Suzanne Guillemette

Professeure titulaire, Université de Sherbrooke
Suzanne.Guillemette[arobase]USherbrooke.ca


Résumé

De 2013 à 2023 se sont vécues plusieurs rencontres d’animation d’analyse de pratiques professionnelles (APP) en filigrane à une recherche-action. Deux articles ont paru dans la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles en lien avec cette démarche. Les résultats mettaient en lumière les dispositifs et modalités nécessaires pour démarrer une APP, la façon d’animer et d’accompagner des groupes d’APP, la place de l’art du questionnement, la façon de passer de la réflexion à la réflexivité, le développement de postures réflexives chez la personne accompagnée et les accompagnateurs. Cette fois, nous utilisons une démarche de « selfstudy » pour dégager le type de questions que la personne animatrice-accompagnatrice se pose et, par conséquent, le type de posture qu’elle occupe en APP.

Mots-clés 

coconstruction, coformation, posture, questions, selfstudy

Catégorie d’article 

Travail de recherche

Référencement 

Guillemette, S. (2024). Posture de la personne animatrice-accompagnatrice de l’APP, regard croisé au travers d’une recherche-action longitudinale. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 25, 93-106. https://www.analysedepratique.org/?p=5752.


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Posture of the PPA facilitator-accompanist : a cross-section of longitudinal action research
Abstract

From 2013 to 2023, a number of professional practice analysis (PPA) meetings were held as part of an action research project. Two articles were published in the Revue de l’analyse de pratiques professionnelles in connection with this approach. The results highlighted the systems and procedures needed to start a PPA, how to lead and support PPA groups, the role of the art of questioning, how to move from reflection to reflexivity, and the development of reflective postures in the person being supported and the support staff. This time, we use a “self-study” approach to identify the type of questions that the facilitator-coach asks herself and, consequently, the type of posture she adopts in PPA.

Keywords

co-construction, co-training, posture, questions, selfstudy


A postura do facilitador-acompanhante de PPA: uma seção transversal de pesquisa de ação longitudinal
Resumo

De 2013 a 2023, foram realizadas várias reuniões de análise de práticas profissionais (APP) como parte de um projeto de pesquisa-ação. Dois artigos foram publicados na Revue de l’analyse de pratiques professionnelles em conexão com essa abordagem. Os resultados destacaram os sistemas e procedimentos necessários para iniciar um APP, como liderar e apoiar grupos deAPP, o lugar da arte de questionar, como passar da reflexão para a reflexividade e o desenvolvimento de posturas reflexivas na pessoa que está sendo acompanhada e na equipe de acompanhamento. Desta vez, usamos uma abordagem de « selfstudy » para identificar o tipo de perguntas que o facilitador-acompanhante faz a si mesmo e, consequentemente, o tipo de postura que ele adota no APP.

Palavras-chave

co-construção, co-treinamento, postura, perguntas, selfstudy


1.  Rétrospective en guise d’introduction

Au début du XXIe siècle, certains auteurs s’interrogent sur l’accompagnement en contexte scolaire (Le Bouëdec & coll. 2001). Dès le début 2000, apparaissent des modèles d’accompagnement individuel, notamment à l’intention du développement professionnel chez les chefs ou directions d’établissements scolaires et de l’insertion professionnelle du personnel enseignant au Québec (gouvernement du Québec, 2006 ; Rich, 2010). Depuis, plusieurs études démontrent le bienfondé de l’accompagnement collectif selon des démarches d’analyse des pratiques professionnelles (APP) chez les acteurs scolaires. D’ailleurs, dans nos écoles, des communautés de pratiques professionnelles ou des communautés d’apprentissage professionnel  (Leclerc & Labelle, 2013) ou des groupes d’APP (Guillemette, 2014 ; 2017 ; 2021a ; Savoie-Zajc, 2010) sont utilisés en guise de dispositifs de formation auprès du personnel en contexte scolaire : direction d’établissement, enseignant et professionnel, et ce, dans le but de questionner, d’analyser, d’ajuster voire, transformer les pratiques éducatives et pédagogiques en soutien à la réussite éducative et scolaire de tous les élèves. Une recherche menée entre 2015 et 2018 démontre notamment l’apport de l’accompagnement à titre de situation emblématique[1] chez les personnes conseillères pédagogiques (CP) dans les milieux scolaires du Québec (Guillemette, Vachon & Guertin, 2019).

En 2014, nous définissions l’accompagnement par une relation bipartite entre une personne accompagnée et une personne accompagnatrice (Le Bouëdec & Tomamichel, 2003 ; Paul, 2009, 2012 ; Vial & Caparros-Mencacci, 2007 dans Guillemette et Simon 2014). Nous affirmions que l’accompagnement collectif s’adressait plus particulièrement à un « groupe restreint de professionnels volontaires (8 à 10 personnes) et où chaque participant est invité à prendre tantôt la posture de la personne accompagnée, tantôt celle de la personne accompagnatrice dans l’idée de se joindre à l’autre, de le soutenir ; mettant en lumière l’idée de favoriser le potentiel de l’un et de l’autre » (Guillemette, 2014, p. 63).

Le modèle d’accompagnement collectif alors développé et mis en œuvre se distingue par la façon dont chaque acteur met en œuvre un projet professionnel d’intervention (PPI). Il s’agit de la mise en place d’un projet qui amène un changement dans le milieu scolaire et pour lequel, les acteurs sont appelés à ajuster leurs pratiques éducatives ou pédagogiques. Le PPI devient un objet à l’étude que l’on déplie et où se vit une démarche d’APP.

1.1  Des résultats au fil du temps

Les résultats d’une recherche-action que l’on qualifie de longitudinale (2012-2020)[2], menée auprès d’acteurs en milieux scolaires, permettent d’observer de réelles retombées sur l’ajustement, voire la transformation des pratiques. Nous avons pu documenter le PPI comme objet de la démarche d’APP qui, croisé à l’art du questionnement, favorise une réelle prise de recul au sens de poser un regard sur, dans ou pour la pratique dans une intention d’ajustement de la pratique chez les gestionnaires ou les professionnels en milieux scolaires (Guillemette, 2021a ; Guillemette & Simon, 2014). Nous avons situé l’apport de l’art du questionnement (écouter, questionner et rétroagir pour comprendre et analyser) pour soutenir la transition entre réfléchir sur sa pratique et poser un regard réflexif sur, dans ou pour la pratique, et ce, chez les participants (Guillemette & Monette, 2017).

Ces observations permettent de renforcer la dynamique selon laquelle la distanciation exige de sortir d’une pensée linéaire (Argyris & Schön, 2002) afin de poser un regard par rapport à soi et la situation, soi et ses ressources, soi et sa pratique et enfin, soi et son développement professionnel (Guillemette & Simon, 2014) pour mieux ajuster sa pratique. Ce n’est que lorsque la personne accompagnée est en mesure de poser un regard méta sur ce qui l’habite, son habitus au sens de Bourdieu (dans Perrenoud, 2008) ou de remettre en question ses schèmes au sens de Argyris et Schön (2002) ou de poser un regard métaréflexif au sens de Vacher (2014 ; 2015), qu’une nouvelle prise de conscience émerge. Cette fois, il s’agit de questionner, d’ajuster ou de transformer les valeurs et les croyances qui sous-tendent les intentions d’action, d’acquérir de nouvelles connaissances ou ressources, de mieux les mobiliser au sens du développement de la compétence. Ce n’est qu’alors, que s’opère une réelle transformation de la pratique (Guillemette, 2021a). Conséquemment, nous avons identifié quatre dispositifs susceptibles de soutenir le passage de la réflexion à la réflexivité :

  • Le projet professionnel d’intervention (PPI) comme objet d’APP ;
  • L’art du questionnement : écouter dont les silences, questionner (questions ouvertes) pour mieux comprendre et analyser ainsi que rétroagir en utilisant des ancrages théoriques ou des hypothèses de compréhension ;
  • L’hétérogénéité du groupe qui optimise la façon de comprendre ou d’analyser une situation ;
  • La durée et intensité des rencontres dans le temps : importance à accorder au temps d’apprendre pour mieux comprendre, analyser, ajuster et transformer la pratique.

Selon Etienne & Fumat (2014), la connotation analyse des pratiques reconnait le groupe comme une entité bienveillante pour offrir des angles d’analyse complémentaires ou différents. Pour ce faire, nous avons dégagé des modalités de démarrage de quatre ordres selon « les principes de : bienveillance, d’espace sécuritaire et de règles éthiques [puisque ce sont à travers ces dernières] que se créent des relations interpersonnelles sur lesquelles de vrais échanges s’amorcent » (Guillemette, 2017 p. 130-131). Il s’agit des modalités de l’ordre :

  • Opérationnel : la mise en place de la logistique nécessaire dont un calendrier de rencontres, la fréquence des rencontres, le matériel nécessaire, la disposition de la salle, etc. ;
  • Éthique : les règles à négocier et à respecter, dont le respect des différences et la confidentialité des échanges et la relation de confiance et de franchise au sein du groupe ;
  • Professionnel : l’importance de l’engagement volontaire de chaque acteur ;
  • Relationnel : la relation de réciprocité, se connaitre et aplanir les barrières hiérarchiques.

C’est à travers ces dispositifs d’accompagnement et ces modalités de démarrage que se vit la démarche d’APP que nous proposons. Si nous avons pu démontrer au fil des 10 dernières années, la façon pour les participants de se développer à travers l’APP, que peut-on dire de la personne animatrice-accompagnatrice ? En effet, la qualité de l’animation dont « la façon de donner la parole, de créer des conflits sociocognitifs et de mettre en interrelation la pratique et la théorie » revient à titre d’invariant à travers les dires des participants des diverses cohortes rencontrées. Or, comment qualifier la posture de la personne animatrice-accompagnatrice dans le cadre d’une démarche APP ?

1.2  Pousser plus loin la réflexion : une nouvelle intention d’analyse

Cette fois, notre intention est de pouvoir analyser l’agir de la personne animatrice-accompagnatrice. Plus spécifiquement, il s’agit de mieux cerner la posture qu’elle occupe dans une telle démarche.

2. Cadre de référence 

Pour mieux cerner la posture de la personne animatrice-accompagnatrice, il y a lieu de revenir sur la définition de l’accompagnement qui a évolué au fil de la recherche tout en y greffant, le concept d’intelligence de situation.

2.1 L’accompagnement

Nous réitérons d’abord qu’accompagner porte sur « l’idée de se joindre à l’autre, de le soutenir […], de favoriser le potentiel de l’un et de l’autre » (Guillemette, 2014, p. 63). Rappelons que Paul (2016) précise qu’accompagner, c’est « être avec et aller vers [ce faisant,] la personne accompagnée passe d’un sujet-acteur […] à celui d’un sujet-auteur » (p. 26). Au travers nos travaux, nous y ajoutons que toute personne accompagnatrice demeure gardienne de la démarche afin de soutenir un processus réflexif, menant alors les participants à devenir « des sujets-auteurs-réflexifs » (Guillemette & Monette, 2019, p. 42). Aux dires de Robin (2007), « penser l’accompagnement en termes ingenium […] c’est rappeler combien tout accompagnant se doit de développer une intelligence de la situation » (p. 248).

2.2 L’intelligence de situation

Agir avec intelligence exige une capacité à poser un regard sur l’action : une fois l’action terminée, dans l’action : pendant que l’action se vit ainsi que pour l’action : dans une perspective de planification des prochaines actions à venir (Argyris & Schön, 2002 dans Houde & Guillemette, 2021). Ce qui commande indéniablement une capacité à décoder, à écouter, à interroger et à interpréter les manifestations, et ce, selon le degré d’acquiescement ou de résistance perçu. Dès lors, l’intelligence de situation se définit par la capacité « à lire attentivement le moment présent, ce qui en est, ce qui se joue. De surcroît, elle sollicite une prise de conscience, plus spécifiquement, du comment cela se joue » (Guillemette, 2021b, p. 85), et ce, pour mieux soutenir, accompagner et planifier.

Ainsi, l’intelligence de situation suppose une lecture consciente de l’ici et maintenant avec une intention réelle de soutenir la démarche d’APP menant à une prise de recul, plus précisément à une posture réflexive au regard des pratiques, chez des personnes qui choisissent de poser un regard sur, dans ou pour leurs pratiques dans le but de les ajuster et, éventuellement, de vivre une réelle transformation professionnelle (Guillemette, 2021b). Ce qui met en exergue toute l’importance pour la personne animatrice-accompagnatrice d’adopter elle-même une posture réflexive dans, sur et pour sa pratique. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons d’analyser la façon dont cette personne se questionne sur sa propre pratique ; comment elle occupe une posture réflexive lorsqu’elle accompagne une démarche d’APP, et ce, en écho à l’intelligence de situation.

3. Méthodologie

La singularité de nos travaux réside dans la façon de mener une démarche de recherche-action en filigrane aux démarches d’accompagnement collectif. Le PPI qui sert d’objet de dialogue pour analyser la pratique de son sujet-auteur-réflexif, devient un outil de collecte de données sous l’angle de la recherche afin d’en dégager des invariants et des spécificités (Guillemette, 2021a).

3.1 Perspective de recherche-action

La perspective adoptée dans le cadre de la recherche-action se qualifie de longitudinale puisqu’elle s’est échelonnée sur huit ans (2012-2020) auprès de neuf cohortes (huit à douze personnes) accompagnées respectivement sur une période de deux à trois ans. Les participants occupent un rôle d’acteurs compétents, réflexifs et volontaires (Guillemette & Savoie-Zajc, 2013) alors que pour la chercheuse, il s’agit de comprendre la réalité sur le terrain (Elliott, 2006 dans Guillemette, Royal, & Monette, 2015).

3.2 Opérationnalisation de la démarche d’APP

De manière opérationnelle, chaque participant présente son PPI. La démarche d’APP[3] proposée permet de questionner le sujet-auteur-réflexif à partir de quatre axes :

1) observer et questionner la situation ou la pratique pour mieux comprendre ;

2) questionner pour mieux analyser la situation ou la pratique ; poser des hypothèses de compréhension ou synthétiser sa compréhension ….

3) planifier des intentions d’actions ou des actions à partir des idées de réponses qui émergent de l’ensemble du questionnement ;

4) s’engager et agir dans son milieu par rapport à la planification proposée entre les APP et d’en rendre compte lors d’une rencontre subséquente.

La démarche préconise que chaque participant soit accompagné, à tour de rôle sans jugement et sans se faire dire comment agir. Tous agissent aussi à titre de personnes accompagnatrices alors qu’elles écoutent, questionnent ou rétroagissent par rapport aux pratiques d’un collègue à partir de son PPI.

3.3 Démarche de collecte et d’analyse de données

Pour chaque cohorte rencontrée, trois types de collecte de données ont été préconisés : 1) l’explicitation du PPI au travers des verbatims, 2) une fiche d’intégration et d’introspection (FII) que chaque participant remplit après chaque rencontre et 3) les comptes rendus (CR). De plus, la personne accompagnatrice-chercheuse tient son propre journal de bord selon deux dimensions : 1) accompagnement et analyse de pratique et 2) aspects méthodologiques de la recherche. La démarche d’analyse de contenu par thématisation continue, empruntée à Paillé & Mucchielli (2008), est privilégiée pour dégager l’occurrence des invariants ou des spécificités pour et entre chaque PPI, pour chaque cohorte et de manière croisée, entre les cohortes.

3.4 Un « selfstudy » à partir des boucles de réflexivité et d’apprentissage

Cette fois, le « selfstudy » (Reason & Bradbury, 2007) ou une analyse en « je » est privilégié.  Il s’agit pour la personne accompagnatrice que je suis, de poser un regard sur ma façon de mener une démarche d’APP avec les participants. Plus spécifiquement, il s’agit de dégager la façon de me questionner alors que j’anime les groupes d’APP visant le passage de la réflexion à la réflexivité.

Sous l’angle de la recherche, il s’agit de reprendre les verbatims en cours d’animation des démarches d’APP (axes 1 à 4) en lien avec chaque PPI et de les analyser selon la dynamique de distanciation (réflexion ou réflexivité) qui exige de sortir d’une pensée linéaire (Argyris & Schön, 2002) afin de poser un regard par rapport aux quatre boucles : soi et la situation (B1), soi et ses ressources (B2), soi et sa pratique(B3) et soi et son développement professionnel (B4). Ensuite croiser le questionnement aux notes de terrains inscrites au journal de bord que je conserve à titre de personne accompagnatrice – chercheuse et au besoin, de retourner aux synthèses des FII ou des comptes rendus.  Autrement dit, il s’agit de dégager les invariants et spécificités quant à l’art du questionnement chez la personne animatrice-accompagnatrice lorsqu’elle conduit des groupes d’APP.

4. Résultats et discussion

Accepter d’analyser sa façon d’animer des groupes d’APP, oblige nécessairement de se placer en posture méta sur son agir. De manière métaphorique, il s’agit de se placer au balcon afin d’observer son agir, pendant l’action, après l’action ou en planification pour les étapes subséquentes à l’action. L’agir englobe nécessairement la façon d’habiter l’art du questionnement (écouter, questionner et rétroagir) pour mieux soutenir le passage de la réflexion à la réflexivité chez les participants.

L’analyse nous amène à constater que la personne animatrice-accompagnatrice occupe deux postures nécessaires pour soutenir le passage de la réflexion à la réflexivité chez les participants. D’abord, en se positionnant en relation à l’intelligence de situation – regard méta sur la façon dont se vit l’APP. Ensuite, en pouvant se lire ou se reconnaitre avec intelligence – regard métaréflexif sur sa façon d’accompagner l’APP.

4.1 Poser un regard intelligent sur la façon d’animer l’APP – regard méta

L’art du questionnement cherche à comprendre, à décoder, à écouter, à interroger et à interpréter les manifestations selon le degré d’acquiescement ou de résistance perçu chez la personne accompagnée. Pour mener la démarche d’APP de manière intelligente, la personne animatrice-accompagnatrice est appelée à remplir certaines conditions indéniables.

D’abord et dans un but de vivre la démarche avec attention, la personne animatrice-accompagnatrice est appelée à être présente à elle afin d’être présente à l’Autre (Cormier, 2011) tout comme à l’ensemble des participants lors d’une séance (accompagné- accompagnateurs). La présence à soi oblige de mettre de côté ses préoccupations, de choisir d’être dans ici et maintenant et de demeurer centré sur ce qui se vit et comment ça se vit. Il s’agit de comprendre comment se vit la dynamique d’APP entre la personne accompagnée et les participants accompagnateurs.

Demeurer dans le ici et maintenant fait parfois naitre une forme d’ambiguïté, d’incompréhension, voire de brouillard ; situation avec laquelle la personne accompagnatrice doit pouvoir négocier.  Ainsi, les silences, la façon d’entendre ou d’écouter sans jugement deviennent incontournables afin de : 1) comprendre et analyser la façon dont la personne accompagnée comprend sa situation, son PPI, et analyse sa pratique pour mieux l’ajuster et 2) comprendre et analyser la façon dont les pairs accompagnateurs questionnent le PPI ou la pratique de l’auteur de ce PPI.

Conséquemment, si les questions ouvertes permettent une mise à distance sans prescrire un savoir-faire et sans placer la personne en réaction, il y a lieu d’assurer une forme de vigilance et de rigueur quant à la place accordée à l’expression « est-ce que… » qui trop souvent prescrit une façon de faire ainsi qu’au « pourquoi… » qui place la personne en mode défensif. Par exemple, au lieu d’amorcer le questionnement par « est-ce que », la personne animatrice demandera à la personne ayant posé la question « qu’est-ce que tu cherches à comprendre ? Comment pourrait-on formuler la question autrement ? ».  Pour éliminer le mot interrogatif « pourquoi », les formulations du type « comment expliques-tu que… » ; « quel est le contexte qui explique que… », seront privilégiées puisqu’elles permettent de comprendre et d’analyser sans brusquer.

Dans une telle démarche, questionner suppose de permettre à la personne accompagnée de dégager des pistes de solution, et ce, sans la mener là où l’on voudrait qu’elle aille. Il s’agit pour la personne animatrice-accompagnatrice de s’assurer que les questions ne deviennent, en aucun cas, un mécanisme de manipulation. Que les questions suscitent davantage une réflexion : « quelles sont les ressources que tu pourrais utiliser ? » « Quelle est ton intention éducative ? » ; ou menant vers une perspective réflexive : « quelles sont tes croyances ou tes valeurs par rapport à … ? ». Ajoutons que résumer la compréhension de la situation par la personne animatrice-accompagnatrice ou participante accompagnatrice par les énoncés « si je comprends bien… » ou « je pose l’hypothèse que… », sert d’effet miroir en guise de rétroaction plutôt que de donner des pistes de solution. La personne accompagnée effectue un pas de côté, voit la situation autrement et peut alors en dégager des actions susceptibles d’y répondre. Ainsi, la personne animatrice-accompagnatrice demeure la gardienne du processus réflexif dans un tel contexte.

Dans sa façon d’animer le groupe, la personne animatrice-accompagnatrice est dès lors appelée à situer son questionnement ou celui des participants par rapport aux boucles d’apprentissage et de réflexivité pour permettre ce passage de la boucle 1 aux boucles 2, 3 ou 4 de manière itérative et en questionnant lorsque c’est possible, l’habitus derrière ces boucles (passage vers la réflexivité). Or, en guise d’exemples, nous dégageons au tableau 1, quelques questions génériques qui permettent de se situer et de se questionner pour soutenir la démarche d’APP.

Tableau 1 : Questions que la personne animatrice-accompagnatrice se pose pour réfléchir la démarche d’APP

Boucle 1

Soi et la situation

Boucle 2

Soi et ses ressources

Boucle 3

Soi et sa pratique

Quel est l’objet de la situation ?

Qu’est-ce que je comprends de la situation ?

Qu’est-ce qui soulève mon questionnement ?

Qu’est-ce qui habite la personne derrière son questionnement ?
(réflexivité)

Quelles sont les ressources que la personne détient ?

Quels sont les référents théoriques qui peuvent apporter un éclairage ?

Quels sont les liens entre le choix des ressources et ses réelles intentions et ses valeurs  ? (réflexivité)

Quelle est l’intention véritable de la personne ?

Qu’est-ce qui semble poser un malaise ?

Quelles sont les valeurs véhiculées derrière l’action ? (réflexivité)

Boucle 4 :  Soi et son développement professionnel

Qu’est-ce que la personne retient des échanges ?

Quels sont les besoins de soutien ou d’accompagnement ?

En quoi cette expérience lui apporte-t-elle de nouvelles façons de voir ou d’agir ?

Comment cette démarche l’amène-t-elle à réfléchir à ses schèmes ou habitus ? (réflexivité)

Tableau adapté de Guillemette, 2021a, p. 111

La personne animatrice-accompagnatrice est ainsi appelée à modéliser au sein du collectif tout en pouvant lire le processus réflexif qui s’installe progressivement avec intelligence afin de demeurer en cohérence entre le dire et l’agir. La façon d’écouter, de questionner ou de rétroagir tout en aidant les participants accompagnateurs à reformuler leurs questions lorsque nécessaire, fait naître la relation de réciprocité, de sollicitude et de bienveillance nécessaire à la démarche d’APP.  Les données démontrent la place prépondérante des boucles pour mieux situer cet art du questionnement par rapport à l’évolution d’une posture réflexive selon une perspective intelligente chez la personne accompagnée, les participants-accompagnateurs ainsi que chez la personne animatrice-accompagnatrice.

4.2 Se lire ou se reconnaitre avec intelligence sur sa façon de réfléchir l’APP : regard méta-réflexif

Soutenir l’art du questionnement suppose que la personne animatrice-accompagnatrice soit elle-même en mesure de réfléchir sur, dans et pour sa propre pratique au sens de Argyris et Schön, (2002). Plus encore, elle est appelée à réfléchir sur sa propre façon de réfléchir ; qu’elle se place en posture méta-réflexive (Vacher, 2015). Ce qui suppose de prendre conscience de son habitus (au sens de Bourdieu dans Perrenoud, 2008) derrière l’art du questionnement. Pour illustrer les propos, à titre de personne animatrice, j’ai l’impression que mon clone miniature s’assoit sur mon épaule droite dans le but de me chuchoter à l’oreille ou me questionner sur ma façon d’écouter, de questionner ou de donner une rétroaction à travers les boucles de réflexivité, et ce, que ce soit dans, sur ou pour ma pratique lors de toute démarche d’APP. Le tableau 2 présente quelques exemples de questions se voulant réflexives.

Tableau 2 : Questions que la personne animatrice-accompagnatrice se pose pour mieux réfléchir sur ce qui l’habite lors de démarche d’analyse de pratique

Boucle 1

Soi et la situation

Boucle 2

Soi et ses ressources

Boucle 3

Soi et sa pratique

Comment m’y prendre pour bien comprendre la situation ?

Qu’est-ce qui est sous-entendu par ma question ?

Quelles sont mes croyances quant à la capacité de cette personne à comprendre et résoudre la situation ou à mener son PPI ?

Quelle est la meilleure question pour permettre de dégager les ressources ?

Qu’est-ce qui m’habite lorsque j’entends et écoute ?

Quelle est mon intention réelle lorsque je pose cette question ?

Quelles sont mes valeurs ou mes croyances derrière ces intentions ?

 

Boucle 4 :  Soi et son développement professionnel

Quelles sont mes valeurs ou mes croyances derrière la démarche d’analyse de pratique ?

Quelle est ma façon d’accompagner ou d’animer une analyse de pratique ?

Quelles sont mes forces ?

Que dois-je développer davantage pour mieux écouter, questionner ou rétroagir ?

Tableau adapté de Guillemette, 2021a, p. 112

Se lire ou se reconnaitre avec intelligence, croisé à la façon dont on réfléchit à la démarche d’APP, assure rigueur, sollicitude et flexibilité dans la démarche. Ce type de démarche d’accompagnement exige formation, stratégies, règles, techniques, mais surtout, la capacité de prise de recul nécessaire pour mener à bien un processus réflexif à titre de personne animatrice-accompagnatrice réflexive.

Dans une telle perspective, la personne animatrice-accompagnatrice se place « en projet d’accompagner la personne en projet. Cette façon d’être s’inscrit dans une dynamique relationnelle et interactionnelle entre les trois instances que sont : la posture de la personne accompagnatrice, l’autonomie de la personne accompagnée et l’objet même du projet », le PPI. (Guillemette, 2021a, 47).

5. Conclusion : se placer en projet d’accompagner la personne en projet…

La posture réflexive de la personne animatrice-accompagnatrice de toute démarche d’APP suppose d’identifier à quelle épistémologie elle appartient.  Au fil de la recherche longitudinale menée, la posture épistémologique de l’animatrice-accompagnatrice repose sur les paradigmes que l’on qualifie d’humaniste et de socioconstructiviste.

L’APP à titre de dispositif d’accompagnement suggère que chaque personne trace son propre chemin ; ceci suppose d’établir des relations interpersonnelles entre humains dans une dynamique de sollicitude, interpellant le courant humaniste. Le constructiviste prétend que toute personne possède des schèmes (valeurs, croyances, etc.), ainsi que des savoirs (déclaratifs et expérientiels) qui guident son agir sur lesquels se construisent de nouveaux savoirs. S’ajoute à ces notions de construction et de formation celle de la « socio » qui met en lumière que tout humain apprend en relation avec son environnement, et plus particulièrement avec ses pairs (Jonnaert et Vander Borght, 2003). C’est par l’interrelation entre le savoir d’expérience et les nouveaux savoirs théoriques pour mieux mettre en lumière ses schèmes qui sous-tendent ses actions, et ce, tout en se questionnant avec les pairs de manière bienveillante et en respect aux règles éthiques que la personne s’ajuste ou se transforme dans un champ d’action spécifique.

Ainsi, animer des groupes d’APP devient une forme de confrontation entre les idées, les connaissances, les valeurs et les croyances au regard d’une situation et en interaction avec les personnes accompagnées ou accompagnatrices. C’est bien de cette façon que tous les participants peuvent vivre une prise de recul et poser un regard réflexif les conduisant respectivement à se construire de nouveaux repères pour se repositionner pour mieux ajuster ou transformer leur pratique : se développer professionnellement.

Les notions de co-formation et de co-construction prennent alors tout leur sens dans des démarches d’APP comme dispositif d’accompagnement collectif alors que tous les acteurs participants en tirent profit, dans la mesure où tout un chacun (accompagné, accompagnateurs et animateur-accompagnateur) se place en projet de se questionner, de prendre du recul, de choisir de prendre une posture réflexive… « On ne peut donc pas s’improviser personne accompagnatrice : accompagner exige de développer un agir éthique, bienveillant et méthodologique » (Guillemette,2021, p. 113) ; un savoir-professionnel qui passe le plus souvent par une formation nécessaire et spécifique en APP.

Références bibliographiques

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Cormier, S. (2011). La communication et la gestion, Presses de l’Université du Québec. 2e édition.

Gouvernement du Québec. (2006). Études pratiques de soutien et d’accompagnement des nouvelles directions d’établissement (No. 2006-06-00010). Québec : Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport.

Guillemette, S. (2021a). Accompagner l’émergence de projets d’établissements apprenants, dans le cadre de démarches de recherche-action, JFD Éditions.

Guillemette, S. (2021b). L’intelligence de la situation : de la théorie à la pratique…qu’en est-il ? Dans La conseillance pédagogique, une profession au service des écoles québécoises. (Dir.) Vachon, I. Guillemette, S. et Vincent, G.  JFD Éditeur (81-90).

Guillemette, S. (2019). Le projet professionnel d’intervention. Un dispositif pour soutenir une démarche de réflexivité au cœur d’un modèle d’accompagnement collectif chez des conseillers pédagogiques et des directions d’établissements scolaires au Québec. (Dans.) Accompagnement collectif et agir coopératif : éducation, formation, intervention. (Dir.) Persce, S. et Breton, H. Éditions Téraèdre. Deuxième partie, (99-112).

Guillemette, S.  Vachon, I. et Guertin, D. (2019). Un référentiel de l’agir compétent en conseillance pédagogique en soutien à la réussite des élèves. À l’intention des conseillères et conseillers pédagogiques des commissions scolaires du Québec.
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Guillemette, S. (2017). Modalités pour le démarrage d’une démarche d’analyse de pratique et de réflexivité selon une perspective de bienveillance. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 119-132. https://www.analysedepratique.org/?p=2452

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Notes

[1] Il existe quatre situations emblématiques chez ces professionnelles : conseiller, former, accompagner et innover. Elles se qualifient d’emblématiques puisqu’elles « sont associées de façon nette et précise à des contextes particuliers dans lesquelles les CP mènent leurs interventions » (Guillemette, Vachon et Guertin, 2019, p.33).

[2] Étude longitudinale (2012-2020) utilisant une démarche de recherche-action auprès de 9 cohortes (8 à 12 personnes) ayant participé à des démarches d’analyse de pratique pour une durée de 2 à 3 ans chacune à raison de 5 à 6 rencontres d’une demie ou d’une journée par année pour un total de 108 personnes dont plus de 92 PPI mis en œuvre, documentés, dépliés et analysés.

[3] Pour comprendre de manière plus explicite la démarche, voir Guillemette (2021a), chapitre 4.