Yann Vacher

Formateur et chercheur, Université de Corse,
Corte
Vacher[arobase]univ-corse.fr

Frédérique Rebetez

Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud & Krisis-consulting, Suisse
frederique.rebetez[arobase]@hepl.ch

Marc Thiébaud

Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch


Résumé

Ce texte est issu des échanges que nous avons développés suite à la rédaction de chacun de nos textes dans ce numéro de la revue et en lien avec notre exploration de l’intelligence collective dans les groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP). Il a pour but de rendre compte des questions auxquelles nous avons été confrontés en travaillant à mieux comprendre les dynamiques d’intelligence collective en APP et à analyser nos points communs et nos divergences. Ces questions renvoient notamment à la complexité des processus en jeu, aux liens entre intelligence individuelle et intelligence collective, aux aspects de mutualisation et verbalisation des vécus et aux objectifs visés dans l’APP.

Mots-clés 

intelligence collective, complexité, co-construction, animation, émergence

Catégorie d’article 

Texte théorique ; texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Vacher, Y.,  Rebetez, F. et Thiébaud, M. (2018). Intelligence collective et analyse de pratiques professionnelles : trois regards croisés. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 75-81. http://www.analysedepratique.org/?p=3056.


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Collective intelligence and analysis of professional practices : exchange of three views
Abstract

This text is the result of the exchanges we developed following the writing of our texts that appear in this same issue of the Review, in connection with our exploration of collective intelligence in Professional Practice Analysis (PPA) groups. It aims to creflect the issues we have faced by working to better understand the dynamics of collective intelligence in PPA and to analyze our commonalities and differences. These questions relate in particular to the complexity of the processes involved, to the links between individual intelligence and collective intelligence, to the aspects of mutualisation and verbalization of experiences and to the objectives set out in the PPA.

Keywords

collective intelligence, complexity, co-construction, animation, emergence


 

En concevant le projet de ce numéro thématique (voir Thiébaud et Vacher, 2018), l’idée d’échanger entre nous sur nos textes a d’emblée paru propice à une mise en perspective et, possiblement, à l’émergence de nouvelles réflexions. Les lignes qui suivent sont directement issues de ces échanges. Ils nous ont permis d’analyser des similitudes et des différences dans nos textes respectifs et de mettre en évidence la nécessité de clarifier nos représentations quant à l’intelligence collective (IC) telle que définie dans le texte débutant ce numéro (Thiébaud et Vacher, 2018. Nous avons ainsi été confrontés à de nombreuses questions. Cet article a pour but premier d’en rendre compte et d’ouvrir un objet qui ressemble à une boîte à multiples fonds. Il faut relever qu’il est aussi le produit d’une démarche collective d’élaboration au cours de laquelle nous avons pu vivre à trois, dans une mise en abîme, les processus d’IC que nous cherchions à mettre à jour.

De ce cheminement et de cette expérience singulière ressortent particulièrement cinq points que nous présentons successivement ci-après.

1. Complexité des processus en jeu

Durant nos échanges, la question des critères à utiliser pour éclairer la nature des dynamiques d’IC est revenue de manière récurrente. Elle apparaît liée à une caractéristique essentielle de l’objet que nous étudions : sa complexité. Celle-ci comprend plusieurs dimensions.

1.1. Une multiplicité d’aspects

A l’image des diverses formes d’intelligences individuelles (logico-mathématique, relationnelle, réflexive, émotionnelle, etc.), on peut émettre l’hypothèse qu’il existe de multiples formes d’intelligence collective. Les exemples suivants illustrent notamment cette diversité :

  • des participants à un groupe d’APP témoignent d’une forme de bienveillance collective
    (IC émotionnelle) ;
  • certains évoquent les co-régulations que le groupe effectue (IC relationnelle) ;
  • d’autres participants parlent de co-construction d’hypothèses de compréhension en APP
    (IC cognitive) ;
  • d’autres encore qualifient d’IC la capacité du groupe à faire des liens entre les analyses produites (méta-analyse, IC réflexive).

Ce caractère protéiforme se double d’autres aspects qui sont en lien entre autres avec :

  • la question du temps (successivité et synchronicité des processus collectifs évoqués ci-dessus);
  • la conscientisation des dynamiques d’IC (celles-ci peuvent être en partie inconscientes) ;
  • la participation des membres du groupe à l’IC (tous n’y contribuent pas nécessairement à chaque moment ni de la même manière) ;
  • la verbalisation des vécus d’IC (parfois présente, mais pas indispensable).

Si cette pluralité d’aspects a été en permanence au cœur de nos échanges, elle a aussi généré de la perplexité liée aux difficultés qui en résultent pour qui veut appréhender les processus d’IC.

1.2. Une logique en système

Les réflexions menées sur cette multitude de formes nous ont conduits à faire l’hypothèse que ces aspects agissent probablement en interaction, formant un système complexe. Dès lors, il semble nécessaire d’opérer une distinction entre l’IC au singulier, considérée dans un sens générique, et des manifestations d’IC relevant de formes plus spécifiques telles que décrites précédemment (cf. les exemples de bienveillance collective, de co-élaboration d’hypothèses de compréhension, etc.). Une vision systémique de ce que peut être l’intelligence collective s’exprime ainsi par une interdépendance de ces différents processus : par exemple, la bienveillance collective peut se traduire par l’augmentation du potentiel co-constructif d’analyse et inversement.

1.3. Des processus dynamiques

Lors de nos échanges, les tentatives d’objectivation de ces interactions systémiques ont parfois « résisté » à nos réflexions. Le système nous est en effet apparu comme en perpétuel mouvement. Le terme de « dynamiques d’intelligence collective » utilisé comme base pour l’élaboration de ce numéro thématique correspond bien à cela. La notion à laquelle nous sommes revenus de manière récurrente pour qualifier ce mouvement est celle d’émergence. Elle nous paraît éclairante. En effet, l’émergence évoque l’idée de processus dont les causes sont multiples, interdépendantes et difficilement objectivables. De ce fait, les dynamiques d’IC relèvent d’un phénomène à notre sens non prévisible, bien que certaines conditions (plus objectives cette fois) semblent nécessaires et propices à son apparition (au niveau de la constitution du groupe, du climat socio-affectif, etc.).

2. IC et intelligence individuelle

Une question centrale que nous nous sommes posée est de savoir ce que comporte le terme de « collectif ». Ainsi, nous nous sommes interrogés sur l’existence d’une dynamique d’IC si cette dernière n’est perçue, conscientisée, que par un seul participant. Cela nous renvoie ici encore au critère retenu pour qualifier l’IC. Est-ce que l’on peut parler d’IC s’il y a émergence dans une interaction conscientisée par seulement une personne ? Est-il possible d’évoquer une dynamique d’IC à partir de la perception d’un seul individu ?

Nous avons tenté de répondre à ces questions en revenant aux logiques de dynamique et de système. Si un participant perçoit une présence d’intelligence collective et qu’il en fait part aux autres membres du groupe, il propose une matière à interaction. À partir de là, un deuxième participant, puis un troisième, sont susceptibles de rebondir et d’enclencher ainsi une dynamique réellement collective, puisque engageant plusieurs participants.

Cela soulève la question du nombre de participants impliqués. Faut-il que tous les membres d’un groupe soient engagés dans la dynamique d’IC ou certains peuvent-ils être en marge ? L’analyse de la place et du rôle de certains participants nous a permis d’éclairer les réponses possibles. On peut ainsi considérer, pour simplifier, trois cas de figure relatifs aux postures des participants « à l’écart » de la dynamique collective :

  1. les postures des participants « à l’écart » de la dynamique collective constituent un frein à son émergence et à son déploiement ;
  2. ces postures ne les empêchent pas l’émergence ou le déploiement de l’IC ;
  3. elles peuvent les renforcer les dynamiques d’IC (par exemple par une écoute bienveillante).

La complexité apparaît ici à nouveau et le choix des critères semble décisif pour qualifier cette participation ou non à l’intelligence collective. Par ses postures non verbales d’encouragement, un participant « muet » participe-t-il à la dynamique ? Dans une perspective systémique, ces éléments sont tous en mouvement et rien n’est figé. La posture d’un participant peut ainsi conduire, selon le moment, à l’un ou l’autre des trois effets évoqués (frein, neutre ou renforcement de l’IC).

3. Partage, mutualisation, co-construction, verbalisation, confrontation

Lors de nos échanges, nous avons fait appel à diverses notions pour identifier les possibles processus au cœur des dynamiques d’intelligence collective en APP. La métaphore d’un pique-nique a été utilisée afin de les préciser. Elle nous permet de dégager quatre cas de figure progressifs :

  1. Chaque participant à un pique-nique peut apporter sa part personnelle du repas ; sans interaction, la dimension collective du processus n’existe pas.
  2. Chacun peut proposer de partager ce qu’il a apporté : il y a alors mutualisation, chaque convive mange ce que l’un ou l’autre a apporté. Dans une séance d’APP, il pourrait s’agir du partage par chaque participant de ses hypothèses de compréhension que chacun pourrait ou non faire siennes.
  3. Chaque participant peut contribuer par des ingrédients qui sont mis en commun pour confectionner un plat à partir d’une recette connue de tous les participants ou d’une partie d’entre eux. Il s’agit ici de processus de mutualisation puis de co-construction. Dans une séance d’APP, cela prendrait par exemple la forme de l’élaboration collective d’une nouvelle hypothèse selon une grille de lecture préexistante.
  4. La conception, à partir des ingrédients apportés par chacun, d’une recette innovante. La richesse de l’intelligence collective renvoie ici au terme d’émergence de l’« inédit» selon la définition retenue pour l’élaboration de ce numéro thématique (voir Thiébaud et Vacher, 2018.

Dans ce dernier cas de figure, nous nous sommes demandé si ce processus devait être verbalisé. Cela nous a conduits à penser la place éventuelle des processus de réflexion « méta » en lien avec les dynamiques collectives. Nos représentations à cet égard ont été partiellement divergentes selon nos cultures professionnelles, nos expériences et les dispositifs que nous utilisons.

Afin de clarifier nos divergences, nous avons étudié le cas d’une équipe infirmière. Celle-ci considère qu’elle déploie de l’intelligence collective dans son fonctionnement professionnel qui est marqué par de l’harmonie et de l’efficacité, et ce sans qu’il y ait verbalisation des processus en jeu. Faut-il qu’il y ait des différences (de représentations, de connaissances, etc.) entre les participants pour qu’une dynamique d’IC émerge ? Nous avons mis en évidence trois optiques possibles :

  1. dans la première, la différence serait source de controverses et donc d’obstacles à dépasser, ce qui est susceptible de favoriser l’émergence d’une dynamique d’IC ;
  2. une deuxième optique se fonderait plutôt sur l’hypothèse que la différence n’est pas un moteur nécessaire pour stimuler une dynamique d’IC ;
  3. enfin, troisième perspective dans une logique plus dialectique : la dynamique d’IC peut aussi être le produit d’un mouvement d’aller – retour continu entre ce qui rassemble (le commun, le résonnant) et ce qui différencie (le décalé, le surprenant, le provoquant) ; en ce sens, les temps méta dans une démarche d’APP (qu’ils soient formels ou non) seraient de nature à accompagner le caractère constructif de ce mouvement dialectique.

4. IC au service de l’APP ? APP au service de l’IC ?

Formulées en d’autres termes, ces deux questions portent à interroger la place de l’IC en APP. Dans certains groupes, le développement de l’IC est explicitement recherché alors que dans d’autres, il ne l’est pas nécessairement. L’IC est-elle un objectif en soi ? Ou en tant qu’émergence, est-elle un simple moyen, parmi d’autres, pour l’atteinte des objectifs de l’APP ? Dans une perspective systémique des dynamiques d’IC, il nous est apparu difficile de distinguer de façon étanche ces deux processus : l’un peut devenir cause potentielle de l’autre et inversement, de façon synchrone et asynchrone.

Pour approfondir la question, nous avons cherché à prendre en compte notamment deux paramètres : le degré de maturité du groupe et la nature du dispositif d’APP utilisé.

4.1. La maturité du groupe

Dans nos échanges comme dans les différents témoignages que nous avons recueillis, l’expérience du groupe dans l’APP est un paramètre important de la possibilité d’émergence de dynamiques d’IC. Autrement dit, sans un minimum de maturité, un groupe reste une collection d’individus et les possibilités d’IC sont extrêmement limitées. Lorsqu’il a acquis une certaine maturité, on peut considérer de manière simplifiée deux cas de figure principaux :

  1. Dans le premier, l’accumulation d’expérience des participants au niveau collectif leur permet d’imaginer que le ressenti plus ou moins fréquent d’émergence d’IC les aide à aller plus loin en matière d’analyse de pratique. L’IC est vécue comme étant au service de l’APP.
  2. Dans le second, la maturité du collectif lui permet d’envisager que le développement de l’IC devienne, en plus, un objectif à part entière des séances d’APP. Dans cette optique, il s’attachera, par exemple, à verbaliser et réguler son fonctionnement et à identifier ses processus d’IC pour en tirer divers bénéfices, que ce soit dans l’APP ou en dehors (cela pourrait comporter, pour une équipe de travail, des bénéfices au niveau de la qualité de son fonctionnement au quotidien). 
4.2. La nature du dispositif d’APP

Ce paramètre nous est apparu comme un déterminant important de la place potentielle de l’IC. Par nature du dispositif, en lien avec cette place possible, nous entrevoyons différents aspects pouvant varier tels que les objectifs privilégiés par le dispositif, les règles de circulation de la parole, la structuration formelle de la séance, la présence ou l’absence de temps « méta » dédiés à la régulation des échanges, etc. Ces aspects, selon la forme qu’ils prennent dans le dispositif, nous semblent chacun être susceptibles de favoriser plus ou moins l’émergence de dynamiques d’IC et leur intégration ou non dans les objectifs de l’APP. Ainsi, à titre d’illustration, on peut penser que si les participants d’un groupe d’APP sont libres d’intervenir lorsqu’ils le sentent, par exemple pour rebondir sur des propos d’autres membres du groupe, l’IC pourra être davantage favorisée et devenir un objectif dans l’APP. Il en est de même avec une démarche d’APP qui privilégie des régulations par et entre les participants : les apprentissages en termes d’IC seront probablement stimulés et particulièrement valorisés et l’APP pourra être également au service de l’IC.

5. Implications pour l’animation de groupes d’APP visant à développer l’IC et à s’appuyer sur l’IC pour l’APP

Au-delà du dispositif en lui-même, l’animation développée au cœur des séances d’APP est un élément central en regard de l’émergence d’IC. Plusieurs aspects entrent en ligne de compte.

D’une part, le type d’interventions de l’animateur a une influence importante. Par exemple, dans quelle mesure prend-il sur lui de rappeler le cadre selon les besoins qui peuvent apparaître ? Combien et comment partage-t-il cette responsabilité avec les membres du groupe en leur faisant confiance ? Comment fait-il appel aux compétences présentes dans le collectif lorsque des régulations s’avèrent utiles ou nécessaires ? Comment favorise-t-il plus ou moins activement la co-construction dans la réflexivité collective ?

D’autre part, la capacité de l’animateur à être à l’écoute des dynamiques psychosociales, affectives et cognitives et à observer les processus présents de co-construction peut lui permettre de soutenir et valoriser l’émergence d’IC. Par ailleurs, sa facilitation de temps « méta » permettant de verbaliser les processus à l’œuvre dans les interactions collectives est susceptible aussi de développer l’IC.

Cela interroge la question de la formation des animateurs de groupes d’APP. Dans quelle mesure les animateurs ont-ils acquis les compétences pour travailler avec les différentes dynamiques collectives en APP ? Comment peuvent-ils les développer ?

6. Conclusion

En nous plongeant dans ces échanges et dans cet exercice de co-écriture, nous avons pu éprouver la complexité du sujet. Cet article est aussi le reflet de ce vécu en plus d’être le produit de nos regards croisés. Les réflexions que nous avons proposées ne sont qu’à leur stade initial. Elles se veulent une modeste contribution à une exploration dont nous devons reconnaître l’étendue et la difficulté. Exploration d’un champ en friche qui pourra être l’objet, nous l’espérons, dans les années à venir de plusieurs études et écrits. L’intelligence collective est en effet de plus en plus souvent évoquée et une clarification sur sa nature et ses fonctions apparaît actuellement nécessaire. Les plus-values potentielles pour l’APP paraissent nombreuses, tant pour la compréhension de ses composantes et de ses processus que pour les implications pratiques qui peuvent en résulter pour en faciliter le succès.

Références bibliographiques

Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2018). Explorer les dynamiques d’intelligence collective en APP favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent les apports individuels. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 4-17. http://www.analysedepratique.org/?p=3042.


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