Michaela Knuchel-Bossel

Formatrice, animatrice, superviseure à Bienne (Suisse)
mkb@superviseurs.ch


Résumé

Cet article se penche sur trois entretiens d’explicitation qui ont eu lieu durant des séances de supervision pédagogique individuelle. A travers leurs transcriptions, il en montre le déroulement. Il explore de quelle manière ce type d’entretien peut apporter une plus-value à l’analyse de la pratique professionnelle et questionne ainsi sa pertinence dans ce contexte.

Mots-clés 

entretien d’explicitation, supervision pédagogique, analyse réflexive

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; techniques et outils au service de l’analyse de pratiques professionnelles

Référencement 

Knuchel-Bossel, M. (2025). Que peut apporter l’Entretien d’Explicitation en supervision ? Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 27, 79-105. https://www.analysedepratique.org/?p=6100.


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What can the Explanatory Interview contribute to the analysis of professional practice ?
Abstract

This article looks at three explanatory interviews that took place during individual pedagogical supervision sessions. Through their transcriptions, it shows how they unfolded. It explores how this type of interview can add value to the analysis of professional practice and questions its relevance in this context.

Keywords

explanatory interview, educational supervision, reflective analysis


Qual é a contribuição da entrevista explicativa para a análise da prática profissional? 
Resumo

Este artigo analisa três entrevistas explicativas que ocorreram durante sessões individuais de supervisão pedagógica. Por meio de suas transcrições, ele mostra como elas foram conduzidas. Ele explora como esse tipo de entrevista pode agregar valor à análise da prática profissional e questiona sua relevância nesse contexto.

Palavras-chave

entrevista explicativa, supervisão educacional, análise reflexiva


1. Introduction

L’occasion s’est présentée récemment d’utiliser à plusieurs reprises la technique de l’Entretien d’Explicitation (EdE dans la suite de l’article) pour développer de l’analyse de la pratique professionnelle dans le cadre de supervisions pédagogiques individuelles. Les effets produits par l’utilisation de cette technique m’ont interpellée.

Je suis animatrice certifiée de groupes d’analyse de pratiques professionnelles et superviseure diplômée dans les domaines de l’action sociale, éducative, psychosociale, et de la santé. J’ai suivi les formations initiale (niveaux I et II) et avancées (niveau III) en EdE en Suisse et en France. Je suis également formée à la Pleine Conscience (MBCT[1]) et à l’utilisation de la Pleine Conscience en formation (MBI[2]). Mes interventions prennent place dans des contextes institutionnels divers tels que écoles, écoles supérieures, écoles professionnelles, centres d’accueil pour requérants d’asile et entreprises privées.

Dans cet article, je vais me pencher sur trois EdE effectués dans une visée d’analyse de la pratique dans le cadre de la supervision pédagogique de deux jeunes femmes – appelons-les Sylvie et Alicia qui obtiendront un diplôme d’éducatrice de l’enfance. Je les remercie chaleureusement de m’avoir autorisée à me baser sur leur vécu en supervision pour cet article. Je tairai les noms de leurs institutions formatrices pour préserver leur anonymat mais il s’agit d’écoles supérieures (ES) qui permettent aux professionnels titulaires d’un certificat fédéral de capacité (CFC) ou d’une qualification équivalente d’obtenir un diplôme fédéral de degré tertiaire.[3] Elles travaillent les deux dans des institutions privées.

Je vais dans cet article préciser en quoi ma réflexion porte sur l’analyse de la pratique professionnelle en clarifiant d’abord des questions de terminologie et en présentant l’EdE comme technique. J’illustrerai mon propos avec l’analyse de trois moments d’EdE menés en supervision puis je tenterai de dégager les apports et plus-values que peut apporter l’EdE à l’analyse de la pratique.

2. Quelques éléments du contexte

La supervision pédagogique est un dispositif intégré à la formation d’éducation de l’enfance des écoles fréquentées. Considérée comme un acte de formation, elle vise à développer les compétences professionnelles et personnelles en promouvant une posture réflexive sur sa pratique et ses relations, sur les valeurs individuelles et institutionnelles, sur ses émotions, ses références théoriques et son identité professionnelle. Les personnes en formation ont l’obligation de suivre entre dix et vingt heures de supervision individuelle réparties sur deux ans, accompagnées par un superviseur diplômé membre de l’Association suisse des Superviseurs (ARS). L’attestation de supervision leur permet d’accéder à la procédure de qualification finale et à l’obtention du diplôme[4].

« La supervision prend du sens lorsque le supervisé renforce la conscience de lui-même, de ses actes, de ses responsabilités, de son engagement, de sa volonté à coopérer et de sa capacité à créer des liens interpersonnels. »[5]. Cette affirmation est absolument pertinente dans le cadre d’une supervision pédagogique puisque le fait de prendre conscience de ses actes est lui-même formateur en permettant de reproduire, d’améliorer ou de rectifier un acte inconscient et souvent automatique.

3. De quoi parlons-nous ? questions de terminologie…

L’analyse de pratiques professionnelles

Pourquoi ma réflexion trouve-t-elle sa place dans la réflexion générale sur la définition de l’analyse de pratiques ? Ici même, dans la Revue des Analyses de Pratiques professionnelles, plusieurs articles ont déjà abordé la question des différences et similitudes entre APP et supervision[6] ou encore d’autres dispositifs d’accompagnement comme le coaching. Sans entrer dans ce débat, je m’inscris ici dans le cadre de « l’analyse de la pratique professionnelle », pratiquée en individuel et non pas en groupe. Quelles en sont les caractéristiques que je retiens ?

  • L’objet de l’analyse est la pratique d’un ou une professionnelle, ce qui veut dire que le point de départ de la réflexion sera toujours une situation et/ou une réflexion issues du domaine professionnel. Cependant, il est clair que la frontière entre le moi personnel et le moi professionnel est poreuse et que des éléments personnels peuvent s’inviter dans la réflexion ;
  • Lorsque je considère la pratique professionnelle, je prends en compte l’agir professionnel avec tout ce qui le sous-tend : le référentiel, l’expérience, les croyances, les valeurs, les intentions ;
  • L’analyse de la pratique professionnelle poursuit un but de formation. Ce n’est pas l’analyse pour la beauté de l’analyse mais bien pour être transférée dans la pratique professionnelle ;
  • La visée de l’analyse est la prise de conscience de sa pratique et la prise de recul sur ce que la personne vit dans toute sa complexité et toute sa subjectivité. « Ce processus d’émergence d’une conscience permet d’ouvrir la perspective d’un « penser autrement » et donc de l’éventualité d’un « agir autrement »[7];
  • Le fait qu’il s’agisse de supervisions individuelles exclut évidemment les nombreux apports du groupe. Je renvoie le lecteur à trois articles qui ont pour objet l’Entretien d’Explicitation utilisé en groupe[8];

Je me situe donc dans une démarche d’accompagnement individuel, mandatée par une institution pour une « supervision pédagogique », dans laquelle j’ai la liberté de choisir de quelles techniques et outils je vais me servir pour faciliter la réflexivité de la personne accompagnée. L’une de ces techniques est l’EdE, mobilisée à certains moments particuliers que je décrirai en détail.

L’Entretien d’Explicitation (EdE)

L’Entretien d’Explicitation est une technique d’entretien qui vise la verbalisation de l’action non consciente et implicite afin de la rendre explicite et consciente. Pierre Vermersch (1994) a modélisé l’accompagnement pour permettre cette verbalisation à l’aide de différents outils. Ceux-ci peuvent être utilisées dans ce qui était leur utilisation initiale, soit l’entretien de recherche. Ils peuvent cependant être utilisés de manière ciblée, dans un autre type d’entretien (par exemple de supervision ou d’APP) avec pour objectif d’explorer un moment spécifié du discours de la personne accompagnée. C’est à ce titre que le treizième séminaire du Groupe de Formation à et par l’Analyse de Pratiques Professionnelles GFAPP[9] s’est penché sur l’intégration de techniques issues de l’EdE aux analyses de pratiques professionnelles. Quelques éléments qui suivent proviennent des réflexions menées durant ce séminaire, dont je ne retiendrai que celles pertinentes dans le cadre d’une supervision individuelle.

La grille de lecture modélisée par Vermersch, les satellites de l’action, invite à questionner le procédural essentiellement (les savoirs pratiques, le déroulement des actions), mais également le contexte (les circonstances, l’environnement), le déclaratif (les savoirs théoriques et procéduraux), l’intentionnel (les buts, les finalités, les intentions) et les jugements (les évaluations subjectives, les opinions et croyances). Faingold (2020) propose d’intégrer à ce modèle les émotions qui viennent colorer les différents domaines à questionner et qui permettent de s’approcher des questions d’identité professionnelle. Il semble évident que dans une analyse de la pratique professionnelle ou une supervision, il y a un intérêt à explorer ces domaines afin de permettre à la personne accompagnée d’envisager les divers aspects qui ont pu jouer un rôle dans sa pratique. Et dans cette pratique, il s’agit d’effectuer un focus sur une action qui fera l’objet d’un « petit EDE » durant lequel pourront à nouveau être explorés ces satellites de l’action. Le moment choisi doit être spécifié (situé à un moment et dans un contexte précis) et important voire déterminant dans la pratique de la personne accompagnée. « La métaphore du focus ou de la loupe que l’on dirige sur un moment spécifié nous paraît pertinente pour illustrer ce moment spécifié qui sera explicité. » [10]

Je reviendrai en fin d’article sur la place de l’EdE dans une démarche de supervision mais je précise encore une fois qu’il est une technique parmi d’autres que j’utilise en supervision individuelle. Si la supervision est un processus qui s’étend sur une période plus ou moins longue, l’EdE ne représente qu’un « outil de travail » permettant l’analyse de la pratique à un moment donné.

Il me semble important d’apporter quelques explications élémentaires sur les concepts et manières de faire en EdE dont il sera question par la suite.

L’intervieweur est au service de l’interviewé afin qu’il prenne (peut-être) conscience d’un implicite, et non pas pour qu’il plaque sa propre réalité sur celle de l’interviewé. L’évocation est la position de parole que l’on cherche à obtenir de l’interviewé (on parle d’interview, d’intervieweur (B dans les transcriptions) et d’interviewé (A dans les transcriptions). C’est une parole incarnée qui n’est pas un souvenir mais un « revécu », et dont l’effet est que l’interviewé se sent davantage dans le moment décrit que dans le moment présent. Cette évocation nécessite un questionnement particulier sinon l’interviewé sortira de cet état et l’accès à l’implicite sera plus difficile. Ce sont les effets perlocutoires qui expliquent cette réalité : la formulation des questions a des effets directs sur les réponses, par exemple inciter A à réfléchir le fait sortir d’évocation. Les relances sous forme d’onomatopées, souvent accompagnées de hochements de tête, ont pour but de montrer l’écoute attentive, les reformulations et répétitions en écho de s’assurer de la compréhension et d’inciter à poursuivre. Il n’y a pas d’interprétation du discours. La fragmentation vise à décomposer l’action en unités de plus en plus petites (on parle de granularité de l’action) de manière à en recréer la chronologie fine.

La première situation est décrite ici sans transcription, les deux suivantes sont présentées sous forme de transcriptions en tableaux à trois colonnes, comme cela se fait traditionnellement en EdE :

Colonne No 1 : la locutrice A (interviewée) ou B (intervieweuse)

Colonne No 2 : la transcription littérale, les paroles de A en italique. L’utilisation de points de suspension sert à montrer un ralentissement du discours

Colonne No 3 : les remarques faites a posteriori

4. Les entretiens

4.1. Sylvie : première situation

Avant la rencontre de supervision, Sylvie rédige une description écrite de la situation, ce qui lui permet de réfléchir en amont à ce qui la préoccupe. Au début de la séance, je lui demande de me la narrer. Nous sommes vendredi et Sylvie accueille une fillette amenée à la crèche par son papa. En voyant l’éducatrice, l’enfant s’accroche au cou de son papa en pleurant et en disant « Peur Sylvie, peur ! ». La jeune femme est bouleversée par cette réaction et angoissée à l’idée d’avoir commis des erreurs avec l’enfant, cela l’interroge quant à la pertinence de son choix professionnel et de sa formation, à sa légitimité dans ce métier. En racontant sa situation, le souffle de Sylvie est court, son discours composé de phrases brèves. Lorsque je lui demande ce qu’elle a éprouvé au moment de cette « crise », elle ne sait pas, elle dit simplement avoir été interpellée par l’attitude de l’enfant. Je me dis que c’est une situation « parfaite » pour un EdE : un moment spécifié, de l’implicite, du non conscientisé. Je lui propose d’aller explorer ce moment précis avec un EdE, ce qu’elle accepte. Cet entretien n’a pas été enregistré, je me base par conséquent sur les notes que j’ai prises.

Je commence par lui expliquer ce qu’est l’EdE, comment va se dérouler l’entretien, comment elle peut être surprise par la formulation des questions, inhabituelle dans la communication courante (nous verrons quelques exemples dans les transcriptions suivantes). Je lui demande une première fois son accord de manière à conclure ce que Vermersch nomme le contrat d’attelage : « L’accord sur les buts partagés, que j’ai nommé contrat d’attelage, et qui se situe en amont de l’entretien proprement dit. Ce contrat est la recherche d’une clarification à la question : qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Quel est le vécu visé, ou au moins son type ? » (Vermersch, Expliciter N° 118, p.11)

Vient ensuite « Le contrat de communication par la vérification du consentement de la personne. Toute description de sa propre expérience, de ses actes, fait rentrer dans l’intime, même s’il y a des degrés différents d’implication. Le partage de l’intime suppose que la personne y consente réellement (pas seulement un oui du bout des lèvres, mais que le non verbal soit congruent » (Vermersch, Expliciter N° 118, p.11). La formulation spécifique « je te propose, si tu en es d’accord, de prendre le temps… » vise à obtenir cet accord de communication qui n’est pourtant pas acquis. Il s’agira, tout au long de l’entretien, de s’assurer que la personne supervisée est toujours en accord avec le déroulement de l’entretien, le moment spécifié qui est explicité, le soin que je prends d’elle. Le sentiment de sécurité et de confiance est indispensable pour que la personne interviewée puisse entrer en évocation. « Ma découverte de la mémoire concrète et des conditions de sa mobilisation, a imposé l’acte d’évocation comme mode privilégié d’accès au passé personnel, il permet de faire revenir de nombreux détails et d’opérer le réfléchissement de ce qui n’était dans le passé que conscience pré-réfléchie ou conscience en acte. » (Vermersch, Expliciter N° 118, p. 11).

J’invite donc Sylvie à entrer en évocation avec la phrase suivante :

« Je vous propose, si vous en êtes d’accord, de prendre le temps de laisser revenir le moment où la petite fille et son papa entrent dans la crèche ce vendredi matin. Prenez tout votre temps, et lorsque vous êtes prête, vous pouvez me faire un signe. ». Je l’invite ensuite à laisser revenir ce moment en la guidant à l’aide de suggestions telles que « il faisait peut-être chaud, c’était peut-être bruyant ou silencieux, vous étiez peut-être seuls ou il y avait d’autres personnes présentes, etc. » de manière à ce que l’évocation soit la plus « reliée » possible à ce vendredi précis et non pas à un vendredi quelconque. Sylvie décrit ensuite le moment, sortant parfois de l’évocation, ce qui est perceptible à l’accélération de son débit. Je lui propose de ralentir, de laisser venir le moment, je l’incite à décrire au présent en la relançant au présent également (l’utilisation du présent est facilitatrice d’évocation, de remémoration, par opposition au souvenir qui se raconte au passé). Faute d’enregistrement de cet EdE, je ne peux donner d’exemples précis. Lorsqu’elle arrive au moment où le papa devrait lâcher sa fille qui pleure et crie « peur Sylvie, peur ! », je cherche à décomposer le moment en unités d’action plus petites (la fragmentation) de manière à en recréer la chronologie en lui demandant « et juste avant… » ou « et juste après…  qu’est-ce que vous faites ? » jusqu’à ce que Sylvie décrive l’instant où, voyant la détresse de l’enfant, elle fait un grand pas en arrière, ce qui permet à la petite fille de se calmer presque instantanément. Elle demande ensuite à une autre éducatrice de la prendre en charge. Je vérifie si elle est d’accord que l’EdE se termine là. Elle est visiblement soulagée, ce qui se voit à travers sa respiration, nettement plus calme qu’au début de l’entretien.

Dans la description initiale de cette situation (reçue par courriel avant la rencontre), il n’était pas question de ce pas en arrière, dont Sylvie prend conscience durant l’entretien. Elle se remémore ce pas et, dans la suite de la séance de supervision, l’identifie comme une stratégie, acquise à travers ses connaissances théoriques (elle cite la création du lien dans la structure d’accueil, le besoin de sécurité, l’empathie) et son expérience professionnelle (elle travaille depuis 3 ans dans cette crèche), qui lui permet d’offrir à l’enfant la distance nécessaire à sa sécurité.

4.2. Sylvie : deuxième situation

La deuxième situation de Sylvie est enregistrée ce qui en permet la transcription. Elle n’a pas été décrite par écrit en amont.  Sylvie est à l’école. Pour toutes sortes de raisons organisationnelles, elle y vit mal un manque de cohérence, ce qui engendre chez elle une grande insécurité. Lors de cette journée de cours, l’enseignante donne des explications au tableau à propos d’un travail que les étudiants doivent rendre et pour lequel des consignes avaient déjà été données par écrit. Sylvie fait une crise d’angoisse, se sent mal et doit se coucher pour ne pas perdre connaissance. Il lui importe de comprendre ce qui a mené à cette crise d’angoisse car elle craint que cela puisse se reproduire dans sa pratique d’éducatrice, ce qui justifie pour moi que nous en parlions en supervision. A nouveau, ce moment spécifié se prête à un EdE.

B = Intervieweuse

B Donc, si vous en êtes d’accord, je vous propose de laisser venir le moment, il y a 2 semaines, là où vous avez fait cette crise d’angoisse. On va pas forcément aller jusqu’au moment où vous avez dû vous coucher, mais juste avant.

Il me semble important, au moment du contrat de communication, de la rassurer sur l’ampleur de l’EdE.

Il manque l’invitation à prendre le temps de laisser venir. De plus, l’utilisation de l’adverbe forcément diminue l’effet perlocutoire que je souhaite : donner un sentiment de sécurité à A

Un malaise de ce type est un événement difficile à vivre et je ne veux pas que la peur de se le remémorer soit un obstacle à l’évocation. Le fait de lui garantir que nous nous arrêterons avant peut l’y aider.

A = Interviewée

A Euh… c’était dans le module accompagné et c’était vers la fin de la journée, vers 16h30. Du coup, là, on avait encore le cours normal, il y avait tous les élèves qui étaient là… donc tous les élèves sont encore là… Encore là… oui…  

On voit dans cette prise de parole qu’au début, Sylvie n’est pas en évocation. Elle parle au passé, utilise un adverbe qui indique la soudaineté (« du coup »). Puis son discours ralentit, elle répète ce qu’elle a déjà dit, mais au présent, répète encore en ralentissant encore. Le même phénomène se reproduit ensuite :

En plein milieu du cours, euh… ils ont commencé…, enfin les élèves…, enfin quelques élèves ont commencé à poser des questions. Passé composé
B hmm, hmm Onomatopée qui montre l’écoute
A  Les élèves posent des questions, oui. Sur… ben sur l’évaluation du module, du module, ouais… ouais du module… Présent

La relance se présente sous la simple forme d’une onomatopée mais elle fonctionne comme un encouragement à rester en évocation et à laisser revenir le sujet du cours en question, ce qui se voit notamment à l’usage du présent. Sylvie décrit ensuite assez rapidement la suite des événements qui mènent à la crise d’angoisse jusqu’à ma proposition de fragmentation.

B Alors si vous en êtes d’accord, on va revenir sur l’un ou l’autre moment  « L’un ou l’autre moment » ouvre les possibles quant au choix du moment, mais je n’ouvre pas ces possibles à A. Rétrospectivement je me dis que j’aurais dû lui demander quel moment lui paraissait important et qu’elle aurait souhaité approfondir.
A Hmm, hmm Son accord n’est pas vraiment explicite… reflète-t-il une réticence parce que je décide du moment à expliciter ?
B donc au moment où l’enseignante revient après la pause. Vous êtes assise… J’essaie de replacer A en évocation en situant le moment au présent
Oui…  
B Et puis vous êtes plus tout à fait sereine Je reprends les mots qu’elle a utilisés auparavant
A Non…  
B Donc il faut qu’on remonte un petit peu avant, au moment des questions des élèves  Mon intention est d’explorer pourquoi et quand A perd sa sérénité
A oui… d’accord… Accord explicite
B donc au moment avant que les élèves posent des questions, vous êtes sereine.  
Oui  
B Qu’est-ce que vous entendez comme question ? Ma question a pour effet perlocutoire de ramener A à une activité cognitive :  retrouver le contenu de questions posées, alors que mon intention était de la faire se remémorer des sons
A je sais plus…euh… c’était des questions liées au contenu A sort d’évocation, conséquence de ma question précédente
B Il y a par exemple une question que vous entendez… une question qui est liée au contenu… J’essaie de susciter à nouveau l’audition, non pas la réflexion, mais en vain
A hmm, hmm… c’est dur… mais il y avait la question des axes prioritaires, par rapport à ça surtout […] euh il y avait les questions … un peu… euh… des liens, des liens théoriques à faire et du plan d’action qu’on allait mettre en place.  
B Alors on va essayer de se remettre dans ce moment-là. Essayez de visualiser où vous êtes assise, comment sont placés les élèves autour de vous dans la classe, où sont assis… où est assis l’élève qui pose la première question. Voyant l’échec de mes tentatives, j’aide A à se remettre en évocation mais malheureusement sans lui demander son accord explicite.

À travers cet échange, nous voyons que le maintien en évocation est difficile, probablement en raison du contenu théorique et rationnel de la situation à ce moment-là. Une des conditions au maintien en évocation est d’éviter « d’enclencher » le raisonnement, la réflexion théorique. Cependant, je perçois dans sa description un moment-clé sur lequel nous pourrions diriger notre loupe. Il me semble important de signaler ici que j’aurais pu demander à Sylvie d’identifier elle-même le moment important pour elle, ainsi que c’est le cas dans l’entretien de décryptage de sens de Faingold (2020). Je n’y ai malheureusement pas pensé dans l’instant. Deux parties se distinguent dans la description qui mènent au malaise : avant la pause, après la pause. Avant la pause, l’enseignante répond à des questions d’élèves :

A Oh non, encore un truc sur l’évaluation, on est encore là… A soupire, montre des signes d’agacement
B D’accord Je valide
A Encore un truc sur l’évaluation… ouais… ouais… ça va… ça va… A est en évocation. Sa voix est basse, son élocution lente
B D’accord… Euh… et puis qu’est-ce que ça vous fait dans votre corps de vous dire ça ?
A je sais pas, ça me contracte un peu…

Elle montre sa région abdominale.

Cette première expression d’une sensation physique, avec ce sentiment de contraction, va se préciser par la suite

B Ça vous contracte… d’accord… est-ce que cette contraction reste ?

J’essaie de faire rester A dans ce moment, avec cette sensation de contraction.

Question fermée, avec pour effet logique une réponse laconique

A Oui…  
B D’accord… Est-ce que juste après vous faites quelque chose dans cette situation ? Question fermée, avec pour effet logique une réponse laconique
A Bah quoi, c’est pas précis (la réponse de l’enseignante), enfin par exemple cette question sur les axes là… et ben sa réponse elle était très très vague parce que … elle-même elle était pas… enfin elle nous a même dit qu’en fait elle était pas au clair sur l’évaluation Sortie d’évocation
B D’accord… et qu’est-ce que ça vous fait, ça ?… Vous le sentez mais où dans votre corps ? Qu’est-ce qui se passe dans votre corps à ce moment-là ? Plusieurs questions en une intervention
A je crois que la boule elle est là, mais elle monte pas. C’est pas… Elle montre son estomac
B Donc avant vous étiez contractée… et maintenant vous avez la boule… Qu’est-ce que vous vous dites ?  
A Bah… que je me suis peut-être foirée quoi. Enfin qu’est-ce que… c’est pas… je sais pas ce que j’ai… c’était peut-être pas ce qui était attendu… Expression d’une croyance, peut-être un message qui structure la réaction de stress qui suivra
B Donc à ce moment-là, vous vous dites… vous faites le lien avec ce que vous avez déjà fait. Votre boule à ce moment-là, qu’est-ce qu’elle fait ? D’abord je veux reformuler ce que A se dit, puis je détourne son attention vers le lien avec son travail. Finalement, je reviens au corps.
A ouais… elle commence à monter… elle commence à monter… Heureusement, A ne retient que la dernière question et répond en montrant la direction de son œsophage
B Et puis qu’est-ce que vous faites ?  
A je crois que… je baisse la tête
B Vous baissez la tête. Et puis qu’est-ce que vous faites juste après avoir baissé la tête ?
A je souris  
B Vous souriez… et qu’est-ce que ce sourire il a comme effet chez vous ? Je cherche à faire décrire une sensation physique, parce que je vois un relâchement dans le corps de A
A c’est pour cacher A interprète ma question en comprenant le mot « effet » comme une demande d’intention
B Hmm, hmm  
A Le sourire c’est pour cacher.  
B Hmm, hmm  
A Et en même temps ça me détend Je pourrais questionner cette détente pour ancrer cette sensation

Durant cet échange, nous assistons à la prise de conscience de la naissance de la boule (qui va aussi jouer un rôle dans la deuxième partie) et de la stratégie mise en place pour se détendre, baisser la tête et sourire. Sylvie est en évocation, lorsqu’elle parle de son sourire, elle sourit et se détend visiblement, ses épaules se relâchent, sa respiration s’apaise.

Pendant la pause, Sylvie sort du bâtiment, elle se sent moins contractée. L’enseignante revient en classe. Dans la partie qui suit, on peut constater que Sylvie n’est pas toujours en évocation, en grande partie en raison de l’effet perlocutoire de mes questions qui ont pour effet de lui faire chercher des informations de l’ordre du cognitif.

B Comment ça se passe pour vous ? Appel aux sensations et/ou aux émotions
A Bah… là… il y a la boule qui remonte quoi. […] La réponse donne une information sur la manifestation physique
B Donc l’enseignante elle est devant vous et puis elle donne des informations qui vont… est-ce que ces informations vont dans le sens de ce que vous avez fait ou pas ? Avec cette question, je l’invite à parcourir cognitivement le travail déjà effectué et à le comparer avec les informations données.
oui et non. Oui et non. En fait elles m’ont… elles m’ont perturbée sur le moment, ouais, ben sur le moment, oui. Enfin non, du coup sur le moment non…. J’ai vraiment cru que j’étais à côté de la plaque. A n’est pas en évocation. Elle exprime une croyance qui joue probablement un rôle dans la crise d’angoisse
B D’accord. Sur le moment vous avez pensé… oui… oui… Donc vous vous dites que vous êtes à côté de la plaque. Et qu’est-ce que vous vous dites encore à ce moment-là ? Je questionne A sur son dialogue intérieur
A Ah je me dis, je sais pas… mince quoi. Je me dis… euh tout ça pour ça. Ouais
B Et qu’est-ce que ça vous fait, ça ? Appel aux sensations/émotions
A ah ouais, je sais pas, ça monte quoi. Je me dis que j’avais fait tout ça et qu’au final quand elle a expliqué, j’ai pas compris, quoi. La boule est perceptible, Sylvie montre qu’elle est en chemin vers sa gorge. En même temps elle poursuit son dialogue intérieur
B Donc vous dites que … vous vous dites à ce moment-là que vous n’avez rien compris. Et que vous êtes à côté de la plaque. Euh…. Juste à ce moment-là, qu’est-ce que vous faites ? Faites -moi… comment vous étiez dans votre corps à ce moment-là ? Essayez de sentir la température. Qu’est-ce que vous regardez ? Qu’est-ce que vous entendez ? Lorsque je pose la 1ère question (qu’est-ce que vous faites ?), je vois que A n’est pas en évocation. Je cherche à l’y ramener en faisant appel à ses sensations physiques. Mais je ne lui demande pas l’autorisation de le faire !
A Bah… je regardais ma feuille, je regardais le tableau A n’entre pas en évocation. Parce que je ne lui ai pas demandé son accord ?
B D’accord. Vous regardez votre feuille. Vous fixez votre feuille. Relance en écho au présent
A ouais, je suis fixée sur ce qu’elle dit en fait. Évocation
B Vous êtes fixée sur ce qu’elle dit. Concrètement ça veut dire quoi ? Je cherche à comprendre ce que A veut dire lorsqu’elle dit « je suis fixée ». S’agit-il d’une « fixation » cognitive ? Y a-t-il d’un regard qui ne peut se détacher du tableau ? de la feuille ?
A je suis fixée sur son schéma au tableau, enfin… j’essayais de faire des liens avec mes propres trucs, enfin mon propre dossier. Là j’ai cogité quoi D’abord en évocation puis activité cognitive en lien avec son travail
B Donc vous réfléchissez à ça. Donc vous n’êtes pas en sidération, vous réfléchissez, vous êtes très active par rapport à… à faire des liens entre ce qu’elle vous dit et puis votre propre dossier Je suis consciente à ce moment-là que la question posée incite Sylvie à rester dans le domaine de la réflexion
ouais
B La boule elle est où à ce moment-là ? Appel aux sensations physiques
A elle commence… elle monte… elle … elle…commence à monter. Evocation. A montre sa gorge
B Ouais. Mais tant que vous réfléchissez elle n’est pas encore dans la gorge ? Appel au raisonnement mais également aux sensations physiques.
A non non
B Alors qu’est-ce qui se passe juste après ?
après il y a encore des questions. C’est toujours en lien avec ce schéma que j’ai pas compris Pas en évocation
B Hmm hmm
A et là du coup ça monte dans la gorge.
B Donc ce schéma que vous n’avez pas compris. Quand vous le regardez au tableau… maintenant vous regardez ce schéma au tableau. Vous regardez votre feuille. Et qu’est-ce qui se passe pour vous ? Avec mes reformulations, j’essaie de faire revenir ce moment précis
A je sais pas, ça monte… ça monte. A respire de manière saccadée au rythme de ses mots
B Aussi… même maintenant ? Je cherche en même temps à m’assurer qu’elle est en évocation et que la sensation ne devient pas insupportable
oui. Non, maintenant moins… maintenant moins… Visiblement la tension diminue, sa respiration ralentit et son corps montre un relâchement musculaire.

Je propose de terminer l’EdE pour ne pas aller jusqu’au moment du malaise. Sylvie décrit rapidement la suite : à la fin de la leçon, l’élève assise à côté d’elle lui demande comment elle va, sa question sera le déclencheur de son malaise, tout devient noir, bourdonne, et elle doit se coucher.

Dans l’intention de poser clairement que nous ne sommes plus en EdE et que nous sommes dans la supervision en tant que telle, je propose de revenir sur certains moments de l’EdE qui pourraient être utiles dans le cadre de sa pratique. Sylvie prend conscience que la boule qu’elle sent monter de son estomac à sa gorge est le précurseur de son malaise alors que son regard alterne entre sa feuille et le tableau. Durant l’EdE, Sylvie décrit le schéma de l’enseignante au tableau qui s’avère être une sorte de schéma heuristique (mindmap), dont elle dit qu’il n’est pas organisé. Elle le compare à la structure qu’elle a donnée à son travail et estime que cette comparaison montre « qu’elle est à côté de la plaque ». Dans la discussion qui suit, nous parlons du schéma heuristique, éminemment personnel puisqu’en lien avec la structure mentale de l’auteur, exemple d’une organisation possible du contenu de la réflexion mais pas obligatoirement pertinente pour une autre personne. Cette distinction ne lui est pas inconnue et elle reconnaît à ce moment-là que ce qu’elle a déjà fait n’est pas erroné, qu’elle ne s’est pas trompée dans sa compréhension des consignes (elle sera d’ailleurs louée pour la qualité de son travail !). Elle réalise à ce moment-là que le stress s’est installé à l’insu de sa réflexion, alors que son regard presque frénétique entre sa feuille et le tableau ne montrait que les différences existantes sur la forme, non sur le fond.

Lorsque je lui ai demandé, lors d’une rencontre suivante, si les deux EdE que nous avions menés lui avaient apporté quelque chose, elle situe très précisément les bénéfices :

« Ça me permet de prendre conscience de petits détails dont je n’avais pas conscience. Et ça me permet de trouver des solutions ». Le fait d’avoir baissé la tête et souri durant la leçon, alors que la situation n’avait rien de comique, et du sentiment de détente qu’elle a ressenti, a été identifié comme une stratégie qu’elle peut mettre en place dans d’autres circonstances.

La relation avec l’enfant de la première situation s’est beaucoup améliorée : « ça va beaucoup mieux, elle est in love de moi ! ». Elle arrive mieux à prendre de la distance, notamment en clarifiant ce qui dépend d’elle et son pouvoir d’agir, là où elle peut exercer une influence et là où elle n’a aucun contrôle.

Quant aux apports de la deuxième situation, « Ça me permet d’être dans le moment présent, de m’observer, de sentir où dans le corps il se passe quelque chose, j’y suis plus attentive. » Les moments de stress intense tels que ce malaise lui font craindre qu’ils puissent impacter sa pratique, c’est pourquoi elle montre un grand intérêt à maîtriser ses réactions physiques et émotionnelles. Durant les séances de supervision, nous avons expérimenté quelques techniques de pleine conscience et de relaxation, tel que l’espace de respiration.

4.3. Alicia : troisième situation

Alicia s’occupe d’un enfant TSA[11]. Ce n’est pas la première fois qu’il est question de lui dans les rencontres de supervision, son accompagnement soulevant diverses difficultés. Alicia n’est pas seule à s’occuper de lui et avec ses collègues, elles ont élaboré un protocole de contrainte à mettre en place pour que l’enfant reste tranquille durant la sieste, souvent problématique. La situation qui va faire l’objet de l’EdE concerne justement un moment spécifié de sieste. Alicia raconte que l’enfant va d’abord se coucher sur le lit, accepte d’être couvert d’un plaid avant de le rejeter et de mettre littéralement les pieds contre le mur. Alicia le retourne et le contraint, comme prévu par le protocole, en passant un bras par-dessus son corps. L’enfant donne des coups de pied puis mord Alicia dans le bras qui, « par réflexe », lui donne une tape sur la tête. Elle s’en veut beaucoup de ce geste qui remet en question son choix professionnel. Cette expression « par réflexe » m’alerte car elle laisse entendre qu’il s’est joué quelque chose de non-conscient. Je lui propose alors un EdE pour explorer plus précisément ce moment-là. Ce qui sous-tend mon souhait d’EdE, c’est que ce qu’Alicia qualifie de réflexe est certainement motivé par des pensées, des émotions non conscientes qui jouent un rôle dans le déclenchement de ce geste et qui, amenées à la conscience, peuvent éviter sa reproduction. Je lui propose un EdE, lui explique son intérêt, lui en présente le déroulement et lui demande son accord initial (contrat d’attelage). Puis selon la formule consacrée (je vous propose, si vous en êtes d’accord, de prendre le temps de laisser revenir…) je débute l’EdE. Je la guide dans l’évocation en l’incitant (de manière ouverte) à revivre les sensations physiques, visuelles, auditives du contexte dans lequel prend place la situation.

B  C’est dans la pénombre. Il est dans son lit, vous êtes assise, lui à votre droite. Je relance au présent pour inciter à entrer en évocation
 Il vient de mettre les pieds au mur. J’allais essayer de descendre ses pieds. Elle répond à l’imparfait
B  Et à ce moment-là, il vous donne un coup de pied. Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? J’insiste au présent
A  Après je reprends le plaid pour euh… lui mettre sur les jambes. Pour reprendre le plaid. Pour qu’il… qu’il arrête de… de lancer ses pieds contre moi en fait. Et euh… bah… c’est… il reste pas tranquille, alors je me mets sur euh… je me mets juste ici, je me mets sur le côté de lui euh… en fait sur son côté droit. Pour le remonter dans le lit. Jusque-là j’étais assise et en fait bah… j’étais assise jusque-là dans le lit et je le remets sur le bord du lit pour mettre ses pieds… pour qu’ils soient derrière moi, comme ça, en fait ses pieds (Alicia mime la situation). Et puis c’est ce qu’on fait quand on essaie de le tenir un peu tranquille en fait, je me… je me mets comme ça, un petit peu sur lui, juste sur ses jambes. Juste pour coincer un petit peu ses jambes. Et là en fait, il essaie de m’attraper avec les bras, enfin de me tirer les cheveux ou de me passer sur mon visage en tout cas, quelque chose au visage. Alors je lui prends le bras pour qu’il arrête de me griffer, je lui pose le bras sur un côté de lui comme ça. Et là en fait il se tourne et il me mord.

Entrée en évocation

 

 

 

 

 

 

 

Souvenir du protocole à appliquer dans ce cas

 

Son discours est rapide, ce qui me fait penser que A n’est pas en évocation. Mais l’enchaînement précis des gestes pourrait me laisser penser le contraire.

Durant cette description, je perçois qu’Alicia n’est pas toujours en évocation. Cependant, je ne l’interromps pas car son récit est nettement plus précis que dans la présentation initiale de la situation. Je me trouve donc partagée entre l’envie de l’interrompre avec une relance-type en EdE comme « Attends, attends… j’ai besoin de comprendre… » et celle de la laisser poursuivre sa description. Je pense que je me suis déjà préparée à fragmenter le moment juste avant la morsure. Je lui propose donc d’aller en profondeur.

B Juste à ce moment-là, si on revient juste avant, qu’est-ce qui se passe juste avant que vous lui preniez le bras ? Reconstitution de la chronologie
 On va dire… il essaie de m’attraper le visage en fait. Il essaie d’attraper le visage.
B  Et puis c’est… c’est où ? Et puis qu’est-ce que vous sentez ? Vous avez mal ? Je lui pose une série de questions ce qui ne lui permet pas de répondre à la première.
A  Ça vous griffe. Ça vous griffe. Étonnante, cette formulation impersonnelle !
B  Est-ce que vous avez éprouvé un sentiment de danger ou non, de l’agacement ? D’une part, je ne questionne pas le fait de la griffure, d’autre part je lui suggère des réponses.
 De l’agacement.
B Vous avez éprouvé de l’agacement à ce moment-là. Et… euh… il se… il se manifeste où dans votre corps cet agacement ? Appel aux sensations physiques
 C’est une espèce d’agitation du corps.
B  C’est une agitation de votre corps. Echo
 Euh… de… pas envie d’être touchée. Son corps montre à cet instant du dégoût, avec les traits du visage qui forment le masque du dégoût et son corps qui esquisse un frisson
B Vous avez pas envie d’être touchée à ce moment-là. Echo
 Et… euh… bah je lui prends la main pour qu’il arrête… parce que je fais plusieurs fois… en fait avec la main, du coup c’est pour ça que je lui prends la main.
B  Et vous avez… vous lui prenez vraiment la main dans votre main ? Je voudrais qu’elle explicite son geste
 Euh… en fait si on imagine sa main qui est comme ça, je le prends comme ça, en fait, je mets les doigts dans sa main. Dans sa paume. Et je tiens le poignet. Donc je fais comme ça pour la… pour la remettre à côté de lui en fait, puisque lui il est couché donc sur le dos plus ou moins. Je suis quand même assez proche de lui hein puisque je suis sur son bassin. Et puis en fait euh… là il se tourne la tête, c’est vraiment là qu’il fait ça en fait. Il va me mordre …à… à ce niveau-là, tu vois par là. Du coup, mord l’avant-bras. L’avant-bras qui tient sa main. Elle accompagne sa description de gestes
B D’accord. Donc on est à ce moment-là. Qu’est-ce qui se passe juste après ?
A  Bah là je me redresse. Et puis… un moment où je me dis… je me redresse comme ça et en fait c’est avec la main droite que je lui tape la tête. C’est vrai. (marque son étonnement). Donc je garde quand même sa main.

J’aurais pu explorer le « je me dis… »

Elle prend conscience qu’elle n’a pas lâché la main qui cherchait à la griffer et qu’elle utilise la main droite pour lui donner une tape sur la tête

B Vous gardez sa main et c’est avec la main droite que vous lui donnez une tape sur la tête. Echo
 Et puis là il me lâche et puis après je me lève. Je me suis levée, je me suis éloignée en fait.

Nous voyons ce qu’apporte la fragmentation, l’exploration toujours plus précise du moment.

  • Quel ressenti corporel ? de l’agitation.
  • Quel sentiment ? de l’agacement à être touchée par l’enfant.
  • Quel bras fait quoi ? Alicia pensait qu’elle avait lâché le bras de l’enfant et donné la tape de la même main. En fait, elle a maintenu sa prise et accompli son geste de l’autre main.

 Allons encore plus loin :

B Et puis si on revient un tout petit peu en arrière, donc vous êtes… il vous a mordu, vous avez immobilisé la… la main avec votre main gauche. Est-ce que vous vous dites quelque chose ?
 Et où…, je me dis que… je me dis… lâche-moi ! en fait, c’est vraiment ça. Lâche-moi ! Lâche-moi ! Mais c’est bizarre que j’enlève pas la main, j’enlève pas la main gauche en fait.

Evocation

Je devrais explorer quelle est son intention en n’enlevant pas la main

B Vous avez pas lâché. Est-ce que vous êtes déséquilibrée par le fait de lui tenir la main ?
 Non, parce que je suis… en… en fait je me lève comme ça pour lui mettre une claque sur la tête, parce que jusque-là je suis appuyée sur mon bras droit en fait. Donc pas lui écraser les jambes, juste bloquer mais pas lui écraser.

A mime les gestes

Je devrais vérifier l’éventuel lien avec le protocole dans le fait de juste bloquer les jambes

B Donc c’est pas la main gauche qui vous déséquilibre mais vous devez, si je comprends bien, vous devez… Je verbalise ce que j’ai compris de ses gestes
 Je vais me redresser. Pour… pour faire ça. Pour faire ce geste de la main droite.
B  Ce geste il veut dire pour vous « lâche-moi maintenant ». Qu’est-ce qu’il veut… ? Est-ce qu’il y a une autre… est-ce qui se passe autre chose en vous à ce moment-là ? Appel à interprétation
 Moi j’ai vraiment cette impression que c’est l’envie qu’il lâche. Tout son corps montre ce besoin d’être lâchée
B Est-ce que c’est en lien avec l’agacement de tout à l’heure ? La question portant sur le lien la fait sortir d’évocation
 Oui, je pense que c’est possible. C’est… en fait un peu… une… une peur qui… qui… qui arrive. On va dire voilà, parce que… parce que je voulais pas arriver quelque part, c’est un peu ça, j’ai plus envie qu’on me touche. Puis là en fait c’est le pire toucher, on va dire ça comme ça. Donc oui, c’est peut-être le résultat de ça. Mais elle se remet directement en évocation et laisse émerger la peur qu’elle verbalise pour la première fois. Elle prend conscience qu’elle n’a pas d’intention si ce n’est celle de ne plus être touchée, d’autant plus que ce toucher mène à une morsure.
B Et puis qu’est-ce qui se passe juste après cette tape sur la tête ?
A  Bah après il me lâche directement.


Ensuite Alicia lâche l’enfant et sort de la pièce. Revenons aux prises de conscience :

  • Quelle pensée ? « Lâche-moi ! »
  • Quelle émotion ? la peur
  • Quel ressenti ? plus envie d’être touchée, c’est le pire toucher

Dans la discussion qui suit, Alicia cite ces différentes prises de conscience, « J’en étais pas consciente mais ça m’étonne pas vraiment ». L’enfant TSA l’avait déjà grièvement mordue auparavant, il est donc logique qu’elle éprouve de la peur. D’ailleurs, elle précise qu’elle n’a pas retiré son bras, ce qui aurait pu à nouveau provoquer un arrachement de peau. Ce qu’elle relève aussi, c’est qu’elle n’a pas pensé à exécuter le geste préconisé face à un mordeur, soit de lui pincer le nez.

Elle reconnaît les pensées, les ressentis, les émotions mais pas l’enchaînement.

Lorsque nous recréons la chronologie des événements qui se déroulent en quelques secondes :

  • L’enfant se débat et refuse de rester couché
  • L’agacement
  • L’agitation dans le corps
  • La contrainte
  • La morsure
  • La pensée « Lâche-moi »
  • La peur
  • Le ressenti
  • La tape

Nous interrogeons la pertinence de qualifier la tape de réflexe.  Lorsque je demande comment Alicia se représente un réflexe, elle cite en exemple le réflexe rotulien[12].  Or la physiologie définit le réflexe comme « réaction automatique, involontaire et immédiate (d’un organisme vivant) à une stimulation. »[13]. Lorsqu’on considère la chronologie des événements, on est loin de cette définition dans laquelle il n’y ni volonté ni intention. Or il y a une intention derrière le geste d’Alicia : il faut à tout prix que l’enfant cesse de la mordre ! La peur mais également une sorte d’aversion font qu’elle ne peut plus supporter son contact.

Lors de la séance de supervision suivante, je demande à Alicia ce que l’EdE lui a apporté. « ça n’a pas été agréable ! » Elle mentionne la peur de prendre conscience « d’avoir fait faux », mais que « il faut le dire en supervision, c’est une question d’intégrité ». Elle ajoute « il faut seulement faire un entretien comme ça si on est prêt à voir quelque chose qu’on ne veut pas voir ».

Suite à l’EdE et à un épisode dangereux où l’enfant s’est enfui, elle a demandé à son supérieur d’interrompre ce mandat, qui courait en principe jusqu’à fin juin 2025, ce qui a été accepté. Elle vit mal ce qu’elle considère comme un échec et un abandon, mais est en même temps soulagée à l’idée d’avoir fait ce qu’il fallait pour se préserver.

5. L’Entretien d’Explicitation en analyse de la pratique

Revenons à ces trois situations travaillées en analyse de la pratique qui ont fait l’objet d’un EdE.

5.1. Le choix des moments explicités durant le déroulement de l’APP

Une des questions essentielles me semble être celle du choix du moment qui sera explicité. Qu’est-ce qui me pousse à choisir un instant plutôt qu’un autre ? Est-il plus pertinent ? Les autres ne le sont-ils pas ? Je voudrais me pencher sur différents éléments qui guident mon action. Il me semble important de préciser ici que toutes mes décisions ne sont pas réfléchies, qu’il me manque beaucoup d’expérience en explicitation ce qui se reflète dans la pauvreté de mes relances.

Dans la mythologie grecque, si Chronos est le dieu du temps physique, celui qui s’écoule et peut être mesuré, Kairos est le dieu du temps favorable, de l’opportunité. Il est représenté comme un jeune éphèbe ailé avec une longue mèche sur le front. Son temps est subjectif, ressenti, il correspond à une perception intérieure qui peut être confirmée par l’environnement, ou encore selon Wikipedia « Le Kairos […] pourrait être considéré comme une autre dimension du temps créant de la profondeur dans l’instant. Une porte sur une autre perception de l’univers, de l’événement, de soi. »[14]

Jalabert (2010) souligne le côté imprévisible du Kairos :

Kairós est ce temps multiple et protéiforme, changeant et contrasté, qui a fini par désigner en grec moderne le temps, au sens météorologique. L’imprévisible par excellence ! Prêter attention au kairós, c’est en ce sens s’attendre à l’imprévisible, être à l’affût de ce que l’on ne peut quoi qu’il en soit pas prévoir mais dont on sait qu’il est toujours susceptible de surgir. Prévoir l’imprévisible en somme, sans que cela lui retire pour autant son absolue singularité, et donc sa part illimitée de surprise. (p.6)

Son temps est celui du moment à saisir. Lorsque passe Kairos, on a trois possibilités : soit on ne le voit pas, soit on le voit mais on ne fait rien, soit on le voit et on l’attrape par sa mèche. Ainsi « saisir Kairos », c’est être réceptif à ce qui (se) passe, c’est savoir attendre et passer à l’action.

La supervision s’inscrit dans le Chronos et se compose d’une succession de moments – de kairos – qui tous pourraient être développés, explicités, réfléchis et en ce sens ils correspondent bien à ce que Jalabert mentionne comme étant toujours prêt à surgir.

Parfois, le choix de ce moment est évident. Dans sa première situation, Sylvie montre une vive émotion en la décrivant, elle est proche des larmes qui se mettent vraiment à couler au moment du « peur Sylvie, peur ». J’ai à cet instant l’intuition qu’un EdE pourrait révéler quelque chose de ce qui s’est joué pour Sylvie. Je n’ai aucune idée de ce que cela pourrait être (Je me souviens de Mireille Snoeckx, ma première formatrice en explicitation, qui disait qu’il ne fallait pas avoir d’attentes, mais des intentions lorsqu’on mène un EdE. Mon intention est toujours de mener un EdE qui permettra peut-être la conscientisation d’une pratique et pas d’obtenir à tout prix le succès d’une conscientisation). Le moment décrit est déjà relativement court et la fragmentation se fait « tout naturellement » jusqu’au geste déterminant, le grand pas en arrière. Les étapes qui y mènent permettent de mettre à jour la chronologie des perceptions et des actions. Sylvie voit l’enfant en panique, apeurée par sa présence. Elle pourrait avoir une attitude tout autre que celle de mettre une distance physique en elles, ce qu’elle relie à un référentiel théorique dont elle prendra conscience par la suite. Ce moment revêt pour moi une dimension formatrice : La situation comprend des éléments dont Sylvie se sert pour orienter son action. Non conscients sur le moment, ces éléments sont ce que Vial & Caparros-Mencacci (2007) appellent des « habiletés en situation : la plupart des actions génératrices de changement concernent le domaine immense de l’intelligence que l’on nomme ‘connaissance implicite’ ». (p. 191). Les auteurs vont plus loin en disant que

« L’autre enjeu est que la plupart du temps, […], l’acteur professionnel ne déroule pas une action selon un protocole établi d’avance et finalisée sur un objectif : il habite l’action qu’il est en train de faire ; il est lui, en action. L’action n’est pas posée devant lui, comme un champ à parcourir, il ne la surplombe pas pour la contrôler par une « position méta », il est pris avec ce qu’il réalise, il se réalise en tant que professionnel par cette action. » (p. 192)

L’EdE permet la redécouverte d’une connaissance en acte, certes non consciente sur le moment, mais en réalité « fondée », c’est-à-dire reposant sur des fondations, et étayant l’action. Cette redécouverte permet à Sylvie de relativiser l’implication de cette situation sur son identité et son orientation professionnelles car elle lui redonne une impression de contrôle à travers la conscience qu’elle a acquise de sa posture professionnelle.

Parfois le moment à expliciter se dégage de la description de la situation, comme dans la deuxième situation de Sylvie. Il peut s’agit d’un simple mouvement, baisser la tête en souriant, ou d’une succession de mouvements, le regard qui alterne frénétiquement entre le tableau et la feuille. L’intérêt réside alors dans la fragmentation de ces moments pour en découvrir la motivation, l’intentionnalité, les effets. L’EdE vise à accompagner l’Autre de manière à produire « une avancée dans la compréhension de ce qui a fait problème » (Vial & Caparros-Mencacci, 2007, p. 224).

Pour Alicia, je présumais que le choix du moment à expliciter pourrait permettre de déconstruire la qualification de réflexe, soit pour moi la construction même du problème. Vial & Caparros-Mencacci (2007) voient l’action de l’accompagnateur dans le fait de mettre en scène

« une attention portée à ces contenus qui s’imposent comme des agencements méconnus […] comme dérangement du conscientisé, du volontaire, du cohérent, du maîtrisé […] une déconstruction du niveau manifeste des phénomènes. Au travers de cette déconstruction se révèlent des liens inédits. » (p. 232-233)

Alicia a une représentation physiologique du réflexe. Comme la jambe ne peut s’empêcher de bouger au coup porté sous la rotule, elle se voit de même dans l’impossibilité de contrôler le geste qu’elle considère pourtant comme une faute professionnelle. L’EdE permet de déconstruire cette représentation en fondant son geste sur des actions, des ressentis, des émotions, des connaissances et de l’expérience. Ainsi, le geste ne reste pas un réflexe involontaire et automatique mais devient un objet de réflexion, de quête de sens. La conscientisation à travers l’EdE (re)donne un sentiment de contrôle possible de l’action. C’est en effet la peur du réflexe incontrôlable qui pousse Alicia à remettre en question sa légitimité dans ce métier d’éducatrice d’enfants TSA.

5.2. Le travail d’explicitation mené dans ces trois situations

Je voudrais maintenant m’interroger sur ce que j’ai mené avec les deux personnes supervisées : étaient-ce vraiment des entretiens d’explicitation ? je pense que c’est le cas.

Gestes, mouvements, pensées, dialogue intérieur, voilà entre autres ce dont il était question dans les EdE menés. Mais légitimité, identité professionnelle, émotions, ressenti y avaient également leur place et ce n’est pas ce que l’on questionne en EdE. Ce n’est pas qu’on cherche à les éviter, mais on cherche à ramener la personne interviewée à l’action, à la chronologie.  Cependant, comme évoqué plus haut, Faingold thématise l’émotion dans son entretien de décryptage de sens :

« L’entretien de décryptage de sens vise l’émergence du sens crypté dont l’émotion est le signe. Au plan méthodologique, il reprend de l’explicitation l’accompagnement vers une position de parole incarnée, à partir d’une situation spécifiée. Mais, alors que l’entretien d’explicitation vise la description de l’activité dans son déroulé temporel, l’aide au décryptage consiste à effectuer un arrêt sur image sur des instants-graines de sens qui se détachent par une coloration émotionnelle spécifique sur le fond du vécu évoqué. » (p. 16)

Ce n’est pas ce que j’ai fait dans mes entretiens, je n’ai pas cherché les graines de sens, du moins pas consciemment. J’aurais peut-être dû… mais n’étant pas familière de la technique, je n’y ai même pas pensé, et je n’en aurais en aucune cas maîtrisé les étapes sans les réviser auparavant. Si, durant les EdE, je suis bien allée chercher parfois les émotions qui ont coloré les actions avec des relances comme « qu’est-ce qui se passe en vous à ce moment-là ? », c’est l’accompagnement ultérieur qui a porté sur la légitimité, sur l’identité professionnelle. Je crois qu’en suivant Faingold, je peux affirmer que j’ai cherché à laisser sa place à la personne accompagnée, à la mettre en sécurité, à préserver son statut de « supervisée » et non « d’interviewée ». J’ai commis quelques maladresses en induisant certaines réponses (« Est-ce que vous avez éprouvé un sentiment de danger ou non, de l’agacement ?), en orientant l’attention vers le cognitif (« Donc vous n’êtes pas en sidération, vous réfléchissez, vous êtes très active par rapport à… à faire des liens entre ce qu’elle vous dit et puis votre propre dossier. ») mais j’ai aussi accompagné les supervisées dans la déconstruction de ce qui a posé problème et sa reconstruction avec un sens retrouvé, ce qui est davantage l’objet de la supervision que de l’EdE. A plusieurs reprises, j’ai été consciente de cette ambiguïté entre superviseure et intervieweuse et je me souviens m’être posé la question « tu es qui, là, maintenant ? qu’est-ce que tu cherches à faire ? ». C’est une position qui n’est pas toujours confortable et le dilemme se résout – il doit se résoudre – rapidement dans le fil de l’entretien. Faingold préconise d’être extrêmement prudent lorsque l’entretien de décryptage de sens porte sur des émotions négatives pour ne pas aggraver le problème. Nous avons pu voir au cours des transcriptions que l’évocation fait revivre les émotions (le soulagement après le sourire) et les ressentis corporels (la boule qui monte). C‘est la raison pour laquelle j’avais proposé à Sylvie d’arrêter l’EdE avant son malaise. Aucune des trois situations n’a mené à une expression douloureuse des émotions mais c’est un aspect auquel il est essentiel de porter attention.

Les apports de l’EdE

A travers trois entretiens d’explicitation intégrés à des supervisions, j’ai voulu réfléchir à la place que pouvait avoir l’EdE dans la supervision – et plus largement en APP – et la rédaction de ces lignes m’a permis de clarifier cette question.

  1. Les objectifs de l’EdE  (Aider l’intervieweur à s’informer, aider la personne interviewée à s’auto-informer, lui apprendre à s’auto-informer) représentent une partie des objectifs de la supervision (pédagogique). Pour rappel, il s’agit dans la supervision de développer les compétences professionnelles et personnelles en promouvant une posture réflexive sur sa pratique et ses relations, sur les valeurs individuelles et institutionnelles, sur ses émotions, ses références théoriques et son identité professionnelle. L’EdE, en ce centrant sur l’action dans toute sa complexité, permet une description fine de celle-ci et des prises de conscience de ce qui était implicite. En ce sens, il me semble que l’EdE contribue au développement de la posture réflexive sur sa pratique et qu’il enrichit par conséquent la démarche d’analyse de la pratique ;
  2. L’EdE en supervision et APP ne se suffit pourtant pas à lui-même. Ses apports doivent être mis en perspective dans le cheminement réflexif de la personne accompagnée. Il s’agit de s’interroger sur ce que la personne va faire de ses prises de conscience, comment elle les interprète, comment elle va les intégrer à sa pratique. Ainsi l’EdE est une technique à mettre en œuvre à bon escient dans le processus d’accompagnement à l’analyse ;
  3. Une grande prudence est de mise. Alicia l’exprime sans détours : « il faut seulement faire un entretien comme ça si on est prêt à voir quelque chose qu’on ne veut pas voir ». Si la personne supervisée n’a pas la maturité pour faire face à ce dont elle prendra éventuellement conscience, il vaut mieux s’abstenir de ce type d’entretien. J’ai envie d’ajouter aussi que le lien de confiance entre superviseur.e et supervisé.e est déterminant dans la disposition à accepter, à se laisser aller à un EdE ;
  4. Le sentiment de sécurité de la personne supervisée est absolument essentiel. Les contrats d’attelage et de confiance y contribuent, mais nous avons vu dans les transcriptions que l’absence d’accord pour fragmenter une action en cours d’EdE a pour effet de faire sortir d’évocation ;
  5. Comme pour tout EdE, la maîtrise de la technique est essentielle. Prise de court par la possibilité – ou la nécessité – de mener un EdE, parce que la situation s’y prêtait, parce qu’il y avait quelque chose que je pressentais, je n’étais pas préparée à mener un entretien en utilisant tous les outils que je connais mais que je n’avais pas en tête. Il y a de l’immédiateté dans la prise de décision de mener l’entretien mais également dans l’enchaînement des relances et des questions. J’aurais pu aller plus loin, explorer d’autres aspects qui auraient certainement mené à d’autres découvertes. Pourtant malgré mes lacunes, mes erreurs et mes hésitations, prises de consciences de l’implicite il y a eues !
  6. Pourtant l’EdE ne reste qu’un des outils mis en place dans mes supervisions. Il me semble important de l’utiliser à bon escient, pour qu’il ne devienne pas un instrument de recherche qui irait au-delà des objectifs de la supervision ;

Quelles sont finalement les plus-values que je peux voir dans l’utilisation de l’Ede au service de l’analyse de la pratique professionnelle ? je distinguerai deux dimensions. Examinons d’abord ce qu’apporte la technique de l’EdE :

  • Elle m’incite, en tant que superviseure, à être encore plus attentive à la personne supervisée, à repérer les moindres manifestations physiques comme autant d’indices à explorer ;
  • Elle m’incite à une rigueur que je n’applique pas toujours avec d’autres techniques où je m’autorise plus de créativité et de liberté. Cette rigueur, je le sens bien, me fait du bien car elle me donne un cadre sécurisant qui se reflète certainement sur le processus ;
  • Elle permet l’exploration d’unités d’action plus fines que le « simple » questionnement habituel et de ce fait permet la mise à jour d’éléments non conscients ;

La deuxième dimension concerne les effets de l’EdE dans l’analyse de la pratique et le processus de supervision, puisque c’est dans ce contexte qu’a lieu l’EdE :

  • La prise de conscience d’éléments non conscients permet à son tour une mise en perspective et une analyse de la pratique professionnelle et un éventuel investissement futur dans la pratique ; la prise de conscience permet d’identifier des stratégies, des manières d’agir qui sont susceptibles d’être reproduites. Elles permettent ainsi de clarifier le pouvoir d’agir ;
  • La prise de conscience permet de relativiser la portée d’une (micro)action en la reliant à un référentiel, une expérience, des croyances, des sentiments et donc de devenir contrôlable. Elle produit de ce fait un sentiment de professionnalisation et de confiance en soi ;
  • L’EdE permet de se relier à ses sensations physiques qui sont autant d’indices de ce qui se passe à l’intérieur de la personne et qui pourrait déclencher une action ;
  • Il se crée un lien étroit entre intervieweur et interviewé dans un EdE. Ce lien génère à mon avis de la confiance ;

Conclusion

Dans cet article, j’ai mené une réflexion à propos de trois EdE à visée d’analyse de la pratique dans un contexte de supervision pédagogique. Après avoir clarifié les concepts utilisés en l’occurrence dans le cadre d’un accompagnement individuel, les transcriptions ont permis de voir comment, au travers de divers outils de l’EdE, une prise de conscience fine peut se faire, qu’elle soit au niveau d’un geste (les situations de Sylvie) ou d’un enchaînement de ressentis et de pensées (situation d’Alicia).  J’ai ensuite cherché à faire émerger les apports et plus-values de cette technique si elle est mise en place dans la supervision et de quelle manière elle peut contribuer à l’analyse de la pratique professionnelle.

Au moment de conclure, je voudrais vous parler encore de Sylvie qui m’a dit, lors de notre récente rencontre de supervision, qu’elle était heureuse d’avoir participé de manière aussi pertinente aux dernières APP vécues à l’école. Lorsque je lui ai demandé à quoi elle attribuait cela, elle m’a répondu que c’étaient les différentes prises de conscience durant les supervisions qui lui donnaient confiance. Voilà un nouveau chantier : Existe-t-il un lien entre Conscience et Confiance ?

Je me suis formée à l’Entretien d’Explicitation en 2015 et me souviens du ressenti qui m’a à plusieurs reprises submergée à l’époque et que j’éprouve encore aujourd’hui : Il y a de la magie dans ces entretiens !

Références bibliographiques

Bousquet, B. & Knuchel-Bossel, M. (2023). Compte-rendu du séminaire GFAPP No 14 des 13 et 14 mai 2023. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 24, 78-82. https://www.analysedepratique.org/?p=5623.

Collectif. (2019). Echanges en lien avec l’utilisation de techniques de l’entretien d’explicitation en APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 14, 120-129. https://www.analysedepratique.org/?p=3192.

Faingold, N. (2020). Les entretiens de décryptage. De l’explicitation à l’émergence du sens. L’Harmattan.

Jalabert, R. (2010). Kairos : un concept opportun pour l’éducation et la formation ? in
Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF),
Université de Genève, septembre 2010 https://plone.unige.ch/aref2010/communications-orales/premiers-auteurs-en-j/Kairos.pdf/view.

Knuchel-Bossel, M & Coste, A.M. (2021). Compte-rendu du séminaire GFAPP des 26 et 27 juin à Lyon : intégration de techniques issues de l’Entretien d’Explicitation à l’Analyse de pratiques professionnelles. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 21, 142-152. https://www.analysedepratique.org/?p=5181.

Lamy, M. (2014). Quels liens entre l’Entretien d’Explicitation (EDE) et les analyses de pratiques professionnelles (APP) en groupe ? Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 50-58. https://www.analysedepratique.org/?p=?p=1103.

Thiébaud, M. (2020). Analyse de pratiques <-> supervision. Similitudes, différences : quelques réflexions pour aider à s’y repérer. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 16, pp. 81-103. https://www.analysedepratique.org/?p=3631.

Vacher, Y. (2022). ARPPEGE : présentation générale du dispositif et du protocole.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 4-19. https://www.analysedepratique.org/?p=5292.

Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. ESF Editeur.

Vermersch, P.  (2018). Dimensions   existentielles   et         cognitives       de        la subjectivité,  conséquences           méthodologiques. Expliciter, No 118. https://www.expliciter.org/wp-content/uploads/2022/05/118-expliciter-mars-2018.pdf.

Vial, M. & Caparros-Mencacci, N. (2007). L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des praticiens exerçant une fonction éducative. De Boeck supérieur.

 

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Notes

[1] MBCT : Mindfulness Based Cognitive Therapy

[2] MBI : Mindfulness Based Interventions

[3] Secrétariat d’état à la Formation, à la recherche et à l’Innovation SEFRI https://www.sbfi.admin.ch/

[4] Directive relative à la supervision des étudiant.e.s des filières de formation ES.

[5] https://superviseurs.ch/supervision/

[6] Thiébaud, 2020

[7] Vacher, 2022,  p.8

[8] Knuchel-Coste, 2021 ; collectif, 2019 ;  Lamy, 2014

[9] Séminaire de Lyon, 26 et 27 juin 2021

[10] Knuchel-Bossel M., Coste A.-M, 2021

[11] Présentant des Troubles du Spectre Autistique

[12] La percussion du ligament rotulien (ou patellaire) entraîne l’extension de la jambe par contraction du quadriceps.

[13] Dictionnaires Le Robert

[14] https://fr.wikipedia.org/wiki/Kairos