Sylvie NormandeauRessource professorale, Université de Sherbrooke, Québec, Canada |
Isabelle VachonRessource professorale, Université de Sherbrooke, Québec, Canada |
Résumé
Cet article présente la création et l’analyse des effets d’un journal de bord qui reprend les différentes phases d’une séance ARPPEGE (Vacher, 2015, 2022a). Cette innovation pédagogique permet aux étudiant(e)s d’utiliser l’écrit pour construire et développer une pratique réflexive, et ce en partant d’une situation professionnelle vécue qui les interroge. Cet article vise à éclairer les sauts qualitatifs engendrés par l’écriture tout au long du dispositif, témoignant tous d’une analyse multiréfléchie et systémique suscitée par le processus (Vacher, 2015). Les textes produits par les étudiants(e)s sont analysés par une approche de théorisation ancrée. Cette dernière permet de documenter les sauts qualitatifs et ainsi de mieux comprendre les effets du journal de bord sur le développement de la réflexivité chez les étudiants(e)s.
Mots-clés
conseiller pédagogique, journal de bord réflexif, saut qualitatif, innovation pédagogique, développement professionnel
Catégorie d’article
Travail de recherche, témoignage
Référencement
Normandeau, S. et Vachon, I. (2022). Le Journal de bord réflexif comme adaptation du dispositif ARPPEGE pour susciter la réflexivité et le développement professionnel des conseillères pédagogiques en formation continue. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 20-38. http://www.analysedepratique.org/?p=5298.
The reflexive logbook as an adaptation of the ARPPEGE device to encourage reflexivity and professional development of educational advisors in continuing education…
Abstract
This article presents the creation and the analysis of the effects of a logbook that includes the different phases of an ARPPEGE session (Vacher 2015, 2022a). This pedagogical innovation allows students to use writing to build and develop a reflective practice, starting from a real-life professional situation that questions them. This article aims to shed light on the qualitative leaps generated by the writing throughout the process, all testifying to a multi-reflexive and systemic analysis generated by the process (Vacher, (2015). The texts produced by the students are analysed using a grounded theorising approach. The latter allows for the documentation of qualitative leaps and thus a better understanding of the effects of the logbook on the development of reflexivity among students.
Keywords
educational consultant, reflective logbook, qualitative leap, educational innovation, professional development
1. Introduction
Nous sommes deux ressources professorales du diplôme d’études supérieures spécialisées en conseillance pédagogique de l’Université de Sherbrooke qui se forment au développement de la pratique réflexive, notamment à travers les différents ateliers offerts par Yann Vacher, docteur en sciences de l’éducation et professeur agrégé à l’Université de Corse. Le dispositif ARPPEGE (Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange) proposé par Vacher (2015) nous interpelle puisqu’il vise le développement professionnel qui est aussi l’objectif principal du cours que nous enseignons. Le dispositif ARPPEGE vise le développement d’une pratique réflexive qui se définit comme : « une capacité à développer une réflexion systématique, reproductible, évolutive et autonome pour agir, se transformer en vue d’accepter la complexité, de l’affronter en acte et de l’intégrer pour agir, se transformer » (Vacher, 2015, p. 71). Nous nous sommes inspirées de son dispositif pour créer un journal de bord qui reprend les différentes phases vécues lors d’une séance ARPPEGE. Cette innovation pédagogique permet aux étudiants et étudiantes d’utiliser l’écrit pour construire et développer une pratique réflexive, et ce, en partant d’une situation professionnelle vécue qui les interroge.
Cette communication vise à éclairer les sauts qualitatifs engendrés par l’écriture tout au long du dispositif. Ceux-ci présents dans les écrits du journal de bord témoignent d’une analyse multiréfléchie et systémique suscitée par le processus ; ils concourent au développement de la pratique réflexive. Les textes produits par les étudiantes[1] seront analysés par une approche de théorisation ancrée (Paillé, 1994) en établissant des liens entre le contenu des écrits et l’analyse qui en émerge. La théorisation obtenue permettra de documenter les sauts qualitatifs et ainsi de mieux comprendre les effets du journal de bord sur le développement de la réflexivité chez les étudiantes. Ces résultats nous fourniront également des clés pour mieux les soutenir dans ce processus développemental.
2. Contexte
Depuis 2008, un microprogramme de deuxième cycle en conseillance pédagogique à l’université de Sherbrooke a vu le jour afin d’offrir aux CP un développement professionnel continu leur permettant de satisfaire aux exigences de la profession. En 2020, le microprogramme s’est transformé en diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) afin de mieux répondre à la complexité croissante de la profession.
Au quotidien, les conseillères pédagogiques œuvrent dans des situations professionnelles qualifiées d’emblématiques à savoir : conseiller, former, accompagner, innover (Guillemette, Vachon, Guertin, 2019). Dans chacune de ces situations professionnelles, la prise de recul est présente et y occupe un rôle essentiel. Dans le DESS, ces situations professionnelles sont exploitées de façon à être en appui à la formation. Les situations professionnelles en conseillance amènent les CP à mobiliser et à combiner des ressources ; ceci a pour effet d’accroître leur professionnalisation. Par professionnalisation, nous entendons « un processus dynamique et continu qui permet de développer sa pratique, seul ou en collégialité, en ayant un objectif de développement professionnel lié à ses fonctions de travail ». (Guillemette, Vachon et Guertin, 2019, p.63). Le développement professionnel continu des CP les conduit à effectuer des prises de recul sur leur agir. Ces mises à distance se font « aussi bien par rapport aux situations rencontrées que par rapport à ses propres pratiques. » (Le Boterf, 2007, p.102).
Dans les cours du DESS en conseillance pédagogique, plusieurs activités d’apprentissage sont développées pour favoriser le développement de la pratique réflexive à même les situations professionnelles réelles. « La pratique réflexive se caractérise par la mobilisation complémentaire de trois modes d’appréhension du vécu : le réfléchissement, la réflexion et la métaréflexion » (Vacher, 2015, p. 51). Nous dispensons le cours CNS-803, Intervention en développement professionnel. Une de nos intentions pédagogiques est d’accompagner les étudiantes dans le dépassement de la réflexion pour aller vers la réflexivité. « La réflexivité […] est à la fois réflexion sur la situation et réflexion sur la réflexion » (Vacher, 2011, p.68).
Dans ce contexte, l’étudiante se prend elle-même comme objet de réflexion. Elle est invitée à délaisser, pour un moment au moins, la résolution des problèmes rencontrés afin de s’orienter vers une analyse multiréfléchie. Comme Vacher (2014) le mentionne, cette approche permet à l’étudiante de se développer en fonction des ressources qu’elle possède. De plus, les possibilités d’échange, d’analyse et d’interrogation de l’analyse avec les autres étudiantes deviennent des opportunités de vivre l’approche favorisant l’analyse multiréfléchie. Cette approche éclaire « la complexité des strates de l’analyse, mais aussi des liens qui les unissent » Vacher, 2014, p.31). Afin de réaliser nos intentions pédagogiques, nous avons retenu l’analyse de pratiques professionnelles (APP) par le dispositif de Vacher (2015). Ce dispositif ARPPEGE nous permet de placer les étudiantes au centre du processus d’analyse de pratiques. Ainsi nous faisons la promotion d’une valeur commune, chère à notre pratique professorale : la collaboration. Nous souhaitons que les étudiantes du groupe apportent des éclairages différents, exempts de jugements, d’une même situation, à l’étudiante qui partage sa situation vécue.
Nous invitons les étudiantes à vivre le dispositif original lors d’un cours d’une durée de trois heures placées à la fin de la session. Cette séance profite à toutes les étudiantes, quel que soit le rôle qu’elles assument au cours de celle-ci soit : l’autoanalyse et la compréhension du processus réflexif à travers les phases vécues par l’autre lors de la séance. Nous sommes conscientes qu’une seule séance n’est pas suffisante pour en retirer tous les effets ; nous leur proposons donc de faire l’expérience du journal de bord réflexif adapté d’ARPPEGE.
Nous nous inspirons du courant humaniste (Marc et Cailleau, 2018). Nous croyons au potentiel de chacune et honorons l’autonomie et la capacité des étudiantes à se professionnaliser dans un chemin qu’elles décident de suivre.
Le tableau ci-après met en relation les différentes phases du dispositif ARPPEGE tel que présenté par Vacher (2015) et l’innovation pédagogique que représente le journal de bord réflexif qui s’en inspire.
Phase et contenu du dispositif ARPPEGE | Durée | Phase et contenu du journal de bord réflexif | Durée | Innovation apportée au dispositif original |
Phase 0 : Présentation de la séance : objectif, principes et règles de fonctionne-ment | 0-10’ |
Phase 0 : Présentation par vidéo du journal de bord et du cadre théorique qui le soutient |
2 capsules vidéo de 10’ | La présentation du journal de bord se fait en individuel au moment choisi par l’étudiante lors de la première semaine du cours |
Phase 1 : Récit d’une situation ou d’une pratique par l’exposant |
5-15’ |
Phase 1 : Écriture d’un récit d’une situation qui interroge ou qui pose problème |
À rédiger avant la 2e ren-contre (3 semaines) |
Le récit se fait à l’écrit et vise à donner à l’étudiante un objet de réflexion. Les étudiantes ont parfois du mal à fixer ce choix. |
Phase 2 : Projection de chaque participant dans la situation de l’exposant Le contenu de la phase reste strictement non partagé |
5’ |
Phase 2 a) Relecture du récit et intégration de nouveaux passages pour y apporter des précisions. Les passages ajoutés sont surlignés en jaune. |
À rédiger avant la 3e rencontre (3 semaines) |
Le premier jet est reconsidéré et des ajouts sont apportés en fonction du contenu du cours, des échanges professionnels ou de cadres de référence et servent à faire émerger des décalages qui ont pu apparaître dans le récit entre la rédaction initiale et la relecture |
Phase 2 b) Relecture du récit 2a) et intégration de nouveaux passages pour y apporter des précisions. Les passages ajoutés sont surlignés en vert. |
À rédiger avant la 4e rencontre (3 semaines) |
Le deuxième récit est reconsidéré et des ajouts sont apportés en fonction du contenu du cours, des échanges professionnels ou de cadres de référence et servent à faire émerger des décalages qui ont pu apparaître dans le récit entre la rédaction et la relecture | ||
Phase 3 : Questionne-ment |
30 à 40’ |
Phase 2 c) : Remise du journal de bord à la ressource professorale qui lui fera parvenir un enregistrement des questions exemptes de jugement pour clarifier son récit. L’étudiante prend connaissance des questions et réécrit sa situation en ajoutant les informations demandées. |
À rédiger avant la 5e rencontre (3 semaines)
|
Le troisième récit est reconsidéré et des ajouts sont apportés en fonction de la rétroaction (Questions exemptes de jugement posées par la ressource professorale) et contribue à faire émerger des décalages qui ont pu apparaître dans le récit entre la rédaction précédente, la relecture et la réécriture. |
Phase 4 : Projection de chaque participant dans la situation de l’exposant. Le contenu de la phase reste strictement non partagé |
10’ | |||
Phases 5 et 5 bis
Analyse et mise en perspective du contenu des phases 2 et 4
Présentation neutralisée des analyses de la phase 5 |
10 à 20’ |
Phase 3 Analyse du contenu des phases 1,2 a), 2b) 2c. Identification des décalages entre les écrits : transformation, renforcement, approfondisse-ment ? |
À rédiger avant la 6e rencontre (3semaines) | Identification des décalages par les étudiantes à partir de leurs différents écrits pour prendre conscience de leurs cadres d’analyse et d’intervention. Première prise de conscience sur l’évolution du récit et sur ce qu’il dévoile de la façon de réfléchir des étudiantes. |
Phase 6 : Modélisation des hypothèses de compréhen-sion de la situation ou pratique |
30 à 40’ |
Phase 4 Modélisation en dyade des hypothèses de compréhension de la situation de chacune des étudiantes. |
À produire 1 semaine après la fin de la session (4 semaines) |
Les étudiantes se choisissent mutuellement (dyade). Elles doivent coconstruire une représentation de chacune de leur situation. Les consensus et les divergences doivent apparaître sur le modèle de chacune. Identification des nouveaux décalages qui émergent des modélisations |
Phase 7 Présentation des modèles |
30 à 40’ | |||
Phase 8 Méta-analyse du vécu de la séance |
10 à 20’ |
Phase 5 Prise en compte des décalages identifiés à la phase 3 et à la phase 4 pour énoncer un objectif de développement professionnel en lien avec les prises de conscience produites par l’identification de ces décalages. Identification et explication des phases du journal les plus révélatrices. |
À rédiger et à remettre 1 semaine après la fin de la session (4 semaines) |
Les étudiantes se servent des différentes phases du journal de bord pour formuler un objectif de développement professionnel. La formulation de cet objectif émerge des prises de conscience des phases les plus révélatrices pour les étudiantes et des hypothèses qu’elles en font.
Les étudiantes vivent une séance ARPPEGE lors de la dernière rencontre et sont invitées à échanger sur leur compréhension du concept de réflexivité au regard de l’expérimentation du journal de bord et de l’expérience d’une séance ARPPEGE de trois heures. |
Tableau 1 : La mise en relation des phases du dispositif ARPPEGE et du journal de bord réflexif adapté d’ARPPEGE
Par le biais de cette recherche sur l’analyse des journaux de bord, nous souhaitons avoir un éclairage sur les sauts qualitatifs pouvant être générés ou non par l’écriture du journal de bord.
Un saut qualitatif est un passage vers un nouvel état ou une nouvelle situation, possiblement plus complexe, provoqué par l’individu lui-même (Reverso en ligne, s. d.). Selon nous, les sauts qualitatifs présents dans les journaux de bord témoignent d’une analyse multiréfléchie et systémique. Ces sauts qualitatifs réalisés par les étudiantes sont engendrés par l’écriture et l’analyse qu’elles en font. Mais peut-être sont-ils aussi générés par la rétroaction écrite, exempte de jugement, que nous leur donnons à mi-parcours de l’écriture de leur journal de bord. Enfin, nous nous questionnons également sur les effets d’un moment vécu en dyade avec une autre étudiante en fin d’écriture du journal de bord pour modéliser leur situation, à tour de rôle. Ce moment est-il générateur de sauts qualitatifs ? Nous pensons que c’est le cas. Les résultats de notre recherche fourniront des clés pour mieux soutenir les étudiantes dans ce processus développemental qu’est la pratique réflexive.
L’objectif général de recherche est d’évaluer la pertinence de l’utilisation du journal de bord réflexif (adaptation du dispositif ARPPEGE) pour susciter la réflexivité et soutenir les étudiantes dans le passage de la résolution de problèmes à l’analyse multiréfléchie. Les objectifs spécifiques sont :
a) Identifier les objets de réflexion qui suscitent la réflexivité des étudiantes
b) Identifier les décalages et les déclencheurs qui les produisent
3. Quelques concepts
La distinction entre la réflexion et la réflexivité représente une difficulté repérée chez plusieurs de nos étudiantes. La réflexion est définie comme un processus cognitif centré sur l’analyse d’une situation alors que la réflexivité ajoute à cette analyse une réflexion sur cette réflexion (Donnay et Charlier, 2006). En effet, ces concepts sont le plus souvent confondus, ce qui provoque des obstacles à la prise de recul de l’agir compétent, qui « se manifeste par la mobilisation, la combinaison ou l’adaptation d’un faisceau de ressources dans une situation professionnelle donnée afin d’y poser des actions organisées en un système » (Guillemette, Vachon et Guertin, 2019, p.59). Notre objectif étant de susciter le développement de la réflexivité, nous avons délibérément choisi d’innover en proposant aux étudiantes le journal de bord réflexif.
L’expérimentation d’une démarche réflexive rend explicite le passage de la réflexion à la réflexivité tout au long de la session. Les différentes phases d’écriture de ce journal permettent d’observer les sauts qualitatifs qui s’en dégagent. Les étudiantes sont amenées à prendre conscience des décalages qui surviennent lors d’un passage d’une phase à une autre. L’analyse de ces décalages incite chacune d’elle à se détourner de la recherche de solutions au problème et « à se prendre pour sujet d’analyse à travers l’analyse de sa réflexion » (Vacher, 2015, p.26).
Ultimement, ce travail les conduit à identifier et à rendre explicite un objectif de développement professionnel qui émerge de cette démarche réflexive.
3.1 Le passage de la réflexion à la réflexivité par la rédaction d’un journal de bord
Le réfléchissement envisagé comme un sous-processus de la pratique réflexive est le résultat de la mise en mot d’une situation qui interpelle l’étudiante (Vacher, 2015). L’écriture de ce premier jet participe selon Morisse (2014) à une première prise de conscience sur ce que l’on connaît, ce que l’on sait et ce que l’on peut rendre explicite au regard de cette situation. Cette restitution par l’écrit constitue la matière première à partir de laquelle la réflexivité pourra se déployer.
C’est à partir de cette première trace écrite que l’étudiante pourra lors d’une phase subséquente de réécriture étoffer son récit en ajoutant des détails qui émergent à la suite d’échanges avec des collègues, du vécu professionnel et des contenus de cours. Ces allers-retours entre l’écriture, les expériences et la relecture suscitent une prise de recul sur la situation. L’étudiante est ainsi amenée à orienter sa réflexion par l’analyse de la mise en mots à l’écrit de la situation qui l’interpelle. Cette mise à distance favorise « un travail d’élucidation, de clarification et d’élaboration de sa propre pensée » (Morisse, 2014, p.21). La réflexion suscitée par ces prises de recul fait émerger des décalages issus des écarts entre les différents écrits. L’étude et la prise en compte de ces décalages permettent aux étudiantes de faire une nouvelle prise de recul sur cette réflexion en explorant leur façon singulière d’analyser en se prenant cette fois-ci comme objet de réflexion. La métaréflexion sur la réflexion amène l’étudiante à exercer sa réflexivité.
Le tableau suivant illustre les sous-processus du réfléchissement de la réflexion, de la métaréflexion et les matières analysées au sein de chacun.
Pratique réflexive « La pratique réflexive se caractérise par la mobilisation complémentaire de trois modes d’appréhension du vécu : le réfléchissement, la réflexion et la métaréflexion » |
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Processus global
|
Réactivité verbalisée face à la situation | Réflexivité | |
Sous-processus et matière analysée |
1- Réfléchissement Mise en mot de la perception réactive de la situation (à l’écrit)
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2- Réflexion Analyse du contenu de la mise en mot à l’écrit et de la situation |
3- Métaréflexion Analyse de la réflexion Réflexion sur la réflexion
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Tableau 2 : Articulation des processus de réflexion dans la pratique réflexive (Vacher 2015)
3.2 Les décalages et les sauts qualitatifs
Les décalages entre l’écriture initiale et les réécritures du journal de bord peuvent être qualifiés de sauts qualitatifs. Ces sauts qualitatifs peaufinent le récit des étudiantes produit lors de différentes prises de recul. Ils sont provoqués par la mise en perspective d’une situation initialement identifiée comme importante et l’évolution de sa compréhension au fil de la session.
En effet, les changements que subit la description de la situation énoncée par les étudiantes peuvent être de trois ordres :
- De la transformation : modification majeure des éléments qui décrivent la situation qui les interroge voire qui leur pose un problème. Ces transformations amènent de nouvelles perspectives qui n’avaient pas été exploitées initialement.
- Du renforcement : maintien et intensification d’une ou des perspectives déjà envisagées dans le premier jet d’écriture. Ce renforcement confirme et consolide les perspectives qui avaient été d’emblée exprimées dès le premier jet.
- De l’approfondissement : précision d’un aspect d’une ou des perspectives déjà énoncées. Cet approfondissement vient ainsi enrichir et nuancer les points de vue sur la situation et apporte une plus-value pour la compréhension de la situation exposée.
L’identification et l’analyse de ces sauts qualitatifs sont source d’apprentissage à deux niveaux. Les étudiantes sont guidées par l’écriture à mieux comprendre à un premier niveau leur situation, et ce par une analyse appuyée par les cadres de référence et leur expérience respective. Elles pourront aussi à un deuxième niveau être conscientes de leur subjectivité et de leur unicité à l’égard des choix qu’elles priorisent (Altet, 2009). Elles découvrent que ces choix singuliers et personnels sont faits en fonction de leurs valeurs, de leurs croyances et de leur singularité. L’analyse de ces sauts qualitatifs les amènera à identifier un objectif de développement professionnel appuyé par cette approche multiréfléchie. Dans ce procédé, la matière de la réflexion se construit à partir de savoirs issus des champs disciplinaires, scientifiques, de l’expérience, des références qui les fondent, des perspectives propres aux sujets qui réalisent l’analyse, des conjonctures dans lesquelles s’inscrivent la situation analysée et enfin de l’étude du « voile de subjectivité qui relie l’ensemble » (Vacher, 2015, p. 39)
3.3 La prise de conscience des besoins et l’énoncé d’un objectif de développement professionnel
Toute cette démarche réflexive culmine par l’identification d’un objectif de développement professionnel. Cet objectif de développement professionnel doit être spécifique, mesurable, atteignable, réaliste et défini dans le temps ; les étudiantes le formulent en utilisant l’acronyme S.M.A.R.T. (Doran, 1981). Notre intention en tant que ressources professorales est donc d’amener nos étudiantes à exercer la prise de recul au regard de leur agir compétent et à atteindre ainsi une des cibles de formation du cours. Nous soutenons leur engagement dans un processus de formation continue appuyée par des besoins qu’elles identifient dans leur journal de bord réflexif.
4. Aspects méthodologiques
Dans le cadre de nos travaux, nous retenons une méthode d’analyse qualitative : l’analyse par théorisation ancrée. Comme proposé par Paillé (1994), nous traitons l’analyse sous l’angle d’étapes d’une démarche itérative plutôt que sous l’angle d’opérations multiples de codage. Lors de cette démarche, nous construisons et validons simultanément la réalité observée et l’analyse en émergence, pour en faire une conceptualisation.
Nous retenons, comme échantillonnage, les journaux de bord de trois étudiantes par groupe dans les quatre groupes où le dispositif ARPPEGE est vécu et où nous proposons le journal de bord comme outil de réflexion. Nous avons enseigné à un de ces groupes en 2019-2020 et nous enseignons aux groupes 2, 3 et 4, en 2020-2021. Le choix des journaux de bord se fait par une sélection au hasard. Un formulaire d’information et de consentement est signé par chacune des étudiantes nous autorisant à utiliser leur journal de bord à des fins de recherche. Il y est précisé aussi que les écrits seront anonymisés ; ainsi il sera impossible d’en retracer l’auteur ou le milieu de pratique.
Les étapes d’analyse
Six grandes étapes marquent la progression d’une analyse par théorisation ancrée selon Paillé (1994) : la codification, la catégorisation, la mise en relation, l’intégration, la modélisation et la théorisation.
a) La codification
À cette étape sont relevés les énoncés relatifs aux sauts qualitatifs (décalages) par une lecture attentive des journaux de bord. Puis, le corpus ressorti est questionné afin de qualifier l’ensemble des énoncés par des mots et des expressions ; il s’agit de dégager le plus fidèlement possible, et avec concision, le témoignage de l’étudiante tout en évitant de répéter le verbatim.
b) La catégorisation
Dans le passage de la codification à la catégorisation, les journaux de bord sont codifiés à nouveau en recourant à la catégorie. En relisant, les données sont regroupées, comparées, questionnées et classifiées. Ensuite, nous faisons une nouvelle relecture des mêmes journaux de bord sans annotations pour y inscrire dans le passage la catégorie relevée et non la transcription du codage conçu au départ. À cette étape, les expressions employées ne correspondent plus tout à fait aux écrits des étudiantes, mais caractérisent le phénomène auquel il nous renvoie. La catégorisation n’annule pas la codification, elle la place dans un contexte explicatif plus significatif.
c) La mise en relation
La mise en relation permet d’établir des liens préliminaires entre les catégories élaborées lors de l’étape précédente afin de rendre compte de la complexité de l’exercice demandé aux étudiantes dans la phase de l’écriture du journal de bord. À ce moment est partagé un schéma des principales catégories mises en relation. Un court texte explicatif est produit pour compléter la schématisation.
d) L’intégration
Ici est identifié l’objet d’analyse retenu selon le ou les thèmes principaux qui en ressortent. Il s’agit de mettre en exergue un thème unificateur, un phénomène théorique dans le but de le modéliser à l’étape suivante.
e) La modélisation
À cette étape est reproduite le plus fidèlement possible l’organisation des relations structurelles et fonctionnelles spécifiant l’objet retenu. Également sont mises en relief les caractéristiques constitutives de cet objet ainsi que leurs manifestations. Elles sont situées dans le temps afin de rendre le modèle dynamique. Enfin sont dégagés les processus en jeu pour montrer la complexité de l’objet.
f) La théorisation
La théorisation rend possible la mise à jour du processus qui illustre le résultat ; elle nous permet de vérifier la fiabilité de la théorisation effectuée.
Selon nous, la consolidation a eu lieu en même temps que son développement ; toutefois on a cru bon de développer un échantillonnage théorique avec une saturation des catégories, un raffinement des relations établies et la mise en évidence de la complexité de l’objet/phénomène, de sa structure et de son processus.
5. Résultats et discussion
La première catégorisation du contenu des douze journaux de bord a fait ressortir vingt-huit objets de réflexion différents choisis par les étudiantes. Ces objets de réflexion ont été dégagés lors de l’étape de codification à partir de cent quarante et un extraits retenus puisqu’ils décrivaient un décalage. Par la suite nous avons analysé les cinq objets de réflexion les plus souvent rapportés par les étudiantes. Ceci nous a amenées à étudier 75 énoncés. Le tableau suivant présente ces cinq objets de réflexion, le nombre d’énoncés et le pourcentage, le type de décalage identifié et les déclencheurs qui y sont associés.
Objets de réflexion | Nombre d’énoncés et % | Type de décalage | Les déclencheurs |
La situation |
23
30,6% |
Transformation : 10
Approfondissement : 9
Renforcement : 4 |
Questions exemptes de jugement : 4 fois Relecture et réécriture : 4 fois Les 6 phases du journal de bord : 4 fois Contenu théorique : 3 fois Déclencheur inconnu : 3 fois Temps : 2 fois La phase de modélisation : 2 fois Approche multiréfléchie : 1 fois |
Les idées |
12
16%
|
Transformation : 6
Renforcement : 3
Approfondissement 3
|
Contenu de cours : 4 fois Déclencheur inconnu : 3 fois Questions exemptes de jugement : 2 fois Les 6 phases du journal de bord : 2 fois Approche multiréfléchie : 1 fois |
La vision |
12
16% |
Transformation : 9
Approfondissement :3 |
Les 6 phases du journal de bord :7 fois Déclencheur inconnu : 2 fois Questions exemptes de jugement : 2 fois Relecture et réécriture : 1 fois |
La réflexivité et l’approche multiréflé-chie |
10
13,4% |
Transformation : 5
Approfondissement : 5 |
Relecture et réécriture : 5 fois Les 6 phases du journal de bord : 2 fois Déclencheur inconnu : 2 fois La phase de modélisation : 1 fois |
Tableau 3 : Les objets de réflexion, les types de décalage et leurs déclencheurs
L’analyse des données nous amène à constater que la situation est prise comme objet de réflexion dans plus de 30% des énoncés. Une situation professionnelle comme le souligne Jonnaert (2006) fait référence aux conditions rencontrées par les participantes qui susciteront des gestes professionnels et la mobilisation de ressources singulières. Le choix de cet objet de réflexion permet de traiter la réalité complexe que vivent les conseillères pédagogiques. À ce titre, le modèle de la situation pédagogique tel que décrit par Legendre (2005) renvoie aux sous-systèmes qui interagissent le sujet, l’objet, le milieu et l’agent, appelés SOMA et qui composent cette réalité érigée en système.
Il est pertinent de souligner que le deuxième objet de réflexion le plus utilisé est la pratique de la conseillère pédagogique, considérée comme l’agent et qui, par le choix de gestes professionnels privilégiés, tente de répondre aux exigences de cette situation (Legendre, 2005 ; Potvin, 2016). Pour jongler avec cette complexité, il leur faudra concevoir des représentations abstraites de concepts, de notions, de théories, en somme des idées et elles constituent le deuxième objet de réflexion le plus énoncé. Puis émerge leur vision qui s’élabore et qui donne du sens à leur pratique. Le dernier objet choisi est la réflexivité et démontre la volonté de certaines participantes à sortir de leur situation en termes de résolution de problèmes pour tendre vers l’approche multiréfléchie ; celle-ci sous-tend la prise de recul face à cette situation. Cette première analyse nous permet de dégager un premier constat. En laissant le choix de l’objet de réflexion aux étudiantes, le journal de bord leur donne la possibilité d’affronter la complexité des situations professionnelles dans lesquelles elles se retrouvent.
Nous avons défini les décalages comme étant des progressions au regard des objets de réflexion ciblés par les étudiantes. Ces décalages surviennent à différents moments du journal de bord et sont comme mentionnés précédemment de trois ordres :
– de l’ordre de la transformation,
– de l’ordre du renforcement,
– de l’ordre de l’approfondissement.
Nous constatons également que plus de la moitié des décalages identifiés par les participantes sont de l’ordre de la transformation, ensuite l’approfondissement avec 30% des énoncés qui s’y rapportent et le renforcement avec 20% d’identification. Un deuxième constat peut ainsi être énoncé : les étudiantes transforment leur compréhension de leur situation, de leur pratique, de leurs idées, de leur vision et du processus réflexif lui-même en faisant entrer dans leur réflexion de nouveaux éléments qui n’avaient pas été envisagés auparavant. Le journal de bord leur permet ainsi non seulement d’affronter la complexité, mais les soutient en transformant leur compréhension qui les ouvre sur de nouvelles perspectives.
La modélisation des données recueillies nous a également permis de mettre en relation les décalages identifiés par les étudiantes et les déclencheurs. Au terme de cette analyse, on constate que le déclencheur le plus souvent identifié, et ce dans 25% des énoncés, est le dispositif du journal de bord et les six phases qui le composent.
Le journal de bord tel que présenté aux étudiantes leur permet de vivre un processus réflexif progressif. Elles reconnaissent également qu’elles doivent faire confiance à ce dispositif qui les guide parfois même sans qu’elles s’en rendent compte à expérimenter une analyse réflexive. Viennent ensuite comme déclencheurs les plus reconnus par les étudiantes : la lecture, l’écriture et la réécriture de la situation qui les questionne ainsi que les contenus de cours. L’échelonnage dans le temps du dispositif (six mois), ne semble pas selon les données recueillies entraver l’accès à la réflexivité, mais il contribue à la réussite du processus.
Nous avons également choisi d’amener les étudiantes à prendre en compte le processus réflexif vécu au sein du journal de bord afin de libeller un objectif de développement professionnel. Cet objectif défini à partir d’une analyse réflexive offre aux étudiants l’occasion d’en pérenniser ses effets.
La modélisation des données recueillies nous a ainsi permis d’apporter un éclairage au regard des objectifs que nous nous étions fixés à savoir l’évaluation de la pertinence de l’utilisation du journal de bord réflexif pour susciter la réflexivité et soutenir les étudiantes dans le passage de la résolution de problèmes à l’analyse multiréfléchie. Nous désirions alors identifier les objets de réflexion choisis par les étudiantes, analyser les décalages produits et les déclencheurs qui les provoquent.
La figure suivante présente la modélisation des résultats en cinq points de la mise en place du journal de bord jusqu’à la prise de conscience de la complexité des situations professionnelles. Ce cycle en cinq points guide les étudiantes dans le choix d’un objectif de développement professionnel qui assure la pérennité du processus réflexif expérimenté en les incitant à s’engager dans un processus de formation continue. Le cercle au centre de la figure témoigne de cet engagement. Le passage de la réflexion à la réflexivité est ainsi généré par des déclencheurs reliés aux phases du journal de bord proposé, à la relecture et la réécriture et au contenu théorique. Ces déclencheurs produisent principalement des transformations et de l’approfondissement des idées, de la vision et des pratiques les conviant à adopter une approche multiréfléchie pour analyser les situations professionnelles complexes auxquelles elles sont confrontées.
6. Conclusion
Les difficultés rencontrées par les étudiantes ont démontré l’importance de trouver des clés pour mieux les soutenir dans ce processus développemental qu’est la pratique réflexive. L’expérimentation par les étudiantes du journal de bord réflexif nous renseigne sur les objets de réflexion qui les conduisent à identifier des décalages et les déclencheurs qui les produisent. L’analyse des journaux de bord des conseillères pédagogiques nous permet de constater que l’adaptation du dispositif ARPPEGE sous la forme d’un journal de bord réflexif personnel accompagne les conseillères pédagogiques dans l’analyse réflexive de leur pratique professionnelle.
L’adaptation du dispositif qui suppose l’expérimentation individuelle à l’écrit et sur une plus longue période n’altère pas l’accès au processus réflexif. Nous pouvons à ce titre établir des liens entre nos résultats et ceux obtenus avec le dispositif original (Vacher, 2022b). Les étudiantes qui ont utilisé le journal de bord réflexif ont été amenées à se dégager peu à peu de la résolution du problème qu’elles avaient choisi d’aborder pour expérimenter l’approche multiréfléchie et l’analyse des décalages qu’elle produit. L’idée de culminer avec la rédaction d’un objectif de développement professionnel rend explicite l’évolution des étudiantes qui passent d’une logique de résolution de problèmes à une logique de développement professionnel (Vacher, 2022b).
Figure 1. La modélisation de l’utilisation du journal de bord réflexif
pour susciter une analyse multiréfléchie des situations professionnelles complexes
des étudiantes et conseillères pédagogiques.
Les phases d’écriture et de réécriture poussent à prendre du recul sur les situations professionnelles complexes auxquelles les étudiantes sont confrontées en les incitant à faire des allers-retours entre leur subjectivité et cette complexité. Malgré le fait que nous ayons remarqué que le journal de bord réflexif suscitait lors de sa présentation aux étudiantes des incompréhensions et parfois même de l’anxiété, nous avons tôt fait de les rassurer, et ce, en leur offrant du soutien continu tout au long de la session et des périodes de rédaction.
Nous avons montré notre volonté et notre engagement à leur fournir un climat sécuritaire leur permettant d’expérimenter le dispositif en toute quiétude. Les résultats obtenus avec cette recherche nous permettent de croire que l’adaptation du dispositif original sous la forme du journal de bord s’avère une innovation pédagogique qui guide les étudiantes dans l’analyse réflexive de leur pratique.
À cet égard, nous comptons poursuivre l’expérimentation de ce dispositif avec d’autres groupes de conseillères et conseillers pédagogiques. Nous pourrions ainsi développer de nouvelles perspectives à partir de deux orientations différentes. La première pourrait se pencher sur la place de l’évaluation dans un tel processus qui s’inscrit, rappelons-le, dans un parcours professionnalisant de deuxième cycle. La seconde porterait sur la validation de notre modélisation avec les étudiantes par le biais d’entrevues en vue d’accéder à la complexité de leur expérience individuelle (Baribeau et Royer, 2012 ; Van der Maren, 1995).
N’est-ce pas le propre des pédagogues de la formation continue de placer les apprenants au centre de leur formation en utilisant leur parole et leurs expériences pour les mettre au service de leur développement professionnel ?
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Note
[1] Pour alléger le texte et, compte tenu du fait que toutes les personnes du groupe concernées sont de sexe féminin, nous avons choisi de faire usage du féminin à titre générique. Nous tenons cependant à préciser que le métier n’est cependant pas essentiellement féminin.