Lennize Pereira Paulo

Professeure associée à l’UdP-Sorbonne Université
lennize.pereira_paulo@sorbonne-universite.fr

Marie-Paule Vannier

Maître de Conférences, Chercheure au CREN-EA2661
mavannier77@gmail.com

Florence Puch

Psychologue clinicienne
consult.puch@gmail.com 

 

Résumé

Cet article présente la mise en place de groupes d’analyse de pratique au sein de l’Université des Patients – Sorbonne Université (UdP-SU). Ces groupes d’Analyse de Pratique – Expertise Patients répondent en premier lieu à un besoin d’accompagnement et de mutualisation des pratiques mises en œuvre dans des contextes variés par les patients experts /patients partenaires diplômés de l’UdP-SU. À ce titre, ils représentent un élément déterminant d’une genèse professionnelle. En effet, nous faisons l’hypothèse que la participation à de tels groupes favorise la co-construction d’un nouveau corps professionnel, fondé sur la reconnaissance d’une expertise patient, complémentaire d’autres expertises reconnues au sein du système de santé, et contributive à l’avènement d’une société capacitaire.

Mots-clés 

Université des Patients, professionnalisation, patient expert / patient partenaire, genre professionnel

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Pereira Paulo, L., Vannier, M-P., & Puch, F. (2022). Groupe d’Analyse de Pratique – Expertise Patient (GAP-ExP) : une innovation contributive à la professionnalisation des patients. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 23, 51-74. https://www.analysedepratique.org/?p=5467.


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Practice Analysis Group – Patient Expertise (GAP-ExP) : an innovation contributing to the professionalisation of patients
Abstract

This article presents the implementation of practice analysis groups within the University of Patients – Sorbonne University (UdP-SU). These groups of Practice Analysis – Patients’ Expertise respond first of all to a need for support and mutualisation of practices implemented in various contexts by the expert patients / partner patients graduated from the UdP-SU. As such, they represent a determining element of a professional genesis. Indeed, we hypothesize that participation in such groups favours the co-construction of a new professional body, based on the recognition of a patient expertise, complementary to other recognized expertise within the health system, and contributing to the advent of a capacity society.

Keywords

Patients’ University, professionalisation, patient expert/patient partner, professional gender


Grupo de Análise de Prática – Experiência Paciente (GAP-ExP): uma inovação que contribui para a profissionalização de pacientespara APPs numa Instituição de Ensino Superior
Resumo

Este artigo apresenta a criação de grupos de análise de prática no seio da Universidade dos Pacientes – Universidade de Sorbonne (UdP-SU). Esses grupos de Análise de Prática – Expertise dos Pacientes respondem, em primeiro lugar, à necessidade de apoiar e partilhar as práticas implementadas em diversos contextos pelos pacientes experts/pacientes graduados da UdP-SU. Como tal, representam um elemento decisivo de uma gênese profissional. De fato, nossa hipótese é que a participação nesses grupos favorece a co-construção de um novo corpo profissional, baseado no reconhecimento de uma expertise do paciente, complementar às outras experiências reconhecidas no sistema de saúde, contribuindo para o advento de uma sociedade com capacitada.

Palavras-chave

Universidade dos pacientes, profissionalização, paciente expert / patiente parceiro, gênero profissional


 

Cet article rend compte de la création de groupes d’analyse de pratique au sein de l’Université des Patients – Sorbonne Université (UdP-SU) à l’attention de patients experts/patients partenaires (PE/PP[1]), terminologie que nous adopterons tout au long de cet article en référence aux deux principales dénominations adoptées à ce jour dans le champ de la santé[2].

Notons en introduction que le choix fait de ne pas retenir le qualificatif de pratique « professionnelle » dans notre définition des GAP-ExP (Groupe d’Analyse de Pratique – Expertise Patients) tient au fait que nous sommes à ce jour dans un processus de reconnaissance même du caractère professionnel de ces pratiques, la professionnalisation des PE/PP étant au cœur de nombreux débats comme nous aurons l’occasion de l’évoquer dans cet article.  Par souci de ne pas alourdir le texte, nous avons fait le choix de ne pas écrire en langage épicène[3].

Après avoir décrit ce qui fonde le projet de l’Université des Patients et précisé les différents temps de l’implantation des GAP-ExP, nous présenterons les premiers retours d’expérience recueillis auprès des participants et animatrices au regard de notre principale hypothèse selon laquelle l’analyse de pratique telle que nous la concevons contribue à la construction d’un nouveau corps professionnel, fondé sur la reconnaissance d’une expertise patient, complémentaire d’autres expertises reconnues au sein du système de santé, et contributive à l’avènement d’une société capacitaire.

1. Formation, diplomation et professionnalisation de patients experts / patients partenaires

Créée par Catherine Tourette-Turgis en 2009 et implantée au cœur de la faculté de médecine de Sorbonne Université, l’Université des Patients (UdP-SU) est un dispositif pédagogique innovant qui s’inscrit dans les approches capacitaires de la vulnérabilité (Botbol-Baum, 2016). Ce dispositif, à l’origine de la diplomation des patients, en France mais aussi à l’international, est né de la volonté de développer « un programme de reconnaissance, par l’Université, des savoirs acquis par les patients tout au long de leur expérience de la maladie, en reconnaissant ces savoirs acquis par l’expérience au même titre qu’une expérience professionnelle » (Tourette-Turgis, 2010, 2013; Tourette-Turgis et al., 2019).

1.1    La reconnaissance universitaire des savoirs d’expérience des personnes vivant avec une maladie chronique

L’UdP-SU est une innovation qui s’appuie sur le postulat que les êtres humains vivant avec une maladie chronique développent, tout au long de leur parcours de vie, des activités quotidiennes (concrètes, psychiques, mentales, corporelles…) pour contraindre l’activité de la maladie sur leur vie (Tourette-Turgis, 2015). En conduisant ces activités, ils produisent des savoir inédits, savoirs situés, savoir d’expérience qui méritent d’être reconnus, pas seulement comme des savoirs intimes et individuels, mais comme faisant partie des savoirs produits par l’humanité. En France, selon le Ministère de la santé et des solidarités, « près de 15 millions de personnes » sont atteintes de maladies chroniques[4]. Être malade chronique, c’est également voir sa vie traversée par le besoin de conduire des activités relationnelles et émotionnelles (Itié, 2021) directement en lien avec le monde du soin comme lors des hospitalisations, des consultations, des prises de rendez-vous, des examens…c’est aussi conduire des activités variées pour garantir, maintenir et/ou élargir ses droits sociaux. Ces activités nécessaires pour le maintien de leur santé, de leur épanouissement social sont, chez les sujets malades, elles aussi, source de production de savoirs.

Tous ces savoirs, souvent invisibles, invisibilisés, non reconnus, sont utiles à la collectivité.  Ils peuvent être aidants pour d’autres malades, pour les non malades ainsi que pour les systèmes de santé dans leur ensemble, du social et du médico-social. Les malades sont aujourd’hui indispensables à la démocratie et plus particulièrement au développement de la démocratie en santé qui pose « comme principe fondateur la reconnaissance de l’expertise des patients »[5] et institue le changement de paradigme opéré par un déplacement  entre une vision des personnes vivant avec une maladie, considérées comme des sujets de soins, vision médico-centrée, vers leur reconnaissance en tant que citoyennes et citoyens éclairés ayant leur mot à dire, avec leur droit d’exercer leur pouvoir d’agir comme force de transformation, vision qui place leur expérience comme une réelle expérience sociétale.

Parler de démocratie en santé, c’est reconnaître l’urgence d’intégrer les patients dans toutes les instances de décision et cela aussi bien pour la création, pour l’évaluation que pour le renouvellement de tout type de dispositif les concernant directement ou indirectement « car ils connaissent le monde des dispensateurs de care et savent aussi, de par leur expérience de destinataires de care, discerner ce qui est le plus urgent, le moins urgent à faire. » (Pereira Paulo & Tourette-Turgis, 2014, p. 155).

1.2    La reconnaissance du désir de professionnalisation des patients

L’évolution du soin, du développement de la médecine et ses outils diagnostics, des stratégies thérapeutiques, ont permis d’augmenter la perspective de vie des malades et provoquer de nouveaux itinéraires thérapeutiques en améliorant les chances de stabilisation, de guérison, rémission, rétablissement, de survie. Toute cette transformation « a modifié définitivement le parcours existentiel et social des malades chroniques et cela rend pertinent le désir de professionnalisation de ceux qui désirent se constituer, à partir de leur maladie, un capital d’expertise utile dans le champ de la santé » (Pereira Paulo & Tourette-Turgis, 2014, p. 152) médicale, sociale ou dans la cité.

Aussi l’UdP-SU a-t-elle, dès sa création, porté un plaidoyer institutionnel en faveur de l’accès des patients aux nouveaux métiers de la santé, voire la création de nouveaux métiers qui leurs soient propres. « Il s’agit par le biais de parcours diplômants de faciliter les trajectoires de reprofessionnalisation[6] au sens où la maladie chronique fragilise le cours de vie de la personne, fait parfois exploser sa trajectoire professionnelle et peut la bloquer pendant quelques années, le temps nécessaire à la conduite intensive de son parcours de soin (cancer, greffe, immobilisation, traitements lourds) » (Tourette-Turgis & Pereira Paulo, 2020).

La diplomation des patients, effective depuis une douzaine d’années au sein de L’UdP-SU[7], repose sur la définition et la co-élaboration d’un cadre pédagogique favorable à la transformation de l’expérience vécue de la maladie en expertise au service de la collectivité. A ce jour, l’UdP-SU propose trois diplômes universitaires (DU) dans trois domaines : l’Éducation Thérapeutique des Patients (DU ETP), la démocratie en santé (DU DS) et la cancérologie (DU Patient Partenaire et Référent en rétablissement en cancérologie)[8]. Depuis 2009, nous avons diplômés plus de 250 patients et faisons face à des demandes d’inscription en constante augmentation, alors même que, ces dernières années, plusieurs universités françaises ont suivi le chemin de la diplomation en ouvrant des DU et autres diplômes aux patients, voire ont créé des diplômes spécifiques à leur attention.

1.2.1   De nombreux patients diplômés dans des contextes d’exercice variés

Les étudiants patients diplômés de l’UdP-SU sont sollicités pour participer à plusieurs champs d’action ayant en commun la mise en œuvre de pratiques variées comme la formation des soignants (Lois ma santé, 2018[9]), les recherches en sciences humaines et sociales ou en sciences médicales (ex. : Les Siric[10] ; l’INSERM[11], etc.). Ils sont aussi de plus en plus présents dans les services de soins comme partenaires directs des soignants (ex. : ARS Bordeaux[12])  ainsi que dans des comités d’éthique comme représentants des usagers dans les hôpitaux de France. Ils œuvrent également pour que l’expérience de la maladie ne soit pas un empêchement au retour au travail (ex. : Cancer et travail « agir ensemble »[13])  et au maintien de l’emploi (ex. : Institut National du Cancer[14]) et sont à l’origine de projets innovants sur tout le territoire national.

Dans ce contexte de sollicitations et d’engagements multiples et grandissants, les PE/PP ont à se construire une place, leur place, dans des environnements souvent adverses qui les dépassent. Ils se retrouvent, le plus souvent, seuls face à leurs questionnements, leurs doutes, en proie à des conflits de toute sorte en termes de statut, de légitimité, de positionnement…

1.2.2   L’absence d’étayage de la pratique par un « genre professionnel » établi

Le fait est que les interventions des PE/PP ne sont pas soutenues par l’existence d’un « genre professionnel », compris comme « les antécédents ou les présupposés sociaux de l’activité en cours, une mémoire impersonnelle et collective qui donne sa contenance à l’activité personnelle en situation » (Clot & Faïta, 2000, p. 12). Nous assistons alors à la genèse professionnelle de ce qui pourrait devenir un « corps de métier » mais qui est aujourd’hui diffus, démembré, en pleine ascension et pour qui il n’existe aucun « répertoire des actes convenus » (ibidem). Comment alors se positionner et se redéfinir les tâches prescrites par les institutions, alors même que les autres partenaires (soignants, chercheurs, professeurs, etc.) de travail sont constitués et soutenus par leur genre professionnel qui organise leurs activités personnelles de façon tacite ?

Sans genre professionnel établi, les PE/PP sont privés de la fonction psychologique considérée irremplaçable : « c’est dans ce qu’il a d’essentiellement impersonnel que le genre professionnel exerce une fonction psychologique dans l’activité de chacun. Car il organise les attributions et les obligations en définissant ces activités indépendamment des propriétés subjectives des individus qui les remplissent à tel moment particulier. Il règle non pas les relations intersubjectives mais les relations interprofessionnelles en fixant l’esprit des lieux comme instrument d’action. C’est à travers lui que les travailleurs s’estiment et se jugent mutuellement, que chacun d’eux évalue sa propre action. » (Clot & Faïta, 2000, p. 14).

1.3  L’exposition des patients experts /patients partenaires à des dénis de reconnaissance

Alors « comment agir ou s’abstenir d’agir dans des situations précises ; comment mener à bien les transactions interpersonnelles exigées par la vie commune organisée autour des objectifs d’action » (ibidem) sans le support d’un genre professionnel ? Dès lors que l’existence d’un genre professionnel fonctionne comme un garant de légitimité, le PE/PP est ainsi exposé aux dénis de reconnaissance (Ferrarese, 2009) tout en construisant son action et en se construisant comme PE/PP à la même occasion « Le déni de reconnaissance est interprété́ comme un tort ou une injustice. Et dès que cette expérience devient pensable comme commune à un groupe, la possibilité́ d’une lutte sociale s’ouvre » (ibidem, p. 103).

Les PE/PP sont exposés à d’autres zones de fragilité, en dehors des dénis de reconnaissance auxquels ils doivent être attentifs. Ils ont également à rester vigilants au regard des enjeux professionnels et interprofessionnels et de la vulnérabilité à laquelle ils sont exposés par leur propre situation de malades. A ce propos, nous recevons depuis quelques années, des retours de patients assimilables au risque de burn out. Que les PE/PP soient le fruit d’une constante confrontation aux différents dénis de reconnaissance ou bien qu’ils soient effectivement bien intégrés et reconnus dans la globalité de leurs actions, ce risque reste présent. D’autant que, n’ayant pas de statut professionnel compris et déterminé, ces patients en voie de professionnalisation sont conduits à construire eux-mêmes leur « fiche de poste ». Devenant ainsi les seuls représentants de leur « corps de métier » dans l’institution, ils prennent le risque de se surcharger ou d’être surchargés par les institutions ou l’ensemble des professionnels avec lesquels ils interviennent.

La discussion sur le statut de PE/PP est aujourd’hui pressante et le débat est engagé sur leur professionnalisation. Deux points de vue s’affrontent : ceux qui pensent que les patients devraient rester bénévoles et ceux qui pensent que les patients engagés sur des actions et projets qui demandent des heures de travail et d’investissement personnels doivent être à minima dédommagés, rémunérés, voire salariés. De nombreux patients qui tentent de se professionnaliser se retrouvent en situation de grande difficulté, y compris financière, les rendant encore plus vulnérables. Comment revendiquer un droit à la reconnaissance financière alors même que le premier enjeu est déjà de faire reconnaitre sa propre légitimité ?

Les débats autour du statut des PE/PP sont souvent au cœur d’une incompréhension des partenaires d’actions, sorte de confusion institutionnelle entre la légitimité du patient « lambda », désireux de participer à l’amélioration du soin sans pour autant vouloir se professionnaliser, et la légitimité du PE/PP ayant suivi des formations diplômantes avec l’intention de potentialiser son engagement dans un tournant de professionnalité émergente (Jorro, 2011). Cette professionnalité émergente a trait au fait que ces patients avaient, pour la majorité d’entre eux, des parcours professionnels totalement extérieurs au monde du soin médical et/ou social. Vouloir s’y plonger par leurs engagements et actions, c’est conjuguer, revisiter, transmuter leurs compétences professionnelles d’avant, avec les compétences acquises dans leur parcours de soin et de formation, c’est se forger une nouvelle identité professionnelle contrairement à d’autres patients également engagés mais qui ne partagent pas cet objectif. Ce processus de remodelage d’un soi professionnel peut demander beaucoup d’énergie, surtout à une personne vivant avec une maladie et sujette à des vulnérabilités biologiques. Avoir à se battre contre des incompréhensions sur son statut vulnérabilise encore plus le PE/PP chez qui cette confusion « de légitimités » est vécue comme un déni de reconnaissance.

De plus, il n’est pas rare que des PE/PP soient exposés à des débats interprofessionnels et institutionnels relevant d’une incompréhension de leur rôle. Des rivalités peuvent apparaitre au sein des équipes, mettant en exergue, chez les professionnels partenaires, des sentiments de non reconnaissance de leur travail. Il s’avère difficile d’élaborer un partenariat qui repose sur la crainte de se voir supplanter, remplacer, ou sur la croyance selon laquelle le patient serait là pour dire ce qui ne va pas, croyance assez répandue du reste et qui fait du tort aux PE/PP qui sont dans un engagement de partenariat et non de combat.

S’il est vrai que de nombreux soignants adhèrent sincèrement et contribuent activement à la consolidation des places et rôles des PE/PP au sein de leurs institutions, ils s’inquiètent parfois du risque de sur-sollicitation à laquelle les PE/PP sont exposés. Cette inquiétude, preuve de sollicitude, peut être considérée comme une manière de prendre soin d’un collègue. Mais elle ouvre parfois la porte à des ambivalences chargées de représentations qui risquent de convoquer des enjeux de la relation soignant-soigné ayant traits au fantasme de puissance et d’impuissance, de prise de décision pour, et non pas avec, l’autre. Là aussi des conflits intimes, internes et professionnels peuvent impacter les situations chargées de doute, d’émotion, de rivalité qui circulent dans les institutions.

C’est dans ce contexte que nous avons décidé d’accompagner les PE/PP engagés sur les terrains, que ce soit en tant que bénévoles ou en tant que professionnels, en instituant des groupes d’analyse de pratique au sein de l’UdP-SU. Les pratiques analysées relèvent toutes de ce que nous nommerons ici de manière générique l’expertise patient définissant par là-même la spécificité des GAP-ExP tels que nous les avons dénommés.

2. Le projet d’implantation de GAP-ExP au sein de l’UdP

Depuis quelques années, nous utilisons le GAP-ExP comme moyen pédagogique dans la plupart de nos cursus. L’analyse de pratique reste en effet un levier incontournable au service de la construction d’une identité de PE/PP. L’accueil enthousiaste réservé à ce dispositif nous a confortées dans l’idée de le développer à plus grande échelle.  Aussi lorsque nous avons lancé le projet d’implantation au sein de l’UdP-SU d’un dispositif pérenne d’analyse de pratique, de nombreux patients diplômés se sont montrés intéressés et nous n’avons pas eu de mal à retenir une douzaine de candidatures de patients volontaires pour se former à l’animation de GAP-ExP et contribuer ainsi à la pérennisation du dispositif.

Aussi avons-nous établi un programme d’implantation en trois temps distincts décrits dans la figure ci-après (fig.1).

Fig. 1  Le programme d’implantation des GAP-ExP au sein de l’UdP-SU

L’offre[15] proposée s’inscrit doublement dans le développement professionnel de nos étudiants patients. D’une part, ceux désireux d’animer ce type de dispositif ont bénéficié d’une formation intégrant un temps de pratique accompagnée. D’autre part, tous les autres PE/PP de l’UdP-SU se sont vus proposer un espace sécurisé, entre pairs, dédié au partage et à l’analyse d’expériences de terrains.

Former des patients à l’animation de GAP-ExP, c’est avant tout enrichir leurs compétences en la matière.  C’est également leur permettre d’ouvrir d’autres champs d’actions dans les institutions où ils sont engagés, ou en dehors de celles-ci pour ceux qui veulent s’engager comme consultants[16]. Former des patients à conduire des analyses de pratiques entre pairs, c’est aussi les outiller pour contribuer au développement professionnel de leurs pairs et à la création d’un nouveau genre professionnel.

Comme beaucoup d’institutions, l’UdP-SU a été amenée à développer ses formations en mode distanciel dès l’annonce du premier confinement en mars 2020. Le dispositif GAP-ExP a été conçu dans ce contexte et l’adoption du distanciel a eu pour effet d’ouvrir plus largement sur le territoire les candidatures.  En effet, les patients intéressés ne redoutant plus le caractère énergivore de tout déplacement et/ou n’ayant plus à se soucier de l’hébergement sur Paris qui reste onéreux, se projettent plus volontiers dans une telle formation qui reste malgré tout assez exigeante en temps (57h au total). Sans compter que la répartition des patients formés à l’animation sur tout le territoire national permet, à moyen terme, la création de GAP-ExP locaux, en présentiel pour certains, afin de répondre aux demandes, attentes, besoins de création de réseaux locaux de PE/PP. Le GAP-ExP s’avère être un levier non négligeable dans cette perspective.

Cet article rend compte principalement des phases 1 et 2 du programme décrit ci-dessus, phases qui correspondent à l’ingénierie de formation conçue à l’attention des futures patientes animatrices, ingénierie que nous décrirons après avoir précisé ce que nous entendons concrètement par GAP-ExP.

2.1 Vous avez dit GAP-ExP ?

Le GAP-ExP ou Groupe d’Analyse de Pratique centrée Expertise Patient est un dispositif innovant, conçu et mené au sein de l’Université des Patients – Sorbonne Université, à l’attention des patients et/ou tout partenaire (soignant, chercheur, formateur, membre de la société civile, etc.) engagés dans des pratiques fondées sur la reconnaissance d’une complémentarité des points de vue patients/soignants, complémentarité des expertises portées par les différents partenaires concernés par ces pratiques. Il répond au besoin de disposer d’un espace dédié à la mutualisation et au renforcement des compétences développées par les patients dans leurs différents contextes d’exercice. Le dispositif GAP-ExP instaure un cadre fondé sur des valeurs de respect, de bienveillance, de confidentialité et de non jugement à l’instar de la plupart des groupes d’analyse de pratique. Il sollicite la mise en mots de ce qui fonde une pratique, toujours singulière, qu’il s’agit de soumettre à une analyse collective afin de mieux l’appréhender, la comprendre, voire la transformer.

2.1.1 La définition du cadre d’un GAP-ExP

Chaque séance de GAP-ExP est consacrée à l’analyse d’une situation singulière proposée par un de ses membres.  Conformément à de nombreux protocoles existants par ailleurs[17], l’analyse collective se déroule en quatre phases distinctes. Nous mobilisons ici l’expérience acquise dans la conduite de G.E.A.S.E notamment en formation d’enseignants[18] tout en ayant à l’esprit les ajustements nécessaires au vu de la nature même des situations et du public concerné.

2.1.2 Les quatre phases d’une séance de GAP-ExP

La première phase d’un GAP-ExP est une phase d’exposition ou phase de narration selon les cas, durant laquelle le participant dont la situation a été choisie précédemment, est invité à en faire le récit. Il dispose pour cela d’une dizaine de minutes sans qu’aucune intervention du groupe vienne perturber le fil de sa pensée. A l’issue de son récit, le narrateur est invité par l’animateur à préciser la question qu’il se pose et à propos de laquelle il sollicite l’éclairage du collectif de pairs.  A noter que la nature de la question posée est très contrainte pour assurer la pertinence d’une analyse collective au service d’une meilleure compréhension de ce qui a pu se jouer pour le narrateur dans la situation qu’il a vécue et qui l’interroge, soit parce qu’il en garde un souvenir douloureux ou tout au moins préoccupant, soit au contraire parce qu’il ressent une certaine satisfaction, une impression d’avoir réussi à faire ce qu’il projetait de faire. Il s’agit alors de mobiliser l’intelligence collective pour dénouer, éclairer, comprendre… Toute question posée en termes de « qu’est-ce que je n’ai pas fait et/ou que j’aurais dû faire ? » se trouve rejetée, le collectif n’ayant pas vocation à évaluer/ valider ou invalider une pratique mais bien à lui rendre toute son épaisseur pour permettre au narrateur de la voir autrement, à travers un nouveau prisme. Le GAP-ExP n’a pas vocation à résoudre des problèmes. D’autres espaces peuvent le cas échéant être pensé à cet effet. De même, l’exigence du protocole et la centration sur une situation et non sur les seuls ressentis des sujets excluent de fait l’assimilation à un simple groupe de parole.

La deuxième phase du GAP-ExP, dite phase d’exploration, ou encore phase de questionnement, est consacrée à l’exploration collective de la situation vécue par le narrateur.  Le collectif de pairs questionne le narrateur de manière à affiner sa compréhension des enjeux et tenter de se représenter au mieux la situation au regard de la question qui lui a été posée. Les questions posées sont principalement de nature factuelle et le narrateur dispose d’un Joker dans l’éventualité où il ne souhaiterait pas répondre à une question en particulier. L’expérience montre que le joker est très rarement utilisé mais il a le mérite d’exister et de poser a priori la non soumission du narrateur aux questions de ses pairs.

Ce n’est qu’une fois que le collectif a le sentiment d’avoir fait le tour des questions et/ou de disposer d’une représentation suffisante de la situation vécue par le narrateur, que l’animateur propose de passer à la troisième phase du GAP-ExP, dite phase d’interprétation ou encore phase d’hypothèses. Le collectif de pairs est invité à échanger sur ce que les uns et les autres comprennent des enjeux de la situation sous forme sous forme d’hypothèses exclusivement. Cette exigence fonde la nature même du travail d’analyse attendu (Thiébaud, 2016). En effet, il s’agit d’éviter toute affirmation, toute assignation de sens, de manière à permettre au narrateur de rester seul juge de la pertinence des propositions faites. Durant toute cette phase, le narrateur se met en retrait du groupe pour écouter les différentes hypothèses interprétatives élaborées par ses pairs. Par cette mise à distance du collectif, le narrateur se voit dispensé de toute réaction à chaud. Il peut alors se consacrer à l’accueil du travail de ses pairs et se positionner en toute liberté par rapport à celui-ci.

Le GAP-ExP se clôt sur une phase dite de synthèse au cours de laquelle c’est le narrateur, et lui seul, qui a la parole. Il est invité à réagir aux propositions d’interprétation énoncées par le collectif de pairs en validant ou invalidant les hypothèses émises. La consigne en termes de validation vs invalidation des hypothèses permet au narrateur de rejeter ouvertement des propositions de sens qui ne font pas sens pour lui et de conforter voire de s’approprier celles qu’il reconnait comme valides, car entrant en résonnance avec ses propres valeurs, croyances, représentations…

2.2 Le méta-GAP-ExP

A l’issue de ces quatre phases, l’analyse de la situation est close et le GAP-ExP au sens strict a terminé son travail. C’est le temps du débriefing invitant chaque participant à rendre compte de la manière dont il a vécu personnellement ce temps d’analyse collective. Il n’est plus question de la situation analysée mais bien du processus même de l’analyse collective, ce que certains auteurs qualifient de méta-GAP-ExP (Fumat et al., 2003; Lamy, 2001).

3. L’ingénierie de formation des animatrices

Douze candidates ont été retenues pour suivre la formation. Toutes avaient déjà eu l’occasion de vivre un ou plusieurs GAP-ExP comme participante, observatrice voire animatrice au cours de leurs formations antérieures. Nous avons conçu une ingénierie de formation qui tienne compte de ces premiers acquis et qui donne une large place à la pratique accompagnée comme l’illustre le schéma ci-après.

Fig. 2  L’ingénierie de formation à l’animation de GAP-ExP

3.1 Les contenus de la première session de formation

La première session de formation s’est déroulée sur trois journées consécutives de 7h chacune. Comme dans toutes nos formations, nos choix pédagogiques s’inscrivent dans le courant socioconstructiviste au sens où nous avons à cœur de favoriser les mises en activité par petits groupes articulées à des apports théoriques structurants. Aussi, après une présentation succincte des différentes formes d’analyse de pratique et des leurs ancrages théoriques respectifs, nous posons une première définition du GAP-ExP en termes d’intentions, de protocole à mettre en place et des principales règles à respecter comme l’illustrent les deux diapositives ci-dessous, extraites du premier module de formation.

Fig. 3   Présentation des quatre phases d’un GAP-ExP

Fig. 4   Présentation des règles d’un Gap-ExP

Suite à cette introduction qui se veut rapide, les étudiantes sont invitées à vivre deux GAP-ExP en tant que participantes, animés respectivement par une des formatrices. S’en suit un temps de discussion visant à faire émerger les premiers éléments / invariants relatifs au rôle de l’animateur. En effet, si le protocole a sans nul doute un effet structurant et performatif, il n’en demeure pas moins qu’il exige la mise en œuvre de gestes spécifiques d’animation, gestes que nous ne décrivons pas a priori mais dont nous provoquons en quelque sorte l’identification au fur et à mesure de l’avancée de la formation. Ainsi, le choix pédagogique qui consiste à donner à voir et à vivre d’emblée et successivement deux styles d’animation contribue à cette identification par la comparaison qu’il permet. Il en est de même, lors des deux journées suivantes, lorsque les GAP-ExP sont animés par les étudiantes elles-mêmes.

Les apports théoriques sont pensés comme éléments de structuration supplémentaires. Ils apparaissent au fil des trois journées en réponse le plus souvent à des questions, remarques, besoins qui émergent au fil de l’avancée du groupe. Nous privilégions deux grandes références théoriques ancrées en didactique professionnelle et en ergonomie cognitive : le concept de schème proposé par Vergnaud comme modélisation de l’activité cognitive (Vergnaud, 1996) ainsi que le modèle tâche / activité développé par Leplat (1997).

3.2 La pratique accompagnée

Ce deuxième temps dit de « pratique accompagnée » a permis aux apprenties animatrices de s’entrainer à animer des GAP-ExP en situation réelle tout en bénéficiant d’un accompagnement par l’une d’entre nous. La  pratique accompagnée consiste en un étayage dans le décours même de l’animation de la séance. Ainsi les apprenties animatrices savent qu’elles peuvent solliciter une formatrice[19] en cas de besoin, soit en direct, puisque nous suivons le GAP-ExP en caméra fermée, soit par écrit, à travers les messageries habituelles. Tous les participants ont bien sûr connaissance de cette présence en off.

3.2.1 La constitution des groupes

Nous avons ouvert l’accès aux groupes d’analyse de pratique à tout patient ayant suivi un cursus au sein de l’UdP-SU et remplissant les deux conditions suivantes :  1- avoir une pratique en tant que PE/PP/engagé dans au moins un contexte d’exercice qu’il s’agisse de la formation, de l’ETP, des services de soin, des groupes de recherche, des instances décisionnelles des établissements, des territoires, des UTET[20] , des entreprises, des associations, dans la cité, etc.) ; 2- se sentir prêt à partager, au sein d’un collectif de pairs, des situations vécues sous une de ces « casquettes » de patient engagé afin de les analyser.

Quatre groupes de 7 à 8 participants et de 2 à 3 animatrices ont bénéficié de ce dispositif à raison de quatre séances par groupe, réparties sur cinq mois. L’animation était assurée à tour de rôle par l’une des patientes formées, les autres participaient au collectif.  Les séances se sont déroulées de 18h à 20h et à l’issue de chacune d’elles, nous avons débriefé pendant une heure avec les apprenties animatrices.

3.2.2 Les objectifs poursuivis dans le débriefing avec les formées

Pour ce temps de pratique accompagnée, nous avons construit un outil de type questionnaire qui visait un double objectif : d’une part, servir d’appui aux débriefings à visée pédagogique organisés à l’issue de chaque séance de GAP-ExP par les deux expertes formatrices ; d’autre part, recueillir des données afin de documenter la mise en place des GAP-ExP au sein de l’UdP-SU et nourrir des supports et outils visant leur pérennisation (voir fig. 5).

Fig. 5 Extraits du questionnaire servant au recueil de données

Les deux premières questions visent à documenter les contextes des situations proposées par les participants ainsi que celles choisies et effectivement analysées à chacune des séances. La troisième question amène à identifier la classe de situation travaillée en termes de positionnement, d’accompagnement ou encore de représentation des usagers. Des questions ouvertes complètent le questionnaire.

3.3 Les contenus de la deuxième session de formation

A l’issue de ce temps de pratique accompagnée, nous avons programmé deux journées[21] de retour sur les différentes expériences d’animation vécues par les unes et les autres.  L’objectif principal de ces deux jours est d’aider les patientes formées à transformer leurs expériences en expertise en affinant notamment leur compréhension des finalités d’un GAP-ExP et en identifiant les éléments constitutifs d’une posture d’animation propice à une analyse collective constructive  (choix de la situation, aide à l’élaboration de la question à poser au groupe, mise en sécurité des participants, étayage de la formulation d’hypothèses, etc.), autant d’éléments qui ont souvent alimenté les débriefes post GAP-ExP avec les formatrices.

3.4 De la pratique accompagnée à la pratique engagée

A ce jour, une quarantaine de patients ont participé à ces GAP-ExP. L’étape suivante dite de pratique engagée consiste à pérenniser cette offre au sein de l’UdP-SU en l’ouvrant non seulement aux PE/PP intéressés par le dispositif mais également à tous les soignants qui travaillent d’ores et déjà en partenariat. La mise en œuvre de ce projet est programmée à la rentrée d’octobre 2022. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans un prochain article. Pour l’heure, revenons sur les premiers retours d’expérience à l’issue de la pratique accompagnée en nous fondant sur les données recueillies dans le questionnaire présenté plus haut.

4. Les premiers retours d’expérience

Nous avons accompagné 16 séances de GAP-ExP au total (4 séances par groupe / 4 groupes) et disposons par conséquent de 16 recueils de données pour rendre compte de ces retours d’expériences.

4.1 Quelles ont été les situations évoquées par les participants ?

Les groupes ont proposé des situations inscrites dans des contextes variés : 7 situations dans le contexte de leurs associations ; 6 situations de formations de soignants ; 6 autres dans le contexte de leur action dans les services de soin ; 4 autres dans un contexte de recherche ; 2 situations en lien avec une entreprise ; 1 situation enfin dans un contexte d’action au niveau territorial. Cependant, en termes de situations choisies et par conséquent analysées, nous comptons 6 situations dans un contexte de service de soin », 5 autres dans le monde associatif, 2 en recherche et 3 en formation de soignants.

4.2 A quelles classes de situations se rapportaient les situations analysées ?

Trois quarts des situations analysées, soit 12 sur 16, ont traité de problématiques de positionnement.  Une majorité d’entre elles (7 sur 12) avait trait au sentiment de légitimité du PE/PP vis-à-vis de lui-même (suis-je à la hauteur ? qui suis-je pour prétendre à cette fonction ? à ce poste ? etc.) Quant aux cinq autres situations, l’une évoquait des problèmes avec la hiérarchie, une autre la participation en formation, et trois traitaient de situations complexes au niveau individuel et social en termes de hiérarchie et d’équipe ou encore d’institution et de hiérarchie. Les situations relevant de l’accompagnement ont été explorées dans 3 GAP-ExP sur 16. Pour l’une d’entre elles, c’est la question de l’accompagnement en fin de vie qui a été traitée. Deux autres situations traitaient d’accompagnement « patient/famille ». Une enfin abordait la question d’un accompagnement en tant que « Représentant d’Usagers » (RU).

4.3 Ce qu’en disent les patients qui ont fait vivre ces premiers GAP-ExP

A ce jour, nous disposons essentiellement des retours des patientes animatrices lors des débriefing post GAP-ExP, ce qui représente une quinzaine d’heures d’enregistrements[22]. Auxquelles s’ajoutent des propos tenus à la fin de la dernière séance de GAP-ExP par des participants qui ont spontanément exprimé comment ils avaient vécu l’ensemble des séances et ce qu’elles leur avaient apporté. Ces propos ont été consignés, parfois mot pour mot, dans les notes prises par les formatrices[23]. Comme évoqué dans la première partie de cet article, des entretiens non directifs viendront par la suite nourrir une enquête en cours sur les retombées des GAP-ExP sur les participants[24].

4.3.1 Un outil de re-connaissance entre pairs à la recherche d’une légitimité

Selon les dires des animatrices, la question de la légitimité est prégnante dans nombre de situations évoquées par les participants. « La question de la légitimité…c’est un sujet universel pour nous[25] les patients partenaires. ». L’emploi du « nous » traduit un sentiment d’appartenance à une groupe qui a en commun l’expérience du vécu avec la maladie sans distinction de pathologie : « Quand on est patient, quelle que soit la maladie, on se rejoint sur beaucoup de choses…le même sentiment de solitude, cette compétence que l’on acquiert à demander de l’aide… quand on a été patient, on a eu à répondre à des besoins, à s’adapter, à faire pleins de choses…quelle que soit la pathologie. »

Plutôt que d’espérer une reconnaissance immédiate de leur identité professionnelle sur leur lieu d’intervention, les participants (animatrices comprises) trouvent d’emblée, à l’intérieur du GAP-ExP, l’occasion de se connaître, se reconnaître, d’assoir leurs valeurs et de travailler à la légitimité de leurs pratiques.  Une participante déclare au groupe : « on prend conscience des ressources que l’on a », « ça me donne confiance en moi »… « ça permet de ne pas se sentir seule… ça outille … ». Évoquant une séance de GAP-ExP qu’elle venait d’animer, une patiente animatrice fait l’hypothèse que le seul fait d’être écouté représente pour le patient narrateur un bienfait évident : « J’ai eu l’impression que de l’avoir écouté, ça lui susait presque ».

La re-connaissance entre pairs est également médiatisée par les situations mêmes, certes toujours singulières, mais qui font écho aux parcours des uns et des autres.  La variété des contextes dans lesquels s’inscrivent ces situations amène une animatrice à faire le constat suivant : « Le patient partenaire est présent partout. On est tous sur un domaine traumatique ou difficile. Quand l’un d’entre nous ouvre la bouche, ça nous renvoie à nos propres vécus, à nos propres expériences…et en plus on est dans un univers où il faut jouer des coudes, savoir s’imposer mais aussi lâcher-prise à d’autres moments ! ». Deux animatrices évoquent notamment comment certaines situations entrent en résonnance avec leur propre parcours de PE/PP : « par ta question tu en soulèves chez nous ; ça me fait réfléchir aussi » ; « merci M…, c’est rentré en résonnance avec ce qu’on rencontre dans nos parcours ». Résonnance qui amène une animatrice à reconsidérer sa propre place de coordonnatrice de parcours. En effet, elle dit avoir pris conscience du fait qu’elle doit être encore plus vigilante et militer pour mener des actions décisives pour d’autres PE/PP en tant que coordonnatrice de programmes.

4.3.2 Un outil de clarification et de mise en puissance de l’agir

En devenant un partenaire des champs sanitaire, médico-social et social, ce nouvel acteur PE/PP est amené à se familiariser avec la géographie des services, leur structuration interne, leurs objectifs, leur temporalité, leurs méthodes et outils. Cela n’est pas un allant de soi et demande une mise en distance outillée. Une participante évoque à ce propos une séance de GAP-ExP dans laquelle elle a trouvé la situation « particulièrement difficile et en même temps très révélatrice du système de santé » et souligne combien son analyse collective lui a permis de « mettre l’accent sur tous les enjeux ».

Une animatrice évoque la remise en question de sa propre stratégie en tant que patiente partenaire : « J’ai pris conscience que je n’avais plus envie d’enfoncer les portes. Je vais là où ça s’ouvre ». Une autre affirme sa volonté de contribuer davantage encore à la professionnalisation des PE/PP : « Le sujet m’a beaucoup interpellée parce dans le militantisme, pour la professionnalisation des patients partenaires, je vais aller beaucoup plus loin dans la clarification des missions et de la rémunération. »

C’est ce recentrage de la réflexion possible dans le GAP-ExP qui peut favoriser le processus de déconfusionner des expériences vécues parfois complexes. Le fait de penser le contexte, penser les enjeux croisés, penser la temporalité, identifier les attentes, permet des apprentissages situés car les paroles y sont « incarnées ». Ainsi s’exprime un participant qui se rend compte, pour sa part, qu’être avec des pairs l’a aidé à mettre en distance des vécus personnels et cela grâce à ce qu’il a pu apprendre au travers les situations analysées : « J’ai appris beaucoup de tous ces GAP-ExP, ça m’a servi à atténuer une certaine colère »

4.3.3 Un dispositif jugé indispensable

Les futurs patients partenaires lors de leur formation universitaire, au-delà des apprentissages réalisés, bénéficient d’un apport substantiel du fait de leur appartenance même au groupe d’étudiants. Diplômés, ils risquent souvent de se retrouver isolés avec une identité professionnelle nouvelle à installer, la leur, ainsi que celle, plus large, de la fonction de PE/PP pour laquelle ils ne bénéficient ni d’un « genre professionnel » ni ne représentent encore un « corps de métier » avec des tâches préexistantes et une reconnaissance de statut à l’instar de leurs partenaires (chercheurs, soignants, formateurs, consulteurs…) (cf. supra)

Ainsi une participante s’exprime sur l’importance du dispositif lui-même comme aidant à la professionnalisation : « dans ce nouveau métier, ces GAP-ExP prennent toute leur place … très important de les généraliser … de se sentir moins seule… ». Elle poursuit en reconnaissant le côté structuré et structurant du protocole au service de cette professionnalisation : « J’ai bien aimé la méthodologie… mais en fait c’est vrai que ce cadre est très structuré et très structurant…Il y a quelque chose de très professionnalisant ça nous aide … à nous professionnaliser dans cette posture de patient partenaire. » Elle reconnait avoir hésité à s’inscrire car elle n’avait pas encore vraiment vécu d’expérience en tant que PE/PP, et finit son analyse en déclarant au groupe son « envie d’investir… dans cette identité professionnelle ».

Une autre participante revient sur son vécu en tant que narratrice lors d’une séance de GAP-ExP en relevant elle aussi tout l’intérêt qu’elle voit à participer à un tel groupe d’analyse de pratique : « ce que j’ai vécu c’est un peu en marge… ce pas de côté est intéressant… ce type de groupe devrait être généralisé… ça devrait faire partie de la formation des patients partenaires … ». Ces propos nous confortent dans l’idée de concevoir le dispositif GAP-ExP comme un outil de formation continue qui offre l’opportunité à tous les patients diplômés de l’UdP-SU d’intégrer un nouveau groupe de pairs. Il s’agit donc moins de se préoccuper de la recherche de leur légitimité de PE/PP puisqu’ils l’obtiennent de leurs pairs.

4.3.4 Un dispositif à intention de prévention et de diminution des risques de psychopathologie du travail

A l’issue de ce premier temps de mise en œuvre des GAP-ExP, nous prenons la mesure de ce que ce dispositif met au jour notamment en termes de souffrance au travail et de risque d’épuisement des PE/PP engagés sur le terrain. Nous parlons ici de souffrance au travail en référence aux travaux de Desjours notamment qui soulignent en quoi le réel du travail est toujours une rencontre avec l’échec dans le sens où « le monde réel résiste. Il confronte le sujet à l’échec d’où surgit un sentiment d’impuissance, voire d’irritation, de colère ou encore de déception ou de découragement. » (Dejours, 2001, p. 8). Ainsi, lors du déroulement des différentes séances d’analyse de pratique, nous avons pu mesurer l’engagement émotionnel, affectif des participants à l’évocation de leurs expériences professionnelles vécues. Le GAP-ExP s’avère être, pour le PE/PP, un lieu d’élaboration de cette expérience potentiellement frustrante et douloureuse.

Au fil des séances, le travail d’analyse de pratique a également mis en lumière les valeurs et exigences élevées qui fondent l’activité des PE/PP. Ces derniers sont dès lors potentiellement surexposés à la souffrance au travail du fait de la puissance de leur engagement éthique. Les attaques de leur travail peuvent alors être vécues de manière amplifiée voire algique, les résistances, les empêchements venant s’opposer, et la non-atteinte de ses objectifs générant une « souffrance éthique » (Demaegdt, 2015). Un exemple de cette souffrance éthique a trait aux injonctions contradictoires, illustrées ici par ce propos tenu par une participante lors d’une séance : « On nous demande d’être compétent, d’être sans émotion, mais de l’accueillir chez les autres ! ». Alors même que la compétence d’écoute comporte une proximité émotionnelle et cognitive dans une perspective patient, la demande est ici d’avoir une écoute compétente selon les pratiques de soignants.

Le PE/PP, du fait de la diversité de ses champs d’intervention possibles, des sollicitations cumulées dont il fait souvent l’objet et de sa double implication personnelle et professionnelle, est exposé au risque d’une agitation professionnelle potentiellement dommageable pour sa santé somato-psychique comme pour sa qualité de vie. Il doit pouvoir convoquer et garder actifs les apprentissages réalisés en tant que patient, les compétences personnelles de préservation de soi. C’est à ces fondations-là, qu’il devra sa solidité tout au long de sa professionnalisation. Et ce, d’autant plus, que la maladie guette déjà indépendamment de son travail de PE/PP et demande de sa part un « agir sur soi »  (Pereira Paulo, 2016, 2017) spécifique ; des soins de tout type, comme gérer sa fatigabilité, comme faire avec des effets secondaires de ses traitements…enfin, il doit conjuguer en plus les activités de son « travail de malade » (Tourette-Turgis, 2015).

Le PE/PP est, de plus, amené à investir l’univers soignant, où le risque d’épuisement professionnel est une réalité massive. Le phénomène du burn-out nait d’une course sans fin pour atteindre des objectifs inatteignables fixés par l’institution ou par le sujet lui-même. Ce processus se nourrit ensuite de l’absence de reconnaissance. Or, lors des GAP-ExP, nous avons vu se dessiner dans les propos échangés, les oscillations bien connues du risque d’épuisement : mouvements alternatifs et répétés de surinvestissement et de découragement qui, s’ils ne sont pas pris en considération, peuvent déboucher sur un état de burn-out. Le défaut de reconnaissance dont souffre le soignant, en tant que personne, en tant que professionnel est comparable au déni de reconnaissance observé par les PE/PP. Se sentir reconnu est vital pour notre santé et notre qualité de vie au travail. Le PE/PP doit savoir d’où il peut recevoir cette reconnaissance mais aussi là où il serait illusoire de l’attendre.

5. Conclusion

La création des Groupes d’Analyse de Pratiques -Expertise Patient suit la logique de diplomation des malades mise en œuvre à l’Université des Patients – Sorbonne Université depuis maintenant une douzaine d’années. Son déploiement s’inscrit dans le prisme de la formation continue et de l’accompagnement de nos étudiants, avec l’intention de favoriser la genèse professionnelle des patients. Ce dispositif a la prétention d’aider à ce que les enjeux du vécu personnel des PE/PP (souvent isolés de pairs dans les actions) face à un collectif de partenaires, puissent trouver un statut et affirmer un engagement et une expérience professionnels, rémunérés ou pas. Les premiers retours d’expérience étayent le bien fondé d’un tel dispositif en réponse non seulement à des besoins de re-connaissance d’une légitimité encore trop souvent mise à mal sur le terrain mais qui institue surtout un lieu de co-construction d’un nouveau genre professionnel, qui sera alors à même d’étayer cette légitimité recherchée. Nous restons vigilantes afin que le PE/PP ne soit pas malade de son travail. En cela, le GAP ExP peut faire partie des outils d’hygiène professionnelle permettant une mise en analyse des situations professionnelles vécues, une prévention indirecte de l’épuisement par son repérage anticipé ainsi qu’une source de reconnaissance dans son entreprise de partenariat. L’UdP-SU, par ce dispositif, souhaite participer au maintien en santé des PE/PP impliqués professionnellement.

Le troisième temps dit de « pratique engagée » (cf. fig.1supra) a été conçu pour pérenniser, au sein de l’UdP-SU, l’offre de GAP-ExP ouverts à tous nos étudiants en position de partenariat désireux d’analyser leurs situations dans un espace sécurisé, avec des pairs capables d’entendre, de comprendre, de reconnaitre leurs enjeux personnels et professionnels. Les animatrices formées au GAP-ExP pourront contribuer à la formation d’autres patients désireux d’animer à leur tour des groupes. Aussi allons-nous continuer à investir dans ce dispositif qui, nous l’espérons, sera démultiplié sur tout le territoire national afin d’aider tous celles et ceux qui s’engagent dans le développement d’une société plus démocratique et capacitaire.

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Notes

[1] Nous utiliserons désormais ce sigle (PE/PP) pour parler des patients et patientes expert.es/patients et patientes partenair.es.

[2] Loi ma santé. https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/masante2022/

[3] Le langage épicène est un ensemble de règles et de pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination supposée par le langage ou l’écriture.

[4] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/discours.pdf.

[5] Communiqué de presse. Améliorer l’implication des patients et des usagers – la HAS consulte le monde associatif – Mis en ligne le 24 avr. 2013. Disponible : https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1525908/fr/ameliorer-l-implication-des-patients-et-des-usagers

[6] Pour ceux qui le désirent

[7] Anciennement UPMC (Université Pierre et Marie Curie)

[8] https://universitedespatients-sorbonne.fr/

[9] Le ministère des Solidarités et de la Santé a lancé, “Ma santé : un engagement collectif” :  Il s’agit « de repenser les formations de santé (…) Dans le cadre de la réforme des études en santé (…), les patients experts seront amenés à intervenir dans les cursus de formation des professionnels de la santé ».

https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/masante2022/

[10] https://siric.curie.fr/sites/siric/files/medias/documents/2019-06/sem2019-kpole-democratie-brochure.pdf

[11] https://www.inserm.fr/actualite/emergence-science-participative-rapprocher-chercheurs-et-patients/

[12] https://www.nouvelle-aquitaine.ars.sante.fr/communique-de-presse-un-dispositif-innovant-en-nouvelle-aquitaine-patients-partenaires-en-oncologie

[13] https://www.sanofi.fr/dam/jcr:9bef4bde-9808-4f44-b009-89b079cce63d/Infopresse-Cancer-et-Travail-JMC-28-01-21.pdf

[14] https://www.e-cancer.fr/Institut-national-du-cancer/Cancer-et-emploi/

https://www.sanofi.fr/dam/jcr:9bef4bde-9808-4f44-b009-89b079cce63d/Infopresse-Cancer-et-Travail-JMC-28-01-21.pdf

[15] assimilable à la formation continue

[16] Il y a en effet une demande grandissante d’institutions pour la mise en place de ce type de dispositif.

[17] Cf. de nombreux articles de cette revue.

[18] Marie-Paule Vannier a une vingtaine d’années de pratique du GEASE en formation initiale et continue des enseignants.

[19] Les séances de GAP-ExP ont été suivies par Florence Puch ou Marie-Paule Vannier à tour de rôle.

[20] UTET : Unité Transversale d’Éducation Thérapeutique.

[21] A l’heure où nous bouclons cet article, ces journées n’ont pas encore eu lieu.

[22] Via la plateforme support.

[23] Avec l’accord des patientes animatrices. En effet, dès le lancement du dispositif GAP-ExP, nous étions déjà dans une perspective de recherche action et il nous importait de la documenter.

[24] Enquête initiée fin mai 2022 auprès de tous les participants.

[25] C’est nous qui soulignons.