Jean-Pierre Lepage

Formateur, consultant, thérapeute, Nantes

jplepage43[arobase]gmail.com

Patrick Robo

Formateur Consultant, Béziers

patrick.robo[arobase]laposte.net

interviewés par Céline Calmejane-Gauzins, Coordinatrice Délégation Education et Société, Canopé, Poitiers
Celine.calmejane-gauzin[arobase]reseau-canope.fr


Résumé

Cette interview, réalisée en juin 2014, tente d’éclairer une actualité de la place de l’Analyse de Pratiques Professionnelles (APP) dans les formations initiales et continues dans les métiers de l’éducation et de la formation. Au travers des questions posées et des réponses apportées sont abordés les obstacles à la mise en œuvre de l’APP et ses limites, le pilotage (pédagogique) local favorisant ou non cette mise en œuvre, l’opportunité ou non de l’utilisation de plateformes collaboratives au service de la formation à distance à l’APP  et la nécessaire formation des formateurs à l’animation de modalités d’APP.

Mots-clés 

obstacles, réflexivité, institutions, pilotage, limites

Catégorie d’article 

Interview

Référencement 

Lepage, J.-P., Robo, P. & Calmejane-Gauzins, C. (2014). L’analyse de pratiques professionnelles. Trois questions à Jean Pierre Lepage et Patrick Robo. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, pp. 35-41. http://www.analysedepratique.org/?p=1381.

 


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Cet article a été publié dans la revue Diversité, n° 177, 3ème trimestre 2014, revue trimestrielle et thématique en sciences sociales relative à l’intégration et aux publics en difficulté, destinée aux professionnels de l’action éducative et sociale qui agissent dans les quartiers défavorisés.
Voir : https://www.reseau-canope.fr/notice/diversite-n-177-3e-trimestre-2014.html

Dans le cadre de ses fonctions de Coordinatrice de la Délégation Éducation et Société du Réseau de Création et d’Accompagnement Pédagogiques (CANOPÉ)1, Céline Calmejane-Gauzins a souhaité, au travers de cette interview, obtenir des éléments de réponses à des questions qui se posent aujourd’hui sur et autour de l’Analyse de Pratiques Professionnelles au service de la formation des personnels de l’Éducation et ce en vue de publication dans la revue Diversité liée à ce réseau.

Dans la transcription ci-après, les questions de l’intervieweuse apparaissent en italique et les réponses des interviewés figurent en caractère normal.

Céline Calmejane-Gauzins :

La formation initiale et continue s’est jusqu’ici assez modestement appuyée sur la mise en place des groupes d’analyse de pratiques alors que tout le monde s’accorde pour affirmer la nécessité de faire des professionnels de l’éducation des praticiens réflexifs. Selon vous, quels sont les obstacles à la mise en œuvre de ce dispositif ?

Jean-Pierre Lepage et Patrick Robo :

Peut-être est-il nécessaire de citer la circulaire de préparation de la rentrée 20142  qui stipule : « La formation doit rester une préoccupation de l’ensemble des échelons de pilotage concernés. Il convient d’aller davantage vers l’analyse de pratiques pour renforcer les compétences didactiques, les gestes professionnels des acteurs du dispositif ainsi que la formalisation des avancées à partir du projet.

À l’échelon académique ou départemental, la mise en place d’une formation de formateurs prenant appui sur l’ÉSPÉ3 est nécessaire. À l’échelon des circonscriptions, le suivi exercé par l’IEN4 et les conseillers pédagogiques prend appui sur des observations régulières de classes privilégiant ainsi l’analyse de pratiques. »

Cette circulaire vient en écho à celle, plus ancienne (du 27 juillet 2001), intitulée « Accompagnement de l’entrée dans le métier et formation continue », qui évoque l’analyse de pratiques (AP) comme une démarche à privilégier, nécessitant une organisation particulière (étalement dans le temps, groupes restreints et travail de proximité), faisant appel à de fortes compétences et ne devant pas être confondue avec de simples échanges de pratiques.

Elle vient aussi en écho à un séminaire (Actes DESCO, 2002) et une Université d’automne (Actes DESCO, 2003) organisés par le ministère de l’Éducation nationale en 2002 et 2003 pour que se développe l’AP dans la formation des enseignants. Plus d’une décade donc que la volonté existe de développer et utiliser l’AP au service des professionnels de l’Éducation nationale… et force est de constater que, contrairement à d’autres milieux (santé, travail social, etc.), cette démarche de formation accompagnante s’est peu répandue, voire a été laissée de côté. Nous entrevoyons divers obstacles à ce développement.

Le premier obstacle est celui du temps. Un dispositif d’analyse de pratiques a besoin de temps. Des groupes ont donné des résultats intéressants quand ils ont pu s’installer dans la régularité (une séance mensuelle, ou quatre à six séances par an, par exemple) et dans la durée (quelques années). De plus, ce dispositif peut être prolongé quasi indéfiniment ; plus on en fait, plus on en a « l’appétit », pour ne pas dire le besoin. Or le temps dévolu à la formation continue n’a cessé de se « rétrécir » depuis les années 1990. Le temps de la formation est peu inscrit (pour le premier degré) ou pas inscrit (pour le second degré) dans le temps professionnel. Les budgets de la formation continue ont été aussi régulièrement réduits. Le modèle dominant de formation est devenu celui d’une formation courte (trois jours, c’est déjà une formation longue !), avec un objectif de « rentabilité » (souvent illusoire). Sans parler des nouveaux dispositifs qualifiés de « formations hybrides », qui contiennent une partie à distance.

Le deuxième obstacle est certainement lié à l’origine5 de ces dispositifs et aux représentations dominantes. Leur passé « psy » leur donne une image d’une démarche « dangereuse », à confier à des spécialistes (forcément trop peu nombreux, voire inexistants en tant que tels dans l’Éducation nationale, dont les psychanalystes et psychocliniciens), et plutôt indiquée pour accompagner les personnels en « souffrance ».

Un troisième obstacle est leur inscription dans la tension « pédagogie/didactique ». L’analyse de pratiques s’inscrit dans une démarche de doute productif, de réflexivité créatrice et de professionnalisation qui peut être perçue comme s’opposant à des courants didactiques inscrits dans l’idée d’une maîtrise possible – ou « quand les choses sont bien faites, elles se passent bien ». Le pilotage des plans de formation par les corps d’inspection semble davantage s’inscrire dans ce deuxième courant.

Un quatrième obstacle se trouve dans la recherche et l’émergence d’une réalité, d’une « vérité » de l’activité professionnelle, inscrite dans la démarche de l’analyse de pratiques. Cette « vérité » peut être perçue comme menaçant de dévoiler les ambiguïtés (ou les mensonges) d’un système éducatif qui prône l’égalité des chances et met en œuvre une compétition dont les meilleurs sont quasi déterminés d’avance.

Mais l’obstacle majeur reste le manque de formateurs réellement formés à l’analyse de leurs propres pratiques ainsi qu’à la mise en œuvre de modalités d’AP, et de « décideurs » sensibilisés à l’intérêt de la chose – un constat qu’énonçait déjà le directeur de l’Enseignement scolaire dans sa conclusion du séminaire de 2002.

Par ailleurs, est-il honnête, cohérent, de sensibiliser en formation initiale de futurs enseignants à l’intérêt que représente l’AP tout en sachant que, sur le terrain, une fois nommés, ils auront peu de chance de pouvoir bénéficier de ce type d’accompagnement professionnel… même en en formulant explicitement le besoin ?

À partir de là, on pourrait imaginer ce qui concourrait à lever ces obstacles, à savoir la volonté réelle de développer l’AP dans la politique de formation (initiale et continue) et d’accompagnement des enseignants. Ainsi le pilotage devrait relever des responsables institutionnels, avec inscription claire et explicite dans les plans de formation, dans les projets de circonscriptions.

La mise en œuvre devrait relever de formateurs et/ou de cadres formés aux pratiques d’AP et devrait aussi être régulièrement évaluée en termes d’effets produits en vue de réajustements éventuels.

Du temps institutionnel devrait être dégagé à cet effet sur le temps professionnel dû (qui ne se réduit pas aux heures devant élèves) et s’inscrire dans la durée et l’alternance régulière à raison d’une séance, si possible toutes les quatre à cinq semaines, si l’on veut parler d’accompagnement, et ainsi permettre à des publics, de préférence multicatégoriels, de se professionnaliser.

L’analyse de pratiques professionnelles est un levier important pour construire et réguler des équipes de travail sur des questions de métier. La mise en œuvre dépend donc aussi d’un pilotage (pédagogique) local qui peut garantir la qualité dans la durée d’un tel accompagnement.Comment voyez-vous cette mise en œuvre et ses limites ?

La mise en œuvre de groupes d’AP au niveau d’un établissement (éventuellement d’un groupe d’établissements), d’une circonscription, voire d’une académie, ne peut se faire qu’avec une réelle implication des pilotes locaux (DASEN6, délégués académiques à la formation, IPR-IA7, directeurs, chefs d’établissement, IEN, conseillers pédagogiques, etc.). Mais cela suppose que ces personnels aient une connaissance, voire, encore mieux, une formation et une vraie expérience de ce type de travail d’accompagnement (ce qui est encore plutôt rare).

Cette connaissance de la part des pilotes favorise une négociation permettant de clarifier les conditions de cette mise en œuvre :

  • temps dégagé pour cela,
  • modalités d’inscription des participants,
  • locaux adaptés,
  • animateurs formés,
  • présence ou pas des pilotes dans le groupe,
  • objectifs du travail, etc.

Quand c’est possible (et l’expérience montre que cela peut l’être), cela se passe plutôt bien et facilite la consolidation (ou l’émergence) des équipes locales, équipes qui gagnent d’ailleurs à être pluricatégorielles. Quand les pilotes s’impliquent peu, on retrouve les aléas des actions de formation en établissement :

  • présence flottante des participants,
  • présence plus importante de problématiques institutionnelles et corporatistes dans le travail,
  • flous dans les objets de travail et dans les objectifs,
  • manque d’intérêt par perte de sens, etc.

Corollairement à ce que nous disions plus haut, une des conditions de la réussite du pilotage est évidemment la mise en œuvre, en amont, d’une réelle formation-action des cadres et formateurs à et par l’APP, formation de niveau académique mais aussi national, par exemple dans le cadre de l’ÉSÉN8.

On peut identifier quelques limites à ne pas franchir. La limite première étant bien entendu la mise en œuvre d’ateliers d’APP par des formateurs et/ou cadres non formés à l’APP.

Une autre limite est la mise en œuvre (l’animation) de dispositifs d’AP par un supérieur hiérarchique ou un évaluateur des personnes en bénéficiant.

Une autre limite encore est le non-volontariat des participants à de tels dispositifs.

Et l’on peut ajouter à cette première liste le peu de séances d’AP qui seraient programmées sur une année… En dessous de cinq séances, nous dirons qu’il est davantage question de sensibilisation que de formation.

À l’heure où la formation des professionnels s’oriente de plus en plus vers une modalité hybride ou à distance, notamment à travers la plateforme Magistère destinée aux enseignants du premier degré, considérez-vous ces supports comme une nouvelle opportunité (dans l’idée d’une classe/formation « inversée ») ou bien vous paraissent-ils présenter une incompatibilité de fond ?

Notre expérience de formation sur des modalités hybrides par le biais de deux plateformes distinctes a fait apparaître très clairement l’inefficience de la partie distancielle pour mener des activités d’AP collectives.Un intérêt éventuel à la classe/formation inversée serait d’apporter, dans le cadre de la formation d’animateur d’AP, des informations, de mutualiser des savoirs sur l’AP, éventuellement d’élaborer des outils au service des animateurs.

On pourrait par contre envisager à distance des accompagnements individuels et personnalisés (différents de « individualisés », en ce sens qu’ils correspondent aux besoins de chaque accompagné), avec des techniques d’analyse de pratiques par le biais de l’écrit. À condition bien sûr que les accompagnateurs ne soient ni des évaluateurs ni des supérieurs hiérarchiques, sinon l’authenticité dans la démarche ne serait pas présente.

Ainsi nous entrevoyons une incompatibilité majeure avec l’idée d’un contrôle à distance des enseignants, qui constituerait potentiellement une dérive de certains dispositifs de formation à distance

Quelle serait en effet, dans un tel cadre, l’évaluation des compétences acquises par l’APP ? Comment s’évalue le « savoir analyser », comment s’évalue la compétence à être un praticien réflexif ? Cela pose corollairement la question : quels objectifs sont assignés à l’utilisation de l’AP ? Formation à la posture réflexive ou… ?

Plus généralement, on peut penser que la culture de la coopération, de la mutualisation et de l’échange à distance est trop peu développée à ce jour pour placer la formation à distance sur un même pied d’égalité que la formation présentielle.

Enfin, on peut se demander de quel poids pèsent les contraintes économiques actuelles sur l’accent mis sur ces types de formations hybrides. Est-ce uniquement une façon de mettre en œuvre la formation des enseignants à « moindre coût » ? Ne risque-t-on pas d’enfermer le temps de formation essentiellement dans des temps informels, où l’on apprendrait seul chez soi, au détriment de tous les temps formels d’interactions entre acteurs ? Ne serait-ce pas une injonction paradoxale : apprenez et développez le travail en équipe en y travaillant seul !

Pour conclure sur cette troisième question, nous pensons que les dispositifs de formation à distance ne sont pas adaptés à la formation-action à et par l’analyse de pratiques.

Et en conclusion ultime à cet entretien, nous ferons nôtre ce qu’écrivait récemment un IEN ayant participé à une formation sur deux ans à l’analyse de pratiques professionnelles : « Je regrette le décalage entre le constat effectué par de nombreux professionnels, à des degrés de responsabilité différents, d’un besoin d’accès par les personnels du système éducatif à l’analyse de pratiques professionnelles et le déficit actuel de ce type de formation au sein de l’institution. »

 

Références bibliographiques

Actes DESCO (2002). L’Analyse de pratiques professionnelles et l’entrée dans le métier, Versailles, CRDP. Téléchargeable sur http://eduscol.education.fr/cid46625/actes-du-seminairel-analyse-de-pratiques-professionnelles-et-l-entree-dans-le-metier-les-23-et-24-janvier-2002-a-paris.html.

Actes DESCO (2003). Analyse de pratiques et professionnalité des enseignants, Versailles, CRDP. Téléchargeable sur http://eduscol.education.fr/cid46605/actes-de-l-universite-d-automne-analyse-de-pratiques-et-professionnalite-des-enseignants-les-28-29-30-et-31-octobre-2002-a-paris.html.

 

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Notes

  1. Le SCÉRÉN (CNDP-CRDP), la librairie de l’éducation en ligne du centre national de documentation pédagogique est devenu « Canopé », le réseau de création et d’accompagnement pédagogiques. Voir www.reseau-canope.fr.
  2. Ministère de l’Éducation nationale, circulaire n° 2014-068 du 20-5-2014.
  3. École Supérieure du Professorat et de l’Éducation.
  4. IEN : inspecteur de l’Éducation nationale.
  5. Au départ, on citera les Groupes Balint.
  6. DASEN : directeur académique des services de l’Éducation nationale.
  7. IPR-IA : inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional.
  8. ÉSÉN : école supérieure de l’Éducation nationale.