Yann Vacher
Formateur et chercheur, Université de Corse, France
vacher[arobase]univ-corse.fr
Résumé
Le témoignage présenté dans cet article expose deux démarches qui ont été conçues lors de la période française de confinement liée au Covid-19 et en « réponse » à cette situation particulière. Les propositions réalisées partent d’une question initiale : comment proposer des interventions à distance dans le champ de l’APP (orientées vers le développement de la réflexivité) qui préservent l’éthique, l’efficacité et les objectifs de la démarche ? La première des deux a consisté en l’aménagement sous forme d’une séquence à distance d’une formation d’animateurs d’analyse de pratiques professionnelles. La seconde a trait à la proposition d’un travail écrit, à un groupe que j’avais eu en formation, susceptible de provoquer un petit « confinement réflexif ». L’article présente les contenus de ces deux démarches ainsi que quelques brèves réflexions sur cette mise en œuvre ainsi que ses effets.
Mots-clés
aménagement à distance, réflexivité, accompagnement, ARPPEGE, scénario de formation
Catégorie d’article
Témoignage
Référencement
Vacher, Y. (2020). Proposition de modalités de formation et d’accompagnement à distance orientés vers le développement de la réflexivité en APP. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 17, pp. 44-51. http://www.analysedepratique.org/?p=3730.
Proposal for training and distance-learning arrangements geared towards the development of reflexivity in PPA
Abstract
The testimony presented in this article outlines two approaches that were developed during the French Covid-19 containment period. The first one consisted in the development of a distance learning sequence for the training of professional practice analysis facilitators. The second was the proposal of a written work that could cause a small « reflexive confinement ». The article presents the contents of these two approaches as well as some brief reflections on this implementation and its effects.
Keywords
distance planning, reflexivity, accompaniment, ARPPEGE, training scenario
Les réflexions sont exposées ci-après dans une visée de mutualisation de mon vécu d’animateur/formateur en APP (dans cette période singulière qui contraint à travailler à distance) et non de théorisation du processus et de ses spécificités. Deux contextes différents seront évoqués. Le détail des contenus et des scénarios de formation et d’accompagnement conçus sera présenté.
1. Formation à distance d’animateur en APP
La première configuration est relative à une formation (Master MAPEMASS et certificat en APP de l’Université de Namur) qui devait se dérouler selon une démarche d’apprentissage expérientiel en présentiel. Les participants auraient dû normalement vivre une séance du dispositif ARPPEGE au cours d’une matinée puis réaliser un travail « méta » sur ce vécu durant une après-midi. L’objectif de cette séance de formation était de permettre aux participants de développer leur connaissance des processus de développement de la réflexivité ainsi que leurs compétences en animation dans ce type de dispositif.
De l’expérience que j’ai du dispositif ARPPEGE et des retours réguliers des participants aux formations que j’organise, je constate que l’animation d’une séance est complexe. Elle repose en grande partie sur des prises d’informations fines et multiples relatives aux dynamiques collectives et individuelles (posture corporelle, verbale, signaux faibles, etc.) qui ne me semblent (en l’état de mes réflexions actuelles) réalisables qu’en présentiel. En conséquence, j’ai fait le choix de ne pas proposer une formation expérientielle en visioconférence. En revanche, il m’a paru possible de tenter de concevoir un dispositif hybride qui combine expérience virtuelle[1], informations sur le dispositif et réflexions méta sur ce dernier au travers de scénarios de formation.
Quatre scénarios ont ainsi été proposés aux participants :
Scénario 1 :
Réaliser le visionnage d’une vidéo de 20 minutes qui présente le déroulé d’une séance d’ARPPEGE avec un groupe virtuel. Le récit initial de pratiques, les questions des participants, les réflexions individuelles de ces derniers ainsi que les modélisations de compréhension qu’ils produisent sont illustrés à chacune des phases du dispositif. Les participants sont invités à se projeter dans chacun de ces moments à l’intérieur de ce déroulé virtuel. Ils peuvent ainsi imaginer les questions qu’ils souhaiteraient poser, noter les réflexions qui émergent, ou encore jouer le jeu de l’analyse de l’évolution de leurs représentations de la pratique présentée.
Scénario 2 :
A partir du même support vidéo que dans le scénario 1, les stratégies de conception et de régulation d’une animation d’une séance d’ARPPEGE sont dépliées par une voix off. Cette vidéo fait 45 minutes et correspond pour les participants à une séquence de travail d’environ 2 heures s’ils réalisent des stops pour prendre des notes par exemple. Dans ce scénario, les coulisses de la construction du dispositif sont dévoilées afin que les participants puissent se projeter cette fois dans l’animation de telles séances.
Scénario 3 :
Il s’agit ici d’une entrée plus classique dans le processus de formation puisque 7 dossiers thématiques (environ 80 pages) reprennent l’ensemble des éléments relatifs à la conception d’ARPPEGE. La charge de travail est ici estimée à 5 ou 6 heures qui peuvent être scindées en fonction des dossiers :
- Dossier 1 : les objectifs
- Dossier 2 : les principes généraux
- Dossier 3 : le déroulé et les stratégies de conception
- Dossier 4 : les compétences, régulations et variations dans le dispositif
- Dossier 5 : les effets du dispositif.
- Dossier 6 : réflexions et points de vigilance sur les usages
- Dossier 7 : quelques définitions
Scénario 4 :
Ce dernier scénario est personnalisé puisque chaque participant peut en être l’auteur. Chacun peut ainsi combiner les scénarios précédents pour construire sa propre séquence de formation. Afin d’aider les participants dans la conception de leur parcours de formation, il leur a été précisé que les scénarios sont en charge croissante de travail et de précision (de 1 à 3). De plus, quelques configurations de personnalisation des parcours leur ont été proposées : [1, 2 et 3] ; [1 et 3] ; [2 et 3] ou [3 et 2 ou 1].
En fonction de ces éléments d’information, les participants peuvent alors choisir parmi les quatre scénarios proposés.
A l’issue de ce travail initial, les participants ont été invités à répondre aux quatre questions suivantes :
- Quelles sont les spécificités du dispositif ARPPEGE qui le différencient des autres modalités d’APP que vous connaissez ?
- Quels sont les points communs avec d’autres modalités d’APP ?
- Que vous apporte la connaissance de ce dispositif ARPPEGE et quels éléments concrets retenez-vous pour votre propre pratique ?
- Si vous deviez retenir un avantage et un inconvénient du dispositif pour le présenter à quelqu’un, vous diriez que…
Leurs réponses pouvaient prendre place dans leur journal de bord de formation et ils ne devaient pas me les rendre formellement dans le cadre d’une évaluation. Si la proposition d’échange sur ce travail a été réalisée et matérialisée par l’ouverture d’un forum sur l’espace numérique de travail de la formation, cette possibilité n’a pas été exploitée. Ainsi, à ce jour soit trois semaines après l’envoi, je n’ai pas de retour sur les usages formatifs de ces supports. Cependant, le volume de travail à réaliser selon le choix du scénario et la superposition avec d’autres travaux certificatifs à rendre durant cette période particulière peuvent expliquer cette absence de retour. De plus, le fait qu’il s’agisse pour moi d’un groupe avec lequel j’intervenais pour la première fois contribue probablement à cette absence de retour ; je n’ai en effet pas la possibilité de réaliser des relances personnalisées qui se fonderaient sur ma connaissance de chacun des participants et l’absence physique du formateur (qui est-il ?) est probablement de nature à amplifier ce mécanisme. Ce sont ces relances individuelles que j’effectue habituellement lorsque je travaille de la sorte.
2. Accompagnement par l’écriture réflexive
La seconde démarche a donné lieu à la conception d’un dispositif singulier autour de l’écriture réflexive, avec pour support des récits de pratique. Cette proposition n’a pas été conçue à la suite d’une demande mais plutôt comme une offre complémentaire à une formation de deux jours réalisée neuf mois auparavant avec des conseillers pédagogiques en charge de l’accompagnement d’écoles et d’enseignants. L’objectif était de profiter du confinement pour développer, dans la logique d’ARPPEGE, une expérience réflexive susceptible de réactiver les apprentissages de la première formation et d’entretenir la motivation des participants quant à l’usage des principes d’ARPPEGE dans leurs pratiques professionnelles.
Contrairement au fonctionnement en groupe d’une séance ou d’un accompagnement collectif, le travail proposé était à réaliser individuellement et sans échange collectif proposé (même si deux participants l’ont envisagé). Il est fondé cependant sur un des principes qui est au cœur du dispositif : l’émergence de décalages (au niveau des représentations, analyses, compréhensions) et le travail sur ces derniers. Dans une séance habituelle d’ARPPEGE, les décalages sont à la fois internes (par rapport à soi-même et à ses propres analyses) et externes (par rapport aux autres et à leurs analyses). Dans la proposition à distance, seuls les décalages internes sont provoqués et exploités (cet élément serait à approfondir pour évaluer l’impact de cette absence instituée de décalage externe).
Le scénario se déroule en trois étapes qui sont chacune matérialisée par un support vidéo d’accompagnement de l’écriture :
Etape 1 :
Les participants sont invités à démarrer par l’écriture d’un récit en lien avec une pratique réellement vécue qui se situe dans le champ de l’accompagnement. Ce récit peut prendre la même forme que celui qui a été réalisé dans les séances ARPPEGE lors de la formation initiale. Il peut comprendre entre dix lignes et cinq pages. À tout moment, les participants peuvent faire une pause et/ou écrire en parallèle les questions et remarques qui leur viennent à l’esprit. Cinq questions leur sont ensuite posées qui leur permettent de revenir sur le contenu de la phase précédente :
- Quelle est la structure de votre récit (chronologique, descriptif, impressionniste, problématisant, etc.) ?
- A votre avis, pourquoi cette structure ?
- Quels sont les registres de votre récit (psychologique, logistique, institutionnel, didactique, etc.) ?
- A votre avis, pourquoi ces registres ?
- A partir des verbes d’action relevés dans le récit, tentez de dresser la carte d’identité de l’accompagnateur que vous êtes, quel est votre style d’intervention, quelles sont vos représentations dominantes, vos valeurs… ?
Etape 2 :
Il ne s’agit cette fois plus de partir d’une pratique réellement vécue mais de l’écriture du récit d’une pratique idéale d’accompagnement. Pour cela, les participants peuvent choisir le contexte qu’ils souhaitent et ce récit peut comprendre de dix lignes à cinq pages. Comme pour la première étape, les participants peuvent réaliser une pause et/ou écrire leurs réflexions qui émergent en parallèle. À l’issue de cette écriture, les cinq mêmes questions que lors de la première étape, sont posées.
Etape 3 :
Dans cette étape, il est proposé aux participants de reprendre le contenu des deux séquences précédentes et d’en faire une analyse comparative dans laquelle ils sont invités à laisser venir leurs réflexions, résonnances, émotions, analyses… et tout ce qui leur passe par la tête. Cette écriture est réalisée à partir de plusieurs indicateurs possibles :
- la structure des 2 récits,
- les registres abordés,
- les verbes employés,
- les compétences évoquées,
- les représentations sous-jacentes,
- les valeurs implicites ou explicites,
- etc.
Trois questions sont ensuite posées :
- Qu’est-ce qui pourrait éclairer le décalage entre la pratique vécue et la pratique idéale ? Quels seraient les obstacles concrets que vous rencontrez dans votre pratique qui fondent ce décalage ?
- Quels leviers d’action avez-vous pour agir face à ces obstacles ?
- Ces obstacles sont-ils à surmonter ?
Une invitation finale est adressée aux participants pour clore le travail des trois étapes, il s’agit d’écrire la plus belle phrase possible sur leur métier. Ce petit exercice vise à ce que la boucle réflexive qui est proposée dans ce travail se termine par une note positive constructive. La stratégie consiste à ouvrir la perspective de surmonter les obstacles mis en lumière et d’inscrire ainsi ce travail réflexif dans une spirale développementale.
Comme pour la première proposition, je n’ai pour l’instant (deux semaines après l’envoi) que peu de retours sur l’appropriation du dispositif par les participants. Les trois participants (sur un total de 24) qui m’ont adressé un retour précisaient leur intérêt pour cette proposition et leur désir de s’engager dans ce travail. Ce faible taux de retours donnera lieu à quelques réflexions dans la conclusion de ce témoignage.
3. Brève conclusion
Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour comprendre le faible volume de ces retours. N’ayant pas fixé de cadre temporel ou d’obligation pour des échanges, il est possible que plusieurs participants se soient engagés dans ce travail sans que j’en sois averti. De plus, le temps et l’implication nécessaires expliquent peut-être que la durée de trois (respectivement deux) semaines soit finalement assez courte pour que des retours puissent être faits sur les « productions ». D’autre raisons peuvent probablement éclairer ce constat, notamment celles liées à la spécificité du confinement : rythme de travail accru, disponibilité réduite des participants, motivation à distance complexe, rapport modifié à la pratique professionnelle, absence de dynamique de groupe du fait de l’isolement spatial, etc.
Cependant, outre l’éventuelle inadéquation de mes supports aux deux contextes décrits, je peux aussi faire l’hypothèse que le présentiel comporte des dimensions difficilement remplaçables dans le domaine de l’accompagnement tel que je le conçois. En effet, dans ma conception de l’intervention et en l’état de mes réflexions, les implications éthiques relatives au respect de l’altérité semblent nécessiter la mobilisation de toutes les finesses de l’observation et de la communication verbale et non verbale. Ainsi, pour créer un espace sécurisé de formation, d’accompagnement et une dynamique d’engagement dans ces processus réflexifs potentiellement déstabilisants, la présence réelle m’apparaît encore comme un élément fondamental. Pour préciser cela je dirai qu’en l’état actuel de mes compétences et capacités, je n’ai pas l’expérience ni le recul pour imaginer transposer la « qualité » humaine, à valeur/apport égal, dans le travail en distanciel.
Un second élément apparaît aussi à l’aune de cette expérience, qui consolide ma conviction qu’il est intéressant de penser les dispositifs non sous forme de protocoles figés mais bien en termes de principes transversaux susceptibles d’être transférés dans d’autres contextes. Dans le cas de ce transfert, deux principes requièrent à mon sens particulièrement de la vigilance :
- Il s’agit de s’assurer que les dispositifs conçus et aménagés répondent bien à tout ou partie des objectifs initiaux ou ciblent clairement d’éventuels nouveaux objectifs.
- Il importe de maintenir, dans la proposition d’aménagement ; l’éthique générale de la démarche (bienveillance, accompagnement constructif, sécurisation de l’espace d’implication, etc.).
En quelque sorte, en mobilisant ces principes, j’ai pu me laisser aller à un petit « confinement créatif »…
Références bibliographiques
Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive. Bruxelles : De Boeck.
Vacher, Y. (2018). Dynamiques d’interaction et intelligence collective en APP : un regard sur la communication. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 13, pp. 51-74. http://www.analysedepratique.org/?p=3046.
Avec en annexe, le résumé du déroulé du dispositif ARPPEGE : https://www.analysedepratique.org/wp-content/uploads/yann-vacher-revue-app-septembre2018-annexe.pdf.
Note
[1] Les étudiants en formation suivent le déroulement virtuel d’une séance d’ARPPEGE qui se fonde sur le récit d’une pratique fictive (par un participant imaginaire) et qui est ensuite analysée par un groupe fictif. Cette matière et les échanges auxquels elle donne lieu sont ainsi dépliés dans chacune des phases d’ARPPEGE.
Yann Vacher
Depuis l’écriture de cet article, j’ai reçu des retours des participants notamment à la formation De Namur. Ceux-ci ont donné lieu à des échanges qui montrent une bonne appropriation des contenus de formation. Les participants à la formation de Namur ont relevé l’intérêt des formes hybrides de la proposition (expérience virtuelle accompagnée et mise à disposition des documents de cadrage théorique des propositions.
Mes interrogations demeurent quant aux limites de ce travail à distance mais ces retours et échanges atténuent la portée de certaines.