Michaela Knuchel-Bossel

Formatrice, enseignante, animatrice d’APP
m.knuchel.bossel[arobase]hep-bejune.ch


Résumé

Lors de ma participation à une expérience d’APP à distance, j’avais été frappée par le sentiment dérangeant de manque de communication non verbale. Je suis donc partie à l’exploration des raisons de ce sentiment. A partir de mon vécu des deux séances d’APP, je partage et développe dans ce texte mon ressenti et je propose des éclairages théoriques. L’empathie est un concept essentiel dans cette quête de réponses, car c’est elle qui est différemment présente à travers le dispositif de vidéoconférence. Une mise en perspective avec ma pratique d’animatrice conclut mon propos.

Mots-clés 

empathie, neurones miroirs, implication, distance, visioconférence

Catégorie d’article 

Témoignage ; texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Knuchel-Bossel, M. (2020). Analyse de pratiques à distance : témoignage et réflexions. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 17, pp. 33-43. http://www.analysedepratique.org/?p=3712.

 


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Remote practice analysis: testimony and reflections
Abstract

While participating in a remote PPA experiment, I was struck by the disturbing feeling of a lack of non-verbal communication. So I set out to explore the reasons for this feeling. Based on my experience of  two PPA sessions, I share and develop in this text my feelings and offer theoretical insights. Empathy is an essential concept in this quest for answers, because it is the one that is differently present through the videoconference device. A perspective with my practice as a facilitator concludes my remarks.

Keywords

empathy, mirror neurons, involvement, distance, videoconferencing


 

En début d’année 2019, j’ai eu la chance d’être invitée à participer à une expérience d’analyse de pratiques professionnelles (APP) à distance, entre le Québec, la Corse et la Suisse. Deux modalités d’analyse ont été expérimentées : le codéveloppement professionnel (voir Payette et Champagne, 1997 et Payette, 2000) et l’APP selon une approche d’accompagnement réflexif (voir Thiébaud, 2001 ; 2013)[1]. Le groupe était constitué de huit personnes, certaines étant familières du dispositif à distance, d’autres, dont je fais partie, le vivant pour la première fois. Deux articles à paraître présentent les dispositifs et le déroulement des séances (voir Thiébaud & Vacher, 2020 ; Champagne, 2020).

J’invite le lecteur à me suivre dans le cheminement de ma pensée et dans l’exploration de divers aspects qui me sont venus à l’esprit en évoquant cette expérience. Comme dans une promenade, j’ai observé ici un caillou, là une fleur, j’ai fait quelques pas dans des sentiers de traverse. Le lecteur comprendra qu’il ne s’agit souvent que d’esquisses de réflexions.

Observons la situation des participants dans une vidéoconférence : assis dans son fauteuil, chacun se trouve face à la caméra et à son écran d’ordinateur. En arrière-plan, on voit peut-être une bibliothèque, un tableau ou une armoire. Chacun s’est isolé de son environnement personnel en fermant la porte de la pièce dans laquelle il se trouve. En haut de l’écran, on voit les visages des participants – y compris le sien – dans des petits cadres La personne en train de parler occupe le centre de l’écran. L’animateur distribue la parole, de sorte que tour à tour, chacun se retrouve dans cet affichage central.

1. Une illusion de présence

Le dispositif crée une illusion de présence. En effet, nous sommes tous là, en même temps, à nous parler et à nous voir alors que nous sommes éloignés à des milliers de kilomètres les uns des autres, dans d’autres fuseaux horaires. Nous sommes isolés chacun de notre propre environnement mais nous n’avons pas d’environnement commun dont nous pouvons nous couper pour être ensemble, unis en un lieu et une intention : vivre une APP. Nous sommes assis, seul face à notre bureau, à notre écran, à la caméra, et non en vis-à-vis ou à côté d’un participant. La relation de proximité qui prévaut dans une rencontre en présentiel n’existe pas. Cependant nous nous voyons, nous nous regardons et nous pouvons observer ce que la caméra donne à voir. Nous sommes suffisamment « en présence » pour que nous soyons soucieux de notre apparence puisque sous l’œil de la caméra, nous sommes dans une visibilité continue, ce que Goffman qualifie de « menaçant pour la face » : « La présentation de soi, la maîtrise de sa propre image sont centrales par rapport à un dispositif technique qui met sous contrôle de l’autre et qui donne un sentiment continu de visibilité. Le dispositif technique incorpore donc un aspect que Goffman attribuait à un type d’actions sociales, à savoir ceux qui sont «menaçants» pour la face, telles les requêtes, les menaces » (de Fornel, 1994, p. 121).

Et pourtant, nous ne sommes pas entièrement visibles. Dans le petit cadre que chacun voit (plus ou moins grand selon la taille de l’écran), on aperçoit notre tête – trop petite pour en capter tous les mouvements – et peut-être une partie de notre buste. Les mouvements de notre corps ne sont pas dans le champ de la caméra, ni ceux de nos mains. Si nous tournons la tête, ce n’est pas pour la diriger vers un participant. Les visages dans leurs petits cadres n’ont pas la dimension habituelle, même notre propre visage peut nous paraître étranger sur l’écran. La distance de conversation habituelle n’existe pas, il y a comme une a-corporéité de l’interlocuteur. Il est là, mais sans son corps, sans sa chair. Est-il là ? Suis-je là ? Suis-je davantage là lorsque mon visage s’affiche en grand sur l’écran, parce qu’on m’a donné la parole, parce que d’un clic j’ai changé de statut et que je peux à mon tour m’exprimer ?

2. Quelques observations pendant les deux séances

Revenons à la première séance à distance. L’écran est allumé, le dispositif de vidéoconférence est prêt à me montrer mes partenaires dans cette APP. Un à un, les visages apparaissent. On dit bonjour, un peu emprunté parce qu’on ne peut pas se serrer la main ou se faire la bise, comme il est d’usage. Alors, on fait un signe de la main et un sourire, parfois un peu gêné. Ensuite s’installe un long silence, en attendant que tout le monde soit connecté, jusqu’à ce qu’un participant fasse une plaisanterie, disant que si nous étions dans une même pièce, nous saurions quoi dire pour rompre la glace. Mais voilà, nous ne sommes pas dans la même pièce. Nous ne sommes pas dans un même espace interactionnel dans lequel nous percevrions l’autre à travers l’orientation de son corps, de son visage et la direction de son regard, qui montreraient son attention, sa disponibilité pour un échange de parole. Cette observation de l’autre, souvent peu consciente, permet de « surveiller ce que l’un et l’autre sont en train de mutuellement percevoir » (de Fornel, 1994, p. 110) et de décider à qui on adressera la parole.

La première séance commence, selon une approche de codéveloppement (voir Champagne, 2020). Je me sens insécurisée pour plusieurs raisons. D’une part la situation présentée me dépasse et je peine à parvenir à une compréhension de toute sa complexité et de ce qu’elle implique pour l’analyse. D’autre part je ne sais pas où regarder. En principe je devrais porter mon regard sur l’exposante qui remplit l’écran. Mais lorsque je la regarde dans les yeux, je ne ressens pas qu’elle me regarde aussi. Evidemment, puisqu’elle regarde la caméra et pas moi. Elle me voit dans un petit cadre, à côté des autres participants dans leurs petits cadres. Et encore, pour moi, tous n’étaient pas visibles simultanément à l’écran, il n’y avait de place que pour quatre cadres compte tenu du réglage sur mon logiciel de vidéoconférence. Pour voir les autres, je devais faire un acte volontaire de défilement des images. Sinon, tant pis pour moi, ils restaient dans l’ombre jusqu’à ce qu’ils s’expriment, au moment où l’animateur leur donne la parole.

Après le temps de la narration par l’exposant, les autres participants prennent la parole. De la position protégée du petit cadre avec le son coupé, le locuteur passe à l’affichage en grand sur mon écran. Pour signaler son désir d’intervenir, chaque participant fait un signe de la main. Selon ce qui a été convenu dans le groupe, on ne peut pas interrompre ou prendre la parole sans autorisation de l’animateur. Donc lorsqu’une personne la reçoit, son intervention n’est peut-être plus tout à fait opportune ou adéquate.

Je ne me sens guère plus à l’aise dans la deuxième séance d’APP. Je me rends compte que je m’ennuie à certains moments, il me manque le développement d’une co-construction dans la compréhension de la situation. Chacun dit ce qu’il souhaite exprimer sans toujours se connecter à la parole précédente. Les animateurs des deux séances ont pourtant veillé au partage de sens, une grande bienveillance régnait, la parole était distribuée équitablement. Alors quoi ? Je reviendrai au point 5 sur la question de la distribution de la parole.

3. Quelques réflexions à propos des deux séances

Les deux séances à distance se distinguent pour moi par la longueur des interventions de l’exposant, comme des participants. Au-delà de leur contenu, je fais à cet égard deux hypothèses, parmi de nombreuses possibles ; elles concernent la dimension du non verbal :

  • L’animateur n’est pas aussi à l’aise pour recadrer le locuteur. Peut-être parce qu’il ne peut pas utiliser son regard, comme dans une APP en présentiel où il parcourt des yeux les participants pour vérifier leur compréhension à travers leur langage non verbal.
  • Le locuteur est dans cette même situation de ne pas pouvoir s’assurer de la compréhension des autres participants, donc il rajoute du verbal.

Il ne s’agit par ailleurs pas que de compréhension, mais aussi d’intérêt, d’ennui, d’empathie.

Je m’interroge sur le fait que j’ai éprouvé lors des deux APP le même sentiment « d’étrangeté », de détachement. Si je me suis sentie plus à l’aise dans la deuxième APP animée par Marc Thiébaud et Yann Vacher (accompagnement réflexif), c’est parce que d’une part le dispositif m’était familier, et d’autre part la situation exposée était plus proche de mon domaine professionnel que celle de la séance de codéveloppement. Cela tient-il à la qualité de ma présence ? Être présente n’est pas simple. Tout ce qui fait mon quotidien, mes soucis, mes préoccupations sont là, dans ma tête. Mes pensées vagabondent et j’éprouve de la difficulté à écouter ce qui se dit via mon écran d’ordinateur. Suis-je vraiment là, avec les autres, proche de l’exposant ?

Mireille Cifali (2018, p. 28) lie la présence à l’intérêt porté à la situation : « Cet intérêt n’est pas lié au « beau cas », mais à tous les cas. Il n’y a pas de hiérarchie, chaque situation convoque son intérêt. Nous ne sommes présents que si nous prenons intérêt à ce que nous vivons, seulement si l’autre de la relation nous importe bien qu’il ne nous soit rien sinon professionnellement ; si nous ne le considérons pas comme un objet, mais comme un sujet vivant capable de parole. Nous serons présents quand, quelle que soit la difficulté ou la complexité de la situation, nous avons envie d’être là, et même si l’autre est hors de nos normes. »

Donc, si je ne suis pas vraiment, complètement, présente, comment puis-je m’impliquer ? Certes, dans une APP en présentiel, je ne suis pas non plus présente à chaque instant. Mais les participants sont là, autour de la même table, avec leur corps. Il m’est déjà arrivé d’éprouver un court moment d’ennui lors d’une APP, mais toujours les autres ont capté à nouveau mon attention et m’ont entraînée dans le flux. En les voyant écouter, interagir, bouger ou se figer, ils m’ont interpellée par l’expression d’autre chose que les paroles. « Transmettre une émotion pour que la pensée se mette en mouvement. » (Cifali, 2018, p. 331), voilà probablement ce qu’il me faut pour que je m’implique. Les situations n’étaient-elles pas assez « émotionnelles » pour que nous transmettions nos propres émotions ? Le dispositif vidéo l’empêchait-il ? Je retiens prioritairement cette hypothèse, car ce n’est pas seulement la dimension émotionnelle d’une situation qui génère intérêt, manifestations non verbales et implication, et qui, ainsi, rend possible une attention conjointe.

4. Relation, empathie et communication non verbale

Dans une APP en présentiel, je montre de multiples manières mon intention de m’exprimer : je tourne mon corps vers l’animateur, je cherche à capter son regard, je modifie ma respiration, je profite d’un court arrêt dans le discours pour commencer à parler. J’interagis aussi avec les autres participants. D’un sourire, un regard, une marque d’empathie, je manifeste à l’autre que je le reconnais dans sa présence, qu’il compte comme membre du groupe. Et je reçois les mêmes marques de reconnaissance de la part des autres. Dans un groupe qui se connaît et qui fonctionne bien, il me semble percevoir des fils invisibles qui relient les participants les uns aux autres.

L’existence de l’écran entre les autres participants et moi, et la distance virtuelle qu’il crée – bien plus que la distance réelle – m’amènent à ne pas me fier à mes stratégies habituelles de communication et d’interaction. Je me focalise sur le canal verbal et la plus grande partie du non verbal échappe à mon attention. Or, depuis les apports de chercheurs tels que Bateson (1977), Watzlawick & Helmick (1979) de l’école de Palo Alto, puis Cosnier (2003b), on sait que c’est en grande partie sur le non verbal que repose la relation. Comment puis-je m’assurer de la compréhension de ce que j’ai dit si je ne peux pas balayer du regard les membres du groupe et constater leurs hochements de tête, leurs froncements des sourcils, leurs lèvres pincées ou souriantes ? C’est cette fonction régulatrice du regard qui permet également l’alternance des tours de parole à l’aide d’indices subtils qu’il faut voir et entendre.

Selon Cosnier (2003b, p. 146) : « Sous ce terme [de maintenance des tours], nous désignons le processus sous-jacent aux échanges verbaux qui permet à chaque locuteur de gérer au mieux sa participation, c’est-à-dire d’accéder à la « félicité interactionnelle » : pouvoir expliciter sa pensée, la faire comprendre et au-delà être approuvé, partager un point de vue, faire réaliser une action, persuader etc. Pour ce, le parleur s’efforce d’être informé sur quatre points, que nous avons appelé les « quatre questions du parleur » :

–   Est-ce qu’on m’entend ?

–   Est-ce qu’on m’écoute ?

–   Est-ce qu’on me comprend ?

–   Qu’est-ce qu’on en pense ? »

Cosnier (2003b, p. 147) relève le rôle essentiel du regard comme réponse aux trois premières questions, accompagné de signes de tête et de mimiques. « Le parleur a besoin du regard du receveur et met en œuvre des techniques subtiles pour le provoquer. »

La réponse à la quatrième question (Qu’est-ce qu’on en pense ?) est de l’ordre de la relation et de la communication non verbale. La transmission d’un contenu se fait dans un champ d’affects. « En effet, dans tout dialogue se poursuit […] un travail sur les affects : travail d’attribution d’affects à autrui et travail d’exposition de ses propres affects. En situation d’interaction, les locuteurs vont donc, selon les règles de cadrage affectif, gérer leurs propres sentiments, gérer l’expression de ces sentiments réels ou affichés, et s’efforcer de percevoir les mouvements analogues en cours chez leur partenaire. L’échange informationnel et opératoire se doublera donc d’un échange d’indices et d’indicateurs émotionnels. » (Cosnier, 2003b, p. 183).

L’empathie permet de percevoir l’état vécu par le ou les partenaires de l’interaction. Mais comment percevons-nous l’état d’autrui ? Par les mimiques faciales et l’attitude corporelle, mais aussi grâce à « l’analyseur corporel, modalité de partage empathique qui ne passe pas par le classique système d’échanges de signaux précédemment décrits, mais utilise une identification corporelle massive et non consciente. Le corps fait alors écho à celui du partenaire en s’identifiant globalement à lui (ainsi qu’éventuellement à sa voix), ce qui est parfois visible avec des mimiques, gestes et postures « en miroir ». […] L’échoïsation corporelle du corps de l’autre permet donc à l’échoïsant d’induire en lui un état affectif apparenté à celui du partenaire. Le corps sert ainsi d’instrument d’analyse des affects d’autrui. » (Cosnier, 2003b, p. 183).

L’empathie est donc en lien étroit avec ma perception, voire micro-perception, qui interpelle d’abord mon corps avant de s’adresser à mon psychisme. C’est elle qui donne à mes perceptions « un supplément d’âme ». Selon Berthoz & Jorland (2004, p. 40), « l’empathie est un remplissement, l’Einfühlung  est une Einfüllung[3], elle remplit d’une âme les gestes d’autrui, qu’ils soient perçus ou imités. »

On voit bien avec cette citation que l’empathie ne se limite pas à la capacité de ressentir ce que ressent l’autre, comme une sorte de miroir. Bien plus, comme le dit Tisseron (2010, p. 207), « elle implique le fait d’accepter la relation comme une construction mutuelle et dynamique. » Le phénomène de l’empathie trouve notamment une explication avec les neurones miroirs, découverts par Rizzolatti & Sinigaglia (2008), qui s’activent de la même manière lorsqu’ils éprouvent (une douleur, une émotion) que lorsqu’ils voient éprouver par quelqu’un (une douleur, une émotion). [4] Est-ce qu’une diminution de l’empathie trouverait une explication neurologique dans le fait de moins bien se voir par écrans interposés ? Nos neurones miroirs seraient-ils gênés par cette médiation, voire cette réduction ?

Lors d’une récente animation d’APP, j’ai observé plus que d’habitude le langage non verbal des participants durant la phase d’exposition. La situation était très émotionnelle et je voyais le regard de l’exposante parfois tourné vers l’intérieur, lorsqu’elle était au plus près de son ressenti, mais souvent voyageant d’un participant à l’autre. Chacun lui a donné, d’un regard, d’un signe ou d’une mimique, une reconnaissance de ce qu’elle vivait. Les participants entre eux échangeaient des regards, des sourires et manifestaient ainsi leur « communauté » autour de l’exposante. Malgré les difficultés professionnelles dont il était question, l’atmosphère était douce et paisible car l’empathie était perceptible à travers le langage non verbal. L’APP s’est poursuivie avec l’implication de chacun dans la phase d’analyse.

« La douceur, envers soi ou envers les autres – il n’y a pas à établir de différence -, c’est se souvenir que nous sommes tous des enfants fragiles, derrières nos certitudes affichées et nos poitrines bombées. » (André, 2016, p. 112).

Je comprends un peu mieux pourquoi la médiation de l’écran m’a retenue de m’impliquer dans les APP à distance. Je ne suis pas parvenue à sentir que nous étions une « communauté » parce que je n’ai pas perçu – ou su percevoir – les marques de reconnaissance, d’empathie qui valident chacun, exposant, participant et animateur dans sa personne et dans son rôle. La reconnaissance, l’empathie ne pouvaient circuler qu’à travers le langage verbal et la bienveillance de chacun était évidente. Mais je réalise que mon implication authentique et totale a besoin de plus que cela.

5. Mise en perspective

J’arrive au bout de ma promenade. Je pourrais m’arrêter là. Mais je jette un coup d’œil en arrière et je me rends compte que je peux et dois mettre en perspective mes réflexions avec d’autres éléments de cette expérience et de ma pratique d’animatrice d’APP.

J’ai dit plus haut avoir été insécurisée lors de la séance de codéveloppement. Si j’essaie d’analyser d’où pourrait venir ce sentiment, cinq raisons au moins sont possibles :

  • J’ai évoqué déjà le manque de communication non verbale et comment je pense que ce manque a agi sur mon implication ;
  • La situation analysée était très complexe et très éloignée de mon quotidien professionnel. Je m’étais pourtant préparée à cette séance en lisant les documents que nous avions reçus préalablement de l’exposant, je m’étais documentée sur certaines dimensions qui allaient probablement être évoquées. Mais j’étais consciente qu’il me manquait un savoir conceptuel qui m’aurait permis de me mouvoir plus aisément dans les méandres de cette situation. Je dois m’interroger ici sur le rôle et le statut de l’animatrice que je suis : j’ai toujours défendu le fait que je ne dois pas être experte du contenu, mais du processus d’analyse. Or je constate qu’en tant que participante, je ne me sens pas suffisamment sécure en raison de mon inexpérience et de mon ignorance pour intervenir comme je le ferais dans une autre situation. Que faire si je suis assaillie par un sentiment d’incompétence lors d’une animation, parce que je ne suis pas experte du contenu ? Et que vais-je faire si je perçois qu’une participante se sent insécure et incompétente pour une telle raison ? Comment le vérifier ? Comment l’inciter à s’impliquer au-delà de sa non-expertise ? Il est certain que la réflexion menée ici, à l’occasion de cette expérience, me servira lorsque je me trouverai dans cette situation.
  • Le dispositif était nouveau pour moi, tant au niveau du codéveloppement qu’à celui de la vidéoconférence. Lorsque je me sens moins à l’aise dans un dispositif, je reste en retrait.
  • En tant que participante, j’aime laisser résonner en moi ce qui se passe au niveau du processus et l’analyser en tant qu’animatrice. Souvent, au cours de ces deux séances, je me suis placée en retrait pour être attentive au « méta », à ce qui se jouait au-delà des paroles, à ce que j’aurais fait si j’avais été animatrice à ce moment-là. Cette double posture n’a peut-être pas favorisé ma présence et mon implication dans l’analyse.
  • Je ne connaissais pas tous les participants. Qu’en aurait-il été si je les avais rencontrés avant la première séance ? Aurais-je ressenti le même sentiment d’étrangeté ? Et si nous avions poursuivi l’expérience, ce sentiment aurait-il disparu ? L’impression que je donne prend-elle plus d’importance face à des personnes que je ne connais pas ? J’ai évoqué plus haut la question de la gestion de l’image. A distance ou en présentiel, avec des amis ou des inconnus, chacun cherche à « garder la face » comme le dit Goffman (1956), à des degrés différents. La gestion de mon image aurait-elle pris moins de place dans mon esprit avec le temps, au fur et à mesure qu’aurait pu s’installer une complicité, une connivence avec les participants ? Sûrement !

Ce qui me paraît certain, c’est que toutes ces raisons interagissent et se renforcent les unes les autres.

Certains aspects du dispositif à distance peuvent également exister dans une APP en présentiel :

  • L’animateur peut choisir de distribuer la parole et de ne pas laisser les participants intervenir à leur gré. Lorsque j’ai vécu de telles animations, j’ai également regretté que les interventions aient moins de lien les unes avec les autres que lorsque les participants peuvent rebondir sur ce qui a été dit auparavant. J’ai essayé aussi, lors d’une animation, de distribuer la parole. C’était confortable, il n’y avait rien à réguler mais c’était insatisfaisant pour moi. Et plusieurs participants ont relevé le manque de connexion entre les interventions.
  • Dans cette expérience à distance, il y a eu peu de métacommunication sur le processus ; nous nous sommes en effet beaucoup attachés à comprendre la complexité des situations dans le temps limité à disposition. Cela peut tout aussi bien être le cas en présentiel.
  • J’ai mentionné le fait que chacun était confiné à sa place, sous l’œil de sa caméra, dans sa petite fenêtre sur les écrans. Mais lorsque j’aménage l’espace pour l’APP, par exemple des tables en carré ou un cercle de chaises, j’impose également un setting qui peut être inhibant ou facilitant. Certes la communication non verbale est plus visible que sur un écran, mais la gestion d’image peut prendre plus de place encore.
  • Il arrive aussi en présentiel que les participants ne se connaissent pas et qu’il faille un temps d’apprivoisement.
  • Chacun a ses canaux sensoriels de prédilection. Il est fort possible qu’un autre participant, plutôt auditif, n’ait pas du tout ressenti les mêmes manques que moi. De même, en présentiel, un participant peut être plus sensible au verbal et para-verbal (intonation, rythme, etc.) perçus par son sens de l’ouïe et ne voir que peu le non-verbal.

Ma promenade s’achève ici. Elle m’a permis de prendre conscience de ma perception du langage non-verbal en APP. D’implicite, cette perception est devenue plus explicite et ce faisant, elle a gagné en importance et a déjà changé mon regard sur le processus dans les APP que j’anime. Elle a été l’occasion de détours théoriques qui alimenteront ma réflexion encore longtemps. Je tiens à exprimer ma reconnaissance d’avoir pu participer à cette expérience, sans laquelle les interrogations évoquées ne seraient peut-être pas parvenues à ma conscience avant longtemps.

Post-scriptum :

Depuis la rédaction de cet article, le coronavirus a entraîné de nombreux changements dans nos vies. Cela signifie pour moi de nombreuses vidéoconférences de nature diverse avec un nombre variable de participants, de deux à vingt. Je me rends compte que je parviens plus facilement à faire abstraction du dispositif à distance. Pourtant, plus le nombre de participants est grand, plus il est difficile de reconnaître chacun dans toutes ses dimensions et plus je perçois douloureusement le manque de communication non verbale. Mais je réalise surtout que dans certaines circonstances, la vidéoconférence est nécessaire, voire indispensable. Elle demande ajustements, habituation, concentration, patience et bonne volonté et permet ainsi le contact visuel malgré le confinement.

Références bibliographiques

André, C. (2016). Et n’oublie pas d’être heureux. Abécédaire de psychologie positive. Paris : Odile Jacob.

Bateson, G. (1977). Vers une écologie de l’esprit. Paris : Edition Le Seuil.

Berthoz, A. & Jorland, G. (2004). L’empathie. Paris : Odile Jacob.

Champagne, C. (2020). Le groupe de codéveloppement professionnel. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 18.  http://www.analysedepratique.org/?p=3721.

Cifali, M. (2018). S’engager pour accompagner. Paris : PUF.

Colón de Carvajal, I. (2012). Modifier le cadre participatif pour résoudre un problème client : exemples d’ajustement opéré par les professionnels dans les interactions en centre d’appels. 3ème Congrès Mondial de Linguistique Française. Lyon, France. pp. 477-492.

Cosnier, J. (2003a). Empathie et communication : partager les émotions d’autrui. In Coll. La communication. Etat des savoirs. Auxerre : Editions Sciences humaines.

Cosnier, J. (2003b). Les gestes du dialogue. In Coll. La communication. Etat des savoirs. Auxerre : Editions Sciences humaines.

de Fornel, M. (1994). Le cadre interactionnel de l’échange visiophonique. Réseaux. Communication – Technologie – Société. No 64, pp. 107-132.

Goffman, E. (1956). La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi.  Paris : Ed. de Minuit.

Payette, A. & Champagne, C. (1997). Le groupe de codéveloppement professionnel. Ste-Foy : Presses de l’Université du Québec.

Payette, A. (2000). Le groupe de codéveloppement et d’action learning. Effectif, vol.3, no2, p.30-35. http://www.aqcp.org/wp-content/uploads/2018/05/Codev-Effectif-2000.pdf.

Rizzolatti G. & Sinigaglia C. (2008). Les neurones – miroir. Paris : Odile Jacob.

Thiébaud, M. (2001). Groupe réflexif d’accompagnement et d’analyse de pratiques professionnelles. Présentation résumée.  http://www.formaction.ch/wp-content/uploads/thiebaud-groupe-analyse-de-pratiques-presentation-resumee.pdf.

Thiébaud, M. (2013). Multiples bénéfices de l’analyse de pratiques professionnelles en groupe : quels éléments clés les favorisent ? In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 61-72.  http://www.analysedepratique.org/?p=54.

Thiébaud, M. & Vacher, Y. (2020). L’analyse de pratiques professionnelles dans une perspective d’accompagnement, d’intelligence collective et de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 18.  http://www.analysedepratique.org/?p=3716.

Thirioux, B. (2014). Interview pour le magazine Animation & Education. N°238. Paris : Office Central de la Coopération à l’École.

Tisseron, S. (2010). L’empathie au cœur du jeu social. Paris : Albin Michel.

Watzlawick, P. & Helmick J. (1979). Une logique de la communication. Paris : Edition du Seuil.

 


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Notes

 

[1] Les deux démarches expérimentées présentent de nombreux points communs, même si elles se différencient légèrement au niveau des étapes de leur déroulement et de la visée (plus réflexive pour l’analyse de pratiques et plus orientée vers l’élaboration de projets d’action pour le codéveloppement professionnel). Les personnes intéressées par ces deux démarches trouveront de plus amples renseignements dans deux articles à paraître : Thiébaud & Vacher, 2020 ; Champagne, 2020.

[2] De manière fortement simplifiée, la communication verbale signifiera dans cet article le message, plus précisément les mots, le vocabulaire choisis pour le faire passer. La communication non verbale désignera tout ce qui n’est pas propre à la parole, qui ne repose pas sur les mots mais sur les gestes, attitudes, regards, expressions et micro-expressions faciales. La communication para verbale (intonation, rythme, volume, silence, etc.) sera évoquée mais pas explorée.

[3] Einfühlung est le terme initialement proposé pour signifier l’empathie. Il a pour sens « ressentir en dedans ». Einfüllung, homonyme approximatif de l’Einfühlung, signifie quant à lui « le fait de remplir ».

[4] Thirioux (2014) précise que les neurones miroirs ne sont pas seuls en cause : « l’empathie est un mécanisme sociocognitif complexe basé sur quatre types de sous-processus intégrés : automatiques, émotionnels, cognitifs et régulatoires. Elles [les neurosciences] ont mis en évidence que la combinaison de ces sous-processus dans l’empathie est sous-tendue au niveau neuro-fonctionnel par la coopération de plusieurs réseaux d’aires cérébrales largement distribuées : le système miroir, le système dit de «théorie de l’esprit »– c’est-à-dire notre faculté à nous représenter les pensées, émotions, intentions etc. d’autrui au moyen de déductions logiques et d’inférences- le système affectif-émotionnel et le système de contrôle cognitif (fonctions exécutives). En tant que neuroscientifiques, nous avons montré qu’en plus de ces quatre processus interviennent des mécanismes dits « visuo-spatiaux »et d’« auto-localisation » qui sont des mécanismes cognitifs de changement de points de vue mais aussi vestibulaires, donc plus basiques, de manipulation mentale du corps propre dans l’espace. »