Philippe Péaud
Enseignant en service partagé, Université de Poitiers – ESPE de l’académie de Poitiers
philippe.peaud[arobase]wanadoo.fr
Résumé
Ce texte est une réflexion à partir d’une pratique de formation, celle d’un chercheur-formateur travaillant dans le champ de la formation des enseignants et qui a contribué à introduire l’analyse des pratiques dans l’académie de Poitiers à la fin des années 1990. Le but de l’auteur est de poser la question de ce qui, dans l’analyse des pratiques favorise l’apprentissage à partir de l’expérience vécue. Ce texte insiste sur les trois étapes clés : la prise de conscience par le professionnel de sa manière d’agir, l’élargissement de la compréhension de la situation vécue, les transformations possibles de sa pratique.
Mots-clés
prise de conscience, compréhension, pratique
Catégorie d’article
Texte de réflexion en lien avec des pratiques
Référencement
Péaud, P. (2013). Apprendre de l’expérience : l’analyse de pratiques. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 34-38. http://www.analysedepratique.org/?p=1
Le point de vue développé dans ce texte est celui d’un chercheur-formateur travaillant dans le champ de la formation des enseignants et qui a contribué, avec d’autres collègues (Maurice Lamy, Bernard Mounis, Sylvie Plas) à introduire l’analyse des pratiques professionnelles (APP) dans l’académie de Poitiers à la fin des années 1990 sous la forme du groupe d’entraînement à l’analyse de situations éducatives (Fumat, Vincens, & Etienne, 2003). Bien sûr, il existe d’autres dispositifs que le GEASE. Aucun critère « olympique » n’est à la racine de notre choix ; nous ne nous sommes pas déterminés par rapport à un classement qui nous aurait amené à choisir le meilleur des dispositifs. C’est plutôt le fruit des circonstances puisque M. Lamy avait découvert ce dispositif lors de sa participation au séminaire de Balaruc, dans l’Hérault, en novembre 1997.
Ce qui est présenté dans ce texte s’inspire donc de l’usage qu’a fait l’auteur d’un dispositif d’analyse de pratiques, le GEASE. La démarche comprend un récit d’expérience ; puis le groupe travaille à la détermination de la situation ; ensuite, les différentes compréhensions de la situation qu’ont les membres du groupe sont mises en relation avec les informations recueillies. Enfin, le travail se termine par la réaction du narrateur (ou de la narratrice), qu’il (ou elle) complète par une projection dans le futur (que faire, après ?). 1
1. L’importance de la prise de conscience
Pour montrer comment cette prise de conscience s’opère, comment se déclenche l’apprentissage à partir de l’expérience dans le cadre d’une démarche d’analyse des pratiques professionnelles, reprenons plus en détail le déroulement d’un groupe d’entraînement à l’analyse de situations éducatives (GEASE).
Dans un premier temps une personne raconte une situation vécue. Cela amène à un premier niveau de clarification et de « ressouvenir » ; d’ailleurs, si on analyse la structure de ce qui est dit à cette étape, on s’aperçoit qu’il y a de nombreux retours en arrière, des rappels, des choses qui reviennent en mémoire. Au cours du second temps, le narrateur répond aux questions d’information du groupe ; il est obligé de verbaliser avec une plus grande précision des éléments qu’il pouvait initialement tenir comme peu importants ou qui lui étaient sortis de la mémoire ; ce questionnement a bien souvent pour effet de l’amener à faire des retours réflexifs sur la situation qu’il décrit, c’est-à-dire de tourner autrement son attention sur ce qu’il raconte. Dans la troisième étape, le narrateur est mis en situation d’écouter, sans pouvoir intervenir, les différentes compréhensions que chacun a de sa situation, les liens qui sont faits entre les différentes composantes du cas, l’inventaire des actions possibles données par les participants. Ici, un autre mécanisme psychologique mis en évidence par Piaget est à l’œuvre, la décentration : si l’on questionne le narrateur au sortir d’un GEASE, il dit le plus souvent qu’il a eu un éclairage très différent, nouveau, insoupçonné de la situation, qu’il est amené à réfléchir autrement et à percevoir des choses nouvelles de sa pratique. Une fois cette prise de conscience et cette décentration obtenues, il reste à articuler à d’autres temps de la formation, en retournant à l’action (ce que je vais faire demain) qui en constitue aussi son point de départ (ce que j’ai fait hier). Autrement dit, pour reprendre une expression de Legault (2004) : faire une « place à l’avenir dans l’analyse au présent d’une situation passée ».
2. Analyse de pratiques et apprentissage expérientiel
Qu’est-ce qui permet de penser que l’analyse des pratiques professionnelles favorise l’apprentissage à partir de l’expérience ? Dans la mesure où l’apprentissage, qui n’est rien d’autre qu’un trajet accompli par l’adulte au sein d’une formation, s’accompagne d’une transformation de sa personne, parfois au-delà de son identité professionnelle, son consentement est nécessaire. L’analyse des pratiques facilite cette collaboration grâce au respect d’un cadre éthique et déontologique : bienveillance, respect de l’autre s’incarnent concrètement par le fait que les jugements de valeur sont interdits, que les éléments de compréhension de la situation sont privilégiés, que c’est le narrateur de la situation qui valide le travail d’analyse de pratique, etc. A partir de là, l’apprentissage de nouvelles conduites, ou la modification de pratiques existantes, est possible. Comme l’écrit Beillerot (1996) : « Pour rester bref, le principe qui traverse tous les modes d’analyse est l’affirmation que le changement des conduites humaines implique la collaboration libre du sujet aux changements, ce qui n’exclut pas ses résistances ; que c’est par sa conscience, puis sa compréhension des situations et des phénomènes que le sujet accédera à une possible transformation du réel ».
L’analyse des pratiques a des effets durables rendant possible la transformation du réel parce qu’elle transforme le sujet, c’est-à-dire non pas seulement les procédures qu’il met en œuvre (gestes, conduites) mais aussi ce qui lui permet de le faire : sa personnalité, son habitus (Bourdieu), son identité, ses valeurs, ses savoirs, ses compétences, ses représentations. C’est tout cela qui constitue la pratique. Celle-ci a une double dimension : d’un côté la règle d’action (c’est-à-dire les objectifs, les stratégies, les idéologies), de l’autre sa mise en œuvre. Et, pour paraphraser Charles Hadji, la pente va toujours des intentions aux outils 2 : c’est parce que j’ai l’intention de changer quelque chose à ma manière de faire que je vais me mettre en quête de l’outil adéquat ; la règle d’action avant la mise en œuvre… Apprendre de l’expérience, c’est d’abord prendre conscience de « quelque chose », ce qui permet de comprendre ce qui a été vécu puis de modifier ensuite son action, si nécessaire. C’est bien ce qu’ont montré les travaux de Piaget (1974) sur la construction des connaissances.
3. Analyse de pratiques et formation des enseignants
Depuis la fin des années 1990, la formation expérientielle des enseignants repose notamment sur l’analyse des pratiques professionnelles ; c’est ainsi que la formation initiale se fonde en partie sur cette démarche de formation tout comme le dispositif d’accompagnement à l’entrée dans le métier ainsi que la formation continue des enseignants. Cela s’inscrit dans une évolution plus globale avec l’apparition d’un nouveau « système d’idées », dont la première expression a été proposée par Schön (1994) avec la notion de « praticien réflexif ». Dans le cadre de la formation, cela se traduit en particulier par le développement de la capacité à réfléchir sur l’action, qui représente la façon dont le professionnel apprend à partir de l’expérience passée. L’analyse des pratiques professionnelles est un travail de compréhension de l’expérience, c’est-à-dire qu’il s’agit de s’intéresser à ce qui est dit par un être singulier pour comprendre ce qui s’est passé, comprendre la situation qu’il a vécue. Il s’agit d’une approche phénoménologique dans la mesure où l’expérience est abordée par le discours du sujet sur son propre vécu (Péaud, 2004). C’est pourquoi elle se fait la plupart du temps en groupe et que l’auteur de ce qui est dit est présent.
4. Pour conclure
Ce qui se passe dans une situation d’analyse de pratiques montre que les situations de travail et de vie sont des sources d’apprentissage pour l’adulte grâce au retour réflexif. Un lien existe entre apprentissage et retour réflexif. L’expérience, au sens du vécu, et le retour réflexif joue un rôle de premier plan. L’analyse des pratiques permet l’apprentissage chez l’adulte dans la mesure où elle tient compte de trois modalités clés dans ce processus : le rôle, forcément premier, de l’expérience vécue, la réflexion, déclenchée par le dispositif employé (dans le cas du GEASE, c’est l’objectif visé par la troisième étape), et qui débouche sur une expression formalisant les savoirs produits.
Références bibliographiques
Altet, M. (2012). Les compétences de l’enseignant professionnel : entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir analyser. L. Paquay, M. Altet, E. Charlier, & P. Perrenoud. (Eds). Former des enseignants professionnels : Quelles stratégies ? Quelles compétences ? (pp. 28-40). (4è éd.). Bruxelles : De Boeck.
Beillerot, J. (1996). L’analyse des pratiques professionnelles, pourquoi cette expression ?. Cahiers pédagogiques, 346, 12-13.
Fumat, Y., Vincens, C., & Etienne, R. (2003). Analyser les situations éducatives. Issy-les-Moulineaux :ESF éditeur.
Legault, M. (2004). La symbolique en analyse de pratique. Expliciter, 57, 47-52.
Péaud, P. (2004). Husserl, psychophénoménologie et formation. Expliciter, 57, 25-34.
Piaget, J. (1974). Réussir et comprendre. Paris : P.U.F.
Schön, D. (1994). Le praticien réflexif : A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel (J. Heynemand & D. Gagnon , Trad.). Montréal : Les Editions Logiques. (Œuvre originale publiée en 1983).
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Notes
- Dans l’académie de Poitiers, nous avons systématiquement articulé le dernier temps du GEASE à un temps de formation. Cela nous est venu suite au travail réalisé sous la supervision de Marguerite Altet, alors professeur à l’université de Nantes, à qui nous avons emprunté ce qu’elle appelle « le va-et-vient trialectique » (Altet, 2012) ; ce concept désigne le mouvement qui, partant de la pratique retourne à la pratique, via l’analyse de la pratique à l’aide d’outils conceptuels issus de recherches. Nous avions décidé de faire de ce retour à la pratique un temps de formation. ↩
- C’est le sous-titre de son ouvrage consacré à l’évaluation (Hadji, C. (2000). L’évaluation, règles du jeu : Des intentions aux outils. Issy-les-Moulineaux : ESF éditeur.). Les outils auxquels il fait référence sont les outils d’évaluation (tâches, barèmes, etc.). Filant la métaphore « professionnelle », je considère ici comme « outils » tout moyen employé par l’enseignant pour agir. ↩
D.J. Bourne
Article très intéressant et stimulant.
L’initiative de la création de cette revue est également à saluer. Bravo !
Je m’intéresse pour ma part à l’analyse des pratiques dans une perspective en lien avec la mobilité professionnelle. Revisiter son histoire, ses expériences est parfois peu aisée pour certaines personnes qui n’ont pas un rapport facile à l’expression écrite ou orale.