

2.4 Dynamique collective

Ce travail prend une dimension nouvelle lorsque l’animateur cherche à faciliter dans le groupe une recherche en commun et un dialogue à même de mobiliser une intelligence collective. Les questionnements se fécondent mutuellement. Au début, cela peut être désécurisant pour certains membres du groupe. Cet aspect est probablement le plus délicat à animer, tant la tendance est forte, lorsque des problèmes sont exposés, de chercher à comprendre la situation rapidement – de manière individuelle – et à trouver des réponses et des certitudes. Mais plus les participants expérimentent cette approche collective, plus ils découvrent la richesse d’une démarche qui leur offre l’occasion de développer ensemble leur capacité d’analyse, pas à pas, par un va-et-vient entre les apports de chacun ; une démarche qui multiplie les éclairages, qui consiste, plutôt qu’à les opposer, à les apposer et les relier, et qui valorise les ressources de chacun dans le groupe. Ils apprécient souvent l’hétérogénéité présente entre les membres. Ils apprennent aussi à appréhender la complexité des situations et des pratiques, à chercher du sens à différents niveaux, à se décentrer, à recadrer au besoin leur lecture initiale, à se (re)mettre en question. Ceci tout en restant relié à la pratique exposée (objet d’analyse) et à la personne accompagnée qui est stimulée par le questionnement collectif.

2.5 Posture réflexive et regard « méta »

Une dimension supplémentaire vient enrichir le dispositif, qui peut être activée dès le début et qui va pouvoir s’amplifier avec le temps et la maturation du groupe : la prise de recul sur soi et sur le fonctionnement du groupe. Cette dimension gagne à être présente tout au long de la démarche et ne pas se limiter au seul temps de bilan en fin de séance. L’animateur peut par exemple inviter les participants à une tâche réflexive individuelle ou proposer un moment pour évoquer en commun la manière dont sont développées les hypothèses de compréhension ou encore suggérer de faire des liens entre la pratique analysée et les vécus ou les processus présents dans le groupe (cf. Thiébaud, 2005b).

Une telle démarche favorise l’élaboration de nouveaux modèles mentaux et l’émergence de nouvelles capacités de compréhension dans le groupe. En développant progressivement un regard «  méta », les participants découvrent de nouveaux enrichissements. Ils s’intéressent à élargir leur vision, développer des compétences d’appréhension de la complexité, apprendre à regarder la manière dont ils abordent et comprennent les situations vécues plutôt qu’acquérir des connaissances ou des solutions à appliquer. Prendre du recul, avoir une plus vaste perspective consiste, pour utiliser les termes de Bateson (1977), à élaborer une « perspective sur les perspectives » et un « apprentissage de deuxième ordre » dans lequel les cadres de référence ou les schèmes de représentation plus ou moins inconscients peuvent être décodés et modifiés au besoin. Les participants expriment ainsi ce qu’ils en retirent : « Ce qui est toujours intéressant, c’est qu’on apprend à être attentif à la fois aux contenus et au processus, à la manière de les aborder ; on prend conscience de nos grilles de lecture. »

2.6 Cinq éléments formant un tout

Ces éléments interagissent et se soutiennent mutuellement dans le processus d’APP en groupe. Ils offrent une expérience dans laquelle la dimension collective est centrale. Le groupe travaille à l’accompagnement de la personne qui apporte sa situation et son questionnement. L’animateur en fait de même tout en accompagnant le groupe et en facilitant l’analyse et la dynamique collectives. Les processus de groupe ouvrent le champ des possibles et enrichissent l’analyse de manière souvent étonnante.

La démarche de facilitation est essentielle. Elle s’appuie à la fois sur une posture d’accompagnement et sur un dispositif, un cadre qui sont explicités et doivent être garantis. Elle n’est pas planifiable, elle ne peut pas suivre un schéma unique et préconçu ; elle est souple, en recherche, comme l’est le travail d’analyse : démarche d’exploration, d’attention à ce qui émerge.

Lorsque ces éléments sont au cœur de l’APP en groupe, ils deviennent comme cinq piliers qui relient les processus à l’œuvre et démultiplient les bénéfices possibles. Ensemble, ils caractérisent par ailleurs à mon sens les approches de l’analyse de pratique en groupe qui mobilisent les ressources des personnes et une dynamique collective dans une perspective d’accompagnement. Ainsi, par exemple, sans lien constant avec les vécus, le groupe ferait une étude de cas comme cela peut être proposé dans des institutions de formation. Sans processus d’accompagnement, le dispositif deviendrait un partage d’expériences et de pratiques … bien différent ! Et si la démarche n’intègre par le travail de questionnement à chaque étape, elle tendrait vers du conseil ou de l’échange de savoirs. Sans élaboration par le collectif, elle reposerait sur la réflexion d’un animateur – superviseur – expert analyste. Sans réflexivité, la prise de recul et l’apprentissage seraient plus limités, comme c’est le cas généralement par exemple dans un groupe projet ou de résolution de problème.

3. D’autres aspects facilitants

Je me limiterai à évoquer ici cinq aspects, également dans le but de réfléchir à ce qui contribue à la variété des bénéfices vécus par les participants. Ces aspects sont moins spécifiques à l’analyse de pratique, mais ils y contribuent de manière importante.

3.1 Clarté et sécurité du cadre

La démarche d’analyse de pratique nécessite une forte implication et le cadre proposé et garanti par l’animateur est essentiel. Si j’invite le plus souvent les participants à exprimer leurs besoins à cet égard pour développer en concertation les règles de fonctionnement du groupe, je veille à évoquer au minimum l’importance de la confidentialité (ou discrétion), du respect des personnes et de l’écoute active. Ce qui facilite le développement de la confiance, c’est aussi la place accordée à tout moment à l’expression des émotions (notamment les peurs), à la régulation des inconforts qui peuvent être vécus et au fait que le groupe accompagne la personne qui expose sa pratique, laquelle décide en permanence de ce qu’elle veut travailler. L’invitation à la réflexivité contribue cette régulation. Avec le temps, s’élaborent aussi un climat de travail et une communication qui favorisent la sécurité et le sentiment d’appartenance au sein du groupe.

3.2 « Simplicité » et accessibilité du processus

L’explicitation d’un processus de travail est par ailleurs essentiel. J’ai pu constater que dans la plupart des groupes, en une séance de quelques heures, les participants font une expérience positive de l’analyse de pratique s’ils disposent d’un ou deux repères. Ils disent le plus souvent qu’ils entrent sans difficulté dans le dispositif, qu’ils se sentent à l’aise avec les étapes proposées (même si des régulations en groupe sont généralement utiles) et qu’ils peuvent à la fois s’exprimer, écouter et apprendre librement.

À de nombreuses reprises, il m’a été demandé d’exposer dans une conférence en trois quarts d’heure ou en une heure l’analyse de pratique en groupe. J’ai à chaque fois refusé en expliquant que seul le vécu peut donner un reflet de sa richesse. Vouloir donner avec des mots une idée d’une démarche par essence expérientielle me semble voué à l’échec. Il n’est pas possible d’en découvrir les bénéfices sans l’expérimenter. En même temps, j’ai toujours proposé, moyennant minimum deux heures de temps, de vivre l’expérience, puis d’en parler. Les participants s’en sont à chaque fois réjouis.

Durant une telle première rencontre, je présente en quelques minutes le dispositif de base avec lequel je travaille, en précisant que c’est une proposition qui peut être ensuite ajustée avec le groupe, d’une séance à l’autre. J’insiste sur quelques éléments incontournables, notamment le fait qu’on travaille à l’élucidation d’une situation vécue et exposée par un participant volontaire, selon une modalité d’accompagnement mutuel : chacun peut bénéficier des apports de tous les autres. Il ne s’agit pas d’un échange d’expériences. Outre les règles et le cadre de travail, je propose un processus par étapes : la séance d’analyse d’une pratique commence par l’expression des attentes, puis le récit de la personne qui expose ; elle se poursuit par un questionnement en groupe et la formulation d’hypothèses de compréhension (qui peuvent, parfois, mais pas systématiquement, déboucher sur le développement de scénarios d’actions envisageables) ; la séance se conclut par un bilan du vécu incluant un partage sur les apprentissages qui peuvent en être tirés. J’insiste sur le fait que chacun de ces temps sera clairement marqué afin que tout le groupe reste au diapason et qu’à tout moment, il est possible de réguler ce qui se passe, que ce soit au niveau de la communication ou du processus (déroulement).

Ces informations préalables sont généralement suffisantes. D’ailleurs, les personnes posent rarement des questions à ce moment, elles préfèrent expérimenter puis en parler. Bien sûr, une telle introduction sert avant tout à mettre en place une séance d’APP et ne rend pas compte de la complexité des éléments qui en constituent à la fois la richesse et la spécificité, au-delà de la simplicité apparente du dispositif présenté.

Les participants ont besoin au début d’un groupe de sécurité et de repères pour se situer, ils attendent aussi beaucoup de l’animateur. Si celui-ci en fait trop, la dynamique collective aura de la peine à se déployer ; le risque est toujours là que l’analyse soit conduite et effectuée surtout par l’animateur. Le cadre proposé favorise l’autonomie du groupe. A cela s’ajoute le fait d’avoir un focus (la pratique exposée) et un processus (l’accompagnement d’une personne par le collectif) clairs, qui aident beaucoup les participants. Ils se vivent ainsi rapidement reliés, très concrètement par et dans le travail effectué.

3.3 Souplesse et adaptation

Un autre aspect a trait au fait que la démarche peut être ajustée en permanence en fonction des personnes présentes, de leurs vécus et de ce qui se passe dans la dynamique du groupe comme dans l’élaboration de l’analyse – tout en restant dans le cadre défini. Chaque groupe est différent. Ceci requiert de l’animateur une présence de tous les instants, une capacité à travailler avec l’émergence, à être attentif aux multiples processus en cours, à identifier les options possibles, à méta-communiquer, à mettre en perspective, à faciliter la régulation permanente des choix, à accepter (et faire accepter) la complexité des phénomènes à l’œuvre 3. Le fait d’expliciter clairement dès le départ la place que l’on donnera à la réflexivité et à la régulation de la démarche facilite ce travail d’animation d’une part ; il est pleinement cohérent avec le processus même d’analyse recherché d’autre part. Dans la foulée, les participants, pour autant qu’ils se sentent en sécurité, font l’expérience de cette souplesse, de cette ouverture à l’exploration, de l’entraide, de l’humilité au sein du groupe, d’un apprentissage en commun. Ils l’apprécient énormément et en tirent bénéfice pour leur pratique professionnelle.

J’ai évoqué ailleurs (Thiébaud, 2005c) des variations possibles au sein du dispositif d’APP. Au fil des rencontres, cela permet aussi de favoriser l’évolution du travail collectif, à mesure que les participants prennent confiance, expérimentent d’autres voies d’analyse et que la dynamique collective gagne en maturité. Cette possibilité de renouvellement permet aussi aux groupes d’APP de vivre de nombreuses années sans essoufflement aucun.

3.4 Disponibilité et liberté

Dans les groupes que j’anime, je tiens à vérifier – au préalable – que les participants viennent de manière volontaire. Cela me semble un aspect très important pour l’implication de chacun 4. Je préfère aussi, lorsque c’est possible, travailler sur une certaine durée (une demi-journée ou une journée entière). Cela favorise une bonne disponibilité et les participants l’apprécient énormément. Une séance de deux heures par exemple limite inéluctablement la souplesse dans la démarche et oblige à travailler dans des temps courts des situations et des pratiques qui gagnent à être analysées plus en profondeur. Je privilégie donc une approche flexible dans la gestion du temps.

Pour le reste, je tends à développer de plus en plus dans ma pratique une forme de liberté pour les participants comme pour moi-même en tant qu’animateur. Liberté dans la durée d’une séquence d’analyse (définie de manière concertée en fonction de la demande de la personne accompagnée et de manière concertée en commun), liberté dans les possibilités d’intervenir (en respectant le cadre défini), liberté de réguler quand cela semble utile, etc. Le fait de pouvoir participer à son gré, de pouvoir explorer des processus émergeants dans la fluidité contribue également à permettre à chaque participant de trouver ses bénéfices propres dans l’APP.

3.5 Formation – action

Un cinquième aspect concerne le fait que, comme toute démarche d’accompagnement, les groupes d’APP offrent l’occasion de développer à la fois ses apprentissages et ses possibilités d’action face à des situations concrètes. La pratique apportée dans le groupe est à la fois le point de départ de toute séance et son point d’arrivée : en effet, les participants y retournent en expérimentant en actes la prise de recul et les idées élaborées durant la séance. Au fil du temps, l’aller – retour entre le travail effectué par les participants entre et durant les rencontres devient porteur de nouveaux apprentissages, dans la mesure où les analyses et hypothèses élaborées antérieurement sont éclairées par de nouveaux actes et événements : compréhension notamment des conséquences de ses représentations et des ouvertures qui peuvent être créées par de nouvelles lectures et analyses.

Apprendre pour agir – agir pour apprendre. On peut parler de formation-action ou d’action-formation : les deux aspects (agir et apprendre) se nourrissent mutuellement. Un cycle d’apprentissage expérientiel est activé qui repose sur un processus de régulation continu. La réflexion qui précède l’action et celle qui la suit sont également importants. Ceci permet à la fois de développer des compétences d’analyse de sa pratique et d’améliorer cette dernière. Ici aussi, les participants trouvent une richesse qui leur manque souvent dans les formations structurées (acquis difficiles à mobiliser en situation) ou dans les conseils ou partages d’expériences (plus orientés « solutions »). Le bénéfice est d’autant plus grand que le groupe a la possibilité de se réunir de manière régulière.

Ces aspects facilitants sont loin d’être les seuls. Dans ma pratique, j’y attache de plus en plus d’importance. Les participants mettent en évidence qu’ils les aident notamment à s’approprier la démarche, à s’y investir et à en tirer profit à chaque moment.

Pour conclure … sans conclure, les groupes d’analyse de pratiques professionnelles sont une occasion rare d’explorer et d’expérimenter concrètement toutes les potentialités de l’intelligence collective du cœur et de l’esprit – à laquelle les êtres humains aspirent peut-être plus que jamais.


Références bibliographiques

Bateson, G. (1977).  Vers une écologie de l’esprit. Paris, Le Seuil.

Cifali, M. (2007). Analyser les pratiques professionnelles : exigences d’un accompagnement, Education et francophonie, Vol. XXV : 2, 2007.

Robo, P. (2002a). L’analyse de pratiques professionnelles : un dispositif de formation accompagnante. Vie pédagogique, no 122, pp.7-11.

Robo, P. (2002b). Les effets des GFAPP. Consulté le 20 septembre 2013 sur : http://probo.free.fr/ecrits_app/effets_app.pdf

Thiébaud, M. & Allenbach, M. (2006). Groupes d’intervision et d’analyse de pratique entre professionnels. Communication à la journée d’étude du 27 septembre 2006 organisée par Radix Suisse à Lausanne. http://www.rsv.espacedoc.net/fileadmin/user_upload/app-benefices.pdf

Thiébaud, M. (2005a). Former à différentes dimensions dans les compétences d’animation – développer différentes orientations dans l’animation. Revue (in)novatio, pp. 37-42. Hors série, printemps 2005.

Thiébaud, M. (2005b). Différentes manières de développer l’attention consciente dans les groupes d’APP. Communication au colloque « Analyses de pratiques », Lyon, juin 2005.

Thiébaud, M. (2005c). Variété dans les groupes d’APP : variables, variantes et variations. Communication au colloque « Analyses de pratiques », Lyon, juin 2005.

Thiébaud, M. (2003a). Supervision, coaching ou APP ? Les pratiques d’accompagnement formateur se multiplient. Psychoscope, No 10, 2003, pp. 24-26.

Thiébaud, M. (2003b). Action-formation : coaching, supervision et analyse de pratiques professionnelles, Education Permanente, Berne, 2003, 1, pp. 32-34.

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Notes

  1. Voir par exemple Robo (2002b) qui détaille de nombreux effets et met l’accent en particulier sur le développement des compétences, Thiébaud (2003a) et Thiébaud & Allenbach (2006).
  2. Dans ma pratique, le plus souvent, j’invite la personne à exprimer une question et une demande au groupe avant de faire le récit de la situation. Cela permet de vérifier qu’il n’y a pas d’attente par exemple de conseils ou de solutions qui n’ont pas leur place dans l’analyse de pratique et cela aide la mobilisation de l’attention du groupe. Au fur et à mesure, la question et la demande de « départ » vont le plus souvent évoluer, parfois même très vite et cela facilite aussi la prise de conscience notamment des représentations à l’œuvre.
  3. Ce qui requiert à la fois une formation spécifique et conséquente pour la mise en œuvre de groupes d’APP et des possibilités de supervision ou d’intervision.
  4. Je suis conscient que ce n’est pas le cas dans tous les groupes et dans toutes les institutions et que je suis en ce sens privilégié.