Florence Arnal

Cadre de santé formatrice IFSI CHU
Montpellier

florence-arnal[arobase]chu-montpellier.fr

 

Cécile Pierre

Cadre de santé formatrice IFSI CHU
Montpellier

c-pierre[arobase]chu-montpellier.fr

Magali Aubac Camelio

Cadre de santé formatrice IFSI CHU Montpellier

m-aubac[arobase]chu-montpellier.fr

 

Robert Rubio

Cadre de santé formateur IFSI CHU Montpellier

r-rubio[arobase]chu-montpellier.fr

 

Résumé

Contraint par les conditions sanitaires liées à la pandémie de la Covid-19 et fort de son expérience acquise en pédagogie à distance depuis un an, un groupe de cadres de santé formateurs en Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) a vécu sa première expérience d’APP à distance. Cette séance particulière a suscité plusieurs interrogations chez ces formateurs sur les plans émotionnel, cognitif, technique et environnemental, questionnant leurs représentations sur l’APP en distanciel.

Mots-clés 

APP à distance, expérience, compétences, représentations, supervision

Catégorie d’article 

Témoignage

Référencement 

Arnal, F., Aubac Camelio, M., Pierre, C. & Rubio, R. (2021). Une première expérience d’APP à distance pour des cadres de santé formateurs : une expérience paradoxale fédératrice. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 20, pp. 39-51. http://www.analysedepratique.org/?p=4597.


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A first experience of distance analysis of practices for health executives trainers : a federating paradoxical experience

Abstract

Forced by the health conditions linked to the Covid-19 pandemic and with the experience acquired in distance learning over the last year, a group of health executives trainers in a nursing training institute (IFSI) had their first experience with practice analysis. This particular session raised several questions for these trainers on the emotional, cognitive, technical and environmental levels, questioning their representations of distance professional practice analysis.

Keywords

remote practice analysis, experience, skills, representations, supervision


 

Depuis 2014, des séances d’Analyse de Pratiques Professionnelles (APP) réunissent les cadres de santé formateurs de l’Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) du Centre Hospitalier Universitaire de Montpellier engagés dans l’animation de séances d’APP auprès d’étudiants en soins infirmiers[1]. Elles sont mises en œuvre sous la responsabilité de Patrick Robo, qui est par ailleurs concepteur du dispositif avec lequel nous travaillons, le Groupe de Formation à l’Analyse des Pratiques Professionnelles (GFAPP)[2]. Ces séances représentent, dans le cadre de la formation continue, un temps de formation et d’accompagnement professionnel autrement dénommé « supervision ». Elles se déroulent habituellement dans une salle mise à disposition par l’établissement, au rythme de quatre à huit fois par an, sur une journée complète ou en demi-journée. Cette année, les conditions d’exercice en période de pandémie à la Covid-19 ont conduit le groupe à faire l’expérience d’une première séance d’APP en visioconférence (avec l’usage de l’application Microsoft® Teams)[3].

Les écrits qui suivent sont le résultat d’un travail prévu initialement par deux membres du groupe, Magali Aubac Camélio (MA) et Robert Rubio (RR)[4] . Le besoin de partager la réflexion autour de cette écriture a amené deux autres collègues de ce même groupe, Florence Arnal (FA) et Cécile Pierre (CP), à exprimer elles aussi leurs vécus de cette séance. Les écrits se sont révélés complémentaires entre eux. Ce sont donc des travaux réalisés initialement de façon individuelle qui se sont articulés progressivement au fil des relectures pour, au final, ne faire qu’un seul article. Celui-ci s’organise autour de différentes phases : l’amont de la séance, le démarrage, les quatre étapes de l’APP (narration, questionnement, formulation d’hypothèses, parole rendue au narrateur), le vécu de l’après-séance et une conclusion.

1. L’amont de la séance APP à distance

Robert Rubio :

Programmé depuis plusieurs mois[5], ce temps de formation – supervision avait été organisé par les deux co-pilotes[6] (FA et RR) du groupe de formateurs en concertation avec Patrick Robo.

Il s’agissait d’une APP exclusivement en visioconférence, afin de tenir compte :

  • Des contraintes sanitaires liées à la pandémie de la Covid-19 ;
  • Et des difficultés rencontrées lors d’une précédente séance de formation-supervision, dite hybride, où la moitié du groupe était présente physiquement dans une même salle et l’autre moitié répartie sur plusieurs sites et connectée par visioconférence. Les personnes regroupées dans la salle ont connu alors quelques difficultés pour se focaliser sur les collègues qui s’exprimaient, soit à l’écran, soit dans la salle, ce qui s’est révélé fortement préjudiciable à la qualité de l’écoute, à la circulation et à la distribution de la parole.

Nous avons donc formulé l’hypothèse que si chacun des membres du groupe était en distanciel devant un ordinateur individuel, alors la parole serait plus facile à distribuer et l’attention plus aisée à se focaliser successivement sur l’expression de chacune ou chacun des participants à l’écran. De plus, ces formateurs se sont sentis prêts à tenter une première séance d’APP dans de telles conditions grâce aux expériences vécues depuis près d’un an (depuis le premier confinement en mars 2020) avec l’usage de ce mode de communication, que ce soit en travaux dirigés ou en cours magistraux avec les étudiants, ainsi qu’en réunions diverses avec l’équipe pédagogique[7].

Magali Aubac :

Depuis le début de la pandémie, la question de l’APP en distanciel s’était posée. Le débat était vif dans notre groupe. Pour ma part, je n’étais pas opposée à cette modalité, mais je me demandais concrètement comment cela pourrait se dérouler. J’avais déjà proposé d’animer une séance avec un groupe de volontaires formateurs, mais nous n’avions pas encore pu nous organiser. Cette séance était donc l’occasion de vivre ensemble cette expérience dans l’esprit de « laboratoire expérimental » développé tout au long de cette supervision et ce sans retentissement direct sur la qualité des séances avec les étudiants.

2. Le démarrage de la séance d’APP

Cécile Pierre :

De mon côté, j’avais choisi de rester sur mon lieu de travail ; j’avais besoin de me situer dans un espace professionnel afin de ne pas laisser apparaître mon espace intime dans cette pratique nouvelle. A l’écart de la vie « institutionnelle » de l’établissement, j’avais choisi à l’avance un espace où j’avais peu de chance d’être dérangée et où le contenu de nos échanges ne pourrait pas être entendu. C’était sans compter les problèmes de connexion qui allaient retarder le moment où j’allais pouvoir rejoindre le groupe : frustration et découragement. Je savais que la situation qui allait être exposée pouvait me concerner puisqu’il s’agissait d’une situation vécue avec une co-animation en APP, où j’étais présente comme binôme. Je me posais déjà de nombreuses questions : comment avoir la distance nécessaire alors que je pouvais moi-même m’interroger sur cette situation ? Comment rester à l’écoute des questionnements d’un autre alors que je pouvais avoir vécu les choses différemment ? Etc.

RR :

Au moment convenu, neuf personnes étaient connectées, comprenant les membres de l’équipe ainsi que le superviseur, Patrick Robo, présent dans le cadre de ce temps de formation continue en distanciel comme en présentiel. Celui-ci interviendra comme superviseur pour accompagner la mise en place du cadre de la séance, puis en tant que participant à l’APP qui sera animée (non par lui comme initialement envisagé lors de la préparation en amont), mais par une participante souhaitant vivre cette expérience. Il accompagnera ensuite, en superviseur, la méta-analyse (laquelle sera toujours animée par cette même participante à sa demande). Quatre personnes étaient par ailleurs absentes pour des raisons personnelles ou professionnelles. Ce chiffre (neuf), entièrement dû au hasard, est intéressant à noter car il correspond au nombre exact de fenêtres sur l’écran que propose l’application utilisée en visioconférence (Teams). Ainsi, nous étions tous visibles en même temps pour le reste du groupe (et non pas simplement représentés par un logo porteur de nos initiales). Certains avaient choisi d’être à domicile, d’autres sur le lieu du travail, seuls, dans leur bureau.

La séance proprement dite pouvait alors commencer. Comme pour les précédentes, vécues en présentiel, nous avons d’abord convenu d’un animateur de séance. Une collègue s’est portée volontaire à la condition d’être en mono-animation, arguant que la co-animation dans ces conditions lui paraissait très difficile. Le groupe a validé la proposition.

MA :

Ma proposition d’animer une fois acceptée par le groupe, nous avons repris les principes de confidentialité, bienveillance sans complaisance, co-responsabilité, engagement, confiance, suspension du jugement, co-construction, neutralité, non conseil, volontariat et assiduité. Il a semblé important au groupe de rappeler que ces principes impliquaient également d’enlever les filtres (option du logiciel qui permet de flouter l’environnement du participant ou le remplacer par une image fixe). Chacun s’engageait aussi, à éviter, par anticipation, les diversions éventuelles que sont les mails, spams, notifications arrivant sur les ordinateurs professionnels. Il a été rappelé que le téléphone portable devait être éteint lors de la séance, comme habituellement en APP. Nous nous sommes également engagés à ne pas enregistrer cette séance. Les co-pilotes du groupe avaient anticipé un problème de confidentialité en programmant dans l’application Teams une session privée pour éviter qu’un « non invité » entende les conversations. Nous avons également convenu de lever la main virtuellement pour demander la parole et d’éteindre son micro après avoir parlé (pour éviter les bruits ou d’éventuels effets larsen).

RR :

Très rapidement, la nécessité de se donner des règles spécifiques à ce type de séance a émergé, fondée sur les besoins de confidentialité et de sécurité psychologique : s’assurer que chaque personne soit bien seule dans la pièce. L’une de nos collègues, Doctorante en Droit et Sciences Politiques, nous a fait part d’écrits relatant les conditions recensées pour ce type de réunion en visioconférence et en a précisé certains aspects. Ainsi, nous avons tous été d’accord pour proscrire les arrière-plans proposés par l’application et rendre visible l’espace situé derrière chacun d’entre nous. Cela permettait aussi un meilleur confort visuel et une plus grande authenticité dans nos échanges.

Au tout début de la réunion, nous nous sommes également aperçus que la disparition subite d’un participant à l’écran suscitait immédiatement questions et inquiétudes de la part du reste du groupe. Il a donc fallu convenir aussi de ne pas se déplacer hors du champ de la caméra et, si une sortie s’avérait indispensable, de prévenir de la nécessité impérieuse de quitter sa place. Or, cela s’est passé à plusieurs reprises pour des motifs inattendus :  soudain saignement du nez pour une collègue, intervention nécessaire urgente auprès d’un animal domestique chez un autre, retour d’école impromptu des enfants pour une troisième collègue, etc… Ainsi, force est de constater que l’environnement à domicile peut très vite se révéler inadapté au travail. Nous nous sommes aussi rendu compte que la visibilité de l’environnement à 180° autour du participant pouvait être utile pour renforcer le sentiment de sécurité des autres interlocuteurs à distance.

De plus, au cours de la séance, l’animatrice a eu un problème technique de synchronisation[8], ce qui a poussé une autre collègue à se désigner comme co- animatrice afin de réguler les prises de parole en temps réel.

CP :

En début de séance nous avions rappelé les règles habituelles de fonctionnement en APP convenues pour notre groupe puis avions jugé nécessaire d’en rajouter de nouvelles inhérentes à la situation exceptionnelle que nous vivions. Nos caméras devaient rester allumées, ce qui avait un effet très perturbant pour moi car le fait d’être confrontée à mon image sur l’écran avait pour effet de laisser mon regard et mon attention portés sur cette image et non sur le groupe : connectée mais centrée sur moi… Effet pervers de la mise à distance de l’autre, puisque finalement l’écran, que je pouvais considérer comme un bouclier entre soi et les autres, avait pour effet de renforcer le reflet de ma propre image et donc mon insécurité. Il était donc possible de « se voir » dans le groupe mais sans le groupe ! Et prendre soudain conscience de ses tics non verbaux et des travers d’un visage qui s’expriment en « live »[9].

RR :

A la demande de l’animatrice, après le rappel des principes et des règles d’une séance de GFAPP par le groupe, deux membres se sont portés volontaires pour exposer une situation. Ils ont pu convenir entre eux lequel serait l’exposant. Le groupe a accepté le résultat de la co-délibération. L’exposant a pu donc présenter sa situation intitulée : « Partagé entre bienveillance et sans complaisance ».

MA :

La séance pouvait donc débuter. J’ai alors proposé une pause, selon le déroulé habituel de nos séances, entre le choix de la situation et la narration ; la pause a été déterminée de cinq minutes au lieu de quinze habituellement ; j’ai utilisé une technique d’animation de visioconférence en diffusant une chanson (calibrée sur le temps de pause défini avec les participants) dans le but de faire revenir tout le groupe à la fin. Cette technique a fonctionné pour ceux qui étaient à leur domicile, mais moins pour ceux qui étaient sur leur lieu de travail. Ces derniers étant sortis de la pièce, ils n’entendaient plus la musique ; de plus, ils ont été interpellés sur d’autres activités dans l’institut et ont dépassé le temps de pause.

Une fois le groupe de nouveau au complet, j’ai rappelé les règles adoptées par le groupe pour chaque étape ainsi que le temps déterminé pour la phase à venir. J’ai ensuite donné la parole au narrateur.

3. Le vécu de la séance de GFAPP

3.1 L’étape de la narration

RR :

J’étais l’exposant. La lecture a posteriori de mes notes montre que je n’ai rien écrit, ni sur le temps de mon exposé, ni sur le temps des questions. A ce moment-là, j’étais en fait complètement concentré sur ma parole, ma qualité d’élocution mais aussi sur l’écoute, sur ce que pouvaient exprimer les uns et autres et sur ce que je pouvais élaborer et exprimer par moi-même. Quelques semaines après cette séance, il me revient certains souvenirs…

Je me souviens, pendant la narration, avoir été perturbé par un certain silence : celui de ma collègue, Cécile Pierre, mon binôme lors de la séance relatée[10]. Je lui avais fait part plusieurs jours auparavant de mon désir d’évoquer en APP cette séance avec les étudiants que nous avions co-animée et je lui avais demandé son accord, ce à quoi elle avait répondu favorablement. Pendant mon exposé, son point de vue me manquait, voire son approbation (ou sa désapprobation) selon les moments évoqués de la situation[11]. Je me suis senti démuni, sans moyen pour la solliciter, comme je l’aurais fait du regard, en présentiel. Elle est restée relativement silencieuse (elle a posé quelques questions) mais est restée, pour moi, inaccessible du regard.

De plus, malgré le principe posé de neutralité, les mimiques, les grattements de gorge, les sons de bouche, les gestes, les attitudes des uns et des autres, difficilement complètement maitrisables et donc perceptibles en présentiel, m’ont ici terriblement manqué. Je me souviens aussi d’une sensation bizarre : c’était comme si j’exprimais un monologue, à la manière d’un acteur déclamant son texte face au public, sans vraiment le regarder, protégé par le « quatrième mur »[12], les yeux dans le vague. Je tentais alors, dans ces conditions, de me « raccrocher » à mes seuls souvenirs, comme un acteur se raccrochant à son texte, pour présenter le plus précisément possible les différents éléments de la situation vécue.

CP :

L’exposé de la situation commence, je suis dans la pièce que j’ai choisie, lumière éteinte, car ainsi je me vois moins ! J’incline l’écran de mon ordinateur portable, seul stratagème que j’ai trouvé pour encore moins me voir. J’écoute intensément. Je me détache de mes propres questionnements, j’écoute juste ; je tente de comprendre le point de vue de l’exposant. Mon propre questionnement reste tranquille.

3.2 L’étape des questions

CP :

La phase de questionnement démarre, j’interviens peu, les demandes de clarification de mes collègues participants me suffisent, mon écoute au service de l’autre me permet de comprendre ce qui se joue. Comme une impression d’y voir clair, alors que je suis dans la pénombre ! Je vis bien l’expérience. Dans l’intimité, seule, je me connecte à ce qui se passe et je parviens à m’oublier ; je ne suis centrée que sur le récit de Robert et plus du tout sur mes pensées par rapport à la situation ou sur des éléments non verbaux des membres du groupe.

MA :

La co-animatrice a géré la distribution de la parole, ce qui m’a permis de me concentrer sur le non-verbal des participants et sur la régulation de la séance. L’écran fournit une vision panoramique de face des participants ce qui diffère des séances en présentiel. Comme en télémédecine (voir Miller, 2003), cette vision permet de mieux repérer le non verbal mais limite la perception au champ de la caméra ; les informations données par la position du corps ne sont pas disponibles par exemple. Par contre, mon cerveau a dû traiter les nombreuses informations visuelles émises par tous les participants ainsi que les échanges de paroles consécutifs, ce qui a sollicité plus d’attention de ma part que lors d’une APP habituelle. Au cours de la séance, une des participantes a disparu de l’écran, mais afin de ne pas perturber la dynamique de la séance, je ne l’ai pas souligné ; j’ai choisi de le notifier uniquement lors de sa réapparition. Elle nous dira plus tard que la batterie de son ordinateur s’était déchargée. Cette disparition soudaine de l’écran sans possibilité de demander des explications immédiates est une des limites de cet exercice tant pour le groupe et l’animateur que pour le « disparu » lui-même.

Par ailleurs, plusieurs participants ont été dérangés lors de la séance sur leur lieu de travail ; une des participantes a dû fermer son bureau à clef pour limiter ces nuisances. J’ai pu observer qu’un autre participant a été interpellé par une personne extérieure au groupe lors de la visioconférence, mais son micro étant fermé, nous n’avons pas entendu les échanges. De plus j’ai appris après la séance qu’un « non participant » a entendu une partie des échanges car il partage le bureau avec un des participants, ce qui pose clairement un problème de confidentialité, voire d’éthique professionnelle. A certains moments de la séance, le narrateur est sorti du champ de vision et s’est levé pour « ouvrir au chat » ce qui m’a dérangée en tant qu’animatrice. En effet, lors des séances en présentiel, les participants ne se lèvent pas et la pièce suffit à garantir la confidentialité des échanges. La responsabilité de la sécurité du groupe assurée par l’animateur en présentiel devient-elle par nécessité co-partagée en virtuel ?

RR :

De même que pour le temps de la narration, mon regard comme outil de sollicitation de mes collègues ne m’a été d’aucune utilité lors du temps des questions : ma concentration était tout entière focalisée sur l’écoute des interrogations et sur ma capacité à expliciter ce qui revenait à ma mémoire en réponse aux questions. Je produisais un effort intense d’introspection pour coller au mieux à mes souvenirs et aussi pour trouver les mots les plus justes et les plus facilement compréhensibles par mes collègues. Je prenais conscience de l’importance de la sémantique et de l’effort d’élaboration et de structuration de ma pensée que ce travail exigeait. Là aussi, j’éprouvais le besoin d’aide de ma collègue, Cécile. Mais, conformément aux règles de l’APP, elle n’intervenait pas pour apporter des compléments à mes réponses. La sensation d’être seul, livré à moi-même, était très forte. Et, paradoxalement, la sensation d’être écouté aussi.

3.3 L’étape des hypothèses de compréhension

RR :

Sur la partie des hypothèses, je me souviens l’avoir débutée avec encore à l’esprit ma réponse à la dernière question posée : « J’ai eu l’impression de rajouter de la violence à la violence ». Comme si j’avais reçu un uppercut dans le sternum, je respirais à faible amplitude et je notais sur mon cahier, comme un automate, sans y prêter vraiment attention, les hypothèses que formulaient les participants. Est-ce que le présentiel y aurait changé quelque chose ? A nouveau, me revient alors ce sentiment paradoxal d’être seul et, en même temps, sujet d’attention et d’intérêt de la part des autres. Comme une perte, quelque part, d’une certaine autonomie, la sensation d’être finalement dépendant du bon soin d’autrui pour pouvoir poursuivre ma route, privé de mes sens habituels de repérage et de sécurité.

3.4 L’étape de retour de la parole au narrateur

RR :

Après le temps des hypothèses, le temps de la conclusion m’a plongé dans la gêne : que pouvais-je dire, raconter à toutes ces oreilles que je devinais tendues alors que je venais d’entrevoir près d’une trentaine de pistes de compréhension de ce qui s’était potentiellement passé dans la situation que je venais de raconter ? Je me souviens m’être extrait de mes pensées avec difficulté, comme lesté par l’effort de concentration bien plus intense que d’habitude, mû par la nécessité d’exprimer ma reconnaissance pour tout ce travail d’analyse et de réflexion déployé par mes collègues. Je sentais les mots sortant de ma bouche, encore plus lourds que d’habitude : seule ma voix portait. Mon corps, mon regard et mes gestes ne pouvaient participer à ce moment de reconnaissance et de gratitude. J’ai eu le sentiment d’être encore plus limité que d’habitude, sollicitant sans l’exprimer l’indulgence de mes collègues. Une épreuve orale et, surtout, physique allait bientôt se terminer.

3.5 L’étape de la méta-analyse

RR :

Je garde de cette étape un souvenir assez vague : je me souviens ne pas être souvent intervenu, assistant aux échanges sans pouvoir m’impliquer vraiment. La faute peut-être à la nécessité de devoir récupérer d’un effort intense de concentration ainsi qu’à une certaine confusion dans mes pensées, comme si le « pas de côté » nécessaire pour une posture d’analysant ne pouvait se faire immédiatement, le travail d’introspection m’ayant amené encore plus loin que d’habitude. J’étais aussi étonné d’entendre une discussion aussi animée et enthousiaste, les uns et les autres semblant avoir découvert et appris énormément au cours cette séance originale. Les thèmes abordés pendant cette méta-analyse ont été multiples : ils ont porté, vu que c’était une première expérience, sur la mise en œuvre de l’APP à distance, sur l’amont, sur la mise en place du cadre et particulièrement sur les règles spécifiques nécessaires au distanciel, sur l’animation et la co-animation, sur la confidentialité des lieux de chacun.

MA :

Un des participants, lors de la méta-analyse, a dit : « finalement le virtuel nous rapproche ! ». En effet, avoir la vision globale du groupe de participants avec leurs visages à l’écran nous rapproche du groupe mais demande une attention accrue, ce qui peut expliquer notre état de fatigue visuelle et cognitive à la fin de la séance. Le respect du cadre est également interrogé par cette pratique en visioconférence : des règles spécifiques à ce type d’exercice doivent être posées en amont. Le choix du lieu est primordial, que ce soit à domicile ou sur le lieu de travail ; il demande une anticipation individuelle des facteurs de diversion éventuels (porte fermée, animaux, enfants qui rentrent de l’école, téléphone fixe, etc.). Cependant ces facteurs relatifs à l’environnement de travail de chaque participant sont multipliés par rapport à une séance dans un lieu unique avec un environnement partagé. De même les sollicitations personnelles via l’ordinateur utilisé pour la visioconférence peuvent être nombreuses (spams, mails, notifications) et cela nécessite une programmation anticipée du matériel. Vérifier certains paramètres techniques comme la webcam, le micro et la charge de la batterie sont indispensables. Les participants et l’animateur ont donc besoin d’avoir des compétences techniques de programmation basique de l’ordinateur et une connaissance accrue des fonctionnalités offertes par le logiciel de visioconférence afin d’offrir un cadre sécurisé et fonctionnel à cette séance à distance.

4. Le vécu d’après-séance

CP :

L’expérience prend fin, je dois quitter mon « cocon » rassurant pour rejoindre et reprendre le cours de ma journée. Je suis frustrée de ne croiser personne du groupe pour échanger. La semaine se termine, ce sont les vacances, je n’aurai pas l’occasion d’en parler tout de suite. J’emporte avec moi mon ressenti, j’aurais voulu en parler « en vrai ». En présentiel, le temps de « déconnexion » et de retour à la suite de la journée se vit en collectif, puisque nous sommes tous dans le même espace. Ici, nous sommes « repartis » seuls chacun de notre côté.

Plus tard, à l’occasion de l’écriture de ces lignes, l’expérience prend sens, par la mise en mots ; je comprends que je ne suis pas seule à me questionner, je comprends que le « bizarre » de la situation a été ressenti aussi par mon collègue « exposant ». Nous partageons alors de vive voix, puis au travers de cet écrit qui laissera une trace de l’expérience, comme une correspondance entre deux professionnels, chacun à sa place, réunis par les mots.

Florence Arnal :

La proximité de l’écran m’a posé question ; je suis à seulement quelques 20-30 cm de mes autres collègues en permanence pendant plusieurs heures (3h30), ce qui n’arrive jamais dans la vraie vie. J’ai l’impression d’être voyeuse, d’entrer dans la sphère intime de ceux qui ont choisi de rester chez eux, voyant l’un se lever pour alimenter le feu, une autre changer de pièce, etc. Et en même temps je suis moi-même sous le regard de mes pairs, sans échappatoire possible (sans pouvoir regarder par la fenêtre, regarder le sol ou le bureau, pour soutenir ma propre réflexion intérieure). Une des consignes en APP est de rester présent dans la salle. Bien sûr, mais de quelle présence s’agit-il ? Le double stimulus (le son et l’image) me donne l’impression d’un décalage et d’être en retard. Je reçois des signaux contradictoires que mon cerveau ne peut analyser correctement. Je dois redoubler de vigilance pour éviter que ma concentration et mon attention ne s’échappent ! Et j’ai, pour finir, l’impression de ne pas avoir été suffisamment au service de l’exposant pour l’aider à analyser sa situation, prise par mes propres difficultés attentionnelles.

Mais en même temps, avec du recul, j’ai le sentiment d’une forme de contradiction irréductible (aporie ?) entre mon désir de proximité (dans un temps social où les interactions et la proximité sont prohibées) et ce sentiment de proximité visuelle envahissante. Et pourtant, cette proximité visuelle m’a fait plaisir, car elle m’a permis enfin de voir mes pairs sans masque et de retrouver leurs mimiques et leur non verbal !

MA :

Finalement, il me semble que le distanciel peut nous rapprocher mais exige un cadre plus rigoureux et plus soutenu par des compétences techniques des participants, un engagement et une co-responsabilité accrue de la part de tous.

A la fin de la séance d’analyse, nous avons pour habitude que l’animateur accorde un temps individuel à l’exposant afin de s’assurer que cela s’est bien déroulé pour lui. J’ai proposé au groupe de clôturer la séance et j’ai utilisé l’espace virtuel pour réaliser cet entretien « privé ».

RR :

A la fin de la séance de ce GFAPP, je ressentais vivement le besoin d’échanger en aparté avec Magali Aubac, l’animatrice et P. Robo, le formateur-superviseur de la séance. Nous avons dans un premier temps échangé à trois en visioconférence dès la réunion terminée avec les autres participants, puis par téléphone en duo, successivement avec l’une puis avec l’autre. Je me souviens d’un mélange de sentiments de réussite et de satisfaction, mais aussi de retenue : je ne pouvais penser si facilement que de telles conditions puissent finalement réunir autant d’intérêts, notamment par la qualité de l’écoute et de l’élaboration de la pensée qu’elles engendraient. Une phrase, prononcée par l’un des membres du groupe dès la fin de la séance de GFAPP, résumait cette idée : « L’APP à distance nous rapproche mais elle ne peut pas remplacer l’APP en présentiel ».

Un autre sentiment a persisté après cette séance : celui d’un vécu commun intense qui a engendré dans les jours qui ont suivi plus de compréhension et de solidarité entre les membres de ce groupe. La production de cet article à plusieurs voix en est l’un des témoignages.

5. Pour conclure

Les conditions sanitaires liées à la pandémie de la Covid-19 nous ont conduit à faire l’expérience d’une APP à distance. En effet, le contexte actuel nous pousse à inventer des pratiques novatrices et à faire le choix d’organisation en procédure dégradée. Notre intention de départ était de « faire un essai » et cet écrit a surtout valeur de témoignage de l’expérience. Ainsi, outre le fait de nous avoir permis d’éprouver nos capacités d’adaptation, cette expérience a été l’occasion d’actualiser nos représentations sur ce mode de communication en séance APP : nos compétences cognitives, notamment celles permettant l’élaboration de la réflexion et de l’analyse, ont été fortement sollicitées et s’en sont trouvées certainement développées, certes au prix d’une grande énergie déployée, tant psychiquement que physiquement. Elle a aussi permis de préciser les conditions, matérielles et humaines, pour que « ça fonctionne » et de conforter notre hypothèse, à savoir que la réussite de cette séance est aussi due en grande partie au fait que ce groupe a déjà une bonne expérience de l’APP en présentiel.

Cependant, malgré la satisfaction d’avoir su pleinement exploiter les intérêts d’une séance d’APP en distanciel, nous restons convaincus qu’une séance en présentiel, par les échanges informels possibles, le contact, la sociabilité et d’autres phénomènes propres aux êtres sociaux que nous sommes, reste le mode le plus adapté aux buts visés par l’APP. Une étude mettant en évidence ces aspects-là lors de séances d’APP en présentiel pourrait d‘ailleurs être mise en œuvre…

Références bibliographiques

Miller, E. A. (2003). The technical and interpersonal aspects of telemedicine : effects on doctor–patient communication. Journal of Telemedicine and Telecare. 9 (1): 1–7. URL: http://jtt.sagepub.com/content/9/1/1.short.

Robo, P. (2002). « L’analyse de pratiques professionnelles : un dispositif de formation accompagnante », Vie pédagogique, n° 122 avec errata dans le n° 123, Ministère de l’Éducation du Québec, p 7-10 / 57. http://probo.free.fr/ecrits_app/A_propos_APP_Vie_Pedagogique.htm.

 

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Notes

[1] Les cadres de santé formateurs animent en binôme des séances d’APP (une quinzaine de séances par an) auprès des étudiants en soins infirmiers et des élèves aides-soignants.

[2] GFAPP : dispositif de formation de formateurs, basé sur l’analyse, en groupes restreints, de pratiques professionnelles vécues à partir d’un récit différé. Voir : Robo (2002), www.gfapp.fr et http://probo.free.fr/ecrits_app/gfapp_definition.pdf.

[3] https://www.microsoft.com/

[4]  Initiales identifiant les auteurs dans leur écrit singulier plus loin dans le texte.

[5] Ces séances font partie du plan de formation de l’établissement, programmées donc plusieurs mois à l’avance.

[6] Dans l’équipe pédagogique de l’IFSI, deux co-pilotes du groupe des formateurs APP sont identifiés, garants de l’organisation des séances d’APP avec les étudiants et des temps de réunion nécessaires pour le bon fonctionnement du groupe.

[7] Chaque membre de l’équipe pédagogique s’est vu doté par l’établissement d’un ordinateur portable en janvier 2020.

[8] L’animatrice visualisait la demande de parole en différé, ce qui ne lui permettait pas de répartir la parole en temps réel.

[9] « Quand vous êtes en visioconférence, vous savez que tout le monde vous regarde. Vous êtes comme sur scène, ce qui provoque une pression sociale et l’impression que vous devez jouer », selon Marissa Shuffler, enseignante en psychologie organisationnelle à l’université américaine de Clemson, auprès de la BBC ; https://www.francetvinfo.fr/internet/pourquoi-la-visioconference-met-elle-notre-cerveau-k-o-et-comment-riposter_4283359.html.

[10] Il s’agissait d’une situation de co-animation d’une séance d’APP avec des étudiants en soins infirmiers de 1ère année.

[11] Cécile Pierre : « Pour ma part j’ai compris que c’est bien le point de vue de Robert qui est exposé ici, même si la situation de départ nous a concerné tous les deux, c’est bien Robert l’exposant, il m’a informé et j’ai en quelque sorte donné mon accord, compte tenu de la règle qui veut que l’on demande l’accord à une personne concernée par la situation exposée ».

[12] Au théâtre, le quatrième mur désigne un « mur » imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant la scène des spectateurs et « au travers » duquel ceux-ci voient les acteurs jouer ; voir : https://www.caucus.fr/le-quatrieme-mur/.