Nadine Faingold

Formatrice, Paris
nadine.faingold@gmail.com

 

Résumé

Cet article retrace le parcours professionnel de Nadine Faingold et montre comment, depuis ses premières expériences en vidéo-formation, elle n’a cessé d’expérimenter différents dispositifs réflexifs d’analyse des pratiques. L’entretien d’explicitation de Pierre Vermersch, les niveaux logiques de Robert Dilts en PNL et la découverte du modèle IFS (Internal Family Systems) des parties de soi de Richard C. Schwartz ont jalonné et nourri ce cheminement, jusqu’à la mise au point de l’approche de la cartographie émotionnelle, qui synthétise les apports de plus de trente années de recherche et d’accompagnement professionnel.

Mots-clés 

vidéo-formation, dispositifs réflexifs, entretien d’explicitation, entretien de décryptage, cartographie émotionnelle

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; techniques et outils au service de l’analyse de pratiques professionnelles

Référencement 

Faingold, N. (2023). Décentration et prise de conscience en analyse de pratiques professionnelles. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 24, 68-77. https://www.analysedepratique.org/?p=5621.


download-iconArticle en PDF             et-info-comment Commentaires


Decentring and awareness-raising in the analysis of professional practices
Abstract

This article retraces Nadine Faingold’s professional career and shows how, from her first experiences in video training, she has constantly experimented with different reflective methods for analysing practices. Pierre Vermersch’s explanatory interview, Robert Dilts’s logic levels in NLP and the discovery of Richard C. Schwartz’s IFS model of the parts of the self have marked out and nurtured this journey, culminating in the development of the emotional mapping approach, which synthesises the contributions of over thirty years of research and professional support.

Keywords

videotraining, reflective devices, explanatory interview, decoding interview, emotional mapping


Descentralização e conscientização na análise das práticas profissionais
Resumo

Este artigo reconstitui a carreira profissional de Nadine Faingold e mostra como, desde suas primeiras experiências com treinamento em vídeo, ela tem experimentado constantemente diferentes métodos reflexivos para analisar práticas. A entrevista explicativa de Pierre Vermersch, os níveis lógicos de Robert Dilts na PNL e a descoberta do modelo IFS (Internal Family Systems) de Richard C. Schwartz sobre as partes do self, marcaram e alimentaram essa jornada, culminando no desenvolvimento da abordagem de mapeamento emocional, que sintetiza as contribuições de mais de trinta anos de pesquisa e de acompanhamento profissional.

Palavras-chave

Treinamento em vídeo, dispositivos reflexivos, entrevista explicativa, entrevista de decodificação, mapeamento emocional


 

Mon parcours de formatrice à l’accompagnement professionnel et de chercheuse en sciences de l’éducation a été caractérisé par une alternance entre l’expérimentation de dispositifs d’entretiens individuels et de dispositifs d’analyse de pratiques professionnelles en groupe, ces deux aspects s’enrichissant l’un l’autre au fil des années. Par ailleurs, la préoccupation de permettre une aide à la prise de conscience du « comment » de l’action, mais aussi du « pourquoi » de l’émotion par le décryptage du sens du vécu subjectif, m’ont amenée à me former à différentes approches en psychothérapie. La prise en compte de la dimension émotionnelle de l’expérience a nourri ma réflexion et ma pratique de l’accompagnement.  Cela m’a permis de créer un cadre de sécurité des personnes en identifiant et en respectant leurs zones de vulnérabilité, tout en mettant en évidence leurs compétences et leurs ressources comme points d’appui dans leur évolution professionnelle.

1. Premières expériences : la vidéo-formation

Après mon CAPES[1], j’ai exercé pendant deux ans en tant que professeur de philosophie en Terminale avant d’être nommée professeur de psychopédagogie en Ecole Normale, sans formation spécifique préalable. J’ai donc appris peu à peu mon métier de formatrice d’enseignants, en suivant des cours de psychologie de l’enfant, en assistant aux cours de mes collègues de didactique, en m’intéressant aux apprentissages fondamentaux, mais surtout en allant sur le terrain des écoles pour les visites de formation lors des périodes de stage des normaliens, et en reprenant contact avec la question de la relation pédagogique à travers les interactions maître/élève(s). C’est alors que j’ai commencé à réfléchir aux conditions à réunir pour que les entretiens post-visite soient de véritables temps de formation réflexive pour l’enseignant débutant. Lors des retours de stage, j’avais mis en place des séances de retour sur le vécu de ces premières expériences professionnelles, mais sans un cadre méthodologique précis, ce dont j’ai rapidement perçu la nécessité pour dépasser une simple juxtaposition de témoignages et permettre un processus d’analyse en groupe.

C’est à ce moment-là que l’expérimentation nationale des Laboratoires d’essais pédagogiques conduite par Gérard Mottet (1997) m’a permis de mettre en place avec des collègues une structure transdisciplinaire d’analyse de pratiques en vidéo-formation. Il s’agissait de préparer une séquence de classe avec un petit groupe de sept normaliens, de désigner un « prestataire » qui mènerait cette séquence d’environ trente minutes, les autres rôles se répartissant entre cameraman et observateurs selon des grilles prédéterminées. La séquence était ensuite menée et enregistrée devant une demi-classe. S’en suivait une phase d’analyse du document vidéo, en présence du professeur de psychopédagogie, d’un professeur de la didactique concernée et d’un conseiller pédagogique. Des variations étaient ensuite apportées à la situation d’apprentissage lors d’une nouvelle préparation en vue d’une amélioration pédagogique. Une nouvelle séquence devant l’autre demi-classe, parfois avec le même prestataire, parfois avec changement de prestataire, donnait lieu ensuite à une seconde phase d’analyse réflexive en s’appuyant sur le second document vidéo.

Des formations sur la conduite de la phase d’analyse avaient été organisées au plan national par le Comité de coordination des Ecoles Normales (devenu ensuite Média-Formation), formations dont le but était d’une part de travailler les conditions à mettre en place pour ménager la sensibilité du prestataire et pour assurer un cadre de non-jugement et de droit à l’erreur, d’autre part de nous faire comprendre que la question n’était pas pour les formateurs de faire eux-mêmes une belle analyse critique de la séquence de classe, mais au contraire de savoir se mettre en retrait et de faire en sorte de créer les conditions pour que ce soient les stagiaires eux-mêmes qui soient amenés à faire une analyse réflexive de leur pratique. J’ai beaucoup appris de ce changement radical de posture de l’animateur d’une phase d’analyse de pratiques, véritable révolution copernicienne que je serai amenée à opérer à nouveau quelques années plus tard dans le cadre de la mise en place de groupes d’analyse de pratique en formation initiale et continue des enseignants.

En 1989 dans la continuité d’un DEA[2] sur les Laboratoires d’essais pédagogiques, j’entreprends une thèse de doctorat sous la direction de Gilles Ferry, et je me trouve rapidement confrontée à la question de l’insuffisance de la vidéo-formation pour aller vers une analyse de pratiques tenant pleinement compte du vécu subjectif de l’enseignant, et de celui des élèves. C’est alors que je me mets en quête d’une technique d’entretien qui me permette de mieux cerner ce qui se passe dans la tête (mais aussi dans le corps et dans le cœur !) des acteurs d’une séquence pédagogique… et qu’en janvier 1990 je rencontre Pierre Vermersch lors de l’une de ses premières conférences sur l’entretien d’explicitation. Il m’apparaît que c’est exactement l’approche qui me manquait pour avancer dans ma thèse… Et quelques jours plus tard je participe à la première réunion du groupe de recherche sur l’explicitation et la prise de conscience, qui deviendra le Grex[3] dont je suis encore et toujours membre plus de trente ans après. L’entretien d’explicitation va définitivement modifier ma conduite des entretiens de formation en situation duelle, des entretiens de recherche et des temps d’analyse de pratique en groupe. En 1993, je soutiens ma thèse de doctorat que j’ai intitulée : Décentration et prise de conscience – Etude de dispositifs d’analyse des situations pédagogiques dans la formation des instituteurs. Je prends conscience aujourd’hui que je n’ai cessé depuis de suivre cette piste de travail de l’aide à la prise de conscience à travers la mise au point de dispositifs de décentration et de réflexivité.

Parallèlement, en 1993, je me forme à la Programmation Neuro-Linguistique (P.N.L.) dont je retiendrai en particulier l’importance de s’appuyer sur les ressources de la personne. Par la suite j’entreprends une thérapie personnelle avec Jacques de Panafieu, puis je participe durant trois ans à ses séminaires de formation de psycho-praticiens centrés sur un travail autour des croyances sur soi et des communications inachevées. Il est à noter que ce travail personnel et ces deux formations m’ont apporté une compétence d’accompagnement et un cadre de sécurité, aussi bien pour moi que pour les stagiaires, quant à l’accueil de tout ce qui se joue d’émotionnel en analyse de pratiques.

2. Premiers groupes d’analyse de pratiques

A partir de 1995, je propose en formation continue des groupes d’analyse de pratiques, sur la base du volontariat, à des enseignants spécialisés auprès des élèves en difficulté d’une part, à des conseillers pédagogiques et à des maître-formateurs d’autre part. Le nombre de participants est limité à huit personnes et j’utilise dans l’animation de ces groupes tout ce que j’ai appris : entretien d’explicitation pour faire décrire le vécu subjectif d’une situation professionnelle qui pose problème, PNL pour mettre en place des processus de décentration et de recadrage, identification de croyances limitantes. Je suis dans un rôle d’expert, j’accompagne le narrateur dans son processus réflexif et dans l’ouverture vers des perspectives nouvelles. Je donne la parole aux autres participants dans un second temps, pour aider à la verbalisation des résonances et réflexions suite à ce travail, et pour permettre des échanges et des interactions à l’intérieur du groupe.

A partir de l’année 2001 les étudiants en formation initiale en IUFM[4] se voient proposer des temps obligatoires d’analyse de pratique. Ceci rend indispensable une formation de formateurs à l’analyse de pratiques professionnelles en groupe. Ayant été initiée par Maurice Lamy (2002) de l’académie de Poitiers au dispositif GEASE[5] (décrit par Fumat, Vincens et Etienne, 2003) et sollicitée pour former mes collègues, je fais le choix de cette approche dont le cadre très précis permet un maximum de sécurité pour le groupe, mais aussi pour des formateurs encore inexpérimentés.  Je proposerai ensuite à ces collègues des séances de supervision et une formation au questionnement non inductif propre à l’entretien d’explicitation. J’ai découvert avec ce dispositif la puissance de l’intelligence collective, et la difficulté du rôle d’animateur à la fois tenu de lâcher son expertise, de ne pas intervenir sur le contenu et d’être garant du cadre et de la sécurité.

Concernant la méthodologie, j’y ai apporté certaines modifications tout en gardant des éléments essentiels du cadre : j’ai maintenu les phases distinctes : choix de la situation, narration, questions, hypothèses, retour au narrateur, puis phase méta de retour sur la séance. J’ai tenu également pendant la phase d’hypothèses à proposer au narrateur un éloignement spatial (derrière le groupe) et une règle de non-réponse aux propositions des participants, ayant pris conscience que ce moment de décentration était un facteur décisif de prise de conscience par le narrateur. Cette mise à distance et l’écoute de différents points de vue lui permet d’entendre la situation comme un « objet » d’analyse ne lui appartenant plus complètement.

J’ai cependant apporté quelques variantes importantes, décrites dans mon article « Un dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur » (Faingold, 2014). En effet, plutôt qu’une analyse multi-référentielle qui ne me convenait pas, j’ai privilégié une centration sur la problématique singulière énoncée par le narrateur, en sachant que la plupart des autres participants y trouveraient nécessairement des similitudes avec leur propre expérience en classe. Concrètement, après le récit, le narrateur écrit au tableau « la question qu’il se pose et sur laquelle il sollicite l’aide du groupe ». Après la phase de questions factuelles / réponses, il reformule s’il le souhaite sa question. Par ailleurs j’ai privilégié dans les hypothèses une formulation « Moi ce que je comprends, c’est que… » en insistant sur le fait qu’il s’agissait toujours d’un point de vue subjectif qui pouvait ne pas convenir au narrateur (« Moi, ce que je comprends, c’est que X…, quand il ou elle…). Consciente de la fragilité induite par la position particulière de ce dernier, je demandais qu’il n’y ait aucune adresse directe en « tu », mais que les propositions soient formulées avec le prénom du narrateur et en troisième personne.  J’ai toujours veillé à ce qu’il soit en retrait du groupe mais dans mon champ de vision pour être attentive à ses réactions possibles en entendant les hypothèses des uns et des autres. Ceci afin de vérifier au moment du retour du narrateur devant le groupe, s’il a pris assez de recul et est suffisamment calme pour dire ce qu’il retient des hypothèses avancées, en laissant de côté ce qui, dans ce qu’il a entendu, a pu le faire momentanément réagir émotionnellement.

3. Explicitation, décryptage du sens, ateliers de professionnalisation

J’ai toujours pensé qu’il était essentiel en accompagnement professionnel de travailler non seulement sur les situations problème abordées en analyse de pratiques, mais aussi sur des situations vécues positivement par les professionnels, débutants ou expérimentés, pour faire émerger leurs compétences acquises ou en cours d’acquisition, et ancrer leur identité professionnelle par la mise en évidence des valeurs incarnées dans la pratique du métier. C’est ce qui m’a incitée à approfondir l’approche de l’entretien d’explicitation de Vermersch (1994) par la mise au point des entretiens de décryptage (Faingold, 2020).

Le contexte d’une situation de pratique professionnelle peut, quand il est revisité en explicitation, donc en position d’évocation, devenir déclencheur d’une émotion « graine de sens ». En ce qui concerne les situations à valence émotionnelle positive, à partir de cette graine de sens (souvent identifiée à partir de la question : « Dans tout ce qui vient d’être évoqué, quel est l’instant le plus important ? »), il est possible de mettre en place un entretien de décryptage qui va permettre, en s’inspirant de la théorisation des niveaux logiques de Robert Dilts (2013), de mettre au jour les enjeux et les valeurs qui sous-tendent l’implication dans le métier.  Ainsi à partir d’un arrêt sur image choisi par le sujet dans le flux chronologique de la situation, se succèdent les questions : « Et là, quand tu es là, qu’est-ce qui est important pour toi ?… » (valeurs), « Qu’est-ce que tu te dis ?… » (croyances-ressource), « Et quand ce que est important pour toi, c’est… qui es-tu… ? » (niveau de l’identité), « A qui es-tu relié… ? » (appartenance), « Au nom de quoi…? »… (mission) ?

L’entretien d’explicitation (EdE) permet d’explorer le « comment » de l’activité et d’accéder à la mise au jour des compétences incorporées, l’entretien de décryptage (EdD) permet d’accéder au « pourquoi » de l’engagement dans le métier. En accompagnement professionnel, le fait de faire suivre un EdE par un EdD vise à relier compétences et valeurs.

La prise de conscience de ce qui donne sens à la pratique en acte et qui constitue le cœur de l’identité professionnelle contribue à installer confiance et estime de soi chez le sujet accompagné. C’est ce qui a inspiré la méthodologie d’une recherche que j’ai coordonnée, visant la mise au jour des savoirs professionnels des éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse entre 1995 et 1997 (Faingold, 2008). Cette étude m’a permis de formaliser ensuite les ateliers de professionnalisation, dispositif d’explicitation des pratiques en groupe à partir de situations positives (Faingold, 2015) que j’ai décrit dans le numéro 6 de cette revue. Pour résumer cette démarche, il s’agit d’un travail entre pairs à partir de l’explicitation et du décryptage de moments de pratique professionnelle, qui permet, par réduction et résonance, de dégager les invariants d’un métier en termes de savoirs d’action et d’éthique professionnelle. Après un entretien d’explicitation sur une situation professionnelle positive, une phase de réflexion a posteriori permet la mise en mots des compétences en acte qui mènent souvent au cœur du métier.

Pour résumer la démarche, avec des professionnels du même corps de métier je mène devant le groupe un entretien d’explicitation avec le narrateur à partir de la consigne : « Je te propose d’évoquer un moment de pratique professionnelle où ça s’est plutôt bien passé ».  Un premier récit permet d’identifier les étapes de la situation, puis je demande au narrateur de choisir les moments qui semblent intéressants à explorer pour identifier comment la personne s’y est prise puisque le résultat est satisfaisant. L’EdE permet de ralentir le flux de parole et de mettre en évidence la succession des prises d’information et des prises de décision (Faingold, 2021) que les participants qui écoutent prennent en note. Ensuite, ils relisent individuellement ou en petits groupes leurs notes à partir de la question : « Qu’est-ce qu’il ou elle a su faire ? ». La formulation de ces savoir-faire est ensuite restituée au narrateur, mettant en évidence des compétences dont il n’avait pas encore conscience. Je mène ensuite un entretien de décryptage avec le narrateur pour l’accompagner dans la mise en mots du sens de son engagement professionnel. Dans une phase finale, un processus de résonance est sollicité auprès des participants qui sont invités à évoquer des situations présentant une analogie avec la situation du narrateur. L’une de ces situations pourra être choisie pour un prochain atelier de professionnalisation.

4. Dispositifs de cartographie émotionnelle

Dans le domaine de l’analyse de pratiques professionnelles et des entretiens d’accompagnement professionnel portant sur des vécus difficiles, pour aller plus loin dans la compréhension de la logique émotionnelle, j’ai longtemps cherché un modèle théorique qui puisse rendre compte de manière satisfaisante de la complexité du vécu subjectif en situation. Et l’entretien d’explicitation, si précieux pour explorer les situations de réussite, ne m’aidait pas par sa mise à l’écart méthodologique du domaine de l’émotion. Pendant longtemps, pour clarifier ce qui se joue dans une situation professionnelle problématique, j’ai privilégié les modalités d’analyse de pratique en groupe décrites précédemment. Le travail réflexif permettait de constater que très souvent, la difficulté pour un sujet venait du fait qu’à l’occasion d’un déclencheur, une émotion à valence négative faisait irruption dans le contexte professionnel et paralysait momentanément le cours normal de l’activité. Les personnes prenaient alors conscience du fait que ces réactions émotionnelles envahissantes leur étaient déjà bien connues et s’enracinaient dans leur passé biographique. Le fait pour le narrateur de pouvoir distinguer clairement ce qui relevait de sa problématique personnelle de ce qui relevait du contexte professionnel permettait de clarifier la situation et d’ouvrir les perspectives.

C’est avec la découverte de l’approche IFS (Internal Family Systems) de Richard C. Schwartz (2020) que j’ai rencontré un modèle explicatif de nos fonctionnements émotionnels, à la fois puissant et aisément transposable en accompagnement professionnel. Le modèle IFS met en évidence à la fois la multiplicité du moi (parties de soi) et l’existence d’un espace intérieur de conscience et d’accueil inconditionnel permettant d’identifier nos fragilités et nos ressources. M’étant formée à cette approche initialement destinée à des psychothérapeutes, j’ai d’abord construit une méthodologie d’accompagnement individuel intitulé « Cartographie émotionnelle et exploration des parties de soi » (Faingold, 2018) que j’ai ensuite transformé en dispositif d’analyse de pratiques professionnelles en petit groupe de 4 personnes, auquel j’ai initié mes étudiants du master « Formation de formateurs à l’accompagnement professionnel ».

La cartographie émotionnelle[6] aussi dénommée par mes étudiants « Les petits papiers » est une pratique qui permet de clarifier rapidement une situation-problème en démêlant éléments de contexte et aspects subjectifs, afin de mettre en lumière les enjeux émotionnels et identitaires qui sont sollicités. Ce travail passe par des phases d’écriture sur de « petits papiers » (format A4 divisé par huit) faisant ensuite l’objet de réorganisations spatiales (mapping). La mise à plat sur une surface plane des éléments de la situation crée de fait une décentration facilitant pour le sujet la mise à distance de ce qui a pu le déstabiliser. Ceci permet de démêler par étapes successives les émotions présentes dans un contexte professionnel problématique, et d’identifier les fragilités mais aussi (et surtout) les ressources de la personne. Le processus permet ainsi d’aider à la prise de conscience des différentes parties de soi impliquées dans la situation, en mettant en évidence les zones de vulnérabilité et les points d’appui possibles.

L’accompagnement relève d’une posture très spécifique que l’on trouve aussi bien dans l’approche de Pierre Vermersch en entretien d’explicitation, que dans celle de Richard C. Schwartz en psychothérapie IFS, et qui est aussi l’une des caractéristiques du décryptage du sens. C’est une posture d’accompagnement non-interprétative, qui guide la démarche d’exploration du vécu subjectif, avec des consignes et des questions non inductives, visant une aide à la prise de conscience par le sujet lui-même de son mode de fonctionnement en situation.

Appliqué en analyse de situation professionnelle par groupe de 4 (ou 5) personnes, cela donne le dispositif suivant.

Après une démonstration de ma part où j’accompagne avec un volontaire la totalité du processus, je distribue les consignes d’accompagnement, et les participants se répartissent les rôles : un accompagnateur, un narrateur, deux observateurs.

Le cadre des étapes successives est très précis :

  • Récit du narrateur
  • Ecriture sur des « petits papiers » des éléments de la situation
  • Organisation jusqu’à obtenir une configuration satisfaisante
  • Explication
  • Pause
  • Ajouts éventuels, nouvelle disposition
  • Où sont les fragilités, où sont les ressources ? Où est le personnel, où est le professionnel ?
  • Où est le cœur du problème ?
  • Pause
  • Abstraction : que retenir d’essentiel ?

A chaque pause, les observateurs peuvent échanger avec l’accompagnateur.

Après ces étapes qui correspondent spécifiquement à un temps d’aide à la prise de conscience, une phase d’hypothèses est proposée selon le mode « Moi, ce que je comprends de la situation » puis « Moi, ce que j’imaginerais pouvoir faire dans cette situation », le narrateur étant silencieux et à l’écoute. La parole lui est ensuite redonnée et un temps d’échanges au sein du groupe clôt la séance d’une durée d’environ deux heures.

5. En guise de conclusion

En privilégiant le travail à partir du vécu subjectif d’une personne dans le cadre d’une situation spécifiée, qu’il s’agisse d’analyse de pratique en groupe ou de ce que j’ai pu développer en entretien individuel de formation et/ou de recherche, je rejoins cette conviction que c’est en approfondissant le singulier qu’on atteint l’universel, idée formulée par Rogers (1968)[7] et reprise par Pierre Vermersch dans ses travaux de recherche (2000). Les dispositifs d’analyse de pratiques, en tant qu’ils favorisent à la fois réflexivité et décentration, sont une clé exceptionnelle pour aller plus loin dans la compréhension de ce qui nous freine et de ce qui nous anime dans notre parcours professionnel, et, au-delà, dans notre dynamique personnelle. A partir d’une posture non-inductive posant que par définition, c’est le sujet qui sait, l’accompagnement se conçoit avant tout comme une aide à la prise de conscience, en entretien individuel comme en groupe, pour esquisser ensuite des pistes d’aide au changement.

Références bibliographiques 

Dilts, R. (2013). Etre coach. Malakoff : Interéditions.

Faingold, N. (2008). Les pratiques éducatives à la Protection Judiciaire de la jeunesse. Expliciter, 73, 1-10.

Faingold, N. (2013). Accompagner l’émotion : explicitation, décryptage du sens et parties de soi. Expliciter, 100, 29-38.

Faingold, N. (2014). Un dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur. Revue de l’analyse des pratiques professionnelles, 3, 3-12. https://www.analysedepratique.org/?p=1221.

Faingold, N. (2015). Les ateliers de professionnalisation : mettre au jour les compétences sous-jacentes à la pratique. Revue de l’analyse des pratiques professionnelles, 6, 32-41. https://www.analysedepratique.org/?p=1831.

Faingold, N. (2018). « Les petits papiers » : un dispositif d’accompagnement professionnel. Cartographie émotionnelle et exploration des parties de soi. Expliciter, 118, 21-34.

Faingold, N. (2020). Les entretiens de décryptage. De l’explicitation à l’émergence du sens. Paris : L’Harmattan.

Faingold, N. (2021). Une petite histoire du modèle de l’action tel que je l’ai développé. Expliciter, 131, 32-36.

Fumat, Y., Vincens, C., Etienne, R. (2003). Analyser les situations éducatives. Paris : E.S.F.

Lamy, M. (2002). Propos sur le GEASE. Expliciter, 43, 1-13.

Mottet, G. (1997). La vidéo-formation. Paris : L’Harmattan.

Rogers, C.R. (1968). Le développement de la personne. Paris : Dunod. p. 24.

Schwartz, R.C., Sweezy, M. (2020). Internal Family Systems Therapy. Second edition. New York : Guilford Press.

Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F.

Vermersch, P. (2000). Approche du singulier. In Barbier, J-M. L’analyse de la singularité de l’action. Paris, P.U.F.

Vermersch, P. (2012). Explicitation et phénoménologie. Paris : P.U.F.

 

Haut de page

 

Notes

[1] Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré.

[2] Diplôme d’études approfondies.

[3] Groupe de recherche sur l’Explicitation.

[4] Institut Universitaire de Formation des Maîtres.

[5] Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives.

[6] Faingold, N. (2020). Cartographie émotionnelle. Marque déposée INPI.

[7] « Ce qu’il y a d’unique et de plus personnel en chacun de nous est probablement le sentiment même qui, s’il était partagé ou exprimé, parlerait le plus profondément aux autres » (Rogers, 1968, p. 24).