Marc Thiébaud
Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch
Résumé
Les directions ne sont pas toujours au clair sur la manière de mettre en place un groupe d’analyse de pratiques professionnelles (APP) et sur les conditions qui en favorisent le succès. Cet article propose la synthèse de cinq interviews réalisées sur le sujet avec des acteurs du domaine. Il met en évidence les points de convergence et les différences constatées. Ces résultats, évidemment subjectifs, sont proposés comme support de réflexion. Ils sont discutés en deuxième partie d’article qui ouvre sur quelque surprise, de nouvelles questions et un entretien de mise en perspective plus large.
Mots-clés
direction, informations sur les APP, bénéfices, conditions de succès, intelligence artificielle
Catégorie d’article
Interview – échange ; texte de réflexion sur la pratique
Référencement
Thiébaud, M. (2024). Quelles informations et quels repères pour aider des directions à mettre en place des analyses de pratiques ? A quelles sources peuvent-elles se référer ? Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 26, 45-66. https://www.analysedepratique.org/?p=5988.
What information and benchmarks can help management prepare for the implementation of an analysis of practices ? Which sources can they refer to ?
Abstract
Management is not always clear on how to set up a professional practice analysis (PPA) group, or on the conditions required for success. This article summarizes five interviews on the subject with players in the field. It highlights the points of convergence and the differences observed. These results, obviously subjective, are offered as support for reflection. They are discussed in the second part of the article, which opens the door to some surprises, new questions and and an interview to put things into a broader perspective.
Keywords
management, information, benefits, conditions for success, artificial intelligence
Quais informações e referências podem ajudar a gerência a se preparar para a implementação de uma análise de práticas ? Que fontes podem ser consultadas ?
Resumo
Os gerentes nem sempre sabem ao certo como criar um grupo de análise da prática profissional (APP) e quais são as condições necessárias para que ele seja bem-sucedido. Este artigo resume cinco entrevistas com pessoas que trabalham na área. Ele destaca os pontos de convergência e as diferenças observadas. Esses resultados, que são obviamente subjetivos, são oferecidos para reflexão. Eles são discutidos na segunda parte do artigo, que traz uma série de surpresas, novas perguntas e uma entrevista para colocar as coisas em uma perspectiva mais ampla.
Palavras-chave
gerenciamento, informações, benefícios, condições para o sucesso, inteligência artificial
Ce texte a deux buts principaux :
- réunir une base d’informations et de repères susceptibles d’aider les directions dans la mise en place de groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP) ;
- ouvrir une discussion sur les sources d’information dont peuvent disposer les directions à cet égard.
Ci-après, je présenterai tout d’abord une synthèse des données que j’ai recueillies par interview pour répondre au premier but précité. J’invite les lecteurs à lire cette partie pour commencer.
La deuxième partie porte sur la méthodologie utilisée pour cette enquête : j’explicite et je discute le choix des acteurs interviewés et de la méthode utilisée. Cette partie comporte quelques éléments de surprise.
J’en discute les implications dans la troisième partie en évoquant des considérations plus générales suite à cette enquête.
Je conclus cet article par des échanges avec deux intervenants en APP pour discuter de ces résultats et de certaines implications en lien notamment avec les sources d’informations disponibles pour les directions.
En préambule : des directions qui manquent d’informations sur les APP
Mon intérêt initial pour mener cette enquête provient d’un constat que j’ai eu l’occasion de faire à de multiples reprises en tant qu’intervenant APP : les directions manquent d’informations et de repères accessibles concernant la mise en place de groupes d’APP, leurs bénéfices potentiels, les conditions de succès et l’implication requise de leur part. Ce n’est bien sûr pas le cas de toutes les directions : certaines d’entre elles ont eu l’occasion de vivre des analyses de pratiques ou connaissent des intervenants en APP auprès desquels elles peuvent s’informer.
Avec le développement actuel des analyses de pratiques, de nombreuses directions découvrent la possibilité de les mettre en place dans leur institution ou organisation, voire sont obligées de le faire (comme cela devient le cas dans certains milieux). Elles n’en ont souvent pas une compréhension claire. Cela peut être le cas d’ailleurs même si les APP sont déjà pleinement intégrées (voir Chimchirian, 2024a). Lorsque leurs connaissances de l’APP sont très partielles, les directions ne savent généralement pas où trouver des informations pertinentes.
J’ai fréquemment rencontré des directions qui me sollicitaient pour une APP et qui s’interrogeaient sur les apports de l’analyse de pratiques, les formes à lui donner et les conditions pour une mise en œuvre réussie. Dans le dialogue, nous avons pu clarifier les représentations et définir les possibilités au plus près des besoins des institutions concernées. Le plus souvent, elles entraient en contact avec moi parce qu’elles avaient reçu mes coordonnées par des collègues ou parce qu’elles s’étaient adressées à un organisme de formation qui m’avait ensuite mandaté. Parfois, elles avaient trouvé mes coordonnées sur Internet. La plupart du temps, elles ne connaissaient pas réellement le champ de l’analyse de pratiques et elles n’avaient pas accès à des ressources sur le sujet. Lorsque dans l’entretien initial, elles me communiquaient qu’elles avaient déjà eu l’occasion de mettre en place des groupes d’analyses de pratiques, soit elles étaient désireuses de reconduire une expérience antérieure réussie avec un intervenant en analyse de pratiques qui avait été apprécié, soit, au contraire, elles souhaitaient pouvoir développer une autre approche, l’expérience antérieure ayant produit des insatisfactions. Elles n’étaient cependant généralement guère au clair sur les raisons du succès ou de l’échec vécu et elles ne savaient pas où trouver des informations qui leur permettent d’accroître leur connaissance de l’APP.
En effectuant une recherche sur Internet, les directions n’obtiennent pas nécessairement des réponses satisfaisantes. Par exemple, le site Wikipédia propose un texte en lien avec l’APP qui ne comprend qu’une vingtaine de lignes avec une introduction, quelques éléments d’historique et une dizaine de références bibliographiques (ne reflétant pas la diversité du champ). De telles informations ne peuvent en aucune manière les aider. Si on sollicite un moteur de recherche « classique » (Google, Bing, Qwant, etc.) avec les mots-clés « analyse de pratiques professionnelles », les premières réponses renvoient notamment à des sites de prestataires d’APP qui proposent une définition de l’analyse de pratiques et de ce qu’elles apportent. Les réponses sont souvent partielles, elles diffèrent d’un site à l’autre et n’offrent généralement pas de mise en perspective de l’ensemble du champ et des aspects dont peuvent avoir besoin des directions. Les premiers résultats de recherche sur internet renvoient également à des sites de formations en APP ou à des revues et des articles du domaine. Ces sites s’adressent cependant avant tout à des intervenants en APP. Si plusieurs articles et ouvrages professionnels ont abordé la mise en place d’un groupe d’APP (voir par exemple Thiébaud, 2017), les directions n’y ont pas forcément accès et ils ne sont, à mon avis, pas forcément directement compréhensibles pour elles. En résumé, je n’ai pas trouvé de sources d’informations sur Internet destinées spécifiquement aux directions pour leur permettre de comprendre la nature concrète des APP, leurs bénéfices potentiels et leurs conditions de mise en œuvre.
1. Les interviews
1.1. Introduction
Afin de réunir une base d’informations susceptibles de servir pour ces directions, j’ai commencé par solliciter cinq acteurs pour une interview. Celui-ci a eu lieu à chaque fois à distance, en asynchrone, via l’écrit, sous une forme semi directive. J’ai préparé et posé pour chaque entretien les mêmes questions et, au fil des aller et retour, celles-ci ont été complétées selon besoin par des demandes de précisions ou d’exemples sur un aspect ou un autre. Les questions ont été posées, comme dans un entretien oral, l’une après l’autre. Les acteurs interviewés n’avaient donc pas d’emblée l’entier des questions préparées. Je leur ai simplement indiqué dans le contact initial les buts et l’objet de cette enquête.
Les questions posées concernent les bénéfices des APP, les démarches de mise en place, les conditions de succès, l’implication de la direction, la composition du groupe d’APP, etc. Elles sont de portée assez générale. Il sortait du cadre de cette enquête par exemple d’explorer avec les interviewés les spécificités d’un contexte ou d’un autre. J’ai simplement mentionné à titre d’exemple quatre types de milieu qui peuvent être concernés : social, enseignement, santé, petite enfance.
Les résultats sont bien sûrs limités et subjectifs, liés en particulier aux choix que j’ai opérés, aux propos exprimés par les acteurs interviewés, à leur nombre restreint et à la nature et à la forme des questions posées. Dans la synthèse effectuée, je me suis efforcé de rendre compte le plus objectivement possible des propos recueillis. Il est clair cependant qu’en les regroupant et en les synthétisant, j’ai inévitablement dû opérer certains choix.
1.2. Synthèse des données recueillies
Cette synthèse est présentée question par question. En lien avec chacune d’elle, j’expose tout d’abord les points de convergence puis les spécificités de différentes réponses reçues.
1.2.1 Nature et bénéfices des groupes d’APP
L’APP est définie comme un espace de réflexion collective et/ou comme une méthode de formation et de développement professionnel qui consiste à examiner collectivement des situations de travail vécues par les participants. Contrairement à d’autres types de réunions, l’APP focalise sur le processus d’analyse plutôt que sur la résolution immédiate de problèmes. L’expérience des participants sert de matériau de travail pour stimuler la réflexion et l’analyse.
Les bénéfices des groupes d’APP sont multiples mais souvent considérés comme indirects et à long terme. Ils incluent le développement des compétences et de la réflexivité professionnelle, l’amélioration des pratiques professionnelles et de la qualité des services aux bénéficiaires, le développement personnel (confiance en soi, gestion des émotions et du stress) ainsi que le renforcement de la cohésion d’équipe.
Spécificités dans les réponses
Certaines réponses évoquent également les idées d’apprentissage mutuel ainsi que d’accompagnement collectif visant à réfléchir à la fois sur les pratiques et les situations vécues par les professionnels dans leur travail. En ce qui concerne les bénéfices, certains acteurs interviewés incluent de manière diverse : la mutualisation des savoirs, la prévention de l’épuisement professionnel, la contribution au bien-être, l’intégration théorie-pratique (intégration des connaissances théoriques acquises en formation initiale ou continue avec les expériences vécues sur le terrain), l’adaptation aux évolutions du métier et le développement de la créativité et de l’innovation dans les pratiques professionnelles.
1.2.2. Caractéristiques clés, processus mobilisés pour l’analyse de pratiques
Les éléments relevés systématiquement sont les suivants :
Le cadre collectif, qui assure la possibilité de bénéficier de différents points de vue, d’analyser les situations sous différents angles et de construire une réflexion partagée.
Un travail de nature réflexive, qui encourage les professionnels à questionner leurs pratiques, leurs croyances et leurs représentations, dans un processus de remise en question permanente.
L’ancrage dans la pratique par la présentation de situations concrètes vécues dans le quotidien professionnel qui sont analysées de manière approfondie afin d’en dégager des apprentissages pour la pratique future.
La présence d’un animateur qui assure un rôle de facilitation du groupe.
Spécificités dans les réponses
Certains acteurs interviewés mentionnent d’autres éléments clés tels que la mise en commun de leurs expériences, qui enrichit la réflexion, le fait que les participants construisent au fur et à mesure de nouvelles connaissances et de nouveaux outils, avec parfois même un aspect de formalisation et de capitalisation des savoirs. Sont parfois évoqués également comme caractéristiques clés : l’interdisciplinarité, la mise en relation des expériences de terrain avec des concepts théoriques, la confrontation des points de vue, le travail d’explicitation des implicites, l’identification de schémas récurrents, la mise en mots de l’expérience, le développement de la métacognition et de la capacité d’analyse par l’entraînement ou encore la conscientisation des compétences acquises.
1.2.3. Déroulement des APP
Le déroulement-type d’une séance comprend :
- Introduction et rappel des buts
- Présentation détaillée d’une situation professionnelle vécue par un participant
- Questionnement et analyse collective
- Recherche de pistes d’amélioration
- Synthèse et conclusion
Spécificités dans les réponses
Parfois, une étape particulière est prévue pour des questions et un recueil d’informations de la part des participants avant l’analyse collective. Par ailleurs, une étape préalable est mentionnée explicitement par certains acteurs interviewés pour le choix d’un sujet ou d’une situation sur laquelle se centrera l’analyse collective. Deux réponses évoquent également, pour la fin de séance, un temps particulier dédié à l’identification des apprentissages. Certaines réponses détaillent davantage le déroulement, par exemple pour la première étape qui peut comprendre le rappel des règles, la définition des objectifs spécifiques de la séance ou le choix d’un animateur. Certains acteurs interviewés apportent l’idée que l’étape d’identification d’améliorations possibles peut comprendre la recherche de solutions et/ou la suggestion de ressources ou d’outils pertinents.
1.2.4. Conditions pour des APP bénéfiques
Pour que l’analyse de pratiques produise les bénéfices attendus, il est important de mettre en place certaines conditions :
- un cadre de sécurité qui contribue à un climat de confiance, essentiel pour que les participants se sentent à l’aise dans la mise en commun de leurs réflexions et de leurs questionnements ;
- un principe de non-jugement dans une approche bienveillante et constructive axée sur la compréhension et l’amélioration.
- la confidentialité des échanges au sein du groupe ;
- un déroulement structuré de la séance d’APP qui favorise les réflexions et les échanges ;
- une régularité des rencontres qui permet de créer une dynamique de groupe et de suivre l’évolution des pratiques ;
- la mise en application dans la pratique professionnelle des réflexions menées dans les APP ;
- un animateur compétent pour garantir le cadre et veiller à ce que les réflexions élaborées en collectif servent toujours les objectifs des APP ;
- une évaluation régulière pour mesurer l’impact du travail en APP et apporter les ajustements nécessaires au processus.
Spécificités dans les réponses
D’autres éléments sont parfois évoqués comme conditions, notamment le développement d’un sentiment d’appartenance au groupe et le fait de recevoir dans les APP du soutien de ses pairs.
1.2.5. Recommandations pour la mise en place des groupes d’APP
Plusieurs aspects sont à considérer ici. Ceux qui sont à chaque fois évoqués concernent le choix et la formation de l’animateur ainsi que la question du volontariat et de l’engagement des participants dans les APP.
En ce qui concerne le choix et la formation de l’animateur
L’animateur joue un rôle crucial dans la réussite des groupes d’APP. Il doit avoir une formation spécifique en analyse de pratiques et une expérience en animation de groupe. La formation continue et la supervision sont également importantes pour maintenir la qualité de l’animation, avec un travail sur la posture réflexive de l’animateur lui-même.
Volontariat et engagement des participants
Idéalement, la participation aux groupes d’APP devrait être volontaire pour assurer un engagement authentique des participants. Cependant, dans certains contextes, la participation est de plus en plus imposée. Dans ce cas, il est crucial de mettre l’accent sur la création d’un climat de confiance et de proposer une phase d’essai avant un engagement à plus long terme.
Spécificités dans les réponses
Certaines recommandations sont faites par une partie des acteurs interviewés.
L’organisation générale des APP
Il y a intérêt à définir un cadre clair pour les séances d’APP concernant la fréquence, la durée et le lieu de la séance. Il est recommandé également de prévoir un nombre de participants adapté (généralement entre 8 et 12).
Rôle de la direction
Le soutien de la direction est essentiel pour la réussite des groupes d’APP. Cela implique d’allouer les ressources nécessaires (temps, espace) et de communiquer clairement sur l’importance de la démarche. La direction doit par ailleurs respecter l’autonomie du groupe d’APP et ne pas chercher à l’instrumentaliser. Sa participation directe aux séances n’est pas souhaitable. Elle peut poser des problèmes de confidentialité et inhiber la parole des participants. Une solution peut consister dans une brève participation en début ou en fin d’année pour un bilan, qui peut aussi être effectué lors d’une rencontre séparée avec l’animateur (en veillant toujours à préserver la confidentialité du contenu des séances).
La composition des groupes
La composition des groupes soulève plusieurs dilemmes. Faut-il privilégier des groupes intra-institution ou inter-institution ? Mono-professionnels ou multi-professionnels ?
Les groupes intra-institution permettent une meilleure compréhension du contexte spécifique et renforcent la cohésion d’équipe. Cependant, ils peuvent limiter la diversité des perspectives et maintenir certaines dynamiques existantes.
Les groupes inter-institution, quant à eux, offrent une plus grande diversité de points de vue et une liberté d’expression accrue, mais peuvent manquer de pertinence pour des problématiques très spécifiques à une institution.
De même, les groupes mono-professionnels permettent d’approfondir des problématiques spécifiques au métier, tandis que les groupes multi-professionnels enrichissent les perspectives et favorisent le développement de pratiques collaboratives.
Le degré de directivité et la posture de l’animateur
La posture recommandée généralement pour l’animateur est celle d’un facilitateur. Son degré de directivité peut cependant varier considérablement selon l’approche choisie. Certaines approches privilégient une posture très non-directive, où l’animateur se concentre principalement sur la facilitation des échanges et la dynamique de groupe. D’autres approches permettent à l’animateur d’être plus interventionniste, apportant des éléments théoriques ou orientant les discussions. Le choix dépendra des objectifs du groupe, de la maturité des participants et du cadre théorique de référence.
L’intégration dans la culture institutionnelle
L’intégration des groupes d’APP dans la culture institutionnelle est essentielle pour leur pérennité. Cela implique de les aligner avec la vision et les valeurs de l’institution, d’y promouvoir une culture d’ouverture, d’apprentissage et de non-jugement et de valoriser la démarche réflexive dans les pratiques quotidiennes. Il peut également être intéressant éventuellement de les articuler avec les processus des ressources humaines (entretiens annuels, évolution de carrière), de les intégrer dans le plan de formation continue, voire de créer des espaces de partage des apprentissages issus des groupes d’APP.
Évaluation, ajustement et pérennisation des APP
Il importe de mettre en place un processus d’évaluation régulière de la démarche d’APP et d’être prêt à ajuster le dispositif en fonction des retours des participants et de l’animateur. Cela peut inclure des questionnaires, des entretiens, et des observations. Il est également utile de développer des ressources internes pour soutenir les groupes d’APP à long terme.
1.2.6. Gestion des défis liés à la mise en place d’APP
Deux défis sont relevés, de différentes manières, dans chaque interview. Il concerne les possibles résistances par rapport à l’APP ainsi que la différenciation des espaces et types de réunions.
Des possibles résistances chez les professionnels par rapport à l’APP
Les résistances face aux groupes d’APP peuvent être nombreuses : crainte d’exposer ses difficultés, perception d’une perte de temps, sentiment de remise en question des compétences. Pour y faire face, il est recommandé d’adopter une approche progressive, de partager des témoignages positifs, de faire le lien avec les défis quotidiens et de proposer des sessions de découverte.
La nécessaire différenciation des espaces et types de réunions et de démarches
Il est crucial de bien différencier les groupes d’APP d’autres types de réunions (comme les réunions de résolution de problèmes ou les séances de formation classiques). Le risque de glissement est réel, surtout si ces autres types de réunions n’existent pas dans l’institution. Pour prévenir cela, il importe d’établir un cadre clair pour les groupes d’APP, d’avoir un animateur capable de maintenir le cap sur l’analyse réflexive et de rappeler régulièrement les principes des groupes d’APP aux participants.
De même, il s’agit d’être vigilant dans la mise en place des APP à ne pas les confondre avec d’autres formes d’interventions comme la supervision, le coaching d’équipe ou les groupes de parole. A cet effet, il importe d’être au clair sur les objectifs spécifiques de l’APP et de s’assurer que l’animateur choisi a une formation spécifique en APP.
Spécificités dans les réponses
D’autres défis sont parfois relevés par les acteurs interviewés.
La sensibilisation des professionnels
Elle est importante pour la réussite des APP lorsque les participants ne les connaissent pas. Il s’agit d’adopter une approche progressive et de laisser le temps aux professionnels de s’approprier la démarche. Le travail de sensibilisation peut inclure l’organisation de séances d’information sur les groupes d’APP et leurs bénéfices, le partage de témoignages de professionnels ayant participé à des groupes d’APP, la proposition de séances de découverte ou d’ateliers courts d’analyse de pratiques, l’implication des professionnels dans la définition des modalités de mise en place des APP et la mise en évidence des bénéfices de ces groupes pour la gestion des défis quotidiens du métier.
L’attente de résultats rapides que peuvent avoir les professionnels comme la direction
Ces attentes peuvent générer des tensions par rapport au processus long des groupes d’APP. Il est crucial de communiquer clairement sur la nature progressive des bénéfices, de fixer des objectifs réalistes à court, moyen et long terme. Il peut être utile de mettre en place des indicateurs de progression qui permettent de visualiser les changements subtils mais significatifs qui se produisent au fil du temps.
1.2.7. Choix entre les approches et repères pour trier les approches
Plusieurs approches des groupes d’APP sont envisageables, chacune avec ses spécificités : psychanalytique, multiréférentielle, réflexive, systémique, didactique professionnelle. Pour choisir parmi les différentes approches des groupes d’APP, on peut considérer notamment le cadre théorique mobilisé, l’adéquation avec les besoins et la culture de l’institution, la place que l’on veut accorder à l’inconscient et aux affects, l’importance que l’on veut donner au groupe versus à l’individu, la formation et l’expérience de l’animateur ainsi que le degré de directivité souhaité dans l’animation.
1.2.8. Moyens qui permettent aux directions de s’informer sur les APP
Il est essentiel que les directions comprennent bien l’essence et les bénéfices des APP pour éviter les confusions. A cet effet, elles peuvent consulter des ressources spécialisées sur le sujet, participer à des séminaires ou des formations courtes sur l’APP destinées aux cadres, échanger avec d’autres institutions ayant déjà mis en place des groupes d’APP pour bénéficier de leur expérience.
1.2.9. Autres aspects à prendre en compte dans la mise en place des APP
Ces aspects ont été évoqués par les acteurs interviewés suite à des questions de clarification et des demandes de précision que je leur ai formulées.
Importance accordée au groupe versus à l’individu
Les approches des groupes d’APP peuvent différer dans l’importance relative accordée au groupe et à l’individu. Certaines se concentrent davantage sur les dynamiques collectives et le développement d’une intelligence de groupe, tandis que d’autres mettent l’accent sur le développement professionnel individuel, utilisant le groupe comme support pour la réflexion personnelle. Il est important de choisir une approche qui corresponde aux besoins de l’institution et des professionnels.
Travail réflexif versus résolution de problèmes
L’essence même des groupes d’analyse de pratiques professionnelles réside principalement dans le développement d’une réflexivité collective et d’un apprentissage mutuel. L’APP vise à développer des compétences transversales et une posture professionnelle réflexive qui pourront ensuite être appliquées dans diverses situations, plutôt que de se concentrer sur la résolution de problèmes spécifiques. Cela permet de différencier le travail d’analyse par rapport à la résolution de situations problématiques et aux objets spécifiques abordés (qui servent de support à l’analyse). Même si la réflexion approfondie sur des situations concrètes peut indirectement contribuer à l’émergence de nouvelles pistes d’action ou de compréhension pour les participants, l’accent est mis sur le processus de réflexion plutôt que sur le résultat.
Analyse de pratiques versus analyse de situations
Ces deux démarches sont souvent confondues, le terme analyse de situation étant utilisé à la place de celui d’analyse de pratique. Les situations complexes servent de supports concrets pour stimuler la réflexion et l’apprentissage. Elles sont un moyen et non une fin en soi. Si l’analyse de situation cherche avant tout à comprendre et analyser les variables entrant en jeu dans une situation donnée, l’analyse de pratiques, elle, utilise les éléments de la situation comme support de réflexion pour favoriser le développement d’autres perspectives et de prises de conscience sur son vécu, sa pratique, son positionnement.
1.3. Brève réflexion personnelle sur les réponses recueillies
Les réponses recueillies mettent en évidence une convergence assez forte sur des éléments de base. Les différences apparaissent plutôt au niveau du nombre d’éléments apportés en lien avec la question. Ainsi, certains acteurs interviewés détaillent davantage leurs réponses et/ou proposent un éventail plus large d’éléments.
Si je mets les réponses recueillies en regard des piliers sur lesquels j’adosse habituellement ma pratique d’animation de groupes d’APP (accompagnement, intelligence collective, réflexivité et analyse ; voir Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022 et Thiébaud & Vacher, 2020, je constate que seul le quatrième d’entre eux (analyse) est explicitement mentionné. De manière générale, les acteurs interviewés ne développent pas les aspects relationnels au sein du groupe d’APP, si ce n’est pour évoquer le climat de sécurité requis. Les relations entre l’animateur et les participants ainsi qu’avec les directions ne sont pas davantage détaillées. Je reviendrai sur cette question dans la partie 3 de mon texte.
2. Aspects méthodologiques
Le choix des acteurs interviewés
Les cinq acteurs interviewés choisis sont en fait des agents conversationnels d’intelligence artificielle (IA). Mon choix s’est porté sur : Claude AI, Perplexity AI, ChatGPT, Gemini et Copilot. J’ai utilisé à chaque fois la version gratuite (nécessitant cependant parfois une inscription).
C’est à dessein que je n’ai pas voulu l’annoncer en introduction de l’article… de manière à susciter possiblement davantage de réflexions sur la place que peuvent prendre ces outils dans un avenir plus ou moins proche. J’y reviendrai dans les parties suivantes de ce texte.
Les questions posées
Les interviews ont été menés durant le mois de juillet 2024. J’ai défini quelques questions de base que j’ai posées à chaque agent conversationnel (voir la liste de ces questions en annexe). Des requêtes complémentaires pour avoir des précisions ou des clarifications ont été adressées au fur et à mesure selon le besoin que je percevais. Le déroulement des interviews a donc été différent de l’un à l’autre. Les questions ont été posées dans un langage naturel sans chercher à l’adapter à l’intelligence artificielle.
La méthode utilisée pour résumer les réponses
J’ai regroupé les données recueillies des cinq interviews dans les catégories présentées ci-dessus dans la synthèse. Je me suis aussi appuyé sur les résumés que j’ai demandés à chaque agent conversationnel à la fin de l’interview (résumés constitués le plus souvent d’une liste de têtes de chapitres). J’ai cherché à rester concis ou rester dans le format d’une synthèse (parfois les précisions données à la suite d’une requête étaient très détaillées). Je n’ai pas intégré certains éléments de réponse qui pouvaient dépasser le cadre des questions explorées. J’y reviendrai dans la partie qui suit qui vise à discuter des implications du recours à l’IA dans la recherche d’informations pour aider des directions à mettre en place des analyses de pratiques.
3. Quelques éléments de discussion
3.1 Concernant le déroulement des interviews
Les réponses parviennent de manière quasi instantanée (dans un temps de l’ordre de quelques secondes). Cette rapidité de réponse peut être étonnante si on n’y est pas habitué. Elle offre l’avantage d’un échange continu permettant d’enchaîner les questions dans l’interview.
La tendance des agents est de répondre par une liste avec quelques mots sous forme de puces couvrant de manière assez large la question, sans développer ou expliquer les éléments apportés. Comme j’ai posé les questions de la même manière que je le ferais avec une personne humaine, sans utiliser une instruction particulière, l’agent conversationnel ne cherche pas nécessairement à répondre avec des paragraphes comportant plusieurs phrases.
Les réponses reçues diffèrent en partie d’un agent à l’autre. Deux d’entre eux donnent des réponses assez proches (nourris par le même moteur ChatGPT), mais leurs réponses peuvent être plus ou moins développées. Parfois les réponses sont plutôt nuancées et détaillées, d’autres fois elles sont plus à l’emporte-pièce. Il y a la possibilité de confronter l’agent conversationnel sur des réponses données qui apparaissent par exemple simplificatrices. Il accueille avec bienveillance la confrontation et cherche à comprendre ce qui peut être amélioré dans ses réponses. De manière générale, Copilot est l’agent qui détaille le moins les réponses au contraire de Perplexity AI et Claude AI.
Perplexity AI et Gemini précisent en principe avec leur réponse leurs sources et les autres agents non. En général, les sources mentionnées correspondent à des sites Internet qui apparaissent en premier si l’on fait une recherche sur Google avec les mêmes mots clés. À titre d’exemple, des articles de la Revue de l’analyse de pratiques sont mentionnés comme source à plusieurs reprises par Perplexity AI mais pas par les autres agents conversationnels.
Certains agents conversationnels proposent parfois après leurs réponses des suggestions de questions types pour aller « plus loin » (Perplexity AI, Copilot). Ces suggestions peuvent porter sur des sujets plus ou moins proches, qui élargissent en général le champ et peuvent parfois en sortir complètement, voire générer, indirectement, de la confusion en proposant par exemple des questions qui portent sur d’autres démarches telles que le groupe de parole, la résolution de problèmes, etc. sans le préciser.
3.2 Concernant le contenu des réponses
Les réponses sont toujours bien en lien avec les questions posées, et ce même s’il y a plusieurs requêtes groupées. Les contenus sont très structurés et assez souvent formulés sous forme de recommandations. L’agent conversationnel peut faire des liens avec ce qui a été évoqué précédemment dans l’interview. Les réponses franchement inexactes sont rares. Elles concernent particulièrement les références aux articles et ouvrages (qui peuvent être inventées et qui sont par ailleurs assez pauvres). Lorsque je signale l’inexactitude à l’agent conversationnel, il tente de se corriger mais ce n’est pas toujours un succès.
Les réponses sont de manière générale cohérentes. Cependant parfois des questions de précision sont nécessaires, notamment lorsque des mots sont utilisés d’une manière qui génère certaines confusions, par exemple entre « analyse de pratiques » et « analyse de situations » ou entre « discussion » et « analyse collective ». Les agents conversationnels fournissent alors des clarifications et davantage de détails (en marquant toujours une appréciation positive et valorisante de la demande qui leur est faite !). Les éléments nouvellement apportés sont à mon sens globalement pertinents. Je m’interroge cependant sur les connaissances qu’il importe d’avoir préalablement pour être capable d’identifier les clarifications et précisions qu’il est utile voire nécessaire de demander. De manière générale, il y a intérêt à poursuivre l’échange et à ne pas rester seulement sur les premières réponses données, cela permet des approfondissements utiles. Un autre moyen peut consister à préciser dans la requête le degré de détail souhaité en utilisant des instructions génératives (prompts) qui guident l’agent conversationnel.
Si la facilité d’accès et de questionnement des agents conversationnels et leurs réponses instantanées invitent à les utiliser pour s’informer, il faut relever que les réponses restent cependant assez générales et conceptuelles. Elles peuvent être parfois interprétées de différentes manières si on ne les approfondit pas… cela demande donc toujours un effort et un esprit critique. Par ailleurs, les agents conversationnels semblent en difficulté pour tenir compte du contexte. Lorsque je les questionne sur les différences qu’il peut être utile de prendre en compte au niveau du contexte pour la mise en place de GAPP, les réponses ne sont guère pertinentes : elles tendent à parler du contenu des APP et opèrent un glissement vers des réunions de discussion thématique. Si je demande des illustrations concrètes, celles-ci ne sont pas toujours éclairantes. Les réponses ne montrent à cet égard guère de recul. Elles ne mettent par exemple pas en évidence l’importance de définir et contractualiser une démarche d’APP dans un dialogue entre commanditaire, participants et intervenant. Ce dialogue m’apparaît nécessaire pour cibler les objectifs et ajuster la démarche. Lorsque la question du choix de l’approche d’APP est abordée, les réponses indiquent qu’il y a lieu de prendre en compte plusieurs paramètres mais elles n’évoquent pas cette co-construction avec l’intervenant.
Ces limites des agents conversationnels m’apparaissent liées notamment à leur conception même basée sur un entrainement à traiter de grandes quantités de données pour y chercher des correspondances. Ils ne sont – actuellement en tous les cas – pas capable d’un véritable raisonnement logique. Et ils sont limités par leurs propres sources d’information, en l’occurrence, pour les APP, essentiellement les données mises en ligne à ce jour sur Internet.
3.3 Implications
L’utilisation de l’intelligence artificielle va certainement se répandre et la possibilité notamment d’obtenir des réponses immédiates va probablement séduire les personnes qui recherchent de l’information sur les APP. Les données que celles-ci peuvent ainsi recueillir permettent une première appréhension du champ. Cependant, dès qu’il s’agit de travailler à la mise en place de GAPP au sein d’une institution, les aspects contextuels, humains et relationnels nécessitent une attention particulière que les agents conversationnels ne peuvent avoir.
Pour réduire les risques de confusion, il apparaît nécessaire de mettre à disposition des directions concernées et intéressées des informations pertinentes, accessibles et compréhensibles élaborées par des humains à leur intention. À mon avis, il y a à cet égard actuellement un sérieux manque à combler.
Par ailleurs, il serait intéressant que les réponses fournies par les agents conversationnels puissent contribuer à la préparation d’un dialogue nécessaire entre direction, participants et intervenant APP. Sans quoi, les informations qu’ils apportent pourraient laisser penser qu’il suffit pour mettre en place un GAPP de suivre les recommandations données selon une logique technique. On peut même craindre que cela véhicule l’idée que l’on peut instaurer des APP dans un contexte spécifique de la même manière qu’on achèterait une prestation toute faite
Il s’agirait donc à mon sens de développer des moyens pour que les compétences humaines « nourrissent » de manière productive l’AI et que la logique de l’AI ne devienne pas dominante dans le partage d’informations et de repères pour la mise en place d’APP.
4. Echanges avec deux intervenants en APP
Afin de prolonger la réflexion dans un échange avec des intervenants bien réels, je termine cet article par deux brefs entretiens qui portent sur les données recueillies dans les interviews et plus particulièrement sur les questions ouvertes dans cet article. Ils ont été effectués par échanges de courriels avec Anne Chimchirian et Yann vacher. Ils ont également pour but d’inviter les lecteurs à poursuivre la réflexion avec nous, entre autres en utilisant sur le site internet de la Revue l’espace « commentaires » en bas de l’article.
4.1. Echange avec Anne Chimchirian
Anne Chimchirian intervient en APP depuis plus de 15 ans auprès des directions et des professionnels. Je l’ai sollicitée pour apporter son regard parce que je la sais particulièrement attentive à clarifier avec les directions le cadre des APP et à les accompagner dans ce but.
Merci Anne d’avoir accepté cet échange. Suite à la lecture de la synthèse des interviews, je voudrais te demander pour commencer ce que tu penses de ces réponses et de la perspective produite par ces agents conversationnels concernant les APP, leurs bénéfices, leur mise en place et leurs conditions de succès ?
Les réponses et perspectives données par les agents conversationnels sont assez riches à première vue (notamment concernant les parties « processus mobilisés dans l’APP », « conditions pour des APP bénéfiques » et « gestion des défis liés à la mise en place d’APP ». Cependant, les éléments apportés restent conceptuels et je relève quelques imprécisions et inexactitudes. Par exemple, concernant « le déroulé d’une séance », j’ai pu observer que la phase de « recherche des pistes d’amélioration » est loin de faire l’unanimité pour les intervenants APP. Aussi, concernant les « recommandations pour la mise en place des groupes d’APP », mon expérience me montre au contraire que le caractère obligatoire de participation, permet de donner une contenance et une précision forte au dispositif d’AP. Dans le cas d’une présence obligatoire, on pourrait faire le parallèle avec la relation d’aide contrainte. Les éducateurs professionnels le savent bien, ce type de rapport peut conduire à une très forte implication ; là où un engagement volontaire pourrait s’avérer en dilettante. Il s’agit pour moi d’inexactitudes.
Qu’est-ce qui manquerait dans ces informations pour les directions, qu’est-ce qui serait à compléter à ton avis ?
Le plus grand manquement à mon sens se trouve dans l’évocation rapide de seulement quelques glissements, qui ne sont ni les plus communs, ni les plus « à risque » concernant les APP. En effet les agents conversationnels citent la réunion de résolution de problème, la formation, la supervision, le coaching d’équipe et les groupes de parole. Ils ne citent pas les points les différenciant des APP. D’après mon expérience, il existe bien plus de glissements possibles des APP vers à d’autres dispositifs. J’en connais une douzaine (voir : Chimchirian, 2024b). Pour compléter la liste de glissements possibles donnée par les agents conversationnels, il me semble opportun de parler de : régulation d’équipe, étude de situation, audit, réunion de service, réunion thématique, réunion clinique, réunion syndicale, supervision technique, supervision relationnelle (thérapeutique) et même discussion. Il y a encore un autre point : il me semble regrettable pour les directions que n’apparaisse pas le fait qu’il est important de choisir un intervenant extérieur à l’organisation et de vérifier la bonne adéquation entre les méthodes de travail proposées et les besoins de l’établissement ou service et ceux des équipes.
Je te rejoins bien. Qu’est-ce que tu penses qu’il serait utile, voire nécessaire, de développer comme ressources pour aider les directions à connaître et comprendre les APP afin qu’elles soient aidées à les mettre en place de la manière la plus fructueuse possible ?
Je considère que renseigner les directions est essentiel à notre travail d’intervenant en APP. J’ai mis des années à réaliser l’importance du lien avec l’organisation pour des APP efficientes et pérennes. Je pense que l’on peut développer plusieurs moyens pour informer les directions. Un document synthétique en format numérique et open source pourrait répondre à ce besoin, de même que des articles spécifiques et de courtes videos.
Pour ma part, j’écris de plus en plus d’articles à destination des directions (voir par exemple le Magazine Directions (Chimchirian, 2024a) ou le Portail de l’Analyse des Pratiques). Le livre que j’ai publié en juin (Chimchirian, 2024b) est également doté de cette intention de renseigner les directions. Je suis par ailleurs en train de réaliser une vidéo à destination des directions concernant les précautions à prendre et les « bons réflexes » à avoir pour une mise en place d’un dispositif APP.
Quel avis as-tu sur les apports de l’intelligence artificielle et des agents conversationnels comme possible moyen d’information sur les APP ? Compte tenu de leur rapide déploiement, quels en sont les risques et les avantages à ton sens ?
Les APP sont des dispositifs avant tout humains, et, d’après moi, il est normal qu’une intelligence artificielle ne puisse pas les saisir dans leur finesse et leur complexité. Je trouve que les IA peuvent tout de même être des sources d’informations, de première intention, pour quiconque (direction notamment) cherche à s’informer. Il serait opportun que les IA puissent faire preuve d’humilité et conseiller aux personnes qui les questionnent de contacter des spécialistes du domaine pour compléter leur propos (sourire).
4.2. Echange avec Yann Vacher
Je me suis adressé à Yann Vacher à la fois en tant qu’auteur et praticien de l’APP et en tant que formateur sur les questions de diffusion et de médiation scientifique.
Je te remercie Yann d’avoir accepté d’échanger avec moi sur mon texte dont tu as pu prendre connaissance.
Je me prête très volontiers à l’exercice de l’échange à propos de ton article Marc en précisant que mes travaux de recherche ne portent pas sur l’IA. C’est avant tout en tant qu’utilisateur et citoyen intéressé que je te réponds. J’ajouterai que mes réponses reposeront aussi sur une position critique fondée sur l’idée que les usages à visées de manipulation politique et culturelle et les enjeux financiers peuvent prendre le pas (si ce n’est déjà le cas) sur les plus-values nombreuses des productions de l’IA.
Suite à la lecture de la synthèse des interviews, qu’est-ce que tu penses de ces réponses et de la perspective produite par ces agents conversationnels concernant l’APP et ses conditions de succès ?
Je pense qu’il faut d’abord expliquer comment les réponses sont construites par l’IA. La production n’est que le fruit de calculs statistiques : en prenant en compte une base de données, le processus aboutit à identifier les mots qui ont le plus de chance de se trouver avant ou après un autre mot. Lors d’une requête, les algorithmes analysent la question posée (où, quand, est-ce que, comment, etc.) avec les verbes utilisés et construisent une ou des phrases qui ont le plus de probabilité de relier les mots qui ressortent fréquemment en lien avec le thème abordé.
On voit dans les réponses fournies concernant l’APP qu’elles sont assez consensuelles et synthétiques. Deux hypothèses peuvent expliquer cela. La première est que les bases de données sont très « pauvres » en information et que l’IA retombe donc toujours sur les mêmes propositions. L’autre hypothèse serait que les bases de données sont conséquentes mais qu’il existe un consensus et une unité sur le contenu des réponses. On sait que ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’APP comme l’a montré la littérature dès le début des années 2000 (Marcel et al, 2002). Les approches sont nombreuses et chacune d’elles se définit par des finalités et un cadre éthique et épistémologique propres (voir Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022). Finalement, c’est donc la question de la nature de la base de données utilisée par ces agents conversationnels qui se pose pour que leurs réponses puissent être « efficace ».
Cela soulève effectivement une question fondamentale. Comment penses-tu que de telles réponses pourraient, cas échéant, aider les directions à la mise en place d’APP éthiques et constructives dans leurs institutions ?
Si l’on examine la synthèse des réponses que tu as obtenues, on voit que les contenus sont assez éclairants et donnent une première vision de ce qui est en jeu dans les APP. Cela peut soit créer une envie, une curiosité chez les directions, soit au contraire leur donner à voir que ce n’est pas ce qu’elles recherchent. Dans le premier cas, lorsque l’APP leur paraît ainsi pouvoir correspondre à leurs attentes, cela leur offre une porte d’entrée pour un dialogue avec un intervenant, qui pourra décliner ensuite les spécificités de son approche. Dit autrement, le contenu fourni par un agent conversationnel ne procure aucune garantie éthique et constructive, c’est bien l’interaction avec l’humain qui permettra de définir les contours d’une APP possible et d’éventuellement la contractualiser.
Je te rejoins bien. Ce dialogue permet en outre de spécifier pour l’APP des objectifs qui prennent en compte les réalités du contexte et des attentes des acteurs concernés. Si l’on part de l’idée qu’une direction est a priori intéressée par la mise en place d’une APP dans son organisation ou son institution et qu’elle cherche à s’informer davantage son propos, comment vois-tu les avantages et les risques liés à ce qu’elle utilise des agents conversationnels à cet effet ?
L’avantage principal se situe à mon sens dans le fait que le travail systématique de recoupement et recomposition des occurrences que j’ai évoqué est réalisé par la machine en des temps très courts. Pour une telle tâche, l’humain aurait une dépense temporelle et donc énergétique bien plus importante. Il y a donc la possibilité d’aboutir à une synthèse d’un très grand nombre de données. On peut s’interroger : les directions ont-elles besoin d’aller mobiliser un si grand nombre de données ? Elles ont surtout besoin d’informations fiables pour s’orienter en connaissance et conscience. Cette question de la fiabilité nous renvoie aux risques. En effet, cette synthèse probabiliste n’est pas sans risque. Le premier d’entre eux est relatif à l’effet de normalisation de la réponse. Plus une réponse (une définition) apparait fréquemment dans la base de données mobilisée, plus elle va devenir « dominante » parce qu’elle aura acquis une « valeur statistique » et plus elle aura de chance de sortir en réponse à la requête formulée. En effet, les bases de données sont de plus en plus larges et s’auto alimentent en partie de façon indirecte puisque les usagers vont utiliser les réponses et nourrir en retour la base de données. En d’autres termes, si une donnée est republiée, elle renforce sa « valeur statistique » étant donné que les occurrences d’apparition vont être démultipliées par les republications.
C’est donc le manque de pluralité qui est en jeu ici. Il y a un vrai dilemme entre, d’une part accessibilité (facilité et économie de la recherche d’informations) et d’autre part synthèse et diversité des réponses pour éclairer les choix. Le second risque est que les contenus des bases de données ne représentent qu’une vision de l’APP et que ces recherches aboutissent non à un effet de normalisation mais d’orientation partiale.
Ces risques sont intrinsèques aux développements actuels de l’intelligence artificielle et de l’utilisation des agents conversationnels. Il me semble qu’ils peuvent être encore plus importants lorsque les personnes qui y recourent ne connaissent pas bien le domaine, que leurs requêtes peuvent être formulées de manière pas forcément pertinente et qu’elles ne sont pas en mesure de les préciser lorsque les réponses sont plutôt générales, voire parfois confusive. Qu’en penses-tu ?
C’est effectivement au cœur du dilemme. En simplifiant l’accès, on prend les risques de la perte de richesse. Le principe d’économie de temps de recherche pour les directions comporte en lui-même le risque. On le voit dans ta recherche, tu es spécialiste et tu as dû préciser les requêtes et tu as produit aussi un travail de synthèse de ces listes à puces et réponses parfois télégraphiques. Comment une direction va formuler sa requête si elle n’a pas de connaissances précises sur ce qu’est l’APP ? Le contenu de la question va conditionner la réponse et l’on n’aura probablement pas la lisibilité et l’exhaustivité présentes dans ta synthèse, d’autant plus que tu interroges cinq agents conversationnels.
Si l’on revient plus spécifiquement à la première question soulevée dans l’article relative aux informations et repères susceptibles d’aider une direction, que pourrions-nous faire à ton avis en tant qu’intervenant APP pour favoriser une meilleure connaissance des directions au sujet des APP ?
J’ai envie de te répondre tout d’abord de façon plus générale que seulement dans le cas des directions et de notre responsabilité en tant qu’intervenant APP. Le premier élément est probablement de constater qu’en tant qu’outil de collation et de recoupement des données, la puissance de calcul de l’intelligence artificielle est sans commune mesure avec ce que peut faire le cerveau humain. La plus-value de l’IA en matière de traitement des données est donc techniquement totalement fondée. Pour autant, les algorithmes sont produits par des humains qui placent en eux de « l’intelligence culturelle » construite au fil du temps et les bases de données sont encore largement alimentées par des productions humaines (la bascule vers une prédominance de contenus produits par l’IA pourrait cependant être très rapide).
Le pouvoir d’agir est donc bien encore entre les mains de l’humain et plusieurs leviers s’offrent à lui pour en garder le contrôle, notamment :
- le choix des bases de données ;
- la correction, la reformulation et l’analyse en permanence (individuelles, collectives et soumises à des collectifs variés) des productions (type Wikipédia) et de leur diffusion ;
- l’attribution « collégiale » de valeurs (type Nutriscore) aux résultats, sur la base de critères consensuels (sources, fiabilité méthodologique, usages, etc.) ;
- la mise en place d’un moyen (type « puce) permettant d’identifier une information produite par l’IA et ne rentrant dès lors plus dans la boucle de la base données pour éviter l’auto-alimentation ;
- l’éducation à la connaissance et à l’utilisation de l’IA (avantages, inconvénients, fonctionnement, risques) ;
- la conception de contenus attractifs (vidéos, podcast, fiche de synthèse, partage d’expériences interactives, etc…)
En ce qui concerne notre rôle en tant qu’intervenant en APP, ces éléments sont tous déclinables. A titre d’exemple, interrogeons-nous sur ce que contient la page Wikipédia « Analyse de pratiques professionnelles ». Qui l’a alimentée ? Quelle est la fréquence de mise à jour de son contenu ? Quelles sont les sources mobilisées pour en concevoir et nourrir la matière ? Quelle ouverture à la pluralité ? Quelle neutralité dans la présentation des alternatives ? Autant de questions qui nous reviennent en tant qu’intervenant. Si cette page Wikipédia (ou équivalent) reprend ces critères de fiabilité, une direction pourrait y trouver de quoi éclairer ses choix.
Merci Yann pour ces pistes. Notre responsabilité est clairement engagée. Pour clore ici notre échange, qu’est-ce que tu voudrais ajouter comme réflexions aux questions et à la discussion ouverte par cet article ?
Toutes les pistes évoquées sont éminemment politiques et une partie d’entre elles est déjà utilisée par les concepteurs des IA au sein des grandes entreprises, des ONG ou par les états. Je précise alors ma position : l’outil n’est pas « bon » ou « mauvais » dans l’absolu mais ce sont bien les usages et les rapports de force autour de ces derniers qui permettent de déterminer conjoncturellement les plus-values ou les nuisances des utilisations.
Dans le cas de l’usage de ces agents conversationnels par les directions, tous les avantages et risques que nous avons évoqués sont présents. Il n’y a cependant pas de « bonne réponse » à y donner. La dialectique se situe entre accessibilité (internet, mots-clés indexés, nature des ressources, etc.) et normalisation / simplification qui risque de réduire la fonctionnalité (éthique et constructive) de l’usage. Dans le modèle collaboratif de type wiki, la pluralité active des utilisateurs permet la régulation et la valorisation des productions. Avec l’IA, en revanche, cela semble impossible compte tenu de la masse de données traitées. L’enjeu de l’usage performant et éthique des intelligences artificielles se situe probablement dans la réflexion sur les processus collectifs d’éducation aux usages ainsi que d’alimentation et de régulation des bases de données, garantissant une place encore prédominante à l’expression et à la confrontation des intelligences humaines, dans leur diversité.
Références bibliographiques
Boucenna, S., Thiébaud, M. & Vacher, Y. (2022). Comment accompagner avec l’analyse de pratiques professionnelles ? De Boeck.
Chimchirian, A. (2024a). L’analyse des pratiques pour retrouver du sens. Magazine Direction[s]. N° 234.
Chimchirian. A. (2024b. Devenir intervenant en Analyse des Pratiques avec une approche systémique : guide pratique et technique. Édition : BoD. https://librairie.bod.fr/devenir-intervenant-en-analyse-des-pratiques-avec-une-approche-systemique-anne-chimchirian-9782322538959.
Marcel, J-F., Olry, P., Rothier-Bautzer, E. & Sonntag, Michel. (2002). Les pratiques comme objet d’analyse. Revue française de pédagogie. 138, pp. 135-170.
Thiébaud, M. (coord.) (2017). Mettre en place et démarrer un groupe d’analyse de pratiques professionnelles. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 10, 165 pages. https://www.analysedepratique.org/?p=2461.
Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2020). L’analyse de pratiques professionnelles dans une perspective d’accompagnement, d’intelligence collective et de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 18, pp. 43-69 et Le Codéveloppeur, vol 6, no 3. https://www.analysedepratique.org/?p=3716.
Annexe : liste de questions posées aux acteurs interviewés
Questions de base (posées à un moment ou un autre dans chaque interview)
Je m’intéresse aux groupes d’analyse de pratiques professionnelles (GAPP). J’ai eu récemment des contacts avec des directions d’institutions dans différents domaines (santé, éducation, social et petite enfance). Elles m’ont demandé en quoi consistent les groupes d’analyse de pratiques professionnelles et ce qu’ils pourraient leur apporter. Qu’en pensez-vous ? Quelles sont les principales caractéristiques et spécificités des GAPP ?
Si je pense aux directions des institutions que j’ai mentionnées, il me semble qu’il n’est pas évident pour elles de savoir comment s’informer et s’orienter par rapport à ces GAPP, leurs bénéfices et leur essence même. Comment peuvent-elles être au clair sur les conditions à réunir pour réussir la mise en place de GAPP en leur sein.
Les directions veulent souvent bien faire et apporter leur soutien aux GAPP… mais cela ne signifie pas toujours qu’elles y parviennent. Quelles formes de soutien devraient-elles privilégier pour les GAPP ?
En ce qui concerne les professionnels eux-mêmes, je me demande comment ils peuvent y être sensibilisés. J’imagine qu’il y peut y avoir de nombreuses résistances (chez les professionnels comme chez les directions d’ailleurs. Qu’en pensez-vous ? Comment peuvent-elles être gérées ?
Je voudrais aussi savoir quel déroulement est à mettre en œuvre pour les séances d’APP ?
J’aurai encore une question qui concerne la diversité des approches. Comment s’y retrouver ? Quels courants, quelles approches peut-on mettre en exergue ?
Je me demande si vous voyez d’autres points qui mériteraient attention relativement à la mise en place de groupes d’APP et qui n’ont pas été abordés ?
Je voudrais en partager les fruits avec des collègues potentiellement intéressés. Pouvez-vous m’aider à en faire la synthèse en réorganisant un peu le tout ?
Quelques exemples de questions posées pour approfondissement ou précision
Il me paraît effectivement nécessaire de différencier les GAPP d’autres types de réunion. Ces autres types de réunion n’existent pas toujours dans les institutions. Le risque de glissement depuis le GAPP peut donc être assez fort. Que faire ? Comment prévenir cela ?
Vous mentionnez l’importance qu’il y a à former l’animateur à « maintenir le cap sur l’analyse réflexive ». Comment est-ce que cela peut se faire ? Sous quelle forme ?
J’ai encore une question concernant la référence que vous avez donnée : « Conduire des groupes d’analyse des pratiques ». Je n’ai trouvé aucune trace de cet ouvrage. Où a-t-il été publié ?
Vous évoquez des sujets spécifiques de discussion qui peuvent être abordés. Vous parlez également de la gestion de situations complexes. Ma représentation des GAPP va davantage dans le sens du développement d’une réflexivité accrue et d’un apprentissage mutuel (comme vous l’avez précisé en réponse à ma première question). Quelle place a ce développement et quelle place ont les sujets spécifiques de discussion ou la gestion de situations complexes dans les GAPP?
Je souhaiterais avoir une précision : vous évoquez quand vous parlez de l’APP à la fois l’analyse de situations (« centrée sur l’analyse collective d’une situation professionnelle spécifique ») et l’analyse de pratiques (« focus sur l’analyse réflexive des pratiques »). Il me semble que ces analyses sont à différencier. Comment voyez-vous cela du point théorique et du point de vue de la pratique de mise en place des GAPP et de leur animation ?
Il m’intéresse d’approfondir avec vous deux aspects que vous venez d’évoquer :
* le degré de directivité de l’animateur et
* l’importance accordée au groupe vs l’individu
En référence à ce que vous évoquez, je me pose la question : est-il préférable de développer des GAPP à l’intérieur d’un même établissement ou service ou est-il préférable de favoriser dans la mesure du possible des GAPP inter-institution (avec des participants ne travaillant donc pas ensemble). J’imagine qu’il y a des avantages et des inconvénients à chacune des options… D’une manière similaire, quels peuvent être les avantages et les inconvénients à inclure dans le même GAPP des participants travaillant dans des champs et/ou des métiers différents ?
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