Eric Drutel

Psychologue du travail, psychanalyste
edrutel[arobase]gmail.com

 

Résumé

Cet article expose une méthodologie qui soutient les travailleurs dans l’élaboration de leurs règles de métier. L’utilisation de leurs outils en groupe d’analyse de la pratique permet de provoquer l’évocation de moments situés qui révèlent les stratégies des professionnels et en facilite l’élaboration. A partir des approches en clinique de l’activité et en psychodynamique du travail, nous montrons que ces controverses professionnelles sont les ressources de développements individuels et collectifs tout en étant pour l’animateur, une voie universelle et disponible pour ouvrir la boite noire de l’activité des travailleurs.

Mots-clés 

Clinique de l’activité, Psychodynamique du travail, Objets techniques, Instruments, Outils

Catégorie d’article 

Travail de recherche

Référencement 

Drutel, E. (2013). Repères et méthodologie d’une analyse de la pratique médiée par les objets techniques. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 49-60.  http://www.analysedepratique.org/?p=389


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« Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens d’un chef d’orchestre». (Gilbert Simondon 1969).

1 . Introduction

Depuis la formation des nouveaux arrivants, le soutien aux professionnels du soin, le changement organisationnel jusqu’au tutorat ; les très nombreuses représentations autour du vocable « d’analyse de la pratique » créent un continuum  1 dans la formalisation des demandes faites à l’animateur de groupe. Attentes hétérogènes mais qui témoignent d’un même désir de provoquer échanges et controverses autour de ce qui se passe « en nous et entre nous » quand « on se met au boulot » afin d’apprendre de l’expérience vécue. Le propos de cet article est d’exposer au psychologue en intervention un cadrage théorique et une méthodologie pour développer la capacité d’un nouveau groupe à soutenir l’évocation de moments situés et précis d’activité de travail (c’est à dire à apprendre à questionner et à écouter).

Nous proposons dans cet article l’expérience de trois milieux  – un atelier de Haute Bijouterie Joaillerie, un foyer d’accueil pour handicapés, une clinique de soins psychiatriques –  et de trois demandes centrées sur la pratique – une aide à l’appropriation technologique d’un système de gestion informatique, l’accompagnement d’équipes à un changement de structure, l’amélioration de la rédaction de transmissions ciblées. La finalité de ces trois demandes nous semble être la même : dégager du savoir de l’expérience vécue et le rendre disponible en retour au collectif pour vivre de nouvelles expériences. Nous montrerons comment les instruments des professionnels sont un levier efficient pour ouvrir « la boite noire de l’activité » (Clot, 2008) par les controverses qu’ils provoquent. L’exposition de l’outil choisi par le professionnel parmi son répertoire d’instruments et l’expression des tours de mains qui y sont associés renouvèlent les liens entre le sujet de l’expérience de travail et son milieu. C’est ainsi qu’une échoppe déformée par le temps (joaillerie), un placébo (sanitaire), un gant de latex (médicosocial) donnent à voir et à partager toutes les ruses qui construisent un métier.

Nous souhaitons montrer que ces discours sur le travail visent un double mouvement, vers le sujet en provoquant de nouveaux énoncés et vers le groupe en inscrivant cet événement dans une histoire collective revivifiée.  Nous exposons donc un cadre théorique qui questionne l’objet, le social, l’instrument et l’inscription de l’outil dans un métier.

2. Fondements théoriques

2.1  Qu’est-ce qu’un objet ?

Qu’y a t-il de commun entre une échoppe à grain déformée par le temps, un gant en latex, un placébo ?

Pour comprendre cet énoncé, les choses : échoppe, gant ou placebo doivent exister pour nous, c’est à dire être déjà représentées et s’y révéler disponibles. Sans en avoir fait l’expérience physique, un acte de langage nous les propose et les fait  passer de chose à objet (Saussure parle de l’articulation de l’empreinte psychique du son et du concept dans un rapport d’association). Mais à peine ces signes se déploient par des jeux d’associations et d’oppositions dans notre sphère intime au regard d’expériences vécues ou envisagées, que le discours fait qu’ils s’en échappent. Car à bien y regarder, là où il semblait y avoir quelque chose de facilement saisissable, il y a trop, voir beaucoup trop. Que dire, que partager sur la façon dont existe pour nous, un gant en latex, un placebo, une échoppe?

Proposer un groupe d’analyse de la pratique centré sur les instruments révèlerait les jeux de rapprochements ou d’oppositions relatifs aux contenus symboliques des objets proposés. Ne pourrait-on pas en distinguant cette structure, parler de « métier » ? Car le travailleur invité à expliciter son choix d’outil dans le groupe d’analyse de la pratique, se retrouve incapable de faire le tour de la question « Qu’est-ce que c’est ? » sans anticiper ses destinataires et se référer aux modes de relations à l’objet : personnel, groupal, social, historique. Ce discours qui tâtonne crée des sortes « de croisements de réalités » en se confrontant à l’étonnement d’un nouveau qui n’en connaît pas assez, et aux anciens qui en savent déjà trop 2. « Nos représentations consignent inéluctablement à la fois moins et plus de propriétés ou de qualités aux objets représentés qu’ils n’en possèdent…nos représentations n’en sélectionnent, par force qu’un lot restreint… ne serait-ce qu’en l’intégrant dans une classe d’objets ou en l’insérant dans un contexte » résume Lenclud (Lenclud, 2007) 3. L’objet est donc structure de connaissance, personnelle d’abord – en tant que corrélatif de la pulsion et de l’amour – groupale – ils provoquent des attitudes – et sociale – ce qui est reconnaissable par une certaine universalité des sujets. L’instrument qui nous fait parler réalise à nouveau l’expérience vécue de la relation au monde. Une expérience renouvelée par les dialogues adressés au groupe de pairs et au psychologue.

Dans sa réalité, souligne Simondon, l’outil est la cristallisation de ces schèmes sociaux. Il serait le reflet d’une pensé qui a résolu un problème (Simondon, 1969) : « La relation à l’objet technique ne peut s’instituer que dans la mesure où elle arrivera à faire exister cette réalité interindividuelle collective, que nous nommons transindividuelle, parce qu’elle crée un couplage entre les capacités inventives et organisatrices de plusieurs sujets » (p. 253). Simondon nous propose un objet technique saturé des controverses qui ont donné vie au travail. Cet instrument ne demande qu’à parler métier. Il devient possible alors d’y distinguer les contributions individuelles, les trouvailles, le style tout autant que l’histoire collective. Dans l’instrument, « l’unité des processus affectifs, sociaux et intellectuels… s’y trouve préservée au sens où, tout acte instrumental, toute action ou activité instrumentée, exprime et réalise, sous une forme nécessairement spécifique et restreinte, les rapports opératoires, affectifs, cognitifs et sociaux du sujet à la fois à l’objet de l’activité dont l’instrument est le moyen, à lui-même et aux autres sujets auxquels cette activité renvoie » résume Rabardel (Rabardel, 1999, p. 265). Il ne peut y avoir de métier sans instrument.

2.2    Instrument et genre professionnel

A la croisée de l’histoire de l’organisation, du groupe, de la demande de service et du sujet, les échanges provoqués par les outils révèlent pour chacun l’invention, l’intelligence rusée à l’œuvre dans le métier tout en racontant par les ajustements choisis, les héritages posturaux, les activités empêchées ou réalisées. Ces discours dévoilent, par des outils, quelque chose qui fait partie des murs, un « esprit des lieux comme instrument d’action » (Clot 2008). Cette mémoire collective, transindividuelle (pour Simondon), transpersonnelle (pour Clot), habite non seulement les murs mais détourne ou façonne les outils et les corps comme si tout tendait à se fondre dans « l’unité structurelle » d’un cadre de travail. Notre expérience de terrain nous a montré le pas du travailleur se faisant lent, silencieux ou rapide selon l’institution, les machines numériques fusionnant avec les post-it ou les règles d’écolier… Nous reconnaissons dans ces bricolages le travail du « genre professionnel » (Clot, 2008, p. 108) où «  le travailler » du quotidien y trouve cristallisé, pour un temps l’histoire des multiples confrontations au Réel. Un « genre professionnel » surplombant la vie collective (ajustant corps et instruments) et maintenant l’efficience de toute l’organisation.

Entre contraintes et ressources, le sujet au travail en appelle donc au « genre professionnel » pour déployer le répertoire d’activités envisageables et faire des choix. Ce répertoire d’attitudes, de gestes et postures pré-organise à travers les générations les opérations et conduites professionnelles alors qu’elles ne sont même pas énoncées (Clot, 2008, p 105). Ainsi, dans le groupe en analyse de la pratique, les  échanges autour des objets techniques opèrent des recréations stylistiques par les énonciations, les commentaires, les justifications en révélant par touches le genre professionnel et l’enrichissant en retour : nouvelles règles d’usages ou détournements (ie. Catachrèse  4) peuvent être exposées. Cette mise en lumière est le produit de « mouvements psychiques » dans la mesure où cette personnification du genre induit une variation possible de l’usage de soi et des autres. Echanger sur le travail, tenter d’en dire quelque chose, c’est tenter de fixer pour un temps le flux « toujours fluide, toujours prêt à se défaire » 5 des signifiants et des signifiés

2.3    Etre du métier, corps et âme

En distinguant les mouvements psychiques à l’œuvre dans la (ré)appropriation des instruments par le langage (langage sur l’instrument, langage comme instrument), nous soulignons la double valence du travail mis en mots comme espace privilégié de construction du sujet mais aussi comme « univers de contraintes » (Lhuillier, 2006) produit par les acteurs eux-mêmes. Freud distingue ainsi « la grande valeur du travail dans l’économie de la libido. La possibilité de transférer les composantes narcissiques, agressives, voire érotiques, de la libido dans le travail professionnel et les relations sociales qu’il implique. » 6 Pour Dejours 7 le travail n’est jamais neutre vis à vis du moi et convoque le sujet corps et âme dans la confrontation à la tâche prescrite : Celui qui ne peut être affecté, ne peut travailler. Celui qui n’engage pas la « dimension vitale de la réalité humaine, donnée présexuelle et irréductible, un corps sur lequel s’étayent les fonctions psychiques » (Lhuillier 2006, p. 89) ne s’en sortir. Le travailler exige une familiarité affective avec le Réel souligne Dejours… au risque d’y laisser la peau ! Dans l’atelier de Joaillerie, le foyer pour handicapés ou la clinique psychiatrique, le « péril psychique » (Molinier, 2006) fait aussi partie des murs : la coupure, la violence physique, l’envahissement par la folie surplombent les travailleurs. Ces peurs viennent se dire dans dialogues des professionnels qui ne se réduisent pas qu’aux modes opératoires ! Ce sont des échanges toujours couteux, voir risqués. « Pour pouvoir travailler la peur doit être surmontée… Il suffirait qu’un membre du collectif exprime ouvertement 8 sa peur pour que celle-ci fasse retour pour l’ensemble des travailleurs » explique Molinier (2006, p.200). Les instruments sont pour nous la pierre de rosette qui permet l’accès à l’intime en permettant de nouvelles inventions en retour. Ce mouvement qui traverse les controverses professionnelles traverse « les conflictualités internes à l’individu » (Dubosq & Clot, 2010, p. 256) repèrent Dubosq et Clot. Dans ces controverses se déploient la vie au travail, comme activité matérielle, comme activité sociale, comme support de l’activité subjective, une autre scène tout aussi opérante (Enriquez, 1992) dans les organisations. Pour notre groupe en analyse de la pratique, ce qui est parlé est vécu.

A l’issue de se cadrage théorique, nous souhaitons inviter les psychologues à prendre les outils du quotidien au sérieux, à renouveler notre regard sur le monde des objets techniques et d’offrir au groupe en analyse de la pratique, le double bénéfice de provoquer des récits situés de l’expérience de travail et de favoriser les processus d’inscription des acteurs dans un métier vivant. Les objets techniques ne demandent qu’à parler.

3.  Démarche mise en œuvre

Un protocole d’interrogatoire sur l’objet technique

A chacune des réunions, un outil est amené par les participants selon son choix et dévoilé au moment de la rencontre. Les consignes que nous avons élaborées (Drutel, 2008) sont proposées au groupe :  i) « Je vous propose de nous décrire cet outil comme si c’était la première fois que vous le voyez –  je vous questionne et vous fait part de mes surprises» ii) « Je vous propose, si vous êtes d’accord, de le prendre en main et d’évoquer un moment précis auquel il vous renvoi » ; iii) « Vous souvenez-vous de qui vous a appris son usage ? » iv) « Question collective : ce choix vous a-t-il surpris ? Quelle situation auriez-vous évoqué ? ».

Posé d’abord au centre du groupe, puis manipulé, l’instrument convoque tour à tour les dimensions techniques, subjectives, groupale et sociales de son existence. Il faut bien répondre à la question : « Mais qu’est-ce que c’est ? »… Ce sont des moments de partages et d’inventions qui stabilisent pour un temps les registres symboliques des actes du travail et permettre aux travailleurs de « s’y retrouver » tout en créant du nouveau.

4.  Présentation des résultats

Nous souhaitons à travers quelques traces de notre activité montrer respectivement :

L’activité dialogique comme miroir de la pratique du jeune joaillier. Entre la peur de l’accident, l’expertise de son chef et un métier idéalisé, Roberto « cherche par où passer ».

Travailler ensemble, se faire confiance cela ne se décrète pas. Cela s’éprouve. Ce deuxième exemple, sous la forme d’une prise de note d’une participante témoigne d’une controverse professionnelle nécessaire sur « la bonne distance » qui s’engagea entre professionnels appelés à collaborer par la création d’un nouveau foyer.

Un placebo, un gros cachet blanc au nom imprononçable est posé devant le groupe. Mireille dans ce troisième exemple prend la parole et explicite aux IDE (Infirmières Diplômées d’Etat) de sa clinique psychiatrique comment le métier résiste. Comment innover alors que les routines ont échoué.

4.1. Les outils et le transpersonnel

Roberto (36 ans, 3 ans d’ancienneté), son échoppe à grain à la main commente l’évocation de son activité de travail (consigne ii) :

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L’échoppe à grain de Roberto

 –      Roberto : …C’est bizarre, je dirais pas que l’outil m’a parlé (silence) mais c’est ça! (Il éclate de rire)

–      Moi : Vous avez saisi la complexité technique de son usage?

–      Roberto : Oui, à la fois rasoir et outil. L’échoppe plate demande à ce qu’on taille le rasoir pour ne pas se blesser. On s’en met toujours un coup dans le pouce. Si on n’a pas cassé l’angle, on n’a pas vu, on sent rien, on sent des picotements et on voit que l’on saigne…

–      Moi : Ca vous faisait peur?

–      Roberto : Oui, tu te dis, « waou! » puis tu apprends à le tailler (long silence) d’origine elle est brute, elle est pas douce au toucher comme ça (Roberto caresse le métal)

–      Moi: C’est un objet dangereux!

–      Roberto : oui, c’est le vrai rasoir! C’est l’outil le plus fin, on peut enlever une toute petite couche de matière, il faut savoir arrêter au bon moment…

–      Moi : Sur quel bijou ? On peut y revenir ensemble ?

–      Roberto (les bras en l’air, l’échoppe à la main, fait son geste dans le vide) : … sur les bagues « fleurs » (silence) il faut tourner, il y a des arrondis (mime en silence) je la serre, et j’entoure ( mime en silence) je travaille comme ça (mime en silence) ma main fait le tour de la poignée comme ça

–      Le chef d’atelier présent (surpris, s’exclame) : ha, tiens !

–      Moi (les bras en l’air pour l’accompagner dans son geste) : vous regardez quoi là ? vous êtes avec votre outil…

–      Roberto :… je regarde le filet qui est en train se de dessiner (silence, mouvements) je vois déjà le reflet de la matière, la lumière, le filet qui se dessine (silence, puis comme à lui-même) Je zoome jamais avec la binoculaire. Tout le monde zoome, mais pas moi, j’ai besoin de voir l’ensemble de la pièce

–      Le chef d’atelier (enthousiaste) : c’est bien ça !… Tu dois apprendre à t’arrêter (silence). Je lui dis, c’est trop beau ce que tu fais! Il va passer trop de temps, beaucoup trop de temps sur un bijou

–      Roberto : On me dit alors laisse tomber (silence) J’ai de la peine à laisser tomber le bijou, je me dis « ah! Je pourrai faire mieux »…

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Cet extrait commence par un rire, un choc. L’instrument du joailler se retourne vers le travailleur. D’un coup la peur déboule, c’est le danger de la coupure indolore mais mortelle qui surplombe. A ce moment là, tout le groupe se retrouve lui aussi « sur le fil ». Ruptures de rythmes et tournures changeantes des échanges nous semblent les manifestations extérieures d’un dialogue intérieur au sujet (Dubosq et Clot, 2010) qui se poursuit pour chacun dans les silences de Roberto. De cette peur, réveillée par le contact de l’objet avec la peau, il faut en faire quelque chose, la travailler, en faire du beau ensemble, même au risque d’y laisser sa peau… c’est cela avoir du métier !

Mouvements des bras et mouvement langagiers la mettent au travail et font l’expression du genre professionnel. Pour Roberto, le chef d’atelier et le groupe qui écoute, faire l’expérience de cette controverse, c’est faire l’expérience vécue de l’expérience vécue (Vygotski, 1997) du travail.

Dans la controverse de métier comme dans l’activité de travail à la cheville, on doit trouver par où passer sans se blesser. Ces silences qui ponctuent les interventions donnent à entendre ce qui ne se dit pas encore, qui n’est pas prêt à être partagé ou ce que nous ne sommes pas encore prêts à entendre. « Le langage intérieur est une fonction autonome et originale du langage….le passage du langage intérieur au langage extériorisé est une restructuration du langage (Vygotski, p. 488) » du groupe, du métier.

4.2.   Le gant en latex et la distance au corps comme distance de métier

Pour que le genre puisse être une ressource collective, il faut que se fixe, par les modes opératoires des instruments régulés par le genre, un point partageable dans l’ordre symbolique. Si chacun joue sa petite musique dans ce foyer d’accueil pour handicapés, il faut d’abord s’accorder sur le diapason (Clot, 2013, p. 102). Cet accordage se réalise par un mouvement qui va de l’action à la généralisation, à l’inscription de cette expérience dans le symbolique par delà « l’écologie » du geste.

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Une main tendue mais gantée, Françoise Aide Médico-Psychologique

Françoise (en préparant son intervention se fait une note) : Outil : Un gant de vinyle, adapté à ma main, donc de petite taille. Il est non stérile et jetable. Il y a de la poudre dedans ce qui crée de l’irritation de mes mains mais il me protège. Ce gant m’évoque mes rapports et liens avec les résidents dans les soins du corps. Il y a un contact professionnel (massage du dos, nettoyage des parties intimes) et c’est une barrière pour mieux travailler. Il y a des moments où mon travail avec les résidents peut faire penser à un acte sexuel, intime. Avec le gant ils ne sentent pas ma main mais le gant. C’est une barrière, un contact impersonnel. Mon métier c’est de m’occuper des soins du corps, donc le gant fait partie de mon travail.

J’ai été secouriste dans ma jeunesse. Le moniteur nous a demandé de porter des gants par rapport à la loi, pour nous protéger des infections.

Une main tendue mais gantée

Souplesse tout en étant ferme dans notre relation avec le résident

Garder le lien

Mettre un espace

Sorte de sas de sécurité

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Pour Françoise, ce métier qui s’origine dans le corporel (le sien), y retourne (le corps de l’autre) au prix de tentatives successives d’être à la bonne distance. Ici encore, il faut trouver par où passer. Son propos sur son gant tente de refermer les maillons d’une chaine associative qui va de l’irritation de la main à l’acte sexuel pour incorporer dans cet instrument, les aspects affectifs, opératoires, historiques et sociaux de son activité. Avoir du métier, c’est pour Françoise, savoir mettre de l’impersonnel dans le contact intime des corps. Si ces stratégies sont efficaces pour se prémunir du péril psychique et être pérennisées, constate Pascale Molinier (Molinier, 2006) c’est par la construction de représentations symboliques. La main tendue mais gantée fait tenir ensemble dans son discours, le désir du corps de l’autre tout comme la peur de l’infection par l’inscription d’un massage ou d’une douche dans un registre impersonnel, celui d’une fonction dans l’institution.

4.3.   Le Placebo de Mireille et « le mensonge qui dit vrai »

Comment ne pas aider un patient qui ne peut dormir malgré tous les calmants? Comment « s’en sortir » et préserver le lien de confiance avec celui qui souffre alors « qu’on a épuisé l’arsenal chimique » à disposition ? Mireille explique au malade « sans lui mentir » la situation dans laquelle elle se trouve en lui tendant le placebo : « C’est le médicament le plus puissant dont je dispose pour vous faire dormir ! ». A l’issue de son exposé, les IDE élaborent au paperboard une représentation schématique du métier qui permet d’inscrire ce geste au répertoire des pratiques de métier.

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Cette controverse entre infirmières autour d’une invention « sur le coup, dans la solitude de la nuit » issue d’un événement situé et remémoré par la présence du placébo offre une voie d’élaboration renouvelée du groupe sur l’inscription symbolique du métier. Confronté « à une limite » le groupe propose de se confronter par la schématisation au « cadre du métier » qui rend possible dans le discours « soignant » cet oxymoron du « mensonge qui dit vrai ». La question du choix se pose donc en regardant en arrière par l’évocation située de l’événement, mais aussi vers le futur, car cette expérience « retrouvée à ce moment-là … est revécue en regardant en avant vers ce qui pourrait être fait (Dubosq & Clot, 2010, p. 267) ». S’élabore à plusieurs voix, autour de l’instrument qu’est ce placébo, les contours d’un métier revisité par les choix à soutenir : Comment accompagner et mentir ? Comment trouver tous les jours de quoi écrire une transmission alors « qu’il ne se passe rien de nouveau » au risque pour le malade « qu’il disparaisse » ?

5.  Conclusion

L’objectif de cet article est d’exposer une méthode de soutient aux premières verbalisations qui engagent les travailleurs dans la construction d’un métier vivant. L’approche instrumentale de l’activité dialogique permet le double bénéfice de repérage du « genre professionnel » tout en étant, en elle-même développement du collectif. La médiation des outils offre aux travailleurs le support et le cadre facilitant les échanges situés et précis sur le métier, gage de nouvelles inscriptions qui vont enrichir le répertoire des postures et gestuelles transmissibles et surmonter leurs peurs. Les outils anciens ou objets usuels de l’environnement de travail sont des ressources inépuisables d’informations sur « l’unité structurelle » en cours d’élaboration. Une échoppe à grain ou un placebo renouvèlent la question essentielle du « travail bien fait » (Clot, 2008). Nous souhaitons montrer que l’on doit prendre les outils pour une tentative réussie de stabiliser pour un temps, sens du métier et représentations partagées du cadre de travail. Les instruments créés par les professionnels (outils physiques ou concepts) sont des concentrés d’histoires, petites ou grandes, qui encapsulent le genre professionnel pour un voyage dans le temps. Ainsi chaque séance offre la possibilité de dénouer les fils de l’histoire collective et personnelle, de réinscrire les sujets dans leur temps, et de nous émerveiller à nouveau devant le génie des détournements, tricheries et inventions nécessaires à la réalisation d’un métier qui demeure du coté de la vie.

Références bibliographiques

Clot, Y. (2005). Le développement du collectif : entre l’individuel et l’organisation du travail. in Entre connaissance et organisation : l’activité collective. Paris : la découverte.

Clot Y. & Leplat J. (2005). La méthode clinique en ergonomie et en psychologie du travail, Le travail humain, 4(68), 289-316.

Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF

Clot, Y. (2010). Le travail à cœur. Paris : la découverte.

Dor, J. (2002). Introduction à la lecture de Lacan. Paris : Denoel

Drutel, E. (2008). L’élaboration d’un collectif sur ces objets techniques. Mémoire. CNAM. Centre Associé de Lyon.

Dubosq, J. & Clot, Y. (2010). L’autoconfrontation croisée comme instrument d’action au travers du dialogue : objets, adresses et gestes renouvelés. Revue d’anthropologie des connaissances, 2(4), 255-286.

Enriquez, E. (1992). L’organisation en analyse. Paris : PUF

Lenclud, G. (2007). « Etre un artefact » in Objets et mémoires. Laval : éditions de la Maison des sciences de l’homme, Quebec.

Lhuilier, D. (2006). Cliniques du travail. Paris : Erès

Molinier, P. (2006). Les enjeux psychiques du travail. Paris : Petite Bibliothèque Payot

Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies, approche cognitive des instruments contemporains. Paris: Armand Colin.

Rouzel, F. (2007). La supervision en travail social. Paris : Dunod.

Simondon, G. (1969). Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier-Montaigne.

Vermersch, P. (2006). L’entretien d’explicitation. Paris : ESF.

Vygotski, L. (1997). Pensée et langage. Paris : La dispute

 

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Notes 

  1. On trouve cette idée de continuum dans les travaux de Joseph Rouzel (2007) sur la supervision d’équipe en travail social. Pour lui, c’est l’hétérogénéité du groupe qui détermine le contenu des échanges possibles.
  2. On retrouvera chez Yves Clot une analyse sur le discours professionnel lors d’auto-confrontations croisées.
  3. Souligné par nous.
  4. C’est la production de ses instruments, et plus largement la création de ses propres ressources d’action.
  5. J. Lacan, Les psychoses, séminaire, livre III. Paris, Seuil.1981 p. 297.
  6. Malaise dans la civilisation (1930) cité par Lhuillier p. 84.
  7. Chez Christophe Dejours la définition de la pulsion comme « processus dynamique imposé au psychisme faisant tendre l’organisme vers un but » peut définir le travail dans un cadre psychanalytique – conférence donnée à Lyon « travail et sublimation » IV-2013.
  8. Souligné par nous.