Caroline Bell

Enseignante et directrice d’école maternelle, Nice
bell.caroline@free.fr 

 

Résumé

Cet écrit présente l’utilisation de la vidéoscopie lors d’accompagnements réalisés auprès d’étudiants. Il expose les enjeux liés à son usage dans la construction du savoir-analyser réflexif des futurs professionnels. Cette démarche est ici associée à des entretiens d’explicitation et d’auto-confrontation croisée, permettant d’engager la construction de l’analyse réflexive chez ces futurs professionnels et de développer leurs compétences.

Mots-clés 

analyse réflexive, vidéoscopie, entretien d’explicitation, auto-confrontation

Catégorie d’article 

Modalités d’analyse de pratiques professionnelles

Référencement 

Bell, C. (2023.). Analyser ses pratiques avec la vidéoscopie : la confrontation croisée. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 24, 51-67. https://www.analysedepratique.org/?p=5619


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Analysing your practices with videoscopy: cross-confrontation
Abstract

This writing presents the use of videoscopy in the context of mentoring students. It sets out the issues associated with its use in building the reflective analytical skills of future professionals. This approach is here associated to explicitation and cross self-confrontation interviews, allowing to start the construction of the reflexive analysis in future professionals and to develop their skills.

Keywords

reflexive analysis, videoscopy, explicitation interviews, self-confrontation


Analisar suas práticas com videoscopia: confrontação cruzada
Resumo

Este artigo apresenta o uso de videocópias no treinamento de estudiantes. Ele expõe os désafios associados ao seu uso no desenvolvimento de um saber analisar reflexivo dos futuros profissionais. Essa abordagem é combinada com entrevistas explicativas auto-confrontação cruzada, ajudando a desenvolver a análise reflexiva nesses futuros profissionais e a desenvolver suas competencias.

Palavras-chave

análise reflexiva, analise de vídeo, entrevista explicativa, autoconfrontação


 

Cet article se propose d’évoquer l’utilisation de la vidéoscopie dans le cadre de l’accompagnement de stagiaires inscrits en Master de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation.

1. D’où je parle

Institutrice depuis 1990, puis Professeure des Écoles, j’ai eu très vite des missions de formation, en premier lieu comme animatrice informatique, intervenant dans la formation des enseignants, puis comme Maitre d’Accueil Temporaire auprès d’étudiants stagiaires en master Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation, durant plus de vingt ans.

Suite à un changement d’académie, j’ai souhaité me professionnaliser davantage en m’inscrivant dans un parcours certificatif : le Certificat d’Aptitude aux Fonctions d’Instituteur ou de Professeur des Écoles Maitre Formateur. Dans cette perspective et afin d’approfondir mes compétences professionnelles, je me suis inscrite et j’ai obtenu successivement deux Masters MEEF Pratique et Ingénierie de la Formation à l’Université Toulouse – Jean Jaurès :

  • Ouverture Professionnelle en Milieu Scolaire dans un cadre Pluridisciplinaire et Inter degrés.
  • Conseil Pédagogique et Enseignement

Lors des accueils de stagiaires, des entretiens étaient organisés à l’issue des séances conduites en classe par les stagiaires, afin de les analyser. Durant ces années de formation, j’ai recherché et testé différents dispositifs me permettant d’accompagner au mieux les étudiants à l’analyse de leur pratique professionnelle.

2. Un enjeu professionnel

Avec la loi de refondation de l’école de la République et les nouveaux programmes de 2015, le référentiel des compétences professionnelles des enseignants définit quatorze compétences, dont « s’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel[1] ».

L’enjeu, pour les enseignants est de pouvoir analyser, conscientiser et améliorer leur pratique professionnelle. Plusieurs recherches ont été conduites en ce qui concerne l’analyse de ces pratiques et les différents dispositifs associés au travers de grilles. Des auteurs comme Roland Goigoux (2007), Dominique Bucheton et Yves Soulé (2009) ou Pierre Vermersch (1994) ont pu s’interroger sur les constituants de l’activité professionnelle des enseignants.

Ainsi il s’agira d’analyser ce que fait l’enseignant en amont lorsqu’il pense sa séance. Il tient compte d’un multi-agenda de préoccupations enchâssées (Bucheton & Soulé, 2009), lors de la préparation de la classe et au cours de l’activité.

2.1. Penser-concevoir-élaborer au travers des variables didactiques

Lors de l’accompagnement des étudiants, il s’agira de les aider à analyser leur pratique. Or, dans la préparation, de nombreuses variables sont à la disposition du professionnel :

  • Il convoque les savoirs, connaissances ou savoir-faire/être qu’il veut enseigner, conformément à un curriculum s’inscrivant dans les programmes officiels.
  • Il pense une ou plusieurs situations didactiques s’inscrivant dans une séquence d’apprentissage.
  • Il tient compte de la Zone Proximale de Développement des élèves (Vigotsky, 1997) et cible des compétences tout en anticipant leur évaluation future.
  • Il envisage les obstacles aux apprentissages auxquels les élèves pourraient être confrontés.
  • Il différencie les apprentissages en tenant compte des besoins éducatifs particuliers de certains élèves.
  • Il organise le temps, la chronogénèse[2] (Reuter, Cohen-Azria, Daunay, Delcambre, & Lahanier-Reuter, 2013).
  • Il prévoit l’utilisation de l’espace et des modalités de conduite de la classe (groupe classe, îlots, binômes/trinômes, …), les moments éventuels de dévolution…
  • Il anticipe la régulation des interactions avec les élèves ou entre eux, leurs attitudes (la topogénèse[3]).
  • Il se projette dans une ou plusieurs postures à mettre en œuvre.
  • Il prépare l’utilisation de certains artéfacts (tableaux, manuels, affichage, disposition des tables et des élèves). Ce que nous appelerons la mésogénèse[4].
2.2. La conduite de séance

En ayant en tête ce tableau de bord complexe (Goigoux, 2007), l’enseignant va transposer la séance pensée au sein d’une classe, unique avec ses particularités intrinsèques (Chevallard, 1985). Il va adapter le prescrit aux contraintes liées aux élèves et au milieu matériel dans lequel il enseigne.

Roland Goigoux définit ainsi cinq grandes focales décrivant la pratique enseignante : la planification, la régulation, la différenciation, la motivation et l’explicitation. Le tableau suivant liste les composants de chaque focale.

Fig. 1 – Les cinq focales pour analyser une pratique d’enseignement[5]

L’étudiant, en s’appropriant ces focales, va pouvoir construire sa pratique professionnelle. Au cours des stages ou séances qu’il va conduire, il engagera sa réflexivité, accompagné par un professionnel chevronné (maitre d’accueil ou maitre formateur).

2.3. Observer – Analyser – Évaluer : l’analyse réflexive

Il est dans la nature humaine d’ajuster ses actions en fonction de son environnement, d’improviser ou d’apprendre de ses expériences, afin d’être plus efficace dans des situations similaires. Pour autant, les modalités de nos actions ne sont pas toujours conceptualisées. Yves Clot (1999), donne deux explications : « La première est que l’expérience d’un geste n’est pas opaque seulement pour celui qui l’observe de l’extérieur. Le geste réussi, efficace ou abouti, est lisse, souvent machinal. Incorporé par celui qui s’y livre, il a quitté la conscience pour rejoindre les sous-entendus, individuels et collectifs, qui organisent l’action à l’insu du sujet. Son sens n’est nullement transparent. La deuxième est que l’imitation formelle du geste ne garantit pas contre un usage déplacé. Ajusté dans un contexte, il se trouve, dans un autre, déplacé, tant qu’il reste le geste étranger de l’autre que je reproduis. »

Selon Armelle Balas-Chanel (2012) : « Développer une pratique réflexive, c’est adopter une posture réfléchie, de manière régulière et intentionnelle, dans le but de prendre conscience de sa manière d’agir, ou de réagir, dans les situations professionnelles ou formatives ». La posture réflexive est une posture mentale qui n’est pas spontanée. Il s’agit de tourner son attention vers soi-même et vers son activité, plutôt que vers le contexte dans lequel s’est déroulée cette activité. Il ne s’agit pas d’adopter une posture égocentrique, mais de s’intéresser à soi en tant qu’acteur dans toute situation vécue. C’est tourner son regard vers soi-même, pour mieux se connaître et mieux connaître sa manière d’agir dans des circonstances données.

Chacun conduit son action selon ses implicites, sa culture, son parcours personnel, son rapport aux autres… De fait, bien se connaître permet de savoir quels sont les mobiles, les modalités et les effets de son action. Il s’agit de mettre en lumière ce qui est de l’ordre d’un fonctionnement inconscient, passer de l’implicite du vécu à une conscience réfléchie et ainsi pouvoir s’auto-corriger ou réajuster certaines pratiques non pertinentes ou efficaces.

La pratique réflexive permet de faire évoluer les pratiques professionnelles individuelles et collectives en accompagnant chacun vers un travail sur l’identité professionnelle, le rapport à l’Institution, au savoir et au changement. Cela engage un réel processus de professionnalisation. Elle permet, selon le sociologue Philippe Perrenoud (2001), de « résoudre un problème, comprendre une situation complexe, s’interroger sur sa pratique et imaginer de nouvelles façons d’améliorer sa performance ».

2.4. La conscientisation des gestes professionnels

Le mot « geste » est une action volontaire ou involontaire impliquant une modification de l’aspect de l’individu (ex : bouger les yeux, plisser le front…) ou de sa posture (de l’orientation, la souplesse, la rigidité de son corps…) y compris le changement de sa voix (tonalité, intensité…). Par extension, le geste professionnel est une pratique volontaire mise en place dans un but pédagogique ou opérationnel précis et incluant toute forme de stratégie physique ou orale mise en place par l’enseignant.

Selon Bucheton et Soulé (2009), engager une transformation de ses pratiques professionnelles, par une démarche personnelle du professionnel, c’est être en mesure d’analyser ses pratiques, d’avoir un retour réflexif pour les faire évoluer et proposer des dispositifs plus efficients.
Il s’agit de mettre en place un cercle vertueux, basé sur la faculté de l’enseignant à auto-évaluer le résultat de son travail : préparation, exécution, analyse, régulation. C’est favoriser la construction des savoirs professionnels par l’action et la réflexion dans et sur l’action : FAIRE et COMPRENDRE.

2.5. Activité et pratique

Comme nous l’avons dit plus tôt, l’enseignant a beaucoup à penser en préparant sa classe. Après avoir déterminé ce qu’il veut enseigner et comment, il rédige une fiche de préparation détaillée. La séance est anticipée, dans l’idéal de ce qu’il pense faire. L’activité réelle conduite va différer. L’enseignant a pu réajuster, modifier ce qu’il avait prévu en fonction du réel de la situation, des interactions avec les élèves…

Lors de l’entretien a posteriori, le formateur, dans un souci de bonne compréhension de l’activité, va s’entretenir avec l’enseignant afin de mieux appréhender :

  • Les choix pédagogiques ou didactiques qui ont été faits,
  • Ce que l’étudiant a voulu faire, mais n’est pas parvenu à faire,
  • Les travers identifiés que le professionnel souhaiterait éviter,
  • Ce que l’étudiant fait sans savoir qu’il le fait (automatismes, posture ou geste à conscientiser).

L’enseignant se construit ainsi au fil du temps et de ses expérimentations un habitus professionnel qui traduit sa pratique professionnelle, intimement lié à ce qu’il est en tant qu’individu, avec son vécu, son histoire, ses opinions.

Dans le cadre de l’accompagnement des enseignants en formation (initiale ou continue), il est possible d’utiliser la vidéo. L’objectif est de conserver ainsi la trace de l’activité du professionnel, traduisant l’état de sa pratique à ce jour et de pouvoir ainsi visionner les enregistrements conjointement et d’engager une réflexion sur la séance d’enseignement conduite. Certaines séances conduites par les étudiants vont être ainsi captées par la vidéo. Ces enregistrements vont servir de support à l’analyse réflexive de leurs pratiques.

3. La vidéoscopie

3.1. Élément de définition

L’usage de la captation vidéo permet d’avoir une trace de ce qui se passe en classe et de pouvoir en faire une analyse fine. Ces données ainsi recueillies permettent de visionner à plusieurs reprises les séances, et ainsi pouvoir analyser l’activité selon plusieurs focales : l’activité de l’enseignant et l’activité des élèves. L’utilisation de la vidéoscopie permet de re-convoquer le réel de l’activité lors des entretiens a posteriori. Certains éléments de la pratique de l’enseignant peuvent ainsi être mis à jour, puis questionnés, en tenant compte du contexte. La pratique observée est dite « constatée », car la présence de la caméra peut induire une modification de la pratique habituelle.

La notion de pratique

La pratique engage l’individu selon deux axes, un axe personnel qui lui est propre (engagement, valeurs, histoire personnelle), et un axe collectif, lié à une culture professionnelle dans lequel il s’inscrit. D’après Marc Bru (1994), la pratique enseignante ne se réduit pas à la mise en œuvre d’une méthode pédagogique. La pratique se décline en diverses « variables d’action » (Bru, 2002) : « Les variables didactiques sont en rapport avec le savoir à enseigner ; les variables relatives aux processus relationnels et de gestion de classe sont appelées variables de processus pédagogiques et les variables d’organisation pédagogique se rapportent au temps, à l’espace, au groupement des élèves, à l’utilisation du matériel. » Le terme « pratique » est utilisé pour qualifier tout ce qui se rapporte à ce que l’enseignant pense, dit ou ne dit pas, fait ou ne fait pas, sur un temps long, que ce soit avant, pendant ou après les séances de classes (Vinatier, Pastré, 2007).

La notion d’activité

L’analyse de l’activité des enseignants, est comme nous l’avons dit, implique également l’analyse de l’activité en amont et en aval. Il ne s’agit pas seulement d’analyser la succession des tâches ou actions réalisées, mais également les intentions, les modifications, les remaniements apportés. De plus l’activité est étroitement liée au milieu dans lequel elle s’exerce et la rend unique et particulière (mésogénèse, topogénéèse, chronogénèse).

3.2. L’auto-confrontation simple ou croisée

Selon Luc Ria (2014), on peut apprendre concrètement à enseigner à partir de l’analyse de l’activité d’autres enseignants ou de la sienne. Les pistes les plus prometteuses proviennent de l’usage en formation et pour la formation de situations d’enseignement et d’apprentissages décrites et analysées au plus proche de leur mise en œuvre en classe, de ce qu’elles suscitent tant chez les enseignants (vécu, préoccupations) que chez les élèves (apprentissages du « métier d’élève » et apprentissages scolaires). Dans cette perspective, l’outil vidéo constitue un puissant média pour rapatrier, analyser, faire vivre par procuration ou encore comparer les traces d’activité des enseignants et des élèves, et ainsi un puissant catalyseur du développement professionnel des formés. Mais seulement à condition qu’un cadre éthique rigoureux circonscrive les interactions, protège les formés de toutes les formes possibles de dérives concernant l’atteinte de l’image de soi ou de sa propre liberté pédagogique.

Ainsi Yves Clot (Clot, Faïta, Fernandez, Scheller, 2000) présente une méthodologie de co-analyse du travail qu’il appelle « auto-confrontation croisée ». Elle est fondée sur la distinction entre activité réalisée et réel de l’activité. Elle vise à identifier les développements possibles ou empêchés de l’activité pour éventuellement en transformer le cours et nécessite plusieurs étapes :

  • chaque étudiant est filmé lors d’une séance de classe ;
  • chaque étudiant procède à une auto-confrontation simple (c’est à dire se regarde avec un chercheur (ou un autre étudiant), la vidéo est observée et arrêtée dès qu’il y a question ou commentaire ;
  • les deux étudiants qui ont réalisé une auto-confrontation simple procèdent ensemble à une auto-confrontation croisée c’est à dire regardent ensemble une puis l’autre vidéo avec le même procédé toujours avec l’accompagnement d’un « expert », le formateur.

Il est intéressant de dégager un axe d’observation avant de visionner la vidéo (par exemple : la voix de l’enseignant, la gestion du temps, les modalités de groupes …), en se référant ici à la grille d’analyse des focales de la pratique enseignante. En effet, apprendre à analyser est un long processus. Souvent les étudiants ne savent pas quoi regarder ou ne sont pas attentifs à certaines postures ou gestes. Cela permet également d’envisager d’autres possibles. L’utilisation du multi-agenda, du tableau de bord de l’enseignant et des grilles proposées permet de parcourir l’ensemble des focales. Bien sûr, il n’est pas là question d’analyser l’ensemble, ce qui serait exhaustif et pourrait être décourageant pour le formé. Le formateur ou l’étudiant propose un axe en fonction des besoins en présence.

3.3. Mise en œuvre

Dans les Alpes-Maritimes, les stagiaires sont accueillis en binômes. De fait, un étudiant prépare et conduit la séance. L’autre étudiant et le formateur observent et échangent ou prennent des notes. La difficulté pour les étudiants est de savoir quoi regarder et comment engager une analyse réflexive. Pour les y aider, j’utilise différents outils.

Le partage de documents théoriques

En amont, des séances, en début de stage, des documents théoriques concernant le multi-agenda de Bucheton et le schéma des cinq focales de Goigoux sont partagés et explicités. Dans le cadre de la préparation des séances, des éléments didactiques liés à l’apprentissage visé sont communiqués.

Les petits papiers

Le principe en est simple. Il a été théorisé par Jean-Louis Lamaurelle (Lamaurelle, Gervais, Lapeyrère, 2016). Des petits papiers sont à disposition des observateurs qui peuvent ainsi interagir par écrit en questionnant, faisant des remarques. Ces écrits réflexifs sont numérotés et horodatés afin d’être repris au cours de l’entretien a posteriori. Cela engage l’étudiant observateur à être actif au cours de l’activité conduite par son binôme et le formateur peut ainsi attirer l’attention sur une posture, un élément de didactique, les réactions/comportements des élèves… En étant silencieux, ce dispositif ne dérange ainsi en rien la conduite de la classe et produit des matériaux de réflexion pour la suite, autour des gestes professionnels ou concernant la didactique du domaine enseigné. L’étudiant-observateur s’interroge sur ce qu’il aurait fait à la place de son binôme, sur le sens donné aux activités menées.

Une grille d’analyse

Une grille d’analyse, que j’ai rédigée d’après les cinq focales (Goigoux, 2021), est transmise à l’étudiant qui va conduire la classe. Cette grille va lui permettre de conduire une réflexion en deux ou trois temps :

  • en amont de la séance lors de la préparation,
  • à l’issue de la séance, afin de mettre en évidence la différence entre prévu et réalisé,
  • après les entretiens d’auto-confrontation, d’explicitation afin de se projeter dans une prochaine séance.

Fig. 2 – Grille d’analyse de la séance

3.4. Analyse des vidéos

Ces vidéos sont visionnées « à froid » par la formatrice, au cours des jours qui suivent, et les données font l’objet d’un traitement qualitatif et d’une analyse de contenus, plus particulièrement d’une « analyse catégorielle » découpant les entretiens en unités de signification sur la base d’une thématique ou non, en fonction des focales sur lesquelles il serait souhaitable de revenir, soit qu’elles soient à souligner, soit à renforcer ou à investir.

L’étudiant pourra également proposer des points à aborder, afin de répondre à son questionnement professionnel.

Les éléments saillants, relevés par la formatrice ou l’étudiant lors d’une première visualisation des vidéos, seront repris lors des entretiens d’auto-confrontation, simple ou croisée. Ils seront constitués par les moments de la séance où la subjectivité de l’étudiant se révèle dans ses choix, ses gestes ou ses postures ou en fonction d’une focale pré-déterminée. Des repères seront insérés dans la vidéo afin de pouvoir y accéder rapidement.[6]

Les vidéos sont ensuite analysées et synthétisées dans la grille d’analyse par le trinôme, reprenant le déroulé prévu de chaque séance (le prescrit par le dispositif), un récit réduit de l’activité pour chacune des phases. Étudiants et formateur recherchons l’écart entre le prévu et le réalisé, en analysant la chronogénèse de chaque séance (rythmes, régulation, changement).

L’analyse porte son attention sur les gestes et micro-gestes relevant du tableau de bord de l’enseignement d’une part, et sur les schèmes d’action mis en œuvre d’autre part. Nous cherchons ce qui peut questionner, les écarts, les manies… Au cours de ces séances pédagogiques mises en œuvre, la place laissée à la dévolution est très congrue (du fait d’un enseignement ayant lieu en maternelle, lors d’atelier dirigé). Nous vérifions également s’il y a eu, en analysant la topogénèse[7], une modification des responsabilités laissées à l’élève ou à celle du sujet, par rapport au savoir, ainsi qu’une gestion différente de l’espace de travail. Enfin, nous analysons les variations dans la mésogénèse, c’est-à-dire l’ajout ou la suppression d’activités didactiques ou d’outils sémiotiques définis.

4. Les entretiens

4.1. L’entretien d’explicitation

Les entretiens d’explicitation ont été élaborés par le psychologue et formateur Pierre Vermersch (1994, 2011). Selon cet auteur, « les “méthodes indirectes » ont été redécouvertes et développées (Clot, 2001) pour dépasser les situations d’entretien “classiques” et prendre en compte les “données subjectives” qui témoignent des significations que les acteurs attribuent à leurs actions. Ce dernier point a été rendu possible par les méthodes “d’auto-confrontation” qui consistent à “recueillir” le point de vue de l’intéressé en le confrontant à des traces de son action passée. Celle-ci peut se présenter sous la forme écrite (à partir de notes, retranscription de bande audio) ou sous la forme audio-visuelle (bande vidéo) ».

Il s’agit d’« un ensemble de pratiques, d’écoutes basées sur des grilles de repérage de ce qui est dit et de techniques de formulations de relances (questions, reformulations, silences) qui visent à aider, à accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience en relation avec des buts personnels et institutionnels divers. » (Vermersch, 2011).  Ces entretiens permettent d’accéder à des dimensions du vécu de l’action qui ne sont pas immédiatement présentes à la conscience de la personne. Le but de ces entretiens est de s’informer, à la fois de ce qui s’est réellement passé ainsi que des connaissances implicites inscrites dans cette action.

La spécificité de l’entretien d’explicitation est de viser la verbalisation de l’action. C’est une technique de questionnement qui permet de connaître le déroulement de l’exécution de l’activité afin d’analyser les difficultés d’apprentissage, les causes d’erreurs et de dysfonctionnement ou ce qui en constitue la réussite et l’expertise. « Ce déroulement d’action est la seule source d’inférences fiables pour mettre en évidence les raisonnements effectivement mis en œuvre, pour identifier les buts réellement poursuivis, pour repérer les savoirs théoriques effectivement utilisés dans la pratique, pour cerner les représentations ou les préconceptions sources de difficultés » (Vermersch, 2004).

Cependant, l’observation et la verbalisation créent une activité supplémentaire chez l’observé, qui a tendance à modifier son discours, pour combler l’écart entre ce qui a été fait et ce qui aurait dû être fait (Amigues, 2003). Il peut être ainsi amené à remanier son discours.

Un premier entretien « à chaud », à l’issue de la séance, permet de mettre en évidence les premiers éléments d’analyse, explicités par l’étudiant, en abordant l’écart entre le prévu et le réalisé et en orientant les questions pour avoir accès au « déjà-là » de l’étudiant. De même, il est alors possible de confronter le professionnel à son « impossible à supporter » (Loizon, D., Margnes, E., Terrisse, A., 2008). Le formateur, dans le même temps, prendra des notes de ses observations afin de pouvoir se construire une mémoire de l’entretien. Le point de vue du formateur, dans sa subjectivité, sera confronté au point de vue du sujet observé.

Ce premier entretien est important pour l’étudiant qui a besoin d’avoir un premier retour et de pouvoir ainsi avoir des éléments sur lesquels appuyer son analyse réflexive.

4.2. L’entretien d’auto-confrontation

L’entretien d’explicitation va ici être utilisé avec la vidéo. Il est programmé quelques jours après la séance, ainsi chaque partie a le temps de laisser mûrir et assimiler sa réflexion.

Il expose son intentionnalité et explicite les gestes investis, qu’ils soient didactiques ou liés à la mise en œuvre du tableau de bord de l’enseignement. L’attitude est bienveillante, et leur motivation soutenue. Il s’agit de renforcer leur sentiment d’auto-contrôle et d’efficacité.

Les vidéos ont servi de support à ces entretiens afin de convoquer le réel. Ces entretiens ciblent des moments mettant en scène la subjectivité des étudiants. En les interrogeant, ils sont amenés à expliciter et à analyser leur choix, leur posture ou leur geste.

Ces entretiens permettront de rendre compte de la signification que l’enseignant donne à son activité. La formatrice utilise des techniques d’explicitation de l’activité conduite, en convoquant certains moments par un questionnement ouvert. Lors des entretiens, le professionnel va révéler la suite des opérations internalisées qu’il a effectivement menées pour que l’action aboutisse.

4.3. L’analyse réflexive

Au cours de la vidéoscopie et des entretiens d’explicitation, le stagiaire engage sa réflexivité, se questionne, émet des hypothèses et est à la recherche de réponses ou de solutions qui lui permettront d’améliorer son habitus professionnel. Il va ainsi s’appuyer sur plusieurs éléments abordés lors des entretiens.

Les éléments invoqués

Les données seront constituées par les références de l’étudiant (textes, didactique, pédagogie). Ce sera notamment l’expression du « déjà-là » expérientiel, intentionnel et conceptuel. Elles s’expriment lors des entretiens préalables, les entretiens d’auto-confrontations et transparaissent dans les écrits de travail (plan de séquence, fiche de préparation des séances).

Lors des entretiens a posteriori, la formatrice réajuste, au besoin, les fondements institutionnels liés à l’apprentissage visé. Elle peut alors aider à déconstruire des préjugés ou lever des obstacles épistémologiques. La part du « déjà-là » expérientiel amène parfois les étudiants à enseigner comme il leur a été enseigné, sans tenir compte de l’évolution des pratiques d’enseignements et de la recherche.

Les éléments provoqués

À l’issue de la séance, et suite à l’entretien d’explicitation « à chaud », l’étudiant se questionne et revit sa séance. En vue de l’entretien d’auto-confrontation croisée, il peut être amené à procéder à des vérifications, des approfondissements et pourra ainsi déjà anticiper des remédiations.

Les éléments suscités

À l’issue de l’entretien d’auto-confrontation croisée, la réflexivité des étudiants aura pu être guidée vers certains axes de réflexion non « remarqués » , grâce au questionnement de la formatrice, et ainsi leur ouvrir de nouvelles perspectives de développement professionnel ou, à l’inverse, conforter certains gestes ou postures professionnels.

5. Quels résultats ?

5.1. Des effets

Au cours de l’entretien d’explicitation, la formatrice guide, oriente les regards, relance. Puis, elle met de l’ordre dans les observations en les reformulant afin de les relier à d’autres éléments de savoirs, à théoriser la pratique. Les tutorés sont accompagnés dans l’analyse de leurs dilemmes, ils sont invités à construire des choix et à les assumer, à formuler des pistes d’action possibles.

Le stagiaire va faire émerger ses ressources et les freins rencontrés. Il pourra alors réguler son action, identifier, puis expérimenter des pistes d’actions nouvelles. Il pourra également rendre compte de son image du métier et de sa propre identité professionnelle. Au cours des séances suivantes, un point est fait quant à l’attention portée sur le réinvestissement des réflexions conduites. Au fil des jours, les stagiaires amorcent des capacités d’auto-observation, d’autodiagnostic, d’analyse et d’autorégulation.

Lors de la conduite des entretiens d’explicitation, il me paraît important de faire relativiser cet écart, de leur faire comprendre que celui-ci est normal et ne tient pas compte de leurs réelles compétences. Ils sont invités à évoquer leurs propres représentations et à les analyser au regard des attentes personnelles ou institutionnelles.

Pour Maela Paul (2009), « Accompagner, c’est être avec et aller vers… ». Ils construisent des compétences et des savoirs nouveaux à partir de leurs acquis et de leurs propres expériences, au plus près de leur zone personnelle de développement professionnel. Les stagiaires hiérarchisent ainsi leurs besoins dans le but de développer la maitrise des gestes professionnels. Le fait d’évoquer la séance conduite leur permet d’approfondir leur analyse et de pouvoir, au besoin, réajuster leur pratique.

5.2. Des réserves

Au cours de la mise en œuvre de ces dispositifs, les étudiants se confrontent à plusieurs obstacles.

Exercer son regard

Très souvent, il est difficile, pour les tutorés, de cibler la compétence visée, de donner du sens aux apprentissages, du fait de leur manque d’expérience professionnelle. Les stagiaires perdent de vue la compétence visée, dans le souci qu’ils ont de conduire une activité, de faire agir les élèves. Les documents officiels (programmes, ressources d’accompagnement), et au besoin, les savoirs théoriques, sont convoqués en référence. Cela leur permet de décontextualiser, puis de re-contextualiser leurs actions vécues afin qu’ils puissent ensuite transférer des apprentissages.

Valeur de la parole

Par la parole, les étudiants vont nous transmettre certaines informations sur l’objet de leur mise en œuvre. Ils vont tenter d’agir sur nous en justifiant leurs pratiques et analyses (Kerbrat-Orecchioni, 2005). Catherine Kerbrat-Orecchioni définit l’essence même de l’interaction comme « des mécanismes d’ajustement réciproque des comportements des partenaires de l’échange au fur et à mesure de son déroulement ». L’analyse ou les remarques concernant la mise en œuvre des séances peut être sujet à remaniement, que cela soit conscient ou non, et de fait, constitue une réserve qu’il faudra considérer. De même, le formateur oriente les points d’attention en fonction de ce qui lui semble important, selon sa propre hiérarchisation des besoins de l’étudiant. Il y aura certains axes non abordés ou non perçus par le formateur. La succession de stages effectués permettra à l’étudiant de découvrir d’autres axes ou points d’attention.

Le pré-requis à toute analyse de pratiques est le principe d’implication personnelle. Il est nécessaire de définir avec les tutorés un contrat de formation explicite. Il est difficile de se donner à voir. La peur du jugement d’autrui est très forte. La pratique réflexive touche au noyau dur de l’identité des formés. Il n’est pas évidant pour tous les tutorés de se voir en vidéo et d’accepter d’être confronté à son image.

L’auto-confrontation peut être très déstabilisante. Elle induit une prise de conscience qui peut être angoissante. Elle peut être le révélateur de doutes, de malaises, d’un manque d’estime de soi. Le premier réflexe de l’observé est de s’exprimer sur son savoir, et non sur son vécu. C’est une manière de se protéger et de ne pas prendre le risque de se mettre en défaut. Au fil des séances, le tutoré parvient à accéder à une parole plus impliquée, cela grâce à un accompagnement spécifique.

Le temps

Ce dispositif est très chronophage et nécessite une forte implication de la part de la formatrice et des étudiants. Pour autant, lors des accompagnements réalisés, l’ensemble des étudiants s’est montré fortement investi, intéressés qu’ils étaient par un retour constructif et s’appuyant sur le réel de l’activité.

6. Conclusion

Au cours de l’accueil successif d’étudiants stagiaires, l’usage de la vidéoscopie et des entretiens qui l’encadrent a permis un accompagnement qui place l’analyse réflexive dans la continuité de l’action conduite. Les tutorés ont ainsi pu ancrer ou développer leurs compétences professionnelles en exerçant leur regard et en pointant des observables pertinents, lors de la convocation du réel.

Ces outils sont des aides précieuses à la construction du savoir analyser pour les étudiants. Mais, il ne se suffisent pas à eux-mêmes. Il convient d’apporter un étayage théorique, didactique et pédagogique au besoin. En soulignant et en analysant les différentes focales de l’activité enseignante, les tutorés renforcent ou modifient leur habitus professionnel.

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Notes

[1] B.O.E.N. n° 30 du 25 juillet 2013.

[2] désigne l’avancement du temps didactique qui organise la temporalisation des apprentissages chez l’élève.

[3] désigne la réélaboration en continu du « milieu », c’est-à-dire du système des objets matériels et symboliques auquel l’élève est confronté pour apprendre.

[4] désigne le partage des responsabilités, par rapport au savoir, entre professeur et apprenant, et donc leurs « places » respectives.

[5] https://inspe.uca.fr/formation/cinq-focales-un-mini-mooc

[6] J’utilise Youtube (sans répertorier les videos) et j’intègre au descriptif de la vidéo le timing des moments retenus, permettant ainsi d’y accéder directement.

[7] https://www.cairn.info/dictionnaire-des-concepts-fondamentaux-des-didacti–9782804169107-page-217.htm