Frédérique Rebetez

Directrice d’établissement scolaire, Aigle, Vaud (Suisse)
Anciennement professeure associée à la HEP de Lausanne
frederique.rebetez@vd.ch

 

Résumé

L’auteure évoque dans cette interview les animations de séances d’analyse de pratiques au sein de groupes de professionnel.le.s qu’elle a effectuées durant 18 ans. Tout au long de ces années, elle n’a jamais cessé d’analyser sa propre pratique et de la faire évoluer. En miroir à cette analyse, ses questionnements autour du développement du savoir-analyser des professionnel.le.s dans ces groupes l’ont amenée à développer différents savoir-faire. Ses expériences l’ont également conduite à faire des choix d’animation, notamment en lien avec la place de la demande de la personne exposante dans la démarche d’analyse de pratiques.

Mots-clés 

savoir-analyser collectif, travail de la demande, contractualisation, animation, évolution

Catégorie d’article 

Témoignage ; interview – échange

Référencement 

Rebetez, F. (2024). Regard sur l’évolution vécue durant 18 ans dans mes animations d’analyses de pratiques professionnelles. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 25, 72-83. https://www.analysedepratique.org/?p=5764.


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A look at the changes I’ve seen over 18 years in my professional practice analysis activities
Abstract

In this interview, the author talks about the practice analysis sessions she led for groups of professionals over a period of 18 years. Throughout these years, she never stopped analysing her own practice and developing it. Mirroring this analysis, her questions about the development of the analysis skills of the professionals in these groups led her to develop a range of skills. Her experiences have also led her to make choices about facilitation, particularly in relation to the role of the participant’s request in the practice analysis process.

Keywords

collective analysis skills, working with demand, contractualisation, facilitation, development


Uma retrospectiva das mudanças que vivenciei ao longo de 18 anos em minhas atividades de análise da práticas profissionais
Resumo

Nesta entrevista, a autora fala sobre as sessões de análise da prática que conduziu para grupos de profissionais em um período de 18 anos. Ao longo desses anos, ela nunca parou de analisar sua própria prática e de desenvolvê-la. Espelhando essa análise, suas perguntas sobre o desenvolvimento das habilidades de análise dos profissionais nesses grupos a levaram a desenvolver uma série de habilidades. Suas experiências também a levaram a fazer escolhas sobre facilitação, especialmente em relação ao papel da solicitação do participante no processo de análise da prática.

Palavras-chave

habilidades de análise coletiva, trabalho com demanda, contratualização, facilitação, desenvolvimento


 

Cette interview d’une durée d’une trentaine de minutes a été retranscrite intégralement afin de conserver le caractère de témoignage partagé.
Dans la retranscription ci-après, les questions de l’intervieweur apparaissent en italique et les réponses de la personne interviewée figurent en caractère normal.

Marc Thiébaud :

Je te remercie encore d’avoir accepté de contribuer à notre numéro à venir de la revue. Nous allons parler de ta pratique et de son évolution. Pour commencer, j’aimerais te demander de nous dire en quelques mots dans quel milieu tu exerces en tant qu’animatrice de groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP).

Frédérique Rebetez :

Volontiers. J’exerce dans le milieu de l’enseignement. En tant que professeure à la Haute École Pédagogique, j’ai animé des APP dans le cadre de demandes d’enseignants qui travaillent dans des établissements scolaires ou de personnes ressources telles que des médiateurs, qui ont la possibilité de bénéficier de cet espace APP de façon régulière. Cette pratique remonte à 18 ans. L’offre d’APP était inscrite dans le catalogue de formation continue et les enseignants faisaient des demandes. J’ai aussi animé des APP dans le cadre de formations postgrades, où de plus en plus souvent, de l’analyse de pratique est proposée comme partie intégrante du processus de formation.

Merci. Si je comprends bien, pendant ces dix-huit années, tu as eu une pratique régulière d’animation avec ces enseignants et ces médiateurs scolaires ?

Tout à fait.

Et il s’agissait de groupes constitués pour I‘analyse de pratiques et non d’équipe déjà existantes.

Effectivement. Plus récemment, j’ai eu des équipes en dehors du monde de l’enseignement, par exemple dans la petite enfance qui ont fait des demandes en tant qu’équipe pour faire de l’analyse de pratiques. Par ailleurs, parfois, il y a eu des demandes d’enseignants qui travaillaient dans le cadre d’un même établissement ou d’un même bâtiment scolaire, ce qui fait qu’on peut parler d’une équipe.

Oui. Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir comment ta pratique a pu évoluer sur toutes ces années à l’intérieur d’un même milieu ?

Oui. Il y a des éléments qui ont énormément évolué ou qui m’ont beaucoup préoccupée en lien avec la question de savoir comment faire évoluer les choses. Au début, ma manière d’animer était très structurée, avec des étapes claires qui s’enchaînaient l’une après l’autre. Et j’avais vraiment ce souci de faire en sorte que chacun puisse se focaliser au même moment sur la même tâche. C’était un peu mon souci principal avec la préoccupation de voir comment cela débouche vraiment sur quelque chose qui soit aidant pour les enseignants. Ce souci m’a toujours habitée. Mais après, ça a évolué sur différents aspects. Un des aspects sur lequel j’ai porté mon attention concerne l’analyse : comment celle-ci peut se fertiliser dans l’échange entre les participants. Je t’avoue qu’aujourd’hui encore, c’est une question vive pour moi. Je trouve que très souvent, dans l’analyse, les idées sont simplement apposées. Je pense savoir instaurer un climat permettant d’apposer et non d’opposer les analyses de chacun.e. Mais ce que j’aimerais, c’est pouvoir faire en sorte qu’il y ait quelque chose de l’ordre d’une plus-value, que les idées et les angles d’analyse se fertilisent dans le groupe et que finalement une idée puisse s’approfondir entre plusieurs participants. Et cela reste, je trouve, plutôt difficile : la question vive se formulerait ainsi : comment est-ce qu’on construit et approfondit à partir de ces angles d’analyse ? Même si tout le monde trouve déjà intéressant que chacun dépose son analyse, je trouverais intéressant d’aller au-delà.

Qu’est-ce qui a pu, sur ces dix dernières années, évolué, de ce point de vue-là ? Qu’est-ce qui, de ton vécu, a pu aider cette fertilisation croisée ?

Je dirais déjà de méta-communiquer sur ça, c’est à dire de pouvoir donner un reflet, de dire : « on a plusieurs regards croisés, on est tous d’accord qu’ils enrichissent l’analyse. Mais finalement, qu’est-ce qui fait qu’on n’empoigne pas un aspect, qu’on ne s’approprie pas le cadre d’analyse d’une personne pour l’approfondir ». Donc, refléter cela, je pense que ça donne des permissions à certaines personnes pour qu’elles se disent : tiens, je vais approfondir ce qui a été analysé. Après, dans les obstacles, il y a par exemple les cadres de référence partagés : tout le monde n’a pas le même cadre de référence ou la même compréhension d’un cadre de référence apporté par une personne. Parfois, c’est plus facile. Par exemple quand on parle des émotions, une personne peut dire : je perçois qu’il y a peut-être quelque chose de l’ordre de l’impuissance. Et quelqu’un va pouvoir dire : peut-être qu’il y a aussi de la tristesse. Donc on voit que le groupe cherche à approfondir et à nuancer ce registre émotionnel. C’est plus facile parce qu’il y a une forme de représentation partagée. Lorsque des personnes apportent des angles d’analyse qui ne sont pas connus par les autres, cela devient évidemment plus difficile pour certains participants de s’approprier ce cadre de référence et d’apporter de la nuance et de la profondeur.

Je comprends. Est-ce que, si je ne m’approprie pas le cadre de référence d’une autre personne, je peux quand même rebondir ?

Une bonne question. Le risque que j’ai pu percevoir, c’est que, si le cadre de référence n’est pas maitrisé, ou en tout cas suffisamment, celui-ci est interprété et il faut commencer par se mettre d’accord sur le cadre de référence. Une personne va dire : « oui, mais moi je pense que… » et cela va apporter un peu de controverse. Et puis la première personne va dire « oui, mais ce n’est pas ce que je voulais dire, ce n’est pas ça le cadre de référence ». En fin de compte, il faudrait peut-être d’abord se former pour avoir une compréhension commune avant de se lancer dans ce processus qui vise à nuancer, approfondir la situation sous cet angle-là.

Donc si, je te comprends bien, tu cherches à réunir les conditions qui favorisent cette fertilisation des analyses et tu dis qu’il y a une autorisation, une permission et aussi un travail à faire pour comprendre les cadres de référence qui ont été mobilisés, peut-être les clarifier. Est-ce qu’il y a un temps pour apposer les idées, puis un temps pour les fertiliser ? Est-ce que tu que donne un espace particulier pour cela ?

Oui, de façon assez indirecte. Ce n’est pas une étape en soi mais je griffonne souvent sur un tableau, je dessine ce qui est donné par les participants sur la situation ; en fait, je crée ce qu’on appellerait des cognitions partagées ou des représentations partagées. Ce sont des termes qu’on utilise dans la recherche sur la question des apprentissages en équipe. Je dis que je griffonne, parce que je pense que de I‘extérieur, personne n’arriverait à comprendre le schéma qui est dessiné. Cela ressemble à une espèce de sociogramme avec plein de petits pictos, des petits dessins qui cherchent justement à imager le propos de chacun.e. Par exemple, une émotion, je vais la dessiner, par un cœur, un éclair, etc.

Tu fais de la facilitation graphique.

Exactement. Et en faisant cela, j’ai remarqué que ça permet aux personnes de revenir sur des éléments dessinés et d’approfondir quelque chose : « là, on a dit que… et j’aimerais ajouter qu’il y aurait peut-être une nuance ou que ça m’interroge sur… » Et les participants peuvent rebondir à partir de ce dessin qui devient la propriété du collectif. J’ai trouvé que c’était très aidant. J’ai testé les modalités où chacun est responsable de schématiser, de dessiner, de prendre ses notes et finalement, j’ai été assez déçue. Je trouve cela pauvre, très peu de participants prennent des notes quand tu ne fais pas ce rôle de script, et finalement, ils perdent la vue d’ensemble des éléments qui ont été apportés dans le groupe. Cette représentation graphique permet d’avoir toujours cette représentation commune qui synthétise les propos des participants.

Et si je comprends bien, c’est quelque chose que tu as fait de plus en plus au fil des années. Et tu en as vu les fruits au niveau de l’approfondissement, des nuances, de la capacité à s’interroger par rapport à qui a été apposé dans premier temps. Et tu vois qu’il y a encore du travail à faire à cet égard.

Exactement. Je pense qu’en tout cas pour moi, ça, a été une grosse évolution dans ma pratique, d’utiliser le dessin. Au début, j’observais en me disant ça m’aide. Puis à la fin, je me disais que c’est vraiment utile pour la réflexion collective et j’étais capable aussi de donner des références théoriques détaillées. C’est pourquoi j’ai fait ce choix. C’est vraiment devenu un compagnon de route.

Et cela aide à mobiliser le groupe. Je trouve cela passionnant parce que mobiliser le groupe, ça pourrait aller aussi vers donner un feutre à d’autres personnes. Est-ce que c’est quelque chose que tu as pratiqué ?

Oui, j’ai aussi parfois confié le feutre, soit aux participants qui viennent ajouter une idée, soit au narrateur. Mais finalement, j’ai réalisé que j’aimais bien occuper ce territoire-là.

Donc, il n’y a pas plusieurs feutres, il n’y a qu’un feutre ?

Il y a plusieurs couleurs, mais c’est souvent moi qui tiens le feutre, ça me donne une place dans ce processus. Mais il y a quelque chose que je trouve aussi important, c’est de ne pas se prendre au sérieux dans l’analyse de pratiques. Et ça me légitime pour rire de moi-même. Parce que je dessine mal, parce que je ne sais pas faire des jolis graphiques, ça décrispe complètement. J’ai vu des personnes totalement figées parce qu’elles doivent dessiner un truc sur le tableau. J’ai l’impression que dans la façon dont j’utilise ce truc et que je I’amène, ça crée un climat qui décomplexifie les gens, qui me rend aussi très humaine parce que je montre que je ne sais absolument pas dessiner, que je fais plein de fautes d’orthographe, que j’ai mes petits trucs chouchous. J’aime bien faire des petits cœurs par exemple. Finalement, c’est aussi un outil pour favoriser le climat dans le groupe…

Donc, c’est plus un outil de connivence, de connexion… et non de dessin de ce qu’est la représentation juste des analyses produites.

J’essaie d’être au plus près de ce que les participants cherchent à dire et de voir s’ils sont en accord avec ce que je dessine. Donc je négocie.

Tu vérifies ?

Oui : « Ça te va si je mets ce petit picto là ? Ça te va si je la dessine comme ça ? » Je fais toujours une vérification, mais agrémentée de touches d’humour et d’autodérision. C’est ce qui fait que finalement, le climat est plutôt joyeux que crispé.

Donc c’est une représentation qui est partagée et concertée ?

C’est important parce que si on veut que le groupe s’y reconnaisse, se l’approprie, il faut qu’il puisse être OK avec ce qu’on a schématisé.

Je ne sais pas si tu voudrais rattacher d’autres choses à ce premier élément qui pour toi a évolué dans ces années : le travail autour des analyses qui peuvent se fertiliser.

Une autre chose, c’est la question de l’étayage des analyses, qui reste un défi pour moi aujourd’hui, c’est comment amener plus de conceptualisation. En fait, les gens, quand ils analysent, ils utilisent des théories profanes. Je ne dis pas qu’elles sont sans valeur. Absolument pas. Mais, je trouve que parfois, cela appauvrit les hypothèses que I’on peut faire. Je trouve que les hypothèses de travail sont vraiment intéressantes quand on amène des théories plus conceptuelles, qui permet d’ouvrir le champ des possibles et qui permet parfois de mettre en évidence des hypothèses auxquelles on n’avait pas pensé.

Et ce champ, tu l’ouvres comment ?

J’ai tenté différentes manières. Par exemple, à un moment donné, dans la partie analyse, je donnais des cartes et j’invitais les participants à compléter des phrases : « En m’appuyant sur tel ou tel cadre théorique, concept que je connais… » puis « Je fais l’hypothèse que… dans cette situation… » et « ça m’amènerait, dans les actions à envisager… ». Chacun y réfléchissait puis partageait dans le groupe. Avec des étudiants par exemple, on voyait qu’ils mobilisaient les savoirs appris qui étaient très actifs à ce moment de leurs études. Avec des professionnels, parfois il y avait des références. Ensuite, il fallait qu’on s’arrête sur ce qu’étaient ces cadres de référence pour que les personnes puissent les approfondir et se les approprier. Mais j’ai remarqué que ça crispait les participants, parce qu’ils se sentaient un peu en examen et ils n’arrivaient plus à mobiliser des savoirs ou des concepts ou des lectures qu’ils avaient faites. Ces professionnels ne sont de loin pas idiots, ils ont fait plein de formations continues mais c’est comme s’ils n’arrivaient pas à mobiliser leurs savoirs à ce moment-là ; ça cassait un peu l’ambiance, donc j’ai arrêté cette manière de faire.

Et d’autres choses que tu as essayé de pratiquer pour ouvrir ce champ ?

Très souvent, je change de casquette d’animatrice et je participe à l’analyse en disant : « J’ai lu tel texte…, et en regard de ça, je ferais l’hypothèse que… » Et ça a très souvent donné lieu à une question : « C’était dans quel article ou dans quel livre ? » ou à un partage de savoirs en lien avec certains cadres de référence.

Tu ouvres un peu la boîte, qui va s’agrandir avec d’autres apports…

Exactement. Je donne l’exemple. Ou parfois, je nommais un concept, quand les personnes disaient certaines choses et que j’avais l’impression que ça pouvait tout à fait se relier à un concept. J’en disais quelque chose et je me tenais à disposition si des participants souhaitaient de la lecture. J’ai essayé ce genre de choses et j’ai continué à communiquer, nommer des concepts. En revanche, j’ai abandonné les petites cartes.

Merci. Est-ce que tu penses à d’autres choses par rapport à ce travail d’approfondissement et de fertilisation des analyses ?

Un autre aspect qui est en lien, je pense, c’est la question de la demande. J’ai pratiqué l’APP en demandant au narrateur de spécifier sa demande, à un moment donné, que ce soit avant ou après avoir évoqué sa situation : quelle est la demande qu’il formule aujourd’hui au groupe ? Sur quoi on peut l’accompagner ? Par ailleurs, j’ai aussi été formée dans une autre école où on ne questionne pas sur la demande de l’exposant. Ça veut dire que chacun y va de ses propres interprétations sur cette situation. Dans le cadre de la formation que j’avais faite, celle qui ne travaillait pas à partir de la demande, on était dans un contexte assez universitaire et les analyses étaient particulièrement étayées ; c’était aussi une des exigences de cette formation. Mais dans ma pratique d’animatrice, j’ai toujours questionné sur la demande. Je ne me suis pas donné la possibilité non plus d’animer sans investiguer la demande. Je ne saurais pas dire si cela fait une différence dans la capacité d’étayer ses propres analyses, dans la mesure où les deux contextes sont différents.

Donc pour toi, c’est un invariant en quelque sorte de ta pratique, le fait d’aller questionner le narrateur sur sa demande ?

Oui, et c’est lié à deux expériences vraiment importantes que j’ai faites dans mon parcours de formation il y a très longtemps. La première, c’était une analyse de pratique où il n’y avait pas de demande explicite et où le groupe s’est focalisé sur un aspect de la situation pendant plus d’une heure. Malgré les quelques tentatives de la narratrice, de dire que sur cet aspect, elle n’avait pas de questions, le groupe ne l’a pas entendue. J’étais observatrice durant ce moment-là et j’ai constaté que le groupe a passé une heure à réfléchir sur quelque chose qui n’a pas été utile à la personne qui avait exposé la situation. Quel temps perdu !

La deuxième expérience s’est produite dans une situation similaire. Le dispositif voulait que la personne narratrice devait écouter et n’avait pas le droit à la parole. L’analyse a été non seulement à côté de ses attentes, mais en plus vécue comme extrêmement violente : la narratrice en a été très traumatisée. D’une part, parce qu’on ne répondait pas à sa demande, et d’autre part parce que les hypothèses de travail formulent étaient perçues vraiment comment beaucoup trop confrontantes. Et il n’y avait pas cette régulation entre la personne narratrice et le groupe durant le moment de I’analyse. C’est ce qui fait que, pour moi, il est important que les besoins de la personne narratrice puissent être pris en compte. C’est un des invariants qui n’a jamais changé. Et quand je forme à l’animation d’APP, je raconte toujours ces deux expériences en disant : « voilà pourquoi je n’utilise pas le dispositif qui fait que le narrateur se tait à un moment donné ; il est important que le groupe puisse se réguler avec les besoins du narrateur. »

Comment est-ce que cette régulation se fait dans ta pratique ?

Je laisse la possibilité au narrateur de réagir par rapport à des analyses qui sont proposées ou des questions apportées par le groupe.

C’est comme une liberté qu’il a. Il prend la parole s’il en a envie ou il ne la prend pas.

Exactement. Et le groupe peut poser des questions au narrateur et il peut y répondre. Dans toutes les phases.

Il y a la possibilité de poser des questions tout au long de l’APP.

Exactement. Par contre, j’anime de façon à ce que ça tourne, à un moment donné. C’est-à-dire que on ne se focalise pas sur un aspect en particulier et qu’on puisse rester ouvert.

Il y a toujours cette idée d’ouverture du champ de l’analyse, pour éviter par exemple que le dialogue ne se fasse qu’entre l’exposante et les participants individuellement

Oui. Je fais tourner la parole dans tous les sens, c’est un invariant de toute ma pratique et je l’ai pleinement assumé sur la base de ces deux expériences-là.

C’est très intéressant et ça me fait rebondir sur un élément. Tu dis dans la première expérience que tu évoques que ça n’a servi rien. Est-ce que cela veut dire que personne n’en a profité ou que ça n’a pas servi à la personne narratrice ?

Je ne sais pas, parce qu’il n’y a pas eu de bilan fait à ce moment-là. Moi, ça m’a été très utile pour décider de comment j’allais animer.

Merci Frédérique. Je me demande si tu voudrais aborder d’autres aspects de ta pratique et de son évolution sur ces années.

Pour moi, il y aussi la question des variantes. Quelque chose qui est intéressant, c’est qu’au début de ma pratique, j’avais toujours les mêmes étapes que je respectais scrupuleusement. Et plus ça allait de l’avant, plus je pouvais moduler le déroulement selon différentes variantes, pour autant que les éléments essentiels soient respectés.

Veux-tu nous les décrire ?

Oui. Il y a déjà la demande par exemple. Cela consiste à ne pas perdre de vue la demande tout au long de l’APP. Il y a une phase où la personne expose sa situation, une phase avec des questions, pour plus de compréhension, puis une phase d’analyse et enfin un bilan :  qu’est-ce qu’on apprend, qu’est-ce qu’on apprend individuellement, collectivement, etc. Ce n’est pas grave s’il y a des questions d’analyse dans la partie questions et réciproquement. Ou si la personne narratrice souhaite ajouter des éléments : « mais il faut que j’explique un peu plus ça ». Toutes ces variations ne sont pas un problème si on ne perd pas de vue la demande. En passant d’étape en étape, je vérifie toujours si la demande a évolué ou non. Si la demande évolue, c’est que ça a bougé et qu’il y a des apprentissages qui se sont faits. Si dans l’étape d’analyse, des compléments d’information sont apportés par l’exposant, ce n’est pas grave du tout, pour autant qu’on ne perde pas de vue qu’on est bien en train d’analyser, d’ouvrir les regards croisés. Quand on est dans le bilan, on est bien dans le bilan, même s’il peut y avoir tout d’un coup de nouveau une question supplémentaire ou une autre idée qui apparait, on peut se la dire, se la partager, mais on ne va pas se focaliser là-dessus, on se souvient qu’on est dans la phase de bilan.

Et pendant ces dix années, tu pourrais dire que tu as travaillé vers plus de souplesse.

Exactement. Beaucoup de souplesse dans le déroulement et aussi beaucoup de souplesse au niveau de ce dont les équipes ont besoin en termes de modalités de travail. J’ai proposé de les varier à certaines équipes qui disaient : « oui, c’est sympa si on fait un peu différemment ». On avait différentes façons de faire : utiliser des post-it, utiliser des feutres, dessiner, faire des jeux de rôle, etc. Mais certains groupes ne voulaient absolument pas varier, ils avaient besoin des mêmes modalités pour pouvoir travailler. C’est important de respecter ce besoin.

Et pour toi, quelles sont les conditions à réunir ou les critères à satisfaire par rapport à cette souplesse ?

Pour moi, c’est encore une fois le but de l’analyse de pratique, que ça soutienne les participants dans leur activité de travail, que ça les aide à réfléchir. Ma satisfaction, c’est quand les gens ressortent en étant passé de l’impuissance à l’agir. Donc, ils sortent de l’impuissance. Pour moi, c’est un invariant. Avec ma superviseuse, on parlait de tracer une trace dans la complexité : tu vois un chemin dans la complexité et tu as des idées de qu’est-ce que tu as envie d’essayer. C’est ça le but pour moi. Ce sont les besoins du groupe qui comptent.

Dans tout ça, il y a une régulation continue si j’ai bien compris. Tu peux proposer quelque chose et si le groupe pense que ça va lui être utile pour faire cette trace, on y va… et s’il y a une priorité à mettre, c’est d’abord le narrateur, puis le groupe…

Oui. Exactement. Je suis là pour le groupe et non pour me faire plaisir à moi.

Peut-être que tu voudrais évoquer encore un autre aspect de ta pratique ?

Oui. Il y a ces espaces d’analyse de pratique qui peuvent être considérés sous l’angle d’une formation continue et il y a aussi des espaces dans lesquels on rencontre des enjeux un peu politiques au sein de l’organisation, des espaces d’APP qui viennent questionner les processus de l’organisation, le système en fait. Je trouve qu’il est important qu’il y ait dans une organisation des espaces pour réguler, pour clarifier, pour apporter des choses qui manqueraient, pour entendre qu’il peut y avoir parfois des problèmes. Je suis intervenue dans certains contextes où je me suis rendu compte qu’il y a un responsable qui dysfonctionne. J’aurais pu travailler sur comment donner la capacité à l’équipe de tenir bon dans ce système-là mais je préférais réfléchir avec l’équipe sur comment il est possible d’agir par exemple en réfléchissant à comment faire remonter cette problématique au niveau de la direction. Donc, ça dépasse, parfois largement la question de la pratique individuelle de chacun dans son activité professionnelle car cela vient questionner le système ; il s’agit pour moi de le formaliser dans le contrat de départ.

Ça veut dire que c’est contractualisé… avec qui fais-tu cela ?

C’est une contractualisation tripartite : avec la direction, le groupe et l’intervenant. Et les règles sont : ce n’est pas moi qui transmets les informations à la direction mais on met en place des moments de bilan où la direction vient. Si cela sort de ces moments conventionnés et qu’il y a urgence, on travaille avec les membres de l’équipe sur comment ils peuvent aller s’adresser à la direction.

Si je reformule, il s’agit vraiment de développer un pouvoir d’agir collectif au sein du groupe. Ce qui veut dire que tu vas travailler non seulement la compréhension, l’analyse de ce qui se passe, mais aussi peut-être le projet d’action.

Oui.

Est-ce que tu veux nous en donner un exemple ?

Une fois qu’on a fait I’analyse, je reviens à la personne qui a exposé la situation et je lui demande : « Qu’est-ce que tu retiens de de cette situation ? Qu’est-ce que tu as envie d’essayer ? Qu’est-ce que tu vas faire demain ? C’est quoi le prochain pas ? »  Et très souvent, quand c’est nommé, je vais vérifier les risques possibles, avec la question vraiment toute simple : « Y-a-t-il des risques à faire ce que tu as dit que tu ferais ?  Des risques pour toi, pour l’autre, pour le groupe ? De quoi tu as besoin pour mettre en œuvre cette action ? » Pour moi, ça s’appuie sur les « 3P » que j’ai appris dans une de mes formations : permission, protection, puissance. C’est un petit outil tout simple finalement ; pour pouvoir être puissant dans son action, il faut se donner des permissions et avoir des protections. C’est important de vérifier que les gens ne s’envoient pas au casse-pipe. Par exemple, une personne peut décider : « Je veux aller voir ma hiérarchie et leur faire part de certaines choses. » Mais il peut y avoir des risques à parler à sa hiérarchie ; si c’est le cas, il est important de réfléchir aux moyens d’être en confiance et d’éviter de se mettre en difficulté. C’est une question d’éthique. Il ne faut pas oublier qu’on est dans un système organisationnel où il n’y a pas que de la bienveillance ; on n’est pas dans un monde de Bisounours, il y des enjeux. Il faut pouvoir les évaluer.

Est-ce que tu aimerais rajouter quelque chose ?

Non, là je crois que j’ai fait le tour des aspects qui ont fortement évolués ou qui sont devenues des invariants dans ma pratique.

Merci Frédérique. J’ai une dernière question. Tu as parlé de l’importance d’étayer les analyses et tu as évoqué le fait qu’on est aussi nourri par des concepts, des lectures. Est-ce-que tu voudrais nous donner une idée de tes sources d’inspiration, par rapport à ton rôle d’animatrice d’APP ?

Oui. Par exemple, la question du climat dans le groupe ou l’équipe est fortement étayée par les apports d’Edmondson. C’est une chercheuse qui a beaucoup nourri mes réflexions autour de comment créer un climat propice à ce travail d’analyse et comment on permet à un groupe d’apprendre ensemble. Sinon, il y a tout ce que tu m’as apporté. Cela a été une source d’inspiration énorme dans tout ce qui relève du processus et des variantes d’APP. Et puis, tu le sais. Il y a aussi Michel Vial qui m’a énormément apporté. Il m’a énormément apporté sur tout ce qui est problématisation.

Merci Frédérique. On va mettre une ou deux références à la fin du texte.

Merci à toi, et de t’intéresser à ma pratique.

Références bibliographiques

Edmondson, A. C. (2003). Managing the Risk of Learning : Psychological Safety in Work Teams. In M. A. West, D. Tjosvold & K. G. Smith (Ed.), International Handbook of Organizational Teamwork and Cooperative Working (pp. 255-275). Chichester : John Wiley & sons Ltd.

Rebetez, F. (2014). Le rôle de l’animateur sur le climat socio-affectif comme condition d’apprentissage lors d’une APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, pp. 42-53. https://www.analysedepratique.org/?p=1383.

Thiébaud, M. (2022). Une démarche d’APP dynamique et évolutive. In Boucenna, S., Thiébaud, M. & Vacher, Y. (2022). Comment accompagner avec l’analyse de pratiques professionnelles ?  (pp. 203-233). De Boeck Supérieur. Collection Guides pratiques. 272 pages.

Vial, M., Caparros-Mencacci, N. (2007). L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des praticiens exerçant une fonction éducative. Bruxelles : De Boeck.

 

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