Yann Vacher

Formateur chercheur, Université de Corse
Vacher[arobase]univ-corse.fr


Résumé

Le concept d’analyse de pratiques professionnelles (APP) occupe une place significative et singulière dans la réforme actuelle de la formation initiale des enseignants en France. Le présent article se propose d’étudier cette présence pour en éclairer les enjeux et les perspectives opérationnelles. Deux angles sont choisis pour ce faire. La cohérence politique de cette présence est étudiée dans un premier temps à travers une mise en perspective du contexte et de l’alternance politique qu’a connu la France en 2012. L’étude du contenu  des formations par l’analyse de pratiques qui pourrait découler de cette volonté constitue le second temps de l’article. Cette partie est composée de l’analyse du lien théorie/pratique et de la participation de l’APP à l’initiation à la recherche.

Mots-clés 

analyse de pratiques,  formation des enseignants, réforme, discours politique, mise en œuvre

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Vacher, Y. (2013). APP… Une question d’actualité dans la formation des enseignants. In  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 8-13.  http://www.analysedepratique.org/?p=321


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La réforme de la formation des enseignants (inscrite dans la loi de refondation de l’école de juillet 2013) témoigne de l’actualité des réflexions sur l’Analyse de Pratiques Professionnelles (APP). Pour autant l’évocation du concept ou du champ revêt au cours de l’histoire des colorations singulières selon les acteurs et contextes où elle est produite. Ainsi, lorsque les dispositifs d’APP ont pénétré de façon vive le champ de la formation des enseignants au cours des années quatre-vingt-dix, ce fut au travers de déclinaisons et paradigmes divers. Variété de définitions, de mises en œuvre, effets contrastés, appréciations diverses ont participé à l’édification d’un champ controversé et parfois peu lisible. Concentrant le cœur des attaques contre le pédagogisme des IUFM (Institut universitaire de Formation des Maîtres) ou, à l’opposé, noyau structurant d’une formation professionnelle en alternance, le principe de l’analyse de pratiques professionnelles est réapparu dans les propositions actuelles et débats sur la réforme de la formation des enseignants. Aussi, et compte tenu de l’histoire tourmentée du concept dans ce domaine, il nous paraît intéressant d’analyser le contexte et le contenu de cette réapparition. Si cette analyse porte sur le cas concret de la réforme en cours de la formation initiale des enseignants en France, nous pensons que les questions qu’elle soulève sont de nature à éclairer de façon plus vaste à la fois la définition et l’usage par différentes institutions de l’analyse de pratiques de professionnelles.

1. Une dimension politique : discours et réalité

Dans un contexte de campagne électorale présidentielle en France en 2012 nous émettons l’hypothèse que l’emploi du concept répondait à une logique stratégique dans laquelle le concept faisait office de marqueur politique. Le candidat François Hollande précisait ainsi dans une lettre formulée en réponse au collectif « Ecole changer de cap » 1, qu’« Il faut donner aux enseignants le temps de la réflexion et de l’échange sur leurs pratiques : c’est pour cela que, d’une part, l’année de stage sera rétablie et que, d’autre part, la formation continue deviendra obligatoire et valorisée dans les carrières. ». Ainsi, critiquant une « suppression » (« sera rétablie » dans la citation) de l’année de formation des professeurs stagiaires, le candidat oppose l’absence de formation au temps de la réflexion en tant que pilier central de la formation. Une étude plus « fine » de la question permet de faire apparaître une opposition entre deux visions de la formation, la question du travail sur les pratiques serait un critère de discrimination de ces visions.

La première approche qui « réhabilite » l’APP se centre sur l’expérience en tant que matière à analyser et s’inscrit dans une perspective de développement professionnel. Cette vision est incarnée depuis quelques années par le slogan « enseigner : un métier qui s’apprend ». L’efficacité du professionnel se traduit par sa capacité à s’approprier son autonomie de concepteur pour agir. L’analyse des pratiques professionnelles constitue l’une des ressources de cette construction/appropriation de l’autonomie. A l’opposé, la seconde vision se fonde sur le postulat d’un « métier qui se transmet ». Dans cette logique, l’efficacité de l’intervention professionnelle se fonde sur la capacité à (re)produire des techniques normées et instituées que le professeur débutant a reçues en formation. Dans cette logique, on a ainsi pu constater les fortes incitations du précédent gouvernement (2007-2012) quant à la mise en place de modules de formation conçus sur le modèle prescriptif/transmissif. L’exemple caricatural du module « Tenue de classe », inspiré par l’ouvrage « Au secours ! Sauvons notre école » 2, censé permettre le rétablissement de l’autorité des enseignants, traduisait ainsi la vision d’une formation structurée autour de la transmission de recettes pédagogiques et l’apprentissage de connaissances disciplinaires. Dans cette logique de formation, l’expérience et la pratique du professeur débutant est considéré comme une matière première à corriger et non à exploiter (Vacher, 2013).

Mais cette distinction que l’on peut opérer entre ces visions de la formation, et en son sein de la place de l’APP, s’était-elle traduite dans les faits par des mises en œuvre en cohérence ? Le premier point susceptible de nous éclairer sur cette question est l’étude du processus « de suppression de la formation des stagiaires » qui serait à l’origine de la nécessité de la réintroduction de l’APP. Dans les textes et les faits il ne s’était pas agi d’une suppression. En fait de suppression et contrairement aux propos de l’actuel Président de la République, l’année de formation n’avait pas été supprimée mais outre une amputation très conséquente de la durée de formation (service complet en établissement des stagiaires), la mise en œuvre avait donné lieu à une hétérogénéité sans précédent de contenus et de modalités de formation remettant en cause l’égalité de traitement et la professionnalité développée. L’APP n’avait donc potentiellement pas disparu des formations,  ce n’était d’ailleurs pas le cas dans les IUFM qui avaient maintenu cette offre au sein des nouveaux masters « Métiers de l’Enseignement, de l’Education et de la Formation » (MEEF), ces derniers étant censés compenser la diminution ou la réorientation de la formation durant l’année de stage. Si les IUFM étaient peu nombreux à avoir proposé des formations spécifiques comprenant de l’APP pour les professeurs de lycée et collège, la situation était différente pour les professeurs des écoles. Ainsi, l’évocation par le politique de la nécessité du retour de contenus et dispositifs de formation relatifs à l’analyse de pratiques professionnelles relevait de ce fait, plutôt de l’effet d’annonce symbolique que d’une réforme systématique de l’existant. La question de l’APP dans les formations s’immisçait donc plus dans les discours en tant que marqueur politique que comme réalité « totalement » discriminante dans les pratiques.

Cependant, si nous venons de voir que la mention de l’analyse de pratiques (« réflexions » et « échanges » sur les pratiques dans la citation) apparaît comme un marqueur permettant de distinguer deux visions de la politique de formation, il restait à en connaître la déclinaison concrète dans les futures formations. La note d’information du 2 avril 2013 3 permet d’éclairer la définition que donne le politique à ce champ.

2. L’analyse de pratiques professionnelles : en lien avec l’expérience et la recherche

La note du 2 avril évoque l’analyse de pratiques à deux reprises dans la définition de l’architecture générale de la formation, rubrique qui ne représente pourtant que les deux tiers d’une page. Chacune de ces mentions est susceptible de nous éclairer sur le type de définition qui fonde la réapparition du concept.

Le premier extrait précise ainsi que « Le cursus de master intègre des stages d’observation et de pratiques accompagnées en milieu scolaire, des périodes en alternances et des analyses de pratiques ». La formation s’organise autour du principe d’alternance qui de fait valorise la place de l’expérience du formé. Cette dernière est à la fois la mission de l’enseignant mais aussi matière première de sa formation. A ce titre, elle fait sens et semble pouvoir ainsi constituer un ancrage fiable pour le processus de formation. Cependant « il est des choses dont on fait l’expérience mais qui ne constituent pas une expérience » et le simple fait d’être placé en situation ne garantit pas l’entrée dans un processus de formation/transformation. L’analyse de pratiques, qui est intégrée à « l’espace expérience » avec les stages et au cœur de l’alternance, serait donc, si l’on suit l’affirmation de Dewey, l’un des leviers qui permet de transformer l’expérience vécue en expérience transformatrice, et ainsi à la base du développement professionnel. En d’autres termes, l’analyse de pratiques serait l’élément catalyseur de la formation, rendant possible l’alchimie complexe qui jusque là manquait à l’articulation de la théorie et de la pratique. Si nous croisons l’extrait de la note du 2 avril avec la déclaration du candidat nous comprenons que « le temps de la réflexion et de l’échanges sur les pratiques » constitue l’un des moteurs de la formation et que l’analyse de pratiques en est la déclinaison opérationnelle au cœur du processus d’alternance. Si dans cette logique le lien entre « analyses de pratiques » et « expérience sur le terrain » est explicite, les liens entre « analyse de pratiques » et « apports théoriques » ne sont pas précisés. Le cycle Pratique-Théorie-Pratique que propose Altet se réduit dans les intentions affichées au cycle Pratique-APP-Pratique (Altet, 1996). Cette dimension constitue pourtant un élément essentiel de l’articulation par l’intermédiaire de l’APP des espaces et contenus « théorie » et « pratique ».

Le second extrait de la note du 2 avril permet cependant d’imaginer ce que pourrait être ce lien. Ainsi, il est écrit que « La formation s’appuie sur une initiation à la recherche […] Au-delà du contenu disciplinaire, l’activité de recherche doit permettre l’acquisition de compétences en lien avec le métier, notamment l’observation et l’analyse des pratiques professionnelles». L’APP est ici définie comme une compétence présente dans l’activité de recherche. Cette affirmation nous renvoie à plusieurs auteurs qui ont exploré cette voie à travers leurs travaux. Dewey, dans les années 30, traduira cette perspective de recherche/exploration par le terme d’enquête et d’investigation. Saussez et Paquay  précisent ainsi que pour Dewey la démarche d’investigation est « un processus émergeant de la prise de conscience du caractère problématique d’une situation conduisant à l’élaboration conceptuelle de l’expérience et au raisonnement à propos d’hypothèses d‘action pour transformer la situation» (Saussez & Paquay, 2004, p 125). Cette approche singularise la place de l’APP, si elle existe, dans la démarche de recherche. La question de recherche se construit à partir d’un rapport à l’expérience et en ce sens s’inscrit dans une logique empirique. La deuxième singularité est la centration sur l’unicité de l’expérience et de son analyse et non l’universalité du savoir produit. Schön et Argyris proposent, en rupture avec une recherche qui aboutirait à une logique prescriptrice, le concept de « problem setting » (poser des problèmes) qu’ils opposent à celui de « problem solving » (résoudre des problèmes). Ainsi, face à la « Science appliquée» Schön parle de «Science de l’agir professionnel» et Argyris de «Science Action». Ces sciences ont pour but de « produire des théories qui ont une portée pratique » (Argyris, 1980, p 121). En d’autres termes, si activité de recherche il y a, c’est bien au service de la transformation des pratiques et du développement professionnel et non dans le sens de la construction de savoirs universels ou d’une recherche appliquée prescriptrice d’un savoir théorique « forcément » efficace en pratique.

Dans son article de 1996, Altet précise que la compétence qui est au cœur de cette dynamique de recherche/action est relative au savoir analyser (op cit). Mais en renvoyant l’acteur à son expérience et en ne déconnectant pas son analyse de l’action nous comprenons que l’enjeu n’est pas de construire une matrice unique et transmissible d’analyse mais bien que l’acteur puisse développer son « cadre interprétatif personnel » (Kelchtermanns, 2001) dans le cadre d’une approche multiréfléchie (Vacher, 2010). Dit autrement, savoir analyser serait un processus qui conduirait à la construction, la compréhension, l’acceptation et la valorisation de la subjectivisation de l’expérience. Ainsi et en cohérence avec les éléments que nous venons de présenter, si l’APP participe à l’activité de recherche c’est dans un rapport particulier qui est à la fois utilitaire (outil d’analyse de données) et épistémologique (analyse de la construction des savoirs) mais non en aucun cas en tant qu’outil d’objectivation du savoir. Pour ouvrir les perspectives d’éclairage de notre analyse nous précisons que pour certains auteurs et concepteurs de dispositifs de formation, l’APP est finalisée par une perspective de théorisation aboutissant potentiellement à une prescription de techniques, de modes opératoires qui permettent la résolution des situations problèmes rencontrées par le professionnel. Dans cette acceptation, qui ne fonde pas notre propre conception de l’APP, la perspective de recherche pourrait s’entendre dans son sens plus traditionnel.

3. Alors, quelle odeur pour l’air du temps ?

L’analyse que nous venons de produire, bien qu’inscrite et donc orientée par notre conception personnelle de l’APP, nous semble un éclairage susceptible d’être utilisé pour concevoir mais aussi analyser et évaluer la pertinence des dispositifs mis en œuvre dans le cadre de la réforme de la formation des enseignants. Cet article est aussi probablement un outil de lecture des situations que rencontrent d’autres champs professionnels en pleine réforme (santé, social…). Alors, pour dépasser les discours, la clarification des enjeux tout autant que celle des processus semblent être les  étapes nécessaires à la mise en place de dispositifs d’APP. Si la logique qui place ces derniers au cœur des dispositifs de formation en alternance paraît s’inscrire dans une cohérence validées par l’histoire de la formation d’adultes (et ce au-delà du champ de la formation des enseignants), le lien à la recherche paraît être un espace à explorer pour éviter les écueils de l’effet d’annonce et de l’usage d’un terme à la mode qui une fois mis en œuvre participerait un peu plus à la décrédibilisation de tout un champ de recherche et de formation.


Références bibliographiques

Altet, M. (1996). Les compétences de l’enseignant-professionnel : entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir-analyser, in L. Paquay, M. Altet, E. Charlier & Ph. Perrenoud (Eds), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? (pp. 27-40). Bruxelles : De Boeck.

Argyris, C., (1980). The inner contradictions of rigorous research, New York : Academic Press.

Dewey, J. (2010). L’art comme expérience. Paris : Gallimard (1ère édition 1934).

Kelchtermans, G. (2001). Formation des enseignants. L’apprentissage réflexif à partir de la biographie et du contexte. Recherche et formation, 36, 43-67.

Saussez, F. & Paquay L. (2004). « Tirer profit de la tension entre concepts quotidiens et concepts scientifiques. Quels espaces de formation et de recherche construire ? ». In C. Lessard, M. Altet, L. Paquay & Ph. Perrenoud (Eds). Entre sens commun et sciences humaines. Quels savoirs pour enseigner ? (pp. 115-138). Bruxelles : De Boeck.

Vacher, Y. (2010). Pratique réflexive et professionnalisation au cœur de la formation des enseignants stagiaires : Quelle opérationnalisation pour réduire les tensions ? Un exemple à l’IUFM de Corse. Thèse de doctorat non publiée, Université de Corse, Corte, France.

Vacher, Y. (2013). Rapport des formateurs à l’expérience des formés, in E. Charlier, S. Boucenna & J-F. Roussel. (Eds), Expérience des adultes et professionnalités des formateurs (pp. 77-89). Bruxelles : De Boeck.

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Notes
 

  1.  Lettre de François Hollande au site « Ecole changer de cap »(2012). En ligne : <http://www.ecolechangerdecap.net/spip.php?article302>
  2.  A lire à l’adresse suivante l’article critique sur l’ouvrage http://www.cahiers-pedagogiques.com/Sauvons-notre-ecole-des
  3.  Note d’information relative au cadre national de formations liées aux métiers du professorat du premier et du second degré et de l’éducation, 2 avril 2013, DGSIP/DGESCO