Françoise Botté-Allain

Proviseure retraitée
francoise.allain0098@orange.fr

Bernard Delattre

Proviseur retraité
bernard.delattre1@gmail.com

 

Résumé

Bernard Delattre, proviseur honoraire, secrétaire général de l’AGSAS pendant 20 ans et accompagnateur de Jacques Lévine dans ses déplacements de 2001 à 2008, a proposé à Françoise Botté-Allain, également proviseure honoraire, une interview afin d’évoquer son expérience du Soutien au soutien ainsi que son travail de recherche sur la place de l’analyse de pratiques professionnelles chez les personnels de direction. Sa recherche a principalement porté sur l’exercice de cette fonction et notamment la déstabilisation que peut représenter le passage de professeur à personnel de direction. Comment l’APP peut-elle contribuer à faciliter ce passage et permettre d’exercer cette fonction sans trop de dommage pour le professionnel lui-même mais aussi pour l’établissement ? Ce questionnement représente le fil directeur de cette interview.

Mots-clés 

soutien au soutien, chefs d’établissement scolaire, travail en groupe, animation

Catégorie d’article 

Interview – échange ; travail de recherche

Référencement 

Botté-Allain, F. & Delattre, B. (2022). Du Soutien au soutien chez des personnels de direction de l’Éducation Nationale. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 23, 5-20. https://www.analysedepratique.org/?p=5458.


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From Support to support among National Education Managers
Abstract

Bernard Delattre, honorary headmaster, secretary general of AGSAS for 20 years and companion of Jacques Lévine in his travels from 2001 to 2008, proposed to Françoise Botté-Allain, also an honorary headmaster, an interview in order to talk about her experience of Support to support as well as her research on the place of the analysis of professional practices among management staff. Her research focused mainly on the exercise of this function and in particular the destabilisation that the transition from teacher to manager can represent. How can PPA contribute to facilitating this transition and enable this function to be carried out without too much damage to the professional himself or herself, but also to the institution? This question is the main theme of this interview.

Keywords

support to support, school leaders, group work, animation


Do apoio ao apoio a diretores de estabelecimento de ensino na Educação Nacional
Resumo

Bernard Delattre, Diretor Honorário, Secretário-Geral da AGSAS por 20 anos e companheiro de viagem de Jacques Lévine de 2001 a 2008, pediu uma entrevista a Françoise Botté-Allain, também Diretora Honorária, para falar da sua experiência de « Soutien au Soutien » (Apoio ao Apoio)e da sua investigação sobre o papel da análise das práticas profissionais entre os diretores de estabelecimento de ensino. A sua pesquisa centrou-se principalmente no papel do diretor de escola e, em particular, na desestabilização que a transição de professor para diretor de escola pode representar. Como é que a PPA pode ajudar a facilitar essa transição e permitir que esse papel seja desempenhado sem demasiados danos para o próprio profissional, mas também para a escola? Essa questão é o fio condutor desta entrevista.

Palavras-chave

apoio ao apoio, diretor escolar, trabalho de grupo, coordenação


 

Bernard Delattre :

Bonjour Françoise, je voudrais évoquer avec toi les groupes d’analyse de pratiques chez les chefs d’établissement scolaires. En ce qui me concerne, j’anime depuis quinze ans un grand nombre de groupes de Soutien au soutien (SAS) dans divers champs professionnels en particulier le domaine de l’enseignement et le domaine médico-social. Je travaille depuis onze ans également avec un groupe de principaux et de proviseurs. De ton côté tu as été participante d’un groupe de SAS pendant une dizaine d’années en qualité de personnel de direction puis tu es devenue animatrice de ce type de dispositif et aujourd’hui tu es formatrice académique dans ce domaine. Tu as réalisé un Master sur la fonction d’animatrice de ce type de groupe, puis tu as souhaité poursuivre ton travail de recherche sur l’exercice du métier de chef d’établissement en lien avec l’analyse de pratiques professionnelles. Pourrais-tu préciser quelle est la méthode qui sous-tend ta position d’animatrice car de nombreux dispositifs très différents les uns des autres utilisent cette même appellation ?

Françoise Botté-Allain :

La réponse n’est pas facile car, que ce soit en position de stagiaire, ou en position d’animatrice, j’ai expérimenté plusieurs dispositifs. Les diverses compétences acquises dans ces groupes me semblent contribuer à ce que chaque animateur élabore son propre savoir-faire, sa propre posture, même si les soubassements théoriques auxquels il se réfère doivent être énoncés lors de l’élaboration de la proposition de stage et rappelés à la première séance. Pour ma part, je m’appuie sur certains concepts psychanalytiques.  J’ai pratiqué le Tgroup (Training group), le GAP (groupe d’approfondissement professionnel) d’André de Peretti, le GEASE (Groupe d’entraînement à l’analyse des situations éducatives) dont les premiers concepteurs sont Claude Vincent et Jean Ferrasse, le dispositif d’analyse de pratique professionnelle réflexive (APPR) de Suzanne Nadot, qui m’ont tous fait évoluer pendant les 22 ans où j’ai été chef d’établissement scolaire. Je me dois de préciser cependant que l’expression analyse de pratiques restait énigmatique pour moi et ne me semblait pas répondre aux questions que je me posais dans l’exercice de ma profession.

Mon intérêt s’est éveillé lorsque je me suis inscrite à un stage intitulé « La relation du chef d’établissement et de l’enseignant ». Ce stage était animé par une psychanalyste et un professeur. Leur méthodologie se fondait sur la pratique du SAS mise en œuvre à titre expérimental en 1973 par Jacques Lévine (1923-2008), lui-même psychanalyste, qui s’interrogeait sur les liens entre la pédagogie et la psychanalyse. Ce terme de SAS et non d’analyse de pratiques qu’il réfutait, veut souligner l’importance des problématiques humaines dans tous ces métiers se rapportant à l‘Éducation qu’aujourd’hui on dénomme parfois les « métiers du lien ». Pour ma part, il s’agit d’une analyse de pratiques professionnelles qui va orienter le questionnement du groupe sur l’approche relationnelle entre les protagonistes de la situation présentée. Cependant, cette appellation particulière du SAS insiste sur le fait que, dans la rencontre avec l’autre, qui peut être en demande d’aide, voire en souffrance, il est nécessaire d’être soi-même soutenu pour créer un véritable espace de croissance pour chacune des personnes concernées. Lévine travaillait principalement avec des « maîtres G »[1], des psychologues scolaires, des conseillers d’orientation et des enseignants.

Enfin, j’ai eu l’opportunité de participer en octobre 2002 à l’université d’automne « Analyse de pratiques et professionnalité des enseignants »[2] où j’ai croisé la route de Claudine Blanchard Laville, professeur à l’université de Nanterre. Dans son dispositif d’analyse de pratique d’orientation clinique, je me suis sentie au plus proche des questionnements lancinants qui me traversaient. J’ai alors sollicité mon inscription dans le Master FIAP (Formation à l’Intervention et à l’Analyse de Pratiques) puis j’ai entrepris un travail de thèse où j’ai envisagé de rencontrer dans le cadre d’entretiens cliniques des personnels de direction ayant l’expérience de séances d’analyse de pratiques professionnelles en qualité de participants. Certains d’entre eux sont devenus également des animateurs.

B.D. :

Pourrais-tu préciser davantage ce qui sous-tendait ton désir d’effectuer un Master et ce que cette recherche a pu engendrer ?

F.B.A. :

 En juin 2004, les personnels de direction sont immédiatement affectés dans leur établissement dès leur réussite au concours. Leur formation initiale régie par un décret[3] se fonde alors sur une logique de l’alternance et de l’individualisation. On voit apparaître un trinôme constitué du chef d’établissement d’accueil, d’un tuteur référent et de formateurs académiques. Les lauréats étaient stagiaires pendant deux années durant lesquelles ils bénéficiaient d’une formation d’une durée de 70 à 80 jours échelonnée sur les deux années. Ces formations se déroulaient dans leur académie d’affectation ou à L’ESENESR[4] de Poitiers. Leurs tuteurs étaient chargés d’animer des séances d’analyses de pratiques avec leurs stagiaires. Les groupes comprenant outre les stagiaires, trois tuteurs qui se retrouvent soit co-animateurs de la séance ou soit alternativement participants et animateurs. Le dispositif de référence était alors celui de Suzanne Nadot qui se situe dans la lignée de la pratique réflexive. Cette qualification d’animateur qui intervenait après une formation de deux jours pour les tuteurs m’interrogeait beaucoup car la fonction et la formation d’animateur étaient des questions récurrentes à l’AGSAS fondée par J. Lévine.

Je percevais déjà deux écarts notoires avec le Soutien au soutien : d’une part l’obligation et non le volontariat pour les stagiaires de participer à ces groupes et d’autre part la formation des animateurs, d’un côté un personnel de direction en fonction, de l’autre un psychanalyste ou une personne ayant une expérience analytique. Ces séances rencontraient majoritairement une très forte adhésion auprès des stagiaires avec cependant des nuances selon la composition des groupes, le protocole choisi et selon les animateurs. Une enquête ministérielle a été lancée en juin 2004 (Thaurel-Richard & Costa, 2007) sous la forme d’un questionnaire auprès de la première promotion des lauréats 2002 (830 personnes) soit après leurs deux années de stagiairisation pour évaluer cette nouvelle formation initiale. 85% des formés s’accordaient à dire « que les échanges de pratiques et analyses de pratiques sont un élément majeur dans la formation par alternance » (Thaurel-Richard & Costa, 2007, p.3). Les termes « Échanges et analyse de pratiques » étaient englobés dans la même rubrique. Dans les questions ouvertes, les lauréats éprouvaient alors la nécessité d’apporter des nuances telles que : « travailler plus sur l’analyse de pratiques en référence avec des théories et non pas des échanges de pratiques » (Thaurel-Richard & Costa, 2007, p.143)  ou encore : « passer d’une information à une réelle formation et donc mettre les stagiaires en situations d’acteurs à partir d’analyse de situations vécues, analyse psychopédagogique des comportements, des jeux et des enjeux, de la dynamique de groupe etc., donc des analyses par des personnes compétentes qui dépassent l’échange de pratiques » (Thaurel-Richard, & Costa, 2007, p.145). Ces observations soulignaient plus précisément la nature du dispositif proposé et la formation de l’animateur.

Mon travail de recherche en Master s’intitulait : « De l’évolution de ma posture d’animatrice de groupe d’analyse de la pratique, entre angoisse et plaisir ». A cette époque, chaque séance d’analyse de pratique en position d’animatrice mais aussi simultanément de chef d’établissement encore en activité faisait évènement pour moi, engendrait de nouveaux questionnements, des éprouvés inconfortables que les séances de supervision d’orientation clinique avec C. Blanchard-Laville me permirent d’élucider. Au-delà d’une forme de professionnalisation et d’acquis théoriques, ces sessions m’entraînaient surtout dans le « Connais-toi, toi-même ». D’ailleurs comme le dit Catherine Yelnik (2005) : « Que cherche-t-on si ce n’est ce qui pose question à soi-même ? ».

B.D. :

Tu m’as relaté ta rencontre avec le SAS mais ton travail de thèse t’a-t-il apporté d’autres questionnements sur la nécessité de ce type de travail réflexif pour les professionnels qui exercent cette fonction de direction ?

F.B.A. :

Oui, car lors des entretiens cliniques que j’ai menés avec les six personnels de direction que j’ai rencontrés dans leurs bureaux, la consigne donnée était : « Pouvez-vous me dire ce qu’a représenté l’analyse de pratique professionnelle dans l’exercice de votre fonction ? ». Ces entretiens étaient enregistrés et duraient en moyenne une heure. J’ai choisi la méthode de l’entretien clinique (Yelnik, 2005 ; Poussin 2003) qui, par l’absence de questions me semble permettre une forme d’errance productive chez l’interlocuteur, ouvrant la voie à l’inattendu. C’est un exercice délicat car cet entretien contrairement au questionnaire soumet l’interviewé et l’interviewer aux aléas de la rencontre et va ainsi refléter dans son contenu les modalités de ce rapport intersubjectif. C’est ainsi que qu’Olivier Douville (2006) cite Gérard Poussin qui écrit : « notre connaissance de l’autre est moins dans ce que nous savons de lui que dans le peu que nous savons de nous-mêmes ». Ainsi, les propos de mes interlocuteurs qui auparavant étaient tous professeurs, s’inscrivaient presque automatiquement dans deux directions : une réflexion sur l’A.P.P. en lien avec la consigne initiale mais très vite aussi une réflexion sur leur méconnaissance de la réalité du métier dans lequel ils s’étaient engagés.

S. le résume en disant : « On a une représentation mentale du chef d’établissement véritablement erronée[5] car elle correspond à des fantasmes bien loin de la réalité ». B. lui, pensait qu’« en franchissant un cran dans la responsabilité, il allait pouvoir mettre en place une politique comme dans sa classe ». Il précise : « Je devenais en gros un super prof ». S. mentionne « une immaturité professionnelle indéniable qui entraîne un écueil car ces arrivants voient la salle des profs comme un prof voit ses élèves ». Par ailleurs, leur première représentation de la fonction était plutôt technocratique et managériale au sens de la direction d’une entreprise. A titre d’exemple, S. évoque le « leader qui doit favoriser une bonne mécanique, fluidifier les parcours, faire tourner la machine, enlever dans le flux de travail à dégraisser tout ce qui pollue, tout ce qui est inutile ». Il ajoute que le principal de collège peut s’illusionner en croyant que son établissement fonctionne « alors qu’en fait il déraille ».

Leurs inquiétudes primordiales lors de la prise de fonction se fondaient sur l’amplitude des tâches, sur les aspects techniques tels que la confection des emplois du temps, la gestion des plannings, des services des personnels, sur les aspects financiers. Or, ils découvrent que l’essentiel de leur travail comme le précise B. « c’est de faire de la gestion d’adultes ». Il considère qu’« il ne s’était pas préparé à gérer des adultes et il pensait que ça serait plus facile ». Des turbulences émotionnelles vont accompagner ces découvertes ce qui entraîne S. à qualifier, avec beaucoup d’émotion, le passage de la position de professeur à celle de chef d’établissement d’« épouvantable » ou pour B. de se sentir exposé à la « vindicte collective ». C. complète : « quand on débute, on n’a pas forcément conscience de tous nos interlocuteurs, on fait ce qu’on croit devoir faire, on fonce ». Elle donne un exemple de sa pratique : « Un professeur qui exigeait dans la seconde une réponse, je lui donnais une réponse, il ne me serait même pas venu à l’idée que je pouvais refuser quand j’ai commencé ce métier ».

B.D. :

Comment comprendre ces réactions et ce passage aussi déstabilisant ?

F.B.A. :

On ne peut généraliser que ce passage soit systématiquement difficile car chaque établissement est singulier, tout comme son environnement, chaque professionnel est différent selon son histoire de vie, son parcours, et ses valeurs de référence. Par ailleurs, ce n’est pas parce que l’on est reconnu comme un excellent enseignant que l’on sera un chef d’établissement efficace. Ce passage qui peut s’avérer à la fois palpitant et « compliqué », voire « douloureux » se caractérise par un certain nombre de pertes dont ces personnes ne percevaient pas nécessairement la portée dans leur identité professionnelle précédente. La perte de leur discipline d’enseignement, la perte de leurs élèves, la perte des collègues avec lesquels ils construisaient des projets, la perte du regard valorisant de leur chef d’établissement qui les a souvent incités à postuler à cette fonction, la perte de leurs repères géographiques suite à leur mutation parfois dans une autre académie, l’éloignement de leurs amis, la perte de leur liberté dans l’aménagement de leur emploi du temps, la désillusion liée à l’écart entre le niveau de la formation et la « gestion calendaire » qui suit leur première affectation.

Toutes ces pertes sont voilées dans un premier temps par la réussite au concours de personnel de direction. Par ailleurs, l’obligation de résidence dans l’établissement modifie la séparation entre vie professionnelle et vie privée ce qui fait dire à S. « On a un peu l’impression d’avoir un établissement comme un boulet au pied en permanence » tout en précisant « ce n’est pas innocent de faire ce métier ». Á ces diverses pertes s’ajoutent la mise en œuvre de tâches qu’ils ne maîtrisent pas, la prise de conscience du « poids des responsabilités », une forme d’inscription dans « l’urgence » et une certaine difficulté à intégrer leur nouveau corps d’appartenance où selon leurs dires, on peut « bluffer » ce qui peut accentuer la fragilisation des nouveaux lauréats.

Cette vulnérabilité qui réveille des blessures narcissiques, ce sentiment d’impuissance, voire d’incompétence peuvent affecter la perception des situations professionnelles qu’ils vivent et générer une déformation, une interprétation fantasmée et anxiogène, voire persécutive de la réalité dans laquelle ils viennent d’être « balancé ». Ils quittent un monde connu, rassurant pour entrer dans l’inconnu où ils vont se confronter à l’altérité avec les risques que cela comporte.

Un thème récurrent traverse aussi les propos de mes interlocuteurs, celui de la solitude ressentie en occupant cette fonction, ce qui avait déjà été souligné par Anne Barrère (2013) comme l’une des épreuves majeures qu’auraient à vivre ces personnels. Cependant, elle considère que « solitude et responsabilité sont alors le lieu théorique d’une affirmation personnelle, qui aide à supporter l’épreuve et dont le bénéfice est aussi la certitude d’une grandeur » (Barrère, 2006, p.114). Cette chercheuse explicite cette proposition en estimant que « les sollicitations permanentes des autres ne peuvent que renforcer ce sentiment d’utilité voire d’omnipotence, aussi valorisant que lourd à porter » (Barrère, 2006, p.114). Pour Anne Jorro (2011), le sentiment d’isolement repose sur l’idée que l’on se sent exposé au regard des autres : « le fait de se retrouver en autonomie, d’avoir à mettre en œuvre une activité inédite pour soi et pour le service donne une visibilité qui déstabilise ». Pour Dominique Lhuillier (2009), certaines fonctions solitaires exposent l’individu à des « relations intersubjectives sans médiation collective et institutionnelle assurant une fonction de tiers ». Selon cet auteur, ce phénomène peut se traduire par une « relation de face à face, voire de rivalité destructrice ». Cette question de la solitude s’estompe considérablement chez ceux de mes interlocuteurs qui ont une grande expérience de l’analyse de pratiques et y ont acquis une perception du conflit qui s’est transformée en découverte et approche de la différence.

B.D. :

Comment peuvent -ils faire face à tous ces éléments de déstabilisation ?

F.B.A. :

Je relève que ces personnels tout comme j’ai pu le vivre moi-même se retrouvent dans ce que j’ai appelé « une familiarité aveuglante ». Ils doivent conquérir une nouvelle place par rapport à leur corps d’origine, à leur environnement qu’ils croyaient bien connaître, étant eux-mêmes professeurs auparavant. Ils se doivent de questionner des relations dites d’équipe qui dans l’exercice du métier d’enseignant sont souvent fondées sur des affinités alors qu’en leur qualité de fédérateur, ils sont tenus d’établir des liens avec tous les membres de la communauté scolaire. Ce changement de focale les entraîne à remodeler leur identité professionnelle. Comment cette évolution peut-elle se faire ? Le travail en groupe dans les dispositifs d’analyse de pratiques tels que les groupes de SAS peut y contribuer.

B.D. :

Pourrais-tu détailler en quoi ce travail de groupe et notamment celui dans le cadre du SAS permet d’explorer les relations avec autrui et avec soi-même ?

F.B.A. :

Curieusement, nous sommes obligés de reconnaître que les enseignants sont constamment avec des groupes et que cette dimension spécifique de leur travail est peu étudiée au cours de leur formation. C’est comme si la réussite reposait sur le savoir disciplinaire, le charisme personnel et l’asymétrie entre le professeur et l’élève. Le chef d’établissement se retrouve dans une position totalement différente puisque ses interlocuteurs essentiels sont des adultes. Comment entrer en lien, comment gérer les conflits, comment sortir de la solitude, comment accepter l’inattendu, l’instabilité, où partager ce qui pose question au chef d’établissement ? S. pense « qu’il faut être solide pour accepter cette marge d’incertitude permanente » mais il indique aussi que cette imprévisibilité recèle « quelque chose de particulièrement stimulant et excitant ». R. admet « qu’on peut à un moment donné être complètement perdu face à une situation professionnelle qui vous échappe mais bien sûr on ne parle pas de son établissement à l’extérieur, on ne dit pas ce qu’on fait dans nos cuisines surtout pas et surtout quand ça ne va pas ». C. déclare « je n’avais que des questions et de la souffrance mais aucun interlocuteur pour en parler ». Quelle issue ?

Ainsi en premier lieu le groupe de SAS peut faciliter une mise en réseau, une proximité, une solidarité, une forme de fraternité avec des collègues. M. confie : « On participe de ce que vit l’autre et professionnellement déjà et émotionnellement et intellectuellement » quant à L. elle déclare « dans notre métier c’est assez rare la confiance ».

B.D. :

Quelles théorisations t’ont permis d’étayer ton travail de recherche ?

F.B.A. :

La lecture de l’ouvrage de Mickaël Balint, Le médecin, son malade et la maladie m’avait alertée sur le poids des relations humaines dans l’exercice d’une profession. La qualité de l’accueil du praticien envers son patient amena cet auteur à concevoir la notion de médecin-médicament, qualité que ce médecin va explorer avec d’autres collègues dans un séminaire de travail qui permette à chacun « d’avoir le courage de sa propre bêtise » (Balint, 1958). Cette formation vise « un changement de personnalité limité quoique considérable » (Balint, 1958). Jacques Lévine a souhaité créer une forme de « Balint enseignant ». Avec la fréquentation des ouvrages de Freud, j’ai pu accéder à la notion de loi, à la dualité humaine, à la prise en compte de l’inconscient et des phénomènes transférentiels à l’œuvre dans la sphère professionnelle. Freud déjà, considérait qu’éduquer, gouverner, soigner étaient des métiers impossibles dans la mesure où le succès des actions engagées est le plus souvent partiel et limité. Avec Winnicott (1958), le concept d’aire intermédiaire d’expérience entre la réalité intérieure et la réalité extérieure ressemble à ce que décrivent mes interlocuteurs. Ils évoquent le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles comme un espace d’entre deux, sécurisant et étayant où ils peuvent dire certaines défaites, où ils peuvent questionner certaines situations professionnelles qui leur paraissent incompréhensibles. Grace à cet espace ils se sont aventurés dans une démarche, un processus dynamique qui « se bâtit au fur et à mesure des années et ce n’est jamais fini » comme le résume L. Ils y perçoivent progressivement les enjeux complexes de leur métier et parviennent à appréhender autrement la conflictualité. Ils vivent les séances comme un espace de professionnalisation au sens où le définit Claudine Blanchard-Laville (2001) : « Professionnaliser ne signifie pas éradiquer, étouffer, contrôler les éléments du scénario personnel ; au contraire, il importe de les reconnaître, de les accueillir en soi, de les travailler, au sens du travail psychique pour qu’ils deviennent moins prégnants dans l’espace professionnel ».  Le groupe de SAS invite à mieux discerner ce qui dans la situation professionnelle exposée relève de l’agir professionnel et de son contexte et ce qui relève de l’implication émotionnelle en situation d’exercice professionnel. L. dit avoir pris conscience « de la représentation qu’on se fait de soi-même dans ce métier ».

Les travaux de Wilfried Ruprecht Bion (1961) sur le groupe m’ont aidée à faire évoluer ma perception du travail en groupe. Dans le groupe, selon ce psychiatre psychanalyste britannique, « l’individu découvre en lui des aptitudes qui demeurent latentes aussi longtemps qu’il est relativement isolé. Par conséquent, le groupe est plus que la somme des individus qui le composent car un individu dans un groupe est plus qu’un individu isolé ». Ainsi le groupe mobilise toutes les facettes identificatoires dont nous sommes porteurs sans le savoir et que nous pouvons activer en prenant davantage conscience de cela. Je fais ainsi l’hypothèse que le travail en groupe sous le regard des autres constitue un espace pluridimensionnel qui potentialise le sentiment d’exister et l’activité de penser. Cependant, Bion (1961, p. 57) a également exploré les résistances dans le travail qu’il a mené avec les groupes. Il lui semble que les participants « ne croient guère à leur aptitude à apprendre par l’expérience » et qu’ils ne croient pas qu’ils puissent « apprendre quelque chose les uns des autres » (1961, p.52). Enfin, la notion kleinienne de « position dépressive » Klein, 1947) reprise par Claudine Blanchard-Laville (2013) dans son ouvrage Au risque d’enseigner me semble pertinente sur le plan du psychisme professionnel pour décrire ce passage délicat de la position de professeur à celle de chef d’établissement. Dans un premier temps ces personnels peuvent être animés par une idéalisation de leur fonction laquelle s’accompagne d’un excès d’investissement ce qui peut s’apparenter à une forme de toute puissance suivie d’une désillusion. Le travail en groupe peut permettre de faire évoluer cette position vers l’acceptation d’une sorte de compromis.

B.D. :

Pourrais-tu maintenant préciser ce qui t’a amené à privilégier le dispositif du SAS ?

F.B.A. :

Le stage que j’ai mentionné précédemment fut une révélation pour moi. Une psychanalyste et une professeure coanimaient la séance au cours de laquelle le groupe participe à l’analyse approfondie d’une situation professionnelle concrète, dans une visée clinique. La méthode est fondée principalement sur la compréhension de la logique de l’autre afin d’ouvrir de nouvelles perspectives dans la situation qui dans un premier temps semble bloquée. Le narrateur expose une situation dans laquelle il rend compte des dilemmes que lui pose un enfant ou un adulte, et le groupe après l’avoir écouté, explore ce qui pourrait éclairer la difficulté relationnelle entre le narrateur et la personne évoquée. Au-delà du travail psychanalytique personnel que j’avais entrepris, je découvrais grâce au groupe la verbalisation d’une situation professionnelle problématique dans un groupe, l’apprentissage de l’écoute, la diversité des analyses faites par les membres du groupe ainsi que la variété des positionnements de chacun sur la situation évoquée.

Cette méthode s’appuie sur les travaux de J. Lévine qui s’inscrit dans la lignée des auteurs cités précédemment. L’originalité de sa pensée repose sur la création d’un langage intermédiaire qui puisse métaphoriser certaines terminologies psychanalytiques. Ce praticien savait que des notions telles que regard-photo et regard-cinéma étaient trop triviales pour qu’il y ait le moindre espoir de les voir figurer parmi les mots sérieux et savants du vocabulaire psychanalytique. Il souhaitait cependant qu’elles soient de véritables outils du travail relationnel. Ainsi, quand j’évoquais le SAS, j’avais l’habitude de spécifier que cela m’avait donné « Les mots pour le dire », titre du roman de Marie Cardinal que j’avais découvert en 1976 et dont la lecture m’avait passionnée. Dans ce travail, les analyses n’étaient plus en termes de jugement, d’échec, de lacunes, de difficultés, d’ignorance mais plutôt en termes d’encombrement, d’empêchement à penser, de panne, d’autrement que prévu ou d’arrêt de croissance. La priorité se porte ainsi sur l’importance de l’écoute sensible de la parole de l’Autre, de l’attention à prendre en compte soi-même ses propres éprouvés, à suspendre son jugement. Le déblocage de la situation nécessite ensuite la mise en place d’une co-réflexion ou chacun tient sa place comme interlocuteur valable et comme être pensant. Une futurisation devient possible en mobilisant la dimension intacte de la personne assignée à ce moment-là à sa dimension accidentée[6] .

Je devenais plus réceptive aux pièges de l’inhumain selon la belle expression de Moll et de Lévine (2001) : « Ce qui peut donc sauver l’humain, c’est un regard lucide sur la double structure de la nature humaine, sans être pour autant naïf sur la jouissance que procure l’inhumain… C’est par les modifications qu’opèrent la rencontre, le cadre, le travail de la parole dans le transfert et le changement de sphère d’appartenance que l’on peut gérer les douloureux conflits qui se jouent en nous, entre nature sauvage et nature civilisée ».

B.D. :

Concrètement comment se déroule une séance de SAS ?

F.B.A. :

Je veux tout d’abord préciser qu’en aucun cas il ne s’agit d’un travail thérapeutique, ni d’une psychothérapie de groupe. Par contre, l’idée de se référer à des concepts psychanalytiques enrichit l’analyse de situations professionnelles déroutantes dans la mesure où elle peut travailler sur les dimensions fantasmatiques liées à la fonction de chef d’établissement. Diriger un établissement scolaire mobilise des domaines de connaissance très différents comme celui des lois, des règlements, des instances qui régissent la spécificité de cette structure mais aussi la connaissance des codes du savoir-faire managérial, de la complexité des relations humaines. Ces différents domaines sont inégalement approchés dans la formation et quand ils le sont c’est plutôt dans une forme de juxtaposition voire de hiérarchisation et non sous la forme d’une articulation montrant leurs interactions. Pourtant ce travail permet de devenir plus sensible et attentif aux processus inconscients et aux imaginaires des uns et des autres et de trouver la juste distance dans la relation.

Comment peut-on tenter d’y parvenir dans le soutien au soutien ? Tout d’abord, il s’agit de créer une atmosphère groupale qui facilite une prise de distance par rapport à la situation relationnelle qui met à l’épreuve le professionnalisme et le narcissisme de l’exposant.  Lévine insistait beaucoup sur le lieu où allait se dérouler la séance afin qu’il soit « hors menace » et qu’il autorise une forme de rêverie, qu’il mobilise l’imaginaire, qu’il crée une sorte de famille idéale. Cet espace se doit d’être sécurisant afin de permettre la prise de risque que représente l’exposition d’une insatisfaction professionnelle.

Le groupe composé d’une dizaine de personnes s’installe sur des chaises disposées en cercle. Cette disposition symbolise une forme d’enveloppe groupale protectrice et installe une parité entre les participants. L’animateur.trice présente alors les règles de fonctionnement : la confidentialité, le volontariat, le non-jugement, le respect, la non-conflictualité, la solidarité et l’implication lors de l’analyse de la situation exposée.  Puis vient la présentation du protocole qui se déroule en 4 temps.

Le premier temps est celui de l’exposé d’une situation relationnelle concrète vécue par l’un des participants. C’est le temps de la plainte mais aussi celui de l’écoute bienveillante du groupe. Puis, les participants tentent de recueillir d’autres éléments complétant la présentation initiale en posant par exemple des questions sur le contexte, la chronologie des faits, l’environnement de l’enfant ou de l’adulte dont il est question.

Le deuxième temps est celui des associations, de la recherche d’intelligibilité car chacun fait sien le cas exposé. En formulant des hypothèses dans le cadre d’une « écoute tripolaire[7] » qui s’engage dans trois directions, présent, passé, futur pour tenter de reconstruire l’histoire de ce qui a pu arriver au sujet incriminé. Il s’agit de le rendre présent, vivant « en se donnant comme postulat que des attitudes apparemment incohérentes, sont au contraire parfaitement cohérentes si l’on saisit ce qui les alimente ». Au cours de ce travail en groupe, celui dont nous tentons de comprendre la logique est ainsi restauré comme personne.  C’est le temps du dépliage de la situation, de la mise à distance du comportement manifeste, le temps de la dédramatisation, de la relativisation dans la mesure où des participants peuvent exprimer une ressemblance entre leurs vécus personnels avec ce qui vient d’être énoncé, c’est le temps du partage de difficultés similaires.

Bion (1961) a théorisé ce processus à propos du bébé qui vit une sorte de chaos après sa naissance, de détresse qu’il expulse sous la forme d’éléments bêta vers sa mère. Si celle-ci dispose d’une capacité de rêverie maternelle, elle peut accueillir ces éléments, les désintoxiquer, les transformer en éléments alpha qui vont devenir tolérables pour le bébé. Une sorte de parallèle peut s’établir avec l’espace groupal – matrice maternelle – qui, dans ce cadre régi par des règles strictes, peut accueillir le professionnel en souffrance et lui permettre une élaboration de ses ressentis négatifs, une maturation afin de les transformer en éléments alpha.

Le troisième temps est celui de la recherche du modifiable en prenant appui sur la dimension intacte de la personne dont il est question. Après avoir tenté d’approcher la complexité des relations humaines, chacun des participants s’interroge sur l’évolution possible de la situation et peut proposer un agir différent. Il s’agit de donner à penser de nouvelles pistes de réflexion possibles plutôt que de fournir des solutions.  Toutefois, le professionnel qui a exposé a pu appréhender au cours de la séance la complexité de la situation et ne porte plus le même regard sur celle-ci. Ainsi ce travail nous rend plus vigilants sur l’influence de notre propre comportement sur l’Autre et sur le niveau de considération que nous lui portons.

Le quatrième temps est celui du retour réflexif. Chacun s’interroge sur les effets de sa participation à cette séance, comment sa représentation initiale de son métier évolue progressivement mais c’est parfois aussi hors séance comme le dit B. « c’est quelque chose qu’on a quand même dans la tête enfin un peu tout le temps ». Ainsi mes interlocuteurs témoignent que ce travail leur offre un lieu où ils peuvent déposer leur « paquet » mais aussi un lieu qui autorise la connaissance de soi-même par un effet miroir. Ils s’aventurent dans la prise de conscience de leurs peurs, de leurs automatismes de pensée, dans l’ébranlement de leurs certitudes. Ce nouveau regard qu’ils portent sur eux-mêmes fait reculer leurs conduites agressives ou d’évitement. Ils sont moins déstabilisés par l’inattendu et se rapprochent de leur propre ambivalence qu’ils parviennent à mieux négocier, et à « accepter d’être dérangé par l’autre » selon la formulation de M.

La séance de SAS dure en général 2h30 à 3h ce qui permet l’exploration de deux situations. Au début de la séance suivante, l’animateur revient sur le travail effectué précédemment pour recueillir l’évolution ou pas de la situation. C’est à ce moment que l’on peut entendre de la part de celui qui avait exposé : « Il ou elle a changé ».

Pour approcher plus complètement ce dispositif, j’invite le lecteur à se référer à l’article « La pratique du soutien au soutien : témoignage d’un animateur » (Lévine & Moll, 2001, p.37).

B.D. :

Tu viens de montrer les effets bénéfiques de ce travail réflexif mais je m’interroge alors sur le manque de visibilité de ces dispositifs dans l’Éducation nationale alors que les textes officiels font régulièrement référence à la nécessité de cette pratique réflexive. Qu’en penses-tu ?

F.B.A. :

C’est une interrogation récurrente. La mise en place, la visibilité, la réussite de tels dispositifs qui s’inscrivent dans la durée relèvent de décisions hiérarchiques et institutionnelles ce qui dans le contexte sociétal actuel d’immédiateté, constituerait un renversement de valeurs dans les objectifs de formation où la rationalité instrumentale prime. Il y a aussi une forme de méconnaissance de la méthodologie de ces dispositifs avec souvent une confusion entre échange de pratiques et analyse de pratiques comme je l’ai déjà indiqué. Du côté des personnels de direction eux-mêmes, est-il possible dans un univers managérial compétitif tel que nous le vivons aujourd’hui d’avouer un mal-être professionnel, est-il possible de partager ses turbulences émotionnelles dont les conséquences peuvent être désastreuses sous peine d’être identifié à un maillon faible, puisque chacun est renvoyé à la propre gestion personnelle de lui-même ? Or cette déstabilisation temporaire dans un travail en groupe tel que le SAS peut s’avérer très enrichissante et devenir source de créativité. Elle peut faciliter une prise de conscience de ses limites avec l’élucidation que chacun peut mener au sein de ce groupe d’étayage sous réserve d’accepter de s’interroger sur soi sous le regard des autres. Un dernier point mérite d’être soulevé celui de la formation des animateurs. Je l’ai évoquée précédemment. Doit-il être un professionnel du même statut que les participants, doit-il être un formateur extérieur ? Selon l’origine professionnelle, le cursus de l’intervenant, il y a nécessairement des critères d’analyse différents. Depuis sa création, l’AGSAS est très vigilante sur cette problématique. Elle organise quatre séminaires de deux jours par an au cours desquels les participants peuvent se former à la méthode ou travailler de manière réflexive avec d’autres animateurs dans un esprit de co-vision.

B.D. :

Quelle serait alors la nécessaire formation de l’animateur.trice de ce type de groupe ?

F.B.A. :

C’est une vaste question. Je commencerai par préciser que le dispositif du SAS porte cette appellation pour « marteler » que les professionnels investis dans la relation d’aide à l’autre ont eux-mêmes besoin d’être soutenus alors que cet aspect de leur métier est souvent banalisé par l’Institution. Or, pour y parvenir, il faut une méthode, un cadre rigoureux comme je l’ai rappelé précédemment pour permettre l’émergence d’une réflexion féconde. En se fondant sur l’éthique de la singularité du sujet et de sa complexité, je voudrais mentionner la façon dont Francis Imbert l’exprime : « l’éthique pose que la relation ne vise pas la maîtrise de l’Autre, sa définition, mais qu’elle se confronte à de l’inépuisable, à l’infini des personnes et des situations ». Nous avons déjà un élément de réponse quant à la formation de l’animateur qui doit interroger son désir d’occuper ce rôle, et de clarifier la posture dans laquelle il interviendra. En utilisant ce terme de posture qui s’apparente au savoir-être, je veux souligner l’influence qu’il exercera sur les participants par le regard qu’il posera sur eux, par ses attitudes, ses gestes et sa parole. Par ailleurs, ce travail s’effectuant en groupe, l’animateur se doit donc d’être au clair sur l’importance des phénomènes intersubjectifs qui circulent pendant la séance tandis que le groupe tente d’élucider une situation professionnelle où s’entremêlent réalité et fantasmes. Au cours de ce travail des tensions entre les participants, des émotions peuvent surgir. Ce sont alors la vigilance et la capacité contenante de l’animateur qui peuvent permettre de dépasser ces moments de fragilisation. Pour y parvenir ce dernier se doit d’avoir travaillé ses propres émotions, élucidé ses propres filtres, ses propres blessures. Il lui faut en effet trouver la juste distance pour faciliter la circulation de la parole, la mobilisation des participants en s’effaçant momentanément. Sa concentration, sa qualité d’écoute bienveillante autorisent le développement du lien au sein du groupe tout en favorisant la différenciation. Cette complexité des relations transférentielles qui se joue dans le groupe entre les participants, entre l’animateur et chacune des personnes qui le composent me paraissent exiger une sensibilité aux manifestations de l’inconscient, soit un travail personnel qui lui-même peut être complété par la participation régulière à un groupe de supervision.

B.D. :

Avec toutes les réponses que tu as apportées précédemment liées à tes recherches, on discerne que dans l’évolution actuelle du système éducatif, ce type de travail réflexif qui s’inscrit dans la durée n’est pas à l’ordre du jour. On peut s’interroger sur les faveurs accordées actuellement aux neurosciences. Or l’approche réalisée par chaque discipline ne peut que féconder la réflexion sur la complexité du psychisme humain. J. Lévine disait lors de nos rencontres que nous nous engagions dans un temps long. Mais aussi comme le souligne, J. Moll, « notre système scolaire souffre d’un mal essentiel, à savoir d’un énorme déficit de solidarité entre administration, enseignants, élèves, parents, partenaires. C’est un déficit en matière de co-rélexion, de co-gestion, de désir de construire ensemble ». (Lévine & Moll, 2009).

Je te remercie Françoise pour tous ces éclairages très riches concernant la pratique du SAS chez les personnels de direction. Souhaitons que ces propos invitent les lecteurs à poursuivre la réflexion sur ce type de démarche et peut-être à tenter l’expérience.

Références bibliographiques

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Barrère, A. (2005). Sociologie des chefs d’établissement, les managers de la république. Paris : PUF.

Balint, M. (1958). Le médecin, son malade et la maladie. Paris : Éditions Payot & Rivages.

Bion, W.R. (1961). Recherches sur les petits groupes. Paris : PUF.

Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.

Blanchard-Laville, C. (2013) Au risque d’enseigner. Paris : PUF.

Blanchard-Laville, C. & Nadot, S. (2004). Analyse de pratiques et professionnalisation entre affect et représentation. Connexions, 82, 119-142.

Botté-Allain, F. (2021). Devenir chef d’établissement, continuité ou rupture ? Témoignages de chefs d’établissement et d’adjoints. Paris : L’Harmattan.

Cardinal, M. (1975). Les mots pour le dire. Éditions Grasset & Fasquelle.

Collectif. 2020. Le langage intermédiaire de Jacques Lévine. Glossaire. AGSAS.

Douville, O. (2006). Les méthodes cliniques en psychologie. Paris : Dunod.

Jorro, A. (2011). Évaluation de l’expérience et enjeux de la reconnaissance professionnelle. Les Sciences de l’éducation-Pour l’Ère nouvelle,44, n°2, 69-83.

Klein, M. ( 1947). Essais de psychanalyse. Paris : Éditions Payot & Rivages.

Lévine, J. & Moll, J. (2001). JE est un autre. Issy les Moulineaux : ESF éditeur.

Lévine, J. & Moll, J. (2009). Prévenir les souffrances d’école. Pratique du soutien au soutien. Issy les Moulineaux. ESF éditeur.

Lhuillier, D. (2009). Travail, management et santé psychique. Connexions, 91, 85-101.

Poussin, G. (2003). La pratique de l’entretien clinique. Paris : Dunod.

Thaurel-Richard, M. & Costa, N. (2007). La formation des personnels de direction. Enquête auprès de la promotion des lauréats 2002. Collection les Dossiers, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.

Winnicott, D. W. (1958). De la pédiatrie à la psychanalyse. Jeu et réalité. Paris Payot.

Yelnik, C. (2005). L’entretien clinique en sciences de l’éducation. Recherche & Formation 50, 133-145.

 

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Notes

[1] Les maîtres G appelés également rééducateurs complémentaires sont des professeurs des écoles ayant reçu une formation ; ils exercent dans les écoles maternelles et primaires au sein des RASED (réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté).

[2] Cf. Actes DESCO (2002).

[3] Article 9 du décret du 11 décembre 2001.

[4] École supérieure de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

[5] Les termes en italique sont les expressions de mes interlocuteurs.

[6] La dimension de soi accidentée peut-être marquée par une cassure dans l’espace familial, scolaire, ou professionnel, amenant un vécu de défaite… Dans tous les cas, elle affecte la qualité de l’image de soi (voir : Collectif AGSAS, 2020, p. 31).

[7] L’écoute tripolaire est une approche panoramique qui permet de prendre en compte les trois dimensions dont le sujet est porteur : le vécu de défaite lié à l’échec de ses projets dans l’espace familial, scolaire, groupal.., puis l’organisation réactionnelle que l’individu met alors en place pour masquer l’image de soi négative et qui indique l’importance qu’il y accorde et enfin une forme de projection dans le futur s’appuyant sur la dimension intacte du moi pour rendre à la personne un minimum de sentiment de valeur et la remettre progressivement en devenir.
Pour approfondir ces diverses notions, le lecteur peut consulter le glossaire réalisé par un groupe de travail au sein de l’AGSAS (Collectif, 2020).