Jürg Bichsel

Psychologue, animateur, formateur indépendant, Suisse
j[arobase]bichsel.net 


Résumé

Cet article décrit la manière dont le facilitateur interviewé a construit puis modifié au fil du temps son regard et ses pratiques en matière d’animation de groupe d’analyse de pratiques. Après avoir commencé avec une approche très structurée et des repères nombreux et précis, répondant notamment à un besoin de sécurité, il en est arrivé à se baser de plus en plus sur l’accompagnement de la personne exposante ainsi que sur l’accompagnement du groupe de participant.e.s. Dans cette évolution, la libération de la créativité a joué aussi un rôle très important. Elle a permis d’accroître la fluidité des animations en favorisant une implication maximale au sein du groupe.

Mots-clés 

facilitation, transformation dans le temps, mobilisation du groupe, créativité

Catégorie d’article 

Interview – échange ; témoignage

Référencement 

Bichsel, J. (2024). D’une animation très structurée à une fluidité créative. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 25, 55-61. https://www.analysedepratique.org/?p=5755.


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From highly structured animation to creative fluidity
Abstract

This article describes the way in which the facilitator interviewed built up and then modified over time his approach and practices in facilitating practice analysis groups. After starting out with a highly structured approach and numerous precise points of reference, responding in particular to a need for security, he came to rely more and more on support for the participant as well as for the group of participants. Freeing up creativity has also played a very important role in this development. It has increased the fluidity of the presentations by encouraging maximum involvement within the group.

Keywords

facilitation, transformation over time, group mobilisation, creativity


Da animação altamente estruturada à fluidez criativa
Resumo

Este artigo descreve a maneira pela qual o facilitador entrevistado desenvolveu e depois modificou sua abordagem e suas práticas ao longo do tempo em termos de liderança de grupos de análise de práticas. Depois de começar com uma abordagem altamente estruturada e vários pontos de referência precisos, respondendo especialmente a uma necessidade de segurança, ele passou a confiar cada vez mais no apoio ao participante e ao grupo de participantes. A liberação da criatividade também teve um papel muito importante nesse desenvolvimento. Isso aumentou a fluidez das animações, incentivando o máximo envolvimento do grupo.

Palavras-chave

facilitação, transformação ao longo do tempo, mobilização de grupo, criatividade


 

Cette interview d’une durée d’une vingtaine de minutes a été retranscrite intégralement afin de conserver le caractère de témoignage partagé.
Dans la retranscription ci-après, les questions de l’intervieweur apparaissent en italique et les réponses de l’interviewé figurent en caractère normal.

Marc Thiébaud :

J’aimerais commencer par te demander quel genre de groupe ou d’équipe tu as en analyse de pratiques professionnelles (APP) et où est-ce que tu fleuris dans le champ de l’APP ?

Jürg Bichsel :

J’ai une chance inouïe parce que jusqu’à présent, je n’ai toujours travaillé qu’avec des gens volontaires. Et ces gens volontaires, c’étaient des équipes d’enseignants qui avaient suivi, par exemple une formation avec moi et qui avaient décidé de continuer de se voir. C’étaient des gens en formation qui voulaient se former à l’analyse de pratiques et qui avaient choisi de faire cette formation et donc de la pratiquer. C’étaient des gens qui faisaient de l’analyse de pratique et qui n’étaient pas contents de la manière dont ils étaient accompagnés, parce que c’était institutionnel. Et puis il y a des gens qui proposaient leur offre, mais ça tournait plus parfois en discussions de bistrot. C’était assez peu structuré et l’animateur souvent perçu comme un expert de qui on attendait des solutions. Alors ils ont fait appel à moi et j’ai bossé avec ces gens pendant plusieurs années. Donc un contexte toujours volontaire et c’est pour moi vraiment une chance, une grâce, parce que c’est peut-être une des conditions pour que ça se passe bien.

Je te rejoins. Est-ce que tu peux remonter dans le temps et tes souvenirs de tes premières analyses de pratiques. Comment ça s’est passé ? Comment est-ce que tu as été demandé ? Et qu’est-ce que tu as eu envie peut être de proposer comme animation ?

Oui. Alors ça remonte beaucoup à la formation qu’on avait donnée ensemble [= avec Marc Thiébaud], qui a été pour moi un déclencheur. Cela remonte à 20 ans ou plus. On a formé des gens à animer des analyses de pratique et ça a été pour moi un déclic pour proposer cette option de l’APP à beaucoup d’enseignant.e.s avec qui je collaborais et qui avaient des difficultés dans leur conduite de classe, leurs relations avec les familles, leur gestion de la vie à l’école, etc. C’est vraiment ça qui a été pour moi le déclencheur. Et puis après, il y a eu passablement de demandes de la part de groupes d’enseignants. Au début, j’étais très rassuré d’avoir un canevas que je suivais avec beaucoup de scrupules. Aujourd’hui, j’en ris un peu, mais au début, c’était tellement rassurant parce que je pense que pour faciliter, il faut être en confiance. Et si on n’est pas en confiance, ça va se contagier à l’ensemble du groupe. Au début, j’avais besoin d’avoir des étapes bien précises, bien structurées, que je suivais et que je proposais. En même temps, c’était très apprécié aussi, visiblement ça donnait énormément confiance aux personnes qui vivaient ces étapes d’APP. Et ça, c’est quelque chose qui a vraiment changé, je dirais après coup. Avec ce canevas avec les étapes et leur durée, je me disais qu’il faut pouvoir passer toutes les étapes. Aujourd’hui, je ne me dis plus que c’est nécessaire de passer toutes les étapes. Donc si une étape dure nettement plus longtemps, pourquoi pas ? Je me dis : soyons centré sur la personne qui présente et on verra bien où ça nous conduit. Mais à l’époque, j’étais passablement centré sur la personne, mais aussi sur une méthodologie, un canevas, des étapes que je m’efforçais de suivre.

J’entends qu’il y avait un bénéfice pour chacun.e quelque part. Et maintenant, si je te comprends bien, tu vois davantage de bénéfices à la souplesse.

Oui. Absolument. Au début, par ailleurs, je prenais beaucoup en charge, moi. Avec certains groupes, j’ai travaillé pendant dix ans. Puis tout d’un coup, l’institution a dit qu’elle ne payerait plus pour les APP et que le groupe devrait être capable de gérer ça. Alors, on a changé un peu le format : sur six séances annuelles, il y en a quatre qui sont en autogestion et deux où moi je continue de venir. En ma présence, le groupe travaille plutôt les questions qui se sont posées dans leur animation des APP. C’est eux qui animent et je suis un peu en méta : ces séances sont plus à visée formative. Alors ça aussi, ça a donné de la souplesse, parce que chacun.e vient avec sa personne. Comme ils animaient à tour de rôle, j’ai pu observer que pour certains, les étapes étaient suivies d’une manière très rigide alors que pour d’autres, ce qui importait, c’était avant tout de rester centré sur la demande de la personne exposante. C’est quelque chose qui a changé pour moi, la souplesse, les variantes et la variété.

Quand tu parles de variantes et de variétés, tu penses à quoi ?

Par exemple, pour comprendre la demande de la personne. Je pense qu’au début c’était une question du type : qu’est-ce que tu attends de nous ? Et je prenais pour vraie la première réponse qui était donnée. Or, l’expérience montre que ça vaut parfois la peine de creuser un peu, de consacrer du temps pour aller plus loin pour savoir ce que la personne espère. D’ailleurs, souvent, elle confond ce qu’elle espère de sa situation et ce qu’elle espère du groupe. Donc là, il faut déjà un peu rectifier. Mais même si elle dit : j’aimerais que vous me donniez des pistes ou que vous m’aidiez à comprendre…, on peut essayer d’aller plus loin : qu’est-ce qu’il y a derrière cette demande. Une des stratégies que j’utilise, c’est de demander à différentes personnes du groupe de reformuler ce qu’elles ont entendu. Chacun.e reformule d’une manière différente, avec des nuances importantes. Chaque personne a été attentive à un mot, un élément, une intonation de voix que l’autre a utilisé. On revient à la personne exposante : est-ce que ça te parle ? Est-ce bien ce que tu as voulu nous dire ? Et ce n’est pas rare qu’elle dise : non, ou en partie ; mais ça lui permet de préciser. Et notamment ce qu’elle attend du groupe, qui est différent de ce qu’elle attend par rapport à la situation.

A ce niveau, je pense qu’il y a eu beaucoup de changements dans ma pratique. Je pourrais aussi citer des variantes ou on ne demande pas aux gens ce qu’ils attendent. Cela s’est fait. Par exemple, dans une formation à l’animation, une personne en charge de faciliter un groupe d’APP oublie complètement de poser la question des attentes. Et l’exposant commence à partir dans des descriptions. En tant que formateur, je choisis de laisser aller, je me dis : est ce qu’elle va s’en rendre compte ou est-ce que quelqu’un dans le groupe va s’en rendre compte ? Et c’est intéressant, parce que, souvent, la question des attentes apparaît à la fin de cette phase descriptive : mais au fond, t’espère quoi de nous ? Ou avant de passer à la phase suivante. Et parfois je me dis : mais pourquoi pas ? On peut poser la question à cette phase aussi ? Au début, je me disais que c’est insensé parce qu’il faut d’abord savoir ce que l’autre veut pour favoriser l’écoute. Aujourd’hui, je n’en suis pas sûr.

Il y a plusieurs chemins qui mènent à Rome

Oui. Il y a plusieurs chemins qui mènent à Rome.

Alors qu’il y a dix ans, tu te disais plutôt qu’il y a un chemin qu’il faut vraiment prendre.

Voilà. J’étais plus intégriste. Mais c’est aussi comme ça dans ma relation d’aide. J’avais besoin de repères précis. Aujourd’hui, beaucoup moins. Et je m’en amuse.

Et tes repères ont aussi évolué. Parce que tu as toujours des repères… Tu vas quand même réguler quand il y a besoin. Tu vas peut-être intervenir différemment, mais tu vas parfois aussi intervenir. Qu’est-ce que tu pourrais dire de l’évolution de tes repères ou de ce que tes repères initiaux sont devenus aujourd’hui ?

Je pense qu’au départ, mes repères étaient plus méthodologiques ou habités par le souci de rester centré sur la personne, de faire juste. Et aujourd’hui, c’est de plus en plus : 1) la personne accompagnée et 2) le groupe. Peut-être qu’au début, je m’occupais moins du groupe et plus de la personne accompagnée. Comme je viens plus d’un univers de psychothérapie individuelle, c’est assez compréhensible. Aujourd’hui, je me dis que l’important, c’est de sentir le groupe, croire dans ses potentialités, le faire intervenir, lui donner la parole. Mais peut être aussi le limiter quand j’ai l’impression que ça va à l’encontre de l’intérêt de l’exposant. Donc aujourd’hui, les repères ce serait à la fois rester centré sur la demande de la personne qui présente et rester centré sur la dynamique de groupe et trouver cet équilibre. Alors qu’au début, c’était plutôt respecter les étapes, respecter des injonctions que j’avais apprises dans ma formation humaniste [rire]. Donc l’humour a pris quand même de plus en plus de place. Dans ces APP, il y a de la légèreté. Souvent les gens me disent :  mais c’est incroyable ce que c’est léger ! Alors qu’on a assisté à des larmes et des sanglots, il y a comme une forme de fluidité.

C’est presque de la magie à un moment donné. Ton expérience facilite aussi certaines choses. Et en même temps, j’aimerais évoquer le but, la finalité : est-ce que c’est toujours le même but, le même sens ? Ou est-ce que ça a aussi évolué, ça s’est élargi, ça s’est transformé ?

Je pense aussi que ça s’est transformé. Ici à nouveau, je serai un peu caricatural en parlant du début et de maintenant. Ma vision au début, c’était plutôt : la personne arrive avec des préoccupations et elle doit repartir avec des pistes soulageantes ou en tout cas une compréhension soulageante. Aujourd’hui, le sens c’est autant : elle doit faire confiance aux autres, elle doit développer une appartenance avec des gens qui vont peut-être la côtoyer au quotidien, ou au moins durant une séance d’APP tous les un mois et demi. Donc cet apprentissage du « faire partie de », de « coopérer », ça devient pour moi aujourd’hui un élément aussi important que d’avoir des idées, des pistes par rapport à des situations rencontrées. L’autre changement, c’est qu’aujourd’hui, je donne plus d’importance à : apprendre sans résoudre des problèmes que résoudre des problèmes sans apprendre. Donc l’objectif, c’est que la personne réfléchisse et s’interroge sur qui elle est. C’est indépendant de la situation qu’elle présente. A ce niveau d’apprentissage, il y à la question : où cours-je ? Qui suis-je ? Qui pour moi est vraiment importante. Souvent, après un ou deux ans, les gens commencent à dire : « je comprends mieux pourquoi je me fiche dans des situations problématiques ». Et c’est comme s’ils découvrent le levier qui fait qu’ils sont co-responsables de ce qui arrive. C’est un objectif un peu de connaissance de soi, de développement personnel, de métaréflexion, de réflexivité, qui a pris davantage de place. Alors qu’au début, c’était plutôt : rationnellement, il y a des problèmes, on va imaginer des solutions et puis l’autre va repartir enrichi. Ça s’est aussi élargi ainsi.

Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui, les participant.e.s sont plus ouvert.e.s, moins ouvert.e.s, également ouvert.e.s à cet apprentissage ou cette vision de l’analyse de pratique comme un moyen de mieux se connaître ? Comment est-ce que tu perçois les demandes ou les attentes des participant.e.s à cet égard ?

Je pense que c’est plutôt l’attitude de la personne en charge de l’animation qui permet d’arriver à ces objectifs. Et la validation par le groupe. Parfois, les gens disent aussi : moi, j’ai quelque chose demain et il faut qu’on l’aborde. Et je vais vérifier comment ils repartent, s’ils sont OK pour le lendemain. À ce moment, la vision à long terme de connaissance de soi s’estompe un peu.

Il y a aussi une souplesse à ce niveau-là…

C’est dans ma manière d’intervenir. Par exemple, si quelqu’un s’exprime dans la mauvaise étape, j’essaie de l’arrêter en montrant le plus de bienveillance possible. Et en même temps, je vérifie à ce qu’il y ait une compréhension générale de pourquoi on ne saute pas les étapes, et qu’on puisse aller en profondeur dans une étape. C’est la question du sens, vraiment, on est là pour apprendre ensemble, on est là pour se donner des quittances, même si les choses ne se passent pas comme on aimerait idéalement qu’elles se passent. C’est ça la fonction d’aide finalement du groupe, au-delà des solutions précises qui peuvent être évoquées par rapport à des situations. Il est difficile de savoir ce qui tient à moi et ce qui tient aux demandes des gens. Ce que j’observe, c’est que chaque fois que je propose de se fixer comme objectif de s’interroger sur soi, d’apprendre aussi sur comment on lit, regarde, comprend les questions, les émotions, etc., j’obtiens une grande adhésion.

Je trouve vraiment intéressant parce que tu nous parles de cette attitude qu’on peut manifester dans le groupe et qui va quelque part ouvrir des portes. Ce que tu dis, c’est que tu ouvres des portes par tes quittances, mais aussi par tes invitations, tes propositions à aller se questionner sur son rapport à l’apprentissage ou sur ses émotions. Il me semble que c’est de cette manière notamment que ton attitude se manifeste.

Exactement. Et j’adore ta manière de le formuler parce qu’elle me paraît plus claire.

Je te remercie pour ta quittance. Je pensais encore à une chose avant qu’on termine : il y a peut-être aussi des aspects qui traversent toutes ces années de pratique, qui ont été toujours présentes, qui ont toujours été peut-être des constantes, dans ta perception en tout cas de tes animations et des groupes que tu as animés. Quels éléments n’ont pas vraiment changé ?

Ce qui me vient à l’esprit, en entendant ta question, c’est vraiment Carl Rogers. C’est un peu comme s’il a été une boussole du début à la fin. Simplement, les instruments que j’avais au début pour suivre le cap étaient plus rudimentaires. Mais au niveau du cap, franchement, il n’y a pas grand-chose qui a changé. Et ce cap, c’est qu’on peut avoir foi dans l’humain. Autant dans la personne qui présente : confiance qu’elle va trouver son chemin, que ce n’est pas à nous de lui en trouver un. Que dans le groupe qui accompagne, qui saura adopter des attitudes aidantes. Parce que c’est naturellement là, il suffit de l’inviter, de le convoquer, puis de le valoriser, de le valider quoi. Ça, c’est pour moi vraiment une constante. Si on revient à Carl Rogers, il y a l’empathie : percevoir ce qui se passe dans l’autre, autant celui qui présente que celui qui est impatient dans le groupe à donner des solutions (et je peux apporter une reformulation aux deux). Et il y a aussi l’authenticité. Par exemple, on a décidé de travailler trois situations. On a utilisé plus de la moitié du temps et on n’a pas encore fini avec la première APP. Je peux dire à un moment donné : stop, il faut qu’on prenne une décision, qu’on se positionne. Ces deux éléments sont vraiment des repères qui, pour moi, sont constants. Ils se sont peut-être affirmés, précisés à travers les années. Je ne les comprenais pas forcément de la même manière qu’aujourd’hui. Mais ce sacré Carl, il a eu quand même une belle intuition ! Et ce que je crois comprendre, c’est que tu les as déclinés en fait dans une démarche de travail en analyse de pratiques qui était nouvelle pour toi, à partir de ton travail en individuel ?

Exact. Exactement.

Ce qui me frappe, quand je t’écoute, c’est que je te vois toujours encore animé par ce cap, par cette foi en l’humain, par l’empathie et l’authenticité. Je vois dans tes yeux qui brillent quelque chose qui fait que tu as toujours eu du plaisir et que tu en as encore à animer. Et je me dis que c’est aussi ça qui a été finalement ton moyen ou ta méthode numéro un pour animer les groupes.

Oui, à 100 %. Et toutes les quittances et les preuves que j’ai vont dans ce sens : faire grandir l’humain. Soi et l’autre. Parce que sûrement, ça va de pair.

Tu as reçu en retour, finalement, énormément.

Absolument.

Est-ce qu’il y a quelque chose qui te semble encore intéressant d’évoquer avant de conclure ?

J’aimerais ajouter un mot de la fin : on peut avoir confiance, en soi et dans les autres.

Un grand merci, Jürg.

 

 

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