Yann Vacher

Formateur chercheur, Université de Corse
vacher[arobase]univ-corse.fr


Résumé

Cet article présente, sous forme de réflexions théoriques et personnelles, quelques éléments d’analyse de processus vécus au cours des 10 dernières années en tant que formateur, chercheur et animateur en APP. Le texte se présente sous une forme en trois volets : réfléchissement, réflexion et métaréflexion. Au cœur de la partie réflexion trois points sont plus particulièrement développés : la variété des matériaux au cours d’une séance, la souplesse d’animation par rapport au protocole et enfin la différence entre pratique et activité.

Mots-clés 

pratique, activité, matériaux, animation, souplesse, théorie

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; texte théorique

Référencement 

Vacher, Y. (2024). 10 ans d’un chercheur-formateur en APP : témoignage et analyse de quelques évolutions vécues. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 25, 20-31. https://www.analysedepratique.org/?p=5742.


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Ten years of a researcher-trainer in PPA : a personal testimony and analysis of some of the changes he has experienced
Abstract

This article presents, in the form of theoretical and personal reflections, some elements of analysis of processes experienced over the last ten years as a trainer, researcher and facilitator in PPA. The text is presented in three parts : reflection (« réfléchissement » in french), reflection (« réflexion« )and metareflection. At the heart of the reflection section are three points in particular : the variety of materials during a session, the flexibility of facilitation in relation to the protocol and, finally, the difference between practice and activity.

Keywords

practice, activity, materials, facilitation, flexibility, theory


10 anos de um pesquisador-treinador na APP: um relato pessoal e uma análise de algumas das mudanças que ele vivenciou
Resumo

Este artigo apresenta, na forma de reflexões teóricas e pessoais, alguns elementos de análise dos processos vivenciados nos últimos 10 anos como instrutor, pesquisador e facilitador em PPA. O texto é apresentado em três partes: reflexão, reflexão e metareflexão. No centro da seção de reflexão estão três pontos em particular: a variedade de materiais usados durante uma sessão, a flexibilidade da facilitação em relação ao protocolo e, finalmente, a diferença entre prática e atividade.

Palavras-chave

prática, atividade, materiais, facilitação, flexibilidade, teoria


1. Un angle de vue biographique

A l’occasion des 10 ans de la revue, le présent article propose mon témoignage en tant qu’animateur, formateur d’animateurs et chercheur sur l’APP (Analyse de Pratiques Professionnelles). L’occasion de proposer le contenu de mon activité de réfléchissement, de réflexion et de métaréflexion sur les évolutions de ma façon d’intervenir et de comprendre ce champ d’intervention. Pour un approfondissement de ces trois processus, on peut se reporter au tableau ci-dessous ainsi qu’à l’ouvrage dont il est extrait.

Extrait de Vacher (2022). Construire une pratique réflexive, p 35, 2e édition.

De par sa nature biographique, ce texte n’a donc aucune prétention à la théorisation d’une éventuelle évolution générale du domaine de l’APP, il s’agit du simple témoignage réfléchi d’un acteur engagé dans le mouvement du développement de l’APP.

Mais avant d’entamer ce travail, quelques éléments pour situer de là où je parle. Mon lien avec l’APP existe sous trois formes :

  • par la rédaction d’une thèse sur le sujet en 2010[1] et l’écriture d’ouvrages et de nombreux articles théoriques sur le sujet,
  • par l’animation avec les étudiants et professeurs stagiaires de modules d’APP,
  • et surtout, ce qui constitue la principale partie de mes interventions, par la formation d’animateurs en APP (Hautes Écoles, Universités, association de conseillers pédagogiques, personnels encadrant des ministères de l’éducation de pays francophones…[2]).

Cet ensemble d’expériences m’a conduit à m’investir dans la fondation de la revue en 2013.

Mon approche se fonde sur deux piliers :

  • scientifiquement, elle s’ancre dans une approche socioconstructiviste (Vygotsky 1978, Doise & Mugny 1981),
  • philosophiquement, elle repose sur une double inconditionnalité : celle de l’éducabilité et celle du respect de l’altérité et de la valorisation de sa richesse.

Globalement, le lecteur retrouvera dans les premiers chapitres de l’ouvrage « Comment accompagner avec l’analyse de pratique professionnelle ? » l’essentiel des fondements de cette approche (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022).

Pour terminer cette introduction, je précise que dans le processus de publication de la revue, l’écriture des textes publiés est accompagnée par des relecteurs-amis. Les échanges que nous avons eus m’incitent à préciser que cet article relève, dans sa partie 3 principalement, d’un travail théorique et dont le niveau d’abstraction pourra éloigner quelques lecteurs. La partie 2 et 4 permettront de raccrocher à des éléments moins conceptuels et théoriques.

2. Réfléchissement…

Il y a un peu plus de 10 ans, l’APP apparaissait massivement dans les programmes de formation des enseignants et des cadres de santé en France, mais aussi globalement dans la francophonie.  Une « ébullition » qui justifiait à nos yeux (quelques membres de la liste de diffusion GFAPP) la création d’une revue sur le thème. Depuis le début des années 2000, le terme se répandait en effet, nourrissant une multitude de visions, de pratiques et d’objectifs (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer, & Sonntag, 2002). J’entrais dans ce monde au cours de ces années avec des idées, des objectifs et des envies, pas encore de cadre méthodologique, mais une éthique marquée de l’intervention et de l’altérité. La première matérialisation de tout cela fut la conception du dispositif ARPPEGE (Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange) qui poursuit sa vie dans de multiples contextes (Vacher, 2022b). D’autre part, ma recherche de doctorat, et l’évaluation du dispositif ARPPEGE, m’ont amené à relier de façon « logique » APP et réflexivité. Pourtant, pas d’évidence dans ce lien a priori, ma rencontre avec le monde de l’APP me montrera par la suite la diversité des pratiques et la poursuite d’objectifs variés dont la réflexivité était parfois absente[3]… Avec cette « confrontation » à la variété des différentes façons de faire de l’APP, voire aux options politiques qui les sous-tendaient, beaucoup de réflexions ont mûri et ont été enrichies de lectures, dont les articles de la revue, et de rencontres. Avec Sephora Boucenna et Marc Thiébaud, nous avons établi un constat, nous développions une certaine vision de l’APP. Nous l’avons mise à plat dans un ouvrage récent (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022).

Tout au long de ce parcours et face à la diversité, je me suis rendu compte que le lien que j’établissais entre « réflexivité » et « APP », n’était pas une évidence pour tout le monde. Je m’interrogeais sur les origines de cette « non évidence ». Il me fallu alors clarifier mes fondements théoriques et éthiques pour sonder ces divergences. Les articles de la revue contribuaient grandement à cela car les « regards croisés » (sous titre de la revue) ne se croisaient pas tous systématiquement… Comment ne pas devenir dogmatique et un défenseur  intransigeant de ma vision tout en l’enrichissant de cette diversité ? Comment entrer dans la logique de l’autre, dans celle qui le/la conduisait à une vision différente de l’APP ? Comment enfin se donner une lisibilité pour soi pour réussir ensuite à expliquer aux autres la fibre de mon approche ?

Le dernier point de ce réfléchissement initial est relatif à l’émergence d’un troisième concept venant compléter le couple APP-réflexivité : celui d’accompagnement. En augmentation dans le champ de la formation d’adultes et du développement professionnel, ce dernier devenait peu à peu indissociable de ma conception de l’APP qui en était l’un des outils potentiels. Comme pour le couple initial cependant, tout accompagnement ne comportait pas d’APP et inversement tout APP ne s’inscrivait pas dans une logique d’accompagnement. Comment se structuraient ces liens entre les concepts et pratiques ?

Voilà les questions qui ont jalonné les dernières années de mon parcours en lien avec l’APP.

Mais ce premier stade de réfléchissement n’est que la surface des processus qui ont vu le jour. Un peu plus en profondeur se trouvent les réflexions qui sont apparues avec ce cheminement. J’en développerai trois dans la partie suivante. Plusieurs articles que j’ai commis ont approfondi d’autres réflexions émergentes, telles que la question de la communication, de l’intelligence collective, de l’évaluation des processus d’APP, etc.[4]

3. Réflexion…

Les réflexions qui suivent sont le produit d’un recueil non systématique, empirique et non outillé des retours, sur les activités menées dans le cadre de l’animation d’APP ou de la formation d’animateurs. L’échantillon de ces dernières années est d’une trentaine de séances d’APP, une cinquantaine de journées de formation d’animateurs pour environ 300 personnes formées (sur des périodes de 2 à 10 jours).

Trois réflexions vont être ainsi présentées :

– la multiplicité des matériaux en jeu,

– le gain en souplesse dans l’animation,

– la nature de l’objet analysé.

Comme je l’ai précisé, ces trois points ne sont pas exhaustifs parmi les réflexions qui ont été menées, ils sont cependant un extrait représentatif des champs de questionnement que j’ai pu explorer durant ces dix dernières années sans les formaliser pour l’heure sous forme d’articles. Cette partie constitue donc une ébauche d’écrits à venir ou inspireront-ils peut-être d’autres à le faire !

3.1. Des matériaux multiples : complexité et opportunité

Dans l’ouvrage de 2015/2022, je proposais le tableau suivant pour montrer la richesse des objets potentiellement analysés dans les champs de l’enseignement. Ces éléments sont extraits d’un recueil d’écrits des années 90 et début 2000.

Extrait de Vacher (2022). Construire une pratique réflexive, p 41, 2e édition.

Si cette « liste à la Prévert » s’est enrichie au cours des dix dernières années, le principe le plus notable est pour moi la multitude des niveaux des matériaux analysés[5]. Les deux dernières cases du tableau étaient d’ailleurs une porte d’entrée de choix pour mettre en lumière cet aspect. Mon expérience et les échanges avec d’autres animateurs et participants m’ont permis de prendre conscience, de façon vive, de deux phénomènes principaux en lien avec ces éléments du tableau :

La présence permanente de matériaux de différentes générations et niveaux au cours d’une séance.

Le matériau de première génération est celui qui est analysé, présenté lors du récit initial (phase de réfléchissement). Selon les visés et le type de protocole, des matériaux parallèles de première génération peuvent apparaître, par exemple lorsqu’un participant (non exposant) met en perspective le récit présenté avec ses propres pratiques. Dans ce cas, un matériau de seconde génération est en train d’apparaître, il s’agit de la résonnance, de la comparaison (non du jugement), etc. (phase de réflexion) qui fait entrer dans l’analyse. Ce processus d’analyse devient lui-même un matériau d’analyse (phase de métaréflexion). Par exemple lorsque le participant cherche à comprendre pourquoi la résonnance s’est produite ou encore comment il a réalisé son analyse, à partir de quelles grilles de lectures ou encore comment a évolué la distance affective au récit ? Ce matériau de seconde génération est bien celui de la réflexivité.

La complexité du maillage entre ses matériaux.

La richesse d’une séance d’analyse se situe dans la simultanéité de présence de ces différents matériaux. Cet aspect est un élément fondamental si l’on se situe dans une approche dynamique et évolutive de l’APP[6]. Mais cette variété de niveau des matériaux constitue aussi une complexité à gérer pour l’animateur. Plusieurs facteurs participent à cette dernière. Chaque participant est à la fois dans l’échange et dans la (méta)réflexion personnelle (interne), l’animateur n’a pas accès à la totalité des activités mentales de ce dernier et ne peut donc avoir une connaissance ou « maîtrise » des contenus qui sont en cours d’analyse. Ce paramètre est de surcroît démultiplié du fait du nombre des participants. Le deuxième facteur est lié au timing, pour un même participant, le niveau de matériaux analysés évolue en permanence, selon les priorités, les résonnances ou d’autres paramètres tels que la fatigue ou l’environnement. Enfin, le troisième point réside dans la complexité des arbitrages que doit réaliser un animateur. Avec les animateurs formés ou lors de séances d’APP, nous avons été amenés à nous poser plusieurs questions face à cette complexité : l’animateur doit-il favoriser un contenu émergent ou rester sur celui qui était en cours d’analyse ? Faut-il privilégier l’objet initial ou saisir l’opportunité de l’apparition d’un nouvel objet ? Qui décide du choix d’explorer tel ou tel matériau ? Le plus souvent, les réponses apportées ont été en lien avec la nature du contrat initial, l’intérêt, l’acceptabilité ou la déstabilisation que peut constituer le saut de niveau de matériau, la maturité du groupe en APP, le nombre de séances, l’équité ou non de prendre de la distance avec le matériau initial, la portée réflexive que constitue le travail sur les matériaux de seconde génération, etc.

3.2 Protocole et dispositif : gagner en souplesse

Comme je viens de l’évoquer, le jeu avec l’apparition de différents niveaux de matériaux constitue pour certains animateurs un casse-tête. Au contraire, dans une vision dynamique et évolutive, cette richesse des émergences constitue un point central du plaisir de l’animateur. Ce fut mon cas. Lorsque j’ai créé le dispositif ARPPEGE dans les années 2000, je ne faisais pas une différence significative entre les notions de dispositifs et celle de protocole. La rigueur du contrat initial, celle des consignes ou la durée des phases de la séance d’analyse me garantissaient la sécurité de mon animation. Au fil du temps, la différence entre protocole et dispositif s’est imposée. Le protocole n’est qu’un cadre formel, le dispositif est lui une enveloppe contextualisée incarnation d’une démarche, répondant à des objectifs spécifiques, à un environnement et à des enjeux définis dans un contrat singulier[7]. J’ai rencontré au cours des dix dernières années de nombreux profils d’acteurs et de configurations : des animateurs de protocoles non négociables, des concepteurs de dispositifs, mais aussi des animateurs qui bricolaient des dispositifs avec des « bouts » de protocole déjà existants … Cette pluralité m’a interrogé et quatre réflexions m’ont semblé pouvoir éclairer les processus de ces différentes configurations.

  • Comme dans ma propre expérience personnelle, j’ai entendu chez de nombreux animateurs en formation que le suivi d’un protocole fixe et intangible assurait la sécurité du déroulé. Certains témoignaient aussi du risque de rigidité que cette sécurité comportait. Un dilemme naissait alors : assurer sa sécurité en tant qu’animateur et se faciliter la tâche ou se donner une souplesse qui permettait d’aller plus loin quant aux objectifs poursuivis (qu’ils évoluent ou non).
  • L’adaptation de l’offre d’APP à une demande constitue un fondement essentiel pour optimiser les bénéfices des séances. Concevoir un dispositif « sur mesure »[8] éloigne la plupart du temps de l’usage des protocoles préexistants. La souplesse apparaît ici dans la capacité de l’animateur/concepteur à proposer une ingénierie d’APP qui colle aussi bien aux enjeux qu’aux conditions de déroulement.
  • Le contexte d’intervention apparaît comme un facteur déterminant du développement d’une souplesse de fonctionnement. Durée de la séance, fréquence, nombre de participants, lieu de réalisation sont autant de paramètres qui rendent possibles le déploiement de cette souplesse.
  • La tolérance de l’animateur à l’incertitude apparaissait aussi comme un facteur déterminant. Qu’allait-il se passer si je dépassais le temps d’une étape de la séance, et si je ne parvenais pas à faire trancher le groupe entre deux exposants initiaux déclarés, la gestion d’un incident/débordement émotionnel rentre-t-elle dans les étapes du protocole ? Autant de questions qui participent à nourrir une incertitude sur les possibles développement d’une séance lorsque l’animateur s’autorise à une souplesse de fonctionnement.

Dans l’ouvrage coécrit en 2022, nous avons approfondi cette réflexion en précisant que la souplesse nécessitait de multiples compétences, mais permettait de saisir les opportunités qui émergent au cours d’une séance, ou tout du moins de choisir ou non de les saisir. Gagner en souplesse est donc probablement lié au croisement de multiples facteurs dont les processus liés à des cultures professionnelles, à des contextes d’intervention, à la maturité du groupe et au parcours de l’animateur. La possibilité d’associer les participants à la régulation de ce niveau de souplesse constitue l’un des éléments importants que nous avions aussi mis en lumière (Vacher 2014, Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022 ; Thiébaud et Bichsel, 2019).

3.3. Pratique ou activité…

A la suite d’autres auteurs, j’avais pu décrire, dans mes travaux de recherche, la multitude des objets analysés. Nous nous accordions de façon majoritaire (avec les auteurs sur l’APP) pour parler de « pratiques » (présent dans l’acronyme APP) telles que les définissait Barbier, c’est-à-dire à la fois comme les activités menées par l’acteur mais aussi le discours porté sur elles (Barbier, 2009), ouvrant ainsi sur d’autres dimensions que celles observables dans l’action ou inférables directement à partir d’elles dans l’entretien d’explicitation par exemple (représentations, valeurs, processus d’idéalisation, de reconstruction, etc.). J’écrivais en 2020 à ce sujet « Le discours et les actes forment la pratique qui se constitue ainsi tout autant des enjeux opérationnels, des ressources mobilisées, des représentations de l’activité, de son inscription dans un environnement plus vaste, des croyances, des valeurs et des affects du sujet acteur » (Vacher, 2020). Les lectures mais aussi les échanges avec Sephora Boucenna (qui travaille et intervient régulièrement dans le champ de l’activité (Boucenna, 2014) m’ont amené à réfléchir sur cette différence entre « pratique » et « activité ». Régulièrement, j’ai « senti » des tensions conceptuelles, il y avait en effet une certaine défiance entre les acteurs des différents champs, dans les publications et colloques. Chaque paradigme (pratique, clinique de l’activité ou encore cadre psychanalytique) développait une approche particulière des objets et concepts. L’épistémologie est différente, oui, mais les objets le sont-ils strictement et, si non, cela est-il partiel, total ? L’enjeu n’est pas de finaliser ma réflexion dans cet article, mais de poser les bases d’une réflexion à poursuivre.

En cohérence avec les définitions des processus réflexifs que je propose, il devenait « évident » pour moi que la réflexion était aussi une activité. La réflexion sur la réflexion était de ce fait une analyse de l’activité de réflexion. Le terme d’activité apparaissait alors sans incompatibilité avec celui de pratique. Dans ma compréhension de ces paradigmes, « l’opposition »[9] se fondait sur trois éléments :

  • La distinction entre réflexion dans l’action et sur l’action en se basant sur les travaux de Schön (1983). Or, contrairement à ce qui a été parfois avancé, l’auteur n’invalidait pas la pertinence du travail sur l’action.
  • L’objectivité de la trace recueillie (vidéoscopie par exemple) pour accéder à la subjectivité dans l’analyse de l’activité s’opposant à l’entrée par la subjectivité du récit en APP.
  • L’accueil des émotions comme objets analysé, l’approche de l’activité privilégiant l’action à l’émotion.

Ces points étaient au fondement de la variété de conception des dispositifs, du développement de techniques d’intervention et de la recherche de processus cognitifs particuliers[10].

Des travaux montrent les liens entre ces deux types de réflexion, voire l’artificialité de vouloir les distinguer alors qu’ils ne sont peut-être que l’expression de différentes temporalités (courte ou longue et différées ou en direct) mais potentiellement reliées par un continuum d’activités mentales.

Se pourrait-il que la pratique, qui se voulait plus large dans ses objets que l’activité, ne soit en fait qu’une appellation différente, d’objets partiellement communs ? La question des valeurs ou des discours qui est souvent évoquée pour différencier les deux (en regard des trois éléments distinctifs mentionnés) se fonde sur le déclaratif dans la pratique (« mes valeurs sont », « je dis cela sur mon activité », « j’ai ressenti telle émotion », etc…) mais c’est aussi l’une des briques qui participent à la construction, au déclenchement et à l’expression des schèmes de l’activité, qu’elle soit faite d’opérations mentales, corporelles ou les deux[11].

Une autre option était de considérer qu’« activité » et « pratique » n’étaient pas du même niveau, l’activité étant située alors que la pratique (au singulier) constituerait une catégorie englobante, plus générale. Dans ce cas, la pratique professionnelle correspondrait à la traduction opérationnelle mais générale d’une identité professionnelle et se déclinerait dans chaque situation par le déploiement d’activités. La pratique inclurait ainsi aussi les activités discursives, de réflexion et réflexives qu’elles soient formelles ou informelles, menées individuellement ou collectivement.

Face à ce « constat », deux solutions se présentent pour moi. La première est scientifique, il s’agirait d’approfondir les deux paradigmes pour en distinguer plus finement les spécificités singulières et les conséquences fonctionnelles pour nourrir l’analyse. Ce travail pourrait prendre la forme d’une recherche sur l’épistémologie des paradigmes dont ceux qui a les a « fait grandir » en relative concurrence ou opposition (réflexivité socioculturelle au sens Bourdieusien). La deuxième perspective est plus professionnelle et pourrait se résumer ainsi : la différence opérée n’est pas fonctionnelle pour mener des séances d’APP. Une vision souple et intégrative de l’intervention en APP ne nécessiterait alors pas de réaliser de distinction entre les deux concepts mais bien d’avoir une vision de leur richesse potentielle pour en sonder le contenu dans l’analyse. La richesse de l’hypothèse qui envisage une différence de niveau résiderait dans la possibilité de sonder, avec l’APP, des éléments de temporalités différentes car dépassant l’unité temporelle de l’activité située. Ceci ouvrirait plus largement sur les questions d’identité et de développement professionnel. La définition de Barbier (op cit) qui intègre les discours dans la pratique va, il me semble, dans ce sens.

4. Métarefléxion…

Cette partie pourrait aussi s’appeler « ce que l’expérience m’a permis de découvrir de moi en rapport avec l’APP »… Sans entrer dans une introspection poussée, je retiens plusieurs éléments de métaréflexion. Le premier point notable est le mouvement permanent qui s’est opéré entre les théories et les pratiques. À chaque étape, le vécu ou les échanges sur les vécus (formation, animation, etc…) ont bousculé ou enrichi mes théories. Ces dernières ont évolué et ont elles-mêmes conduit à transformer mes façons de faire. D’un point de vue identitaire, ce développement professionnel m’a donné à vivre de nombreux processus, souvent en tension. La légitimité des mises en œuvre ou la reconnaissance de mes travaux théoriques ont pu m’amener à me reposer sur les certitudes de mes modèles et croyances, puis une discussion, un sentiment trop marqué de confort (voire de routine) m’a bousculé et « obligé à aller voir ailleurs ». Une mise à distance réflexive fut à chaque fois nécessaire pour comprendre et accepter ces changements de perspective. Si un bénéfique gain en humilité a accompagné ce travail réflexif, il s’est aussi imposé comme une formidable invitation à amplifier mon écoute de l’altérité. Mue par des enjeux égoïste et altruiste entremêlés, cette écoute a constitué une véritable plus-value pour intervenir en tant qu’animateur et formateur. Ce fût aussi l’occasion de prendre conscience du dogmatisme de certaines pratiques, démarches et théories en APP. Et si ce dernier propos est jugeant, il constituera alors mon prochain objet de réflexion !

Le deuxième point de cette métaréfléxion est lié à la mobilisation des cadres théoriques et idéologiques pour mener la réflexion. Les 10 dernières années ont été marquées pour moi par quatre mouvements en lien avec ces cadres :

  • celui de faire fonctionner mes cadres d’analyses pour comprendre (cadres Bourdieusien, psychosociologique ou systémique),
  • celui de prendre conscience de l’usage dominant de ces derniers dans la totalité des analyses,
  • celui de la recherche de compréhension des cadres d’autrui,
  • et enfin celui de l’intégration de certains cadres d’autrui pour « changer de point de vue » (au sens littéral du terme).

Ces mouvements se sont eux aussi opérés de façon simultanée parfois, conscients ou non, par des liens de causalité et sous d’autres nombreuses formes encore.

5. Conclusion

Les évolutions présentées au cours du texte ne peuvent prétendre à une généralisation à l’ensemble du champ de l’APP. S’y croisent des éléments de biographie personnelle (maturité, cheminement de l’expérience, hasard des rencontres…) et d’évolution des demandes professionnelles, des paradigmes, etc… Plusieurs éléments évoqués dans le texte mériteraient un approfondissement théorique et particulièrement celui qui évoque la différence entre « activité » et « pratique » comme je l’ai mentionné. Ce texte se veut donc comme une invitation à regarder en arrière et ce que ce mouvement ouvre comme opportunité pour « l’à venir ». J’ai cependant conscience que le choix des objets présentés et réfléchis dans cet article sont très parcellaires par rapport à la multitude de ce qui aurait pu être analysé, j’ai donc pris le risque que ces éléments ne parlent… qu’à moi ! Si c’est le cas, j’espère qu’ils éveilleront une réaction, et de ce fait quelques réflexions chez le lecteur.

Références bibliographiques

Barbier, J-M. (2009). Voies pour la recherche en formation des adultes, Education & Didactique, 3(3), pp 120-129.

Bichsel, J., Petignat, P. et Thiébaud, M. (2019). Apprendre à animer des groupes d’analyse de pratiques selon une approche expérientielle. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 15, pp. 117-137. https://www.analysedepratique.org/?p=3371.

Boucenna, S. (2014). Analyser les activités mentales de conseillers pédagogiques en situation d’entretien d’accompagnement individuel de direction : Une approche par l’entretien de rétrospection. Louvain : Presses universitaire de Louvain.

Boucenna, S. & Pham Quang, L. (2021). Le MAPEMASS, un master de spécialisation qui forme à l’accompagnement avec les ressources de l’analyse des pratiques professionnelles. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 19, pp. 118-135. https://www.analysedepratique.org/?p=4409.

Boucenna, S. Thiébaud, M. & Vacher, Y. (2022). Comment accompagner avec l’analyse de pratiques professionnelles ? Bruxelles : De Boeck.

Doise, W et Mugny, G. (1981). Le Développement Social de l’intelligence, Paris : InterEditions.

Marcel, J.-F., Olry, P., Rothier-Bautzer, E., & Sonntag, M. (2002). Les pratiques comme objet d’analyse. Revue française de pédagogie, 138, 135-170.

Schön D.-A. (1983). The reflective practitioner, New York : Basic books, [version française : Le praticien réflexif, Montréal : édition logique,1994].

Thiébaud, M. et Bichsel, J. (2019). Temps « méta » dans les groupes d’analyse de pratique.
Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 14, pp. 97-112. https://www.analysedepratique.org/?p=3190.

Vacher, Y. (2014). Phase méta en APP… quels contenus, quelles fonctions ? Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, pp. 23-34. https://www.analysedepratique.org/?p=1379.

Vacher, Y. (2020). Evaluer l’analyse de pratiques et la pratique réflexive : usages et tensions en formation initiale des enseignants. in Penser le métier par la formation, Charlier E., Mayen P., Giglio M., Roussel, J-F. Bienne : Edition HEP BEJUNE, p 71-94.

Vacher, Y. (2022a). Construire une pratique réflexive : comprendre et agir. Bruxelles :
De Boeck (2ème édition).

Vacher, Y. (2022b). ARPPEGE : présentation générale du dispositif et du protocole. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 4-19. https://www.analysedepratique.org/?p=5292.

Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explication, en formation initiale et continue. Paris : ESF.

Vygotsky, L. S. (1978). Mind in society. Cambridge : Harvard University Press.

 

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Notes 

[1] Sur la question de l’APP et de la réflexivité en formation des enseignants.

[2] Université de Namur (Boucenna, S. & Pham Quang, L., 2021), HEP BEJUNE (Bichsel, J., Petignat, P. et Thiébaud, M., 2019), ACCPQ, Agence Universitaire de la Francophonie programme Apprendre, Unesco…)

[3] Voir sur ce point le chapitre 1 de mon ouvrage « Construire une pratique réflexive » (2022),
p 21 à 59.

[4] On en trouvera une grande partie ou les références dans les articles de la revue de l’APP.

[5] Pour approfondir ce point, voir le point 3.1.2 du chapitre 3 de l’ouvrage Boucenna, Thiébaud et Vacher de 2022.

[6] Voir les chapitres 6 et 7, op cit.

[7] Voir chapitre 3 point 3.8 de l’ouvrage de Boucenna, Thiébaud et Vacher (2022).

[8] Voir Chapitre 1, op cit.

[9] Entre l’approche de l’analyse de la pratique et celle de l’activité (mis à part la déclinaison psychanalytique qui propose une autre définition de l’activité).

[10] On pense ici par exemple au processus d’évocation provoqué/recherché dans l’entretien d’explicitation par Pierre Vermersch (1994).

[11] Catégories dont les limites sont de moins en moins étanches.