Yann Vacher
Formateur chercheur, Université de Corse
vacher[arobase]univ-corse.fr
Résumé
Le jugement fait partie de processus peu questionnés dans les textes sur l’APP. Pourtant sa place, son « interdiction » ou son apparition, invitent les animateurs et participants à s’interroger sur son statut et son acceptabilité. L’enjeu de cet article est de tenter d’éclairer ces questionnements. Pour cela trois éléments d’analyse sont présentés. Tout d’abord une définition du périmètre du jugement est proposée (morale, éthique, intention…). Puis, ses contenus et temps d’apparition en APP sont étudiés et enfin une dernière partie analyse les possibilités et la nécessité d’interdire ou de valoriser le jugement dans les séances. C’est au travers de l’analyse des niveaux de matériau et de réflexivité que des perspectives de travail sur le jugement en APP sont finalement ouvertes.
Mots-clés
jugement, évaluation, cadre, sécurisation, opportunités
Catégorie d’article
Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; texte théorique
Référencement
Vacher, Y. (2024). Une réflexion quant à la place du jugement en APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 26, 5–17. https://www.analysedepratique.org/?p=5910.
A reflection on the place of judgment in APP
Abstract
Judgment is one of the processes that is rarely questioned in PPA texts. Yet its place, its “prohibition” or its appearance, invite facilitators and participants to question its status and acceptability. The aim of this article is to shed some light on these questions. To this end, three elements of analysis are presented. First, a definition of the scope of judgment is proposed (moral, ethical, intentional…). Next, we look at the content and timing of judgment in PPA, and finally, we analyze the possibilities and necessity of prohibiting or promoting judgment in sessions. It is through the analysis of levels of material and reflexivity that perspectives for work on judgment in PPA are finally opened up.
Keywords
judgment, evaluation, framework, securitization, opportunities
Uma reflexão sobre o lugar do julgamento na APP
Resumo
O julgamento é um dos processos que raramente é discutido em textos sobre APP. No entanto, seu lugar, sua “proibição” ou seu surgimento convidam os facilitadores e participantes a questionar seu status e sua aceitabilidade. O objetivo deste artigo é lançar alguma luz sobre essas questões. Para isso, são apresentados três elementos de análise. Em primeiro lugar, é proposta uma definição do escopo do julgamento (moral, ético, intencional etc.). Em seguida, são examinados o conteúdo e o momento do uso do julgamento no APP e, por fim, uma seção final analisa as possibilidades e a necessidade de proibir ou promover o uso do julgamento nas sessões. É por meio da análise dos níveis de material e reflexividade que as perspectivas de trabalho sobre julgamento no APP são finalmente abertas.
Palavras-chave
julgamento, avaliação, estrutura, segurança, oportunidades
Se lancer dans la rédaction d’un texte sur le jugement en Analyse de Pratiques Professionnelles (APP) présente une difficulté qui n’est pas étrangère à la motivation initiale de l’écriture de cet article. Inscrivant mes interventions et travaux dans une approche humaniste de l’APP, mes premières expériences «m’inculquèrent » le fait que le jugement n’y avait pas sa place. Les rencontres réalisées par la suite dans le champ de l’APP[1], avec des concepteurs et praticiens, viendront systématiquement et subrepticement renforcer cette règle (érigée en principe) : en APP, on ne juge pas ! Interroger cette dernière, relevait-il de la levée d’un tabou ?
C’est bien l’enjeu de cet article que de tenter de soulever le voile sur cette « figure imposée », afin de sortir de ce qui pourrait paraître comme une injonction que l’on ne réfléchit plus tant elle s’ancre dans l’histoire de l’APP. En filigrane de ce texte, je vous propose trois prismes de lecture :
- la cohérence historique dans le développement de l’APP de la présence de la règle de non-jugement,
- le jugement comme intégré à nos pratiques quotidiennes, constitutif de notre rapport au monde dans un processus permanent d’évaluation pour comprendre, décider et agir,
- les questions éthiques liées à sa présence ou non dans l’espace commun d’échange en APP.
S’ils ne constituent pas le plan de l’article, ils permettront au lecteur de ne pas se méprendre sur mon intention, il s’agit bien pour moi d’éclairer la situation d’une règle.
Notons enfin que si l’approche humaniste, dans laquelle je m’inscris, intègre une vision complexe du monde, donc non-manichéenne, il me semble alors possible de pousser un peu plus loin la réflexion sur ce processus du jugement, présent dans notre quotidien et pourtant « interdit » dans les pratiques de l’APP.
Avant d’entamer cette analyse, je précise que le contenu de ce texte :
- n’est pas le produit d’une recherche. Son point de départ se situe dans la rencontre récurrente avec la règle « pas de jugement, pas de conseil ». Cet article est donc une réflexion théorique qui ne repose pas sur une bibliographie exhaustive, car la question a été très peu traitée,
- pour situer d’où je parle, j’ajoute que cette « ligne rouge » du jugement, cette règle contraignante, fait aussi partie du cadre initial de fonctionnement du dispositif ARPPEGE[2] que j’ai conçu et développé (voir Vacher, 2022). Je précise donc que l’écriture de ce texte s’inscrit en forte adhésion à la sécurité potentielle qu’apporte cette règle,
- sa rédaction est aussi réalisée pour « répondre » à un constat que j’ai pu réaliser à plusieurs reprises et dans divers dispositifs d’APP : l’existence de la règle et son énoncé ou sa contractualisation ne garantit pas forcément son application. Entre l’esprit et la lettre, il y a parfois des décalages de posture qui pourraient être assimilés à de l’hypocrisie ou une non-conscience des enjeux profonds de cette règle.
Trois parties sont proposées pour structurer cette analyse. La première définit de façon générale ce que comporte la notion de jugement dans le contexte de l’APP alors que la seconde précise les contenus, moments et contextes de son apparition potentielle en APP. La dernière partie de l’article évoque ce qui pourrait justifier l’interdiction du jugement ou au contraire permettre sa valorisation dans une visée réflexive et constructive.
1. Délimiter le périmètre et le contenu du jugement : morale, éthique, évaluation et intention
« La confiance subjective en un jugement n’est pas une évaluation raisonnée de la probabilité que ce jugement soit correct. La confiance est un sentiment, qui reflète la cohérence de l’information et l’aisance cognitive du traitement de cette dernière. »
Daniel Kahneman
Si cet article propose de réfléchir à la place du jugement, nous traiterons en priorité de la dimension morale qui le compose, car c’est celle qui justifie, dans la construction historique de l’APP, la présence de la règle de non-jugement. Inscrit dans une approche humaniste promouvant une bienveillance inconditionnelle (un « prendre soin » dirait-on aujourd’hui), le non-jugement se fonde historiquement sur un double principe : celui du bien-être et la sécurité de l’exposant et celui de la non-ingérence empathique[3]. Ces deux principes mis en commun reposent sur une vision morale de la relation. Je n’étudierai donc[4] que cette composante morale du jugement en tant que produit sociohistorique des conceptions et pratiques. Ce texte ne propose ainsi pas de définitions conceptuelles issues des champs de la sociologie, de la justice ou de la psychologie. Il s’agit bien de partir de l’usage social de la notion de jugement, celle qui s’est développée en APP, et non d’une théorisation large du concept. Je définirai en préalable, au cours de ce point, quelques éléments de cet usage notionnel pour revenir ensuite au jugement en APP, éclairé par ces points de définition.
1.1 De la morale à l’éthique : une vision du « mieux » complexe plutôt que du « bien »
Si la morale détermine ce qui est bien/bon et le distingue de ce qui est mal/mauvais dans une définition d’un absolu (Kant,1993), le jugement traduit alors le positionnement de l’objet jugé d’un côté ou de l’autre à partir de ces normes morales. Ce processus peut être éclairé par les notions d’évaluation et d’intention comme nous le verrons par la suite. Cette distinction entre le bien et le mal peut paraître un peu binaire lorsque l’on s’inscrit dans une lecture complexe des objets et du monde. Les processus d’analyse qui participent à l’exploration de cette complexité ne semblent donc pas, de prime abord, compatibles avec l’émission d’un jugement moral.
Pour réduire cette éventuelle approche binaire, un autre concept est susceptible d’être étudié : celui d’éthique. Si la morale définit le « bien », l’éthique définit pour sa part la recherche du « mieux ». Une éthique de la responsabilité selon Max Weber (2002), c’est-à-dire le champ des actions qui, compte tenu de la complexité, permettrait de se rapprocher le plus du bien. Lors de l’étude d’un objet, de son analyse, le travail sur la compréhension du contexte et des interactions qui parcourt la situation étaye la recherche de ce « mieux ». Une deuxième acception de l’éthique s’éloigne plus encore d’une morale dans l’absolu. Il s’agirait d’un mieux qui est situé, conduisant de fait à une réflexion sur les évolutions du « bien » et du « mal » qui ne serait alors plus défini dans l’absolu (Ricoeur, 1990). Cette éthique peut être individuelle ou le produit d’une production collective. C’est le cas dans la définition d’une déontologie[5] par un corps de métier par exemple. Dans cette acceptation et en APP, l’interrogation de la morale à travers des jugements potentiellement émis ou des hypothèses qui fondent le « mieux » deviendraient des objets d’analyse. Nous détaillerons ces processus dans le point 3.2.
1.2 Juger : un processus d’évaluation des situations et objets
Comme évoqué brièvement, le jugement est le produit d’une évaluation. Dans, ou face, à une situation, un sujet évalue les différents paramètres en présence et qu’il perçoit puis fait une synthèse qui se traduit par un jugement global. Prenons deux exemples. Lors d’un procès, les jurés évaluent la sincérité des déclarations, les enjeux des différents acteurs, la possibilité des différents scénarios, etc. De cette somme d’évaluations, ils jugent de la culpabilité ou non des mis en cause. De même lorsque vous traversez une rue, vous évaluez, la présence d’autres piétons ou véhicules, la distance à parcourir, votre propre vitesse de déplacement, etc. A partir de ces éléments, vous décidez ou non de vous engager en jugeant dangereuse ou non cette traversée. Dans ce cas, le processus de jugement se rapproche de celui que définit Dewey ou du concept de « jugement heuristique » de Kahneman (2012).
Dans ces deux configurations, votre jugement s’appuie sur une évaluation, or, dans certaines situations, l’expression de nos biais cognitifs aboutit à l’émission de jugement à partir d’évaluations simples (réflexes non étayés) voir totalement inconscientes. Dans ce cas, le jugement est un raccourci de réflexion à partir de stéréotypes ou habitus. Ce fonctionnement baptisé « système 1 » par Kahneman[6], est souvent mobilisé, car il est très économique du point de vue de l’activité cognitive engagée et qu’il a été au cours de l’évolution une garantie de survie sélectionnée (Kahneman, 2012 ; Houdé, 2014). Les travaux de Damasio (1995) montrent que ce raisonnement, présent dans le système 2, n’est cependant pas déconnecté d’un premier filtre ou d’un déclencheur qui est lui émotionnel.
1.3 Intentions du jugement
Le dernier point qu’il semble intéressant d’éclairer est celui de l’intention qui est liée au jugement. Dans les exemples précédents, le jugement est nécessaire pour décider d’une action (choix de la sentence, traversée…), ce n’est cependant pas tout le temps le cas. Le jugement est aussi une activité « spontanée » dans beaucoup de situations du quotidien. Juger de quelqu’un à sa tenue, à un propos entendu, lorsque l’on voit une image… n’est pas forcément une activité décidée en conscience, cela peut être une réaction à une situation. Cependant, qu’il soit volontaire ou non, avec une intention consciente ou pas, le jugement se fonde sur des ressources du sujet, qu’elles soient des connaissances, des expériences, des croyances ou encore des valeurs.
En résumé de cette première partie, je propose de retenir que le jugement est un acte intégré au quotidien de chacun, parce que traduction de notre rapport évaluatif aux situations que l’on vit. Cette évaluation des objets/sujets avec lequel nous sommes en interaction peut se faire à partir de systèmes de normes, d’habitus que l’on mobilise avec une intention consciente ou non. Une approche éthique du jugement permet de sortir d’une éventuelle analyse binaire du caractère intangible de la règle de non-jugement. Cette dernière qui est un produit socio-historique du développement de l’APP, peut donc être requestionnée au travers d’une approche complexe pour en éclairer la pertinence, mais aussi les possibilités d’appréhender la place du jugement dans de nouvelles perspectives. C’est l’enjeu de la suite de ce texte.
2. Qu’est-ce que l’on juge, quand et dans quel contexte en APP ?
Si nous venons de voir que l’énoncé et le partage contractuel de la règle initiale de non-jugement ne peuvent prémunir contre l’apparition du jugement (puisqu’il est potentiellement présent dans toutes nos interactions avec le monde), il semble intéressant d’explorer son contenu ainsi que ces temporalités et contextes potentiels d’apparition.
Notons en préalable que dans l’approche complexe qui est proposée ici, le jugement n’est pas jugé… C’est-à-dire que le jugement n’est pas positionné comme étant « bien » ou « mal » dans l’absolu, il est un fait existant, donc à prendre en compte. Pour préciser cela, j’avais proposé par provocation intellectuelle le titre suivant à une conférence sur ce thème : « Juger c’est mal en APP ! ». L’enjeu était bien d’attirer l’attention des auditeurs sur une logique d’approche amorale et située du jugement.
2.1 Qu’est-ce que l’on peut juger en APP ?
Les jugements portent sur des objets de natures diverses. Précisons que la distinction qui suit n’a pas pour but de théoriser des processus séparés ou dominants, mais bien de mettre en lumière les possibles. Les distinctions peuvent porter sur :
– le sujet/acteur : Il peut s’agir d’un jugement sur soi ou sur autrui (individuel ou collectif),
– l’objet : le jugement se focalise potentiellement sur la pratique (le récit, l’implication dans le récit), la situation exposée (les faits, les ressentis exposés, les causes évoquées, etc.), les dynamiques du groupe d’APP (dont l’analyse) ou le produit des processus collectifs.
Ces éléments sont combinés. A titre d’exemple on peut citer lorsque le jugement porte sur les analyses produites par le groupe, sur sa propre pratique ou encore sur l’émotion vécue par l’exposant ou un autre participant.
2.2 Quand est-ce que le jugement hiérarchisant apparaît ou peut apparaître en APP ?
Précisons tout d’abord que deux variables d’apparition du jugement peuvent être identifiées :
- l’expression partagée ou non du jugement dans le collectif (au travers de formes verbales ou non),
- l’apparition d’une forme réfléchie ou plutôt spontanée du jugement.
Dans ces différentes déclinaisons et dans un usage fondé sur la morale[7], le jugement en APP peut apparaître à divers moments. En théorie, et dans le respect des règles de fonctionnement, le jugement n’a logiquement pas sa place dans l’espace commun d’échange. Pourtant, en tant qu’activité cognitive individuelle et parfois spontanée (non intentionnelle), l’énonciation des règles ne prémunit pas de son apparition et de ses potentiels effets négatifs (voir 3.1). Ainsi, lors de la phase de récit initial ou de visionnage d’une pratique, les participants à l’analyse peuvent déclencher des évaluations de ce qu’ils voient et entendent ; ces activités réactives ou plus raisonnées aboutissent à un jugement de la pratique exposée. De même, une forte saturation affective ou résonnance peut aboutir à un jugement, réactif cette fois, de la pratique analysée et, avec elle, de l’acteur exposant. Cette affection pouvant aboutir à un jugement négatif « c’est mal » ou positif « c’est bien » ou en sympathie « c’est dur et je compatis ».
Ces processus de jugement ne sont pas limités à la phase de récit, on peut les retrouver lors de l’énoncé d’hypothèses de compréhension (« Cette hypothèse est forte » ou « cette hypothèse n’est pas fondée »), lors des questions de clarification (« Cette question d’untel est super » ou au contraire « Sa question n’apporte rien »), lors d’éventuels énoncés de pistes d’action (« je n’aurais jamais pensé à ça, c’est très intéressant » ou à l’opposé « cette piste ne serait pas efficace »). Enfin, il est aussi possible de voir apparaître des jugements lors des phases méta (« sa méta-analyse est bonne » ou « comment peut-il penser que cette séance était bien alors qu’elle était stérile ? »).
On le voit dans les exemples précédents, le jugement en tant qu’activité, volontaire ou non, est susceptible d’apparaître tout au long des différentes phases de déploiement de l’analyse et d’une séance, quand bien même la règle a été énoncée au départ. Dans ce cadre, il semble intéressant de ne pas moraliser la question de savoir si le jugement est interdit ou non en APP, mais d’en voir le fondement ou au contraire les possibilités d’expression sécurisée et les usages constructifs potentiels.
2.3 Quels contextes sont susceptibles de favoriser l’apparition du jugement hiérarchisant en APP ?
Un dernier élément est susceptible de nourrir l’éclairage sur les contextes potentiels d’apparition. Encore une fois je précise en préalable que cet article n’est pas le produit d’une recherche et les critères qui suivent sont donc issus de constats que j’ai pu réaliser dans mes pratiques ou dont m’ont fait part des animateurs de groupe. Trois facteurs en lien avec la constitution du groupe sont ainsi susceptibles d’augmenter la probabilité d’apparition du jugement. Le premier est relatif à la présence de membres qui ont des liens hiérarchiques. La position instituée supérieure ou inférieure est en effet de nature à favoriser des jugements en lien avec l’autorité ou la soumission construite dans ces rôles. Le deuxième est lorsque l’APP est réalisée dans une équipe au sein de laquelle existent des tensions qui constituent un terreau pour le jugement. Enfin, la dernière configuration possible est lorsque, sans qu’il n’y ait de lien hiérarchique, un ou des participants possèdent une expertise particulière et reconnue par les autres (voir configuration 1+1 =1, Vacher, 2018). Là encore le terrain est favorable à l’apparition de jugements hiérarchisants.
A un autre niveau que celui de la constitution du groupe, on relèvera qu’un cadre mal défini ou un animateur peu présent dans la régulation des dynamiques de la séance sont des paramètres qui peuvent faciliter l’apparition de jugements potentiellement inhibiteurs (voir 3.1) dans l’espace d’échange.
Compte tenu de l’ensemble des éléments que nous venons d’explorer, comment arbitrer le dilemme relatif à la présence du jugement et sur quelle base éthique fonder ce choix ?
3. Interdire ou valoriser le jugement ?
Derrière cette question formulée volontairement de façon binaire, je propose de sonder les raisons qui expliquent le choix de proscrire ou non le jugement. La conclusion de l’article ouvrira des perspectives pour penser de façon non-manichéenne cette problématique.
L’ensemble des éléments que nous venons d’aborder nous permet d’envisager maintenant ce que pourrait être la place du jugement ou son absence (proscription) en APP. Nous étudierons dans les deux points qui suivent ces possibilités en éclairant les conditions qui justifieraient l’une ou l’autre.
3.1 Quand le jugement peut-il, doit-il être proscrit ?
L’enjeu de cette partie et de réfléchir aux raisons qui concourent à ce que le jugement soit proscrit en APP dans la quasi-totalité des démarches et dans l’espace d’échange. La principale justification semble en lien avec la définition même de la pratique. Pour Beillerot « la pratique est tout à la fois la règle d’action (technique, morale, religieuse) et son exercice sa mise en œuvre. […] D’un côté, les gestes, les conduites, les langages ; de l’autre, à travers les règles, ce sont les objectifs, les stratégies, les idéologies qui sont invoquées » (article en ligne, 2003). On entrevoit ici que la pratique touche l’acteur dans son intériorité et qu’elle est un produit complexe de son histoire tout autant qu’une expression et une vitrine de son identité. Travailler sur la pratique, au travers de son analyse, revient donc en quelque sorte à accepter le danger de se mettre à nu, d’exposer ses fragilités, ses doutes et questionnements face à l’incertitude et la complexité. C’est aussi prendre le risque réflexif d’une déstabilisation identitaire. On comprendra ainsi aisément que la sécurisation du cadre (Grégoire, 2014 ; Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022) et la gestion du climat social affectif (Rebetez, 2014) sont des éléments centraux des démarches d’APP.
Dans ce cadre, l’expression d’un jugement moral dans l’espace d’échange apparaît comme un processus potentiellement inhibiteur de l’autorisation à « livrer » ou « déposer » sa pratique. L’enjeu est clairement de comprendre ce qui se joue dans la pratique et non de lui donner une valeur et de classer cette dernière. Dans un article précédent, nous avions qualifié cette configuration d’inhibition de « 1+1=0 » (Vacher, 2018). Nous y avions étudié les processus interpersonnels susceptibles de nuire à l’analyse. Ainsi, si un jugement partagé dans le groupe exprime la prétendue supériorité d’une analyse sur une autre, il y a de grandes chances pour que cela conduise à deux processus. Dans un premier cas, la personne, exposante ou non, qui se sent jugée peut nourrir un complexe d’infériorité et ne plus autoriser à livrer sa pratique ou ses analyses. Une seconde possibilité est que, face à ce jugement, les participants nourrissent plutôt de la défiance quant à la sécurité des échanges du groupe : confiance en l’auteur du jugement, crainte du non-respect de la confidentialité des échanges, remise en cause de la visée compréhensive et constructive. Dans ces deux configurations, on constate que c’est l’expression d’un jugement moral dans l’espace commun qui aboutit à la remise en cause du développement constructif de l’analyse.
En résumé, si les conditions ne sont pas garanties pour que l’expression d’un jugement dans l’espace commun soit constructive, ce dernier est à proscrire. Mais il existe une autre façon, plus sécurisée, que l’expression publique du jugement pour envisager sa valorisation.
3.2 Pourquoi, quand et comment valoriser le jugement ?
« La tension cognitive, quelle qu’en soit la source, mobilise le Système 2, qui est plus susceptible de rejeter la réponse intuitive suggérée par le Système 1. »
Daniel Kahneman
Si nous venons de voir les conditions dans lesquelles le jugement est proscrit du fait de sa dimension potentiellement morale (ou supposée par l’interlocuteur) et donc inhibitrice, il est alors aisé d’imaginer, celles qui rendent son usage possible et constructif. Précisons que cette possibilité s’inscrit dans une visée réflexive et donc éthique. Nous identifierons trois points dans la partie suivante pour éclairer cette possibilité.
Pour tenter d’éviter que le jugement inhibe ou détruise les processus collectifs d’analyse en cours, il est possible de transformer ce dernier en matériaux de travail. Cependant, ce passage nécessite d’être fortement sécurisé. Au premier plan de la sécurisation, se situe probablement celui de l’expression du jugement. Ainsi, si cette dernière demeure individuelle, il est possible de supprimer les effets négatifs potentiels d’un partage. La vigilance de l’animateur portera alors dans ce cas sur deux points. D’une part les expressions non verbales, car si les paroles et les mots sont contenus par cette règle du non-partage des jugements, chaque participant est susceptible de traduire ses jugements qu’il est en train d’élaborer et de ressentir au travers de l’expression de son corps. D’autre part en étant vigilant à tout ce qui relève de l’implicite. Ainsi l’inflexion d’une question peut laisser penser aux interlocuteurs qu’il s’agit d’un jugement implicite ou « masqué ». L’enjeu pour l’animateur et d’appeler à une vigilance [8]sur ces expressions, mais aussi d’aider si besoin les participants à neutraliser ces questions ou analyse pour contenir les risques d’un implicite jugeant et potentiellement inhibiteur.
Le deuxième point de réflexion porte sur la nature du jugement et le processus de son passage de « matière réactive » à « matériaux d’analyse »[9] (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022 ; Vacher, 2022a). Pour chercher l’efficacité de cette transformation du matériau, la pensée « vivante » doit être capitalisée sous une forme exploitable. La prise de notes sur un support dédié aux analyses méta favorisera par exemple le travail sur ce matériau. Une fiche comportant trois colonnes (jugement, sentiment et questions méta[10]) pourrait ainsi être renseignée par chacun des participants au fur et à mesure (en parallèle) de l’activité d’analyse. Ce type de démarche de patrimonialisation est parfois réalisé en filmant les acteurs en train d’analyser pour capter leurs expressions non verbales, c’est le cas dans les protocoles de recherche notamment en analyse de l’activité.
Le dernier axe de réflexion porte sur la nature du travail méta qui est engagé. Le principe général est que le jugement devient potentiellement un matériau, clé de lecture de nos valeurs, mode de pensée et représentations. Le jugement est un élément de notre pratique puisqu’il constitue une entrée dans notre rapport au monde. Le transformer en matériau n’est pas une évidence. En complément des travaux de Kahneman, Houdé montre dans ses recherches de neurosciences qu’il existe un troisième système qu’il faut activer pour inhiber le système 1. Le passage à l’analyse du jugement est donc un processus cognitif coûteux, pour le favoriser on peut imaginer bâtir des outils d’accompagnement. Les questions suivantes seraient de nature à faciliter ce travail réflexif (liste non exhaustive) :
- A quel moment ai-je ressenti l’apparition du jugement ?
- Sur quel(s) objet(s) portai(en)t-il ?
- Ai-je ressenti des affects particuliers au moment de juger ?
- Ce processus est-il récurrent lorsque je suis en situation d’analyse ou dans mon rapport aux pratiques d’autrui ?
- De quelle nature était-ce jugement (complexe de supériorité ou d’infériorité, heuristique, empathie, sympathie…) ?
- En quoi est-ce que ce jugement interroge mes valeurs, croyances, représentations ou sentiment de compétence ?
- La production de ce jugement peut-elle être attribuée à un (des) biais cognitif(s) (économie, reconnaissance, confirmation, ancrage, intentionnalité, etc.) ?
- …
Les réponses produites fournissent aux participants des retours sur leur perception et appréhension des pratiques et leur mode de pensée. Cette prise de recul et connaissance de soi pourrait favoriser par la suite un rapport plus actif à ses propres jugements réactifs et intuitifs. Ils agiraient comme les déclencheurs d’alerte face aux jugements produits par le système 1. Cette perspective intègre la visée du développement du pouvoir d’agir (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022). Elle s’inscrit aussi plus largement dans celle de l’émancipation des professionnels à condition de trouver l’équilibre entre la dimension individuelle et collective du processus.
Dans ces conditions, cette transformation du « matériau jugement »[11] permet le partage de son contenu sous forme neutralisée. Pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir cette question, on trouvera un exemple de ce type de neutralisation du partage dans la phase 5 bis du dispositif ARPPEGE à propos des pistes d’action (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022 ; Vacher, 2022a & b).
4. Alors, quel intérêt au final à penser le jugement en APP ?
Comme nous avons tenté de le mettre en lumière, le traitement du jugement relève du croisement entre des choix éthiques et stratégiques. Éthique tout d’abord, car en APP le jugement interpelle directement l’identité de chacun et le respect de l’autre. Stratégique puisque le choix de l’autorisation ou non du jugement s’effectue en fonctions des objectifs poursuivis et de la capacité de l’animateur à concevoir et garantir en séance un périmètre sécurisé autour de son expression. Dans une visée de développement de la réflexivité, l’apparition neutralisée du jugement offre une réelle opportunité d’analyse. La perspective ne consiste alors plus en l’élimination de ce dernier des pensées de l’acteur, mais bien de le considérer comme élément constitutif, parfois déterminant, de notre rapport au monde, et donc de nos pratiques. On notera cependant que l’intégration du jugement comme matériaux d’analyse doit être faite intentionnellement par l’animateur et le groupe. Une conscience nécessaire qu’une autorisation large d’apparition de ce matériau « dangereux » pourrait emmener le groupe vers une baisse de vigilance quant à ce caractère insécurisant et inhibiteur des dynamiques d’analyse. Stratégique enfin, car la constitution du groupe et son fonctionnement peuvent permettre une expression plus ou moins sécurisée du jugement. La maturité d’un groupe en termes d’analyse et la forte confiance entre les participants peuvent en effet faciliter la valorisation de l’analyse des jugements.
Précisons aussi que la tendance à l’hypersécurisation et l’usage extensif du principe de précaution s’opposent à la prudence éclairée, délibérative (Champy, 2011). Cet article se promène sur ce fragile fil, proposant de ne pas être inhibé par le tabou tout autant que souhaitant, avant tout, préserver la sécurité des participants pour accéder aux pleins bénéfices constructifs et productifs de l’APP.
Ouvrons un peu notre réflexion en nous penchant sur d’autres références que celles du champ de l’éducation et de la formation et que nous avons évoqué précédemment. Dans ses travaux et dans la continuité de ceux de Kahneman, Houdé met en évidence le système 3 qui a pour fonction d’inhiber la mise en route du système 1, celui du jugement réactif. Si l’auteur précise qu’il est possible d’entraîner ce système pour favoriser un temps de recul critique, il nous apparaît comme opportun de combiner en APP cet entrainement à des temps d’expression (neutralisée) du jugement pour favoriser la connaissance de soi. Surseoir au jugement et l’accueillir comme porte d’entrée vers une meilleure analyse de soi apparaissent ainsi comme deux objectifs complémentaires et développables en APP.
Enfin, je termine en bouclant par rapport aux éléments d’introduction, cet article n’est pas le produit d’une recherche et la bibliographie sur le sujet est rare. Ce thème pourrait donc légitimement être l’objet d’une recherche (action ?) permettant de dégager des savoirs professionnels sur cette place et ces effets du jugement en APP. Ces objets ont déjà été explorés en partie dans d’autres champs la psychologie et celui de la communication non violente par exemple. Cet article se termine donc sur une invitation à se lancer dans cette réflexion et les potentielles recherches qui en découleraient.
Références bibliographiques
Beillerot, J. (2003). L’analyse des pratiques professionnelles pourquoi cette expression ? Cahiers pédagogiques, No 416. Article en ligne : https://www.cahierspedagogiques.com/L-analyse-des-pratiques-professionnelles-pourquoi-cette-expression
Boucenna, S. Thiébaud, M. & Vacher, Y. (2022). Comment accompagner avec l’analyse de pratiques professionnelles ? Bruxelles : De Boeck.
Champy, F. (2011), Nouvelle théorie sociologique des professions. Paris : Presses universitaires de France.
Damasio, A. (1995). L’erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob.
Grégoire, E. (2014). Le cadre de l’analyse de pratique. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 11-19. https://www.analysedepratique.org/?p=1046.
Houdè, O. (2014). Le raisonnement. Paris : Que sais-je ?.
Kant, E. (1993). Fondements de la métaphysique des mœurs. Paris : Le Livre de Poche.
Khaneman, D. (2012). Système 1-système 2 : les 2 vitesses de la pensée. Paris : Flammarion.
Lombard, J. (2009). Éthique médicale et philosophie. Paris : L’Harmattan.
Rebetez, F. (2014). Le rôle de l’animateur sur le climat socio-affectif comme condition d’apprentissage lors d’une APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 4, pp. 42-53. https://www.analysedepratique.org/?p=1383
Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
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Weber, M. (2002). Le savant et le politique. Paris : 10/18.
Notes
[1] Ce champ n’est pas homogène, mais sa constitution dans les années 1990 et 2000 s’est faite autour d’une diversité de pratiques plus que de valeurs. De ce point de vue, la règle du non -jugement constitue l’un des points communs principal aux différentes approches dans le développement des pratiques en APP.
[2] ARPPEGE : Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange.
[3] La non-ingérence empathique se caractérise par la capacité des participants à chercher à comprendre l’autre dans sa situation, sa « réalité » et complexité sans que les conséquences de cette quête ne s’impose à l’autre. Cette recherche de compréhension peut étayer un processus d’accompagnement par le questionnement ou au travers de l’émission d’hypothèses.
[4] Un élargissement de cette réflexion pourrait trouver sa pertinence dans le cadre d’écrits complémentaires sur cette question qui est encore peu étudiée.
[5] On notera que la déontologie est une sorte d’éthique sans réaliser le détour réflexif. Une
« éthique express » selon Lombard, c’est-à-dire permettant de décider sans refaire tout le cheminement de l’épistémologie de la décision (Lombard, 2009, p. 14).
[6] « s’opposant » à un système 2 marquée par l’usage de la raison, de la temporisation et donc de la suspension du jugement.
[7] Les exemples que nous utilisons sont ici en lien avec un positionnement par rapport à la norme du « bien » et du « mal » nous entreverrons comment ces éléments peuvent s’illustrer dans une éthique et un jugement réfléchi dans le point 3.2
[8] La vigilance ne signifie pas surveiller pour interdire, mais être à l’écoute pour percevoir les effets, les réguler et éventuellement valoriser leur présence.
[9] Ce passage à un niveau de seconde génération est au cœur des apprentissages dans les dispositifs d’APP visant le développement de la réflexivité.
[10] Le jugement étant sous forme de réaction de hiérarchisation, les sentiments de vécu émotionnel et le méta de prise de distance par rapport au processus en cours.
[11] Matériau de seconde génération permettant d’accéder au contenu de la réflexivité.
Gregoire
Je trouve ce sujet hyper intéressant Yann. J’ai dernièrement écrit un texte (non public) sur le non-jugement et j’ai pris plaisir à aller questionner l’utilité du jugement sur le plan cognitif. J’aime que tu ailles questionner ce qui ne l’est jamais.