Hélène Belou
Formatrice-consultante GRIEPS (Groupe de Recherche et d’Intervention
pour l’Education permanente des Professions Sanitaires et Sociales)
Résumé
Cet article témoigne de la temporalité bien étonnante d’une séance d’Analyse des Pratiques. Dans ce qui pouvait être ressenti au départ comme un exercice d’application de la méthode GEASE à destination d’étudiants en « Education thérapeutique du patient », l’auteure rapporte comment le temps a pu rendre féconds les allers et retours entre théorie et pratique et le travail de clarification du groupe lors de la séance d’APP. L’auteure présente les outils d’analyse qui l’ont aidée à identifier son chemin réflexif et à en estimer la profondeur. Enfin l’article invite à ne jamais préjuger de la qualité d’une analyse des pratiques car, qui peut augurer de son envergure et imaginer les méandres de son itinéraire ?
Mots-clés
réflexivité, indicateurs de réflexivité, Education thérapeutique, régulation, développement professionnel
Catégorie d’article
Témoignage
Référencement
Belou, H. (2020). Itinéraire d’une APP : suivre les traces de réflexivité. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 16, pp. 118-129. http://www.analysedepratique.org/?p=3573.
Road of a Professional Practices analysis (PPA) : following the reflexivity indicators
Abstract
This article testifies of the temporality quite surprising of a practical analysis session. In what might be felt at start like an application exercise of the GEASE method destinated to students in « therapeutical education of the patient », the writer tells how the time made useful the goes in and forth between theory and practice and the work of clarification of the group during a PPA session. The writer presents the analysis tools that helped her to identify her reflexive journey and to estimate its depth. Finally the article invites to never prejudge of the quality of a practices analysis because, who can predict its scope and picture the meanders of its path ?
Keywords
reflexivity, reflexivity indicators, therapeutic education, regulation, professional development
1. La situation initiale d’analyse de pratiques
Je suis formatrice de formateurs dans le domaine de la pédagogie et, pour une année, étudiante en Master en Éducation Thérapeutique du Patient (ETP) à Paris Sorbonne Université. Une expérimentation d’Analyse des Pratiques (APP) est proposée aux étudiants avec la méthode du Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives (GEASE)[1] dans l’idée de l’utiliser pour les équipes pluridisciplinaires en ETP. Nous sommes un groupe d’étudiants composé d’infirmiers–ères, psychologues, ergothérapeutes, un médecin et une patiente qui souhaite mettre ses compétences acquises au contact de la maladie au service de la collectivité.
Après l’exposé théorique, la présentation du cadre et des conditions essentielles aux APP comme le respect des étapes, les questions de clarification, le non-jugement, etc., un exercice applicatif requiert notre participation active. Etant 25 étudiants dans ce master, nous sommes invités à composer un petit groupe pour une séance d’APP. Puis, il s’agit pour ce groupe d’énoncer une situation autour du thème de l’ETP. Les étudiants ne participant pas à la séance sont observateurs. L’enseignante qui conduit ce temps rappelle le but qui est de produire des éléments de compréhension en utilisant les multiples références du groupe. Nous sommes tous au clair avec les objectifs et présentons tour à tour les quelques lignes d’une situation professionnelle vécue. Contrainte par la consigne d’un tour de table, et arrivée à mon tour, j’énonce à mi-voix quelques mots en bataille. Ma « situation » est retenue par le groupe. Maintenant, je suis au pied du mur avec les deux phrases décousues de ma présentation !
Au cours de la phase d’évocation de la pratique, je relate ma première rencontre avec un patient-expert[2] partageant son histoire de santé et présentant ses désirs à collaborer dans un dispositif de formation en éducation thérapeutique. Je présente au groupe mes ressentis sur cette rencontre. Je dis que j’ai tout de suite été impressionnée par la qualité technique du discours de ce patient, par sa connaissance de la sémiologie et de la thérapeutique. Il décrit si bien les symptômes que je les vois, je les ressens comme si moi je vivais tout cela. Il rapporte aussi ce qui lui a permis de se relever, le soutien des autres, la confiance toujours accordée. Il explique sa façon très méthodique d’avoir géré ses traitements lourds, ce à quoi il a été vigilant, comment il a identifié les symptômes précurseurs des rechutes et comment, avec quelles astuces très singulières il les a anticipées et gérées. J’entends ce patient énoncer les compétences construites au décours de son adaptation à la vie. Il se dégage une réelle cohérence entre sa connaissance biomédicale, son vécu, ses stratégies de faire-face et son désir de participer à des actions d’éducation en santé. Je l’écoute, je le comprends et pourtant à la fois, je me sens envahie par des souvenirs de travail quand j’étais alors soignante. Ma représentation des patients est celle de patients fragilisés, douloureux, en peine, ayant besoin d’aide et d’attention constante. Je ne puis me départir d’un sentiment d’inquiétude qui maintenant m’envahit. Comment peut-il se sentir si fort avec son histoire ? Comment pourra-il se déplacer avec nous, supporter les aléas des situations de vie ? Je me dis qu’il a encore tellement de choses à penser, à anticiper, tant de précautions à prendre. Il pourrait rechuter, se mettre à mal, voire décompenser… Je termine mon récit devant mes camarades avec une conclusion présentée comme une vérité générale : « Les soignants sont là pour aider les autres, c’est leur job. Il faut faire attention. Il faut toujours faire attention avec les patients – attention à eux ! Être dans le « prendre soin », quoi ! ».
La méthode GEASE propose de terminer le récit en formulant une problématique sous la forme d’une question ou d’une demande au groupe : j’aimerais comprendre…, j’aimerais mieux savoir… Ce questionnement appartient au narrateur et il est essentiel à ce moment que l’animateur ou le groupe le prenne tel quel, sans vouloir le reformuler, le détourner, ou proposer un autre angle. Moi, je n’ai pas de question, je n’ai pas de demande. J’ai ce récit que je viens de construire dans l’instant, pour la commande d’illustration de la méthode GEASE, devant mes camarades de promotion, ce matin-là. C’est tout !
La phase qui suit est une phase de formulation des hypothèses par le groupe dans une recherche de compréhension. Mes camarades émettent des hypothèses et j’entends une question qui m’interpelle : « Mais Hélène, ça fait combien de temps que t’as quitté les soins ? ». Silence. Là, je comprends que j’ai dû manquer quelque chose !
Puis la parole m’est redonnée afin que je puisse m’exprimer sur ce que je garde des interactions. Là encore, je suis bloquée, incapable de reconfigurer mon récit enrichi des interactions du groupe. Je reprends les mots de mes camarades tels qu’ils me sont proposés. Mon discours n’exprime que peu de transformations sémantiques. On se remercie puis on se quitte. La séance est close.
A la fin du cours, une patiente-experte qui alors était en position d’observateur m’alerte sur le fait que je considère les patients comme fragiles et vulnérables alors qu’en fait, ces patients-experts n’ont qu’une hâte, c’est de sortir du schéma de malade-malade pour mettre au service de tous, soignants compris, les compétences qu’ils ont acquises du fait de leur maladie. Elle me fait remarquer que j’ai « encore » un regard de soignante et que je ne dois pas enfermer les patients dans des hypothèses de fragilité et d’incapacité. Je la remercie, entends ce qu’elle me dit mais n’ai pas le temps ni les moyens de réfléchir avec elle, d’aller au-delà dans la réflexion. L’affaire pourrait finir ici et cependant…
2. Le processus d’analyse, comme un chemin inattendu
Où commence le processus de réflexivité et où se termine-t-il ? Que s’est-il passé du point de vue de l’analyse entre l’évocation de la situation jusqu’à ce travail d’écriture ?
En réponse à l’invitation à trouver une situation professionnelle sur un thème en particulier, les souvenirs sont convoqués : Quelle situation ? Le temps de mise au calme de l’esprit est propice au rappel des images sensorielles, au vécu émotionnel, affectif, relationnel, comportemental ou postural. Les mots viennent… Pour l’instant ils s’échappent de ma bouche. Je me rends compte qu’ils s’enchaînent via des connecteurs logiques (parce que… du fait que… car… aussi...). Ces connecteurs fabriquent des phrases cohérentes ! L’histoire telle que racontée tient debout et pourrait même être intéressante ! Elle porte un sens auquel je me sens encore étrangère. C’est comme si je racontais quelque chose de moi en étant concernée de très loin ou en le découvrant à postériori, en même temps que les autres. Étrange sentiment de dissociation entre corps et pensée ! Pourtant, il se passe quelque chose qui dit quelque chose de ce que je dois apprendre.
Quatre mois passent. Dans ce cursus de formation, stages et activités scolaires s’enchâssent. De retour en cours, j’entends Catherine Tourette-Turgis[3] aborder l’expertise des patients comme réelle contribution à destination « d’autres patients, voire aux acteurs de santé » au lieu de les cantonner « dans une position de bénéficiaires et de simples redevables ». Des images morcelées relatives à cette séance d’APP me reviennent ainsi que la remarque de mes camarades questionnant ma représentation du patient. J’écoute avec plus d’acuité alors Catherine Tourette-Turgis. Je réalise que quelque chose en moi résiste. La représentation du patient fragile et douloureux s’impose encore à moi. J’entends à nouveau les mots de ma collègue patiente–experte qui me dit qu’ « un patient guéri, stabilisé est un patient guéri et stabilisé ; il est comme chacun de nous ».
Plus tard encore, je participe à un atelier d’éducation thérapeutique. Il y a un patient avec nous. Nous devons installer tables et chaises – un travail de titan. Je me vois lors de ces manipulations analyser, anticiper, faire à la place de… pour protéger et « prendre soin » de ce patient qui lui, me rassurait sans cesse sur sa condition physique et sa capacité à collaborer pleinement avec moi. J’écoute ce que me dit ce patient, mais je ne l’entends pas, comme si je savais que ma conduite n’est pas celle attendue, sans pouvoir pour autant faire autrement.
De retour à l’Université, j’écoute à nouveau Catherine Tourette-Turgis : « Une compétence acquise en situation d’hostilité à la même valeur qu’une compétence acquise sur les bancs de l’école. […] Il y a des expertises qui se construisent dans d’autres espaces que dans les espaces universitaires […] Nous sommes tous fragiles et tous vulnérables. Nous avons la vulnérabilité en partage pour trois raisons :
- nos corps sont disponibles à la blessure physique,
- nos esprits à la blessure morale,
- nos vies dépendent des autres, des lois, de l’environnement. […] Un être devenant fragile s’expose à l’abandon et c’est la même chose pour un étudiant en difficulté. Nous sommes vulnérables à la dureté de l’autre et vulnérables à l’indifférence de celui qui ne nous vient pas en aide. La vulnérabilité oblige à la protection mutuelle. Celui qui donne, protège, est aussi celui qui est blessé ou qui peut être blessé. Si on est vulnérable, on est toujours en train de se réparer… »[4]
Ces phrases ré-entendues m’interpellent plus profondément maintenant. Je repense à mon APP et à mon stage. Je me rends compte que j’ai des présupposés et qu’ils sont tenaces. Ça y est ! Je peux mettre des mots qualifiants sur mes perceptions : « présupposés tenaces ». Oui, je me suis forgée au fil de mon parcours de soignante des représentations sur le soin, qui enferment aujourd’hui le patient dans une vision de sujet dépendant, de personne qui ne sait pas, qui ne peut pas, que l’on doit protéger et épargner !
Dernièrement, alors que j’interviens dans une formation auprès d’infirmiers(ères) cliniciens(nes) spécialisés, je rencontre à cette occasion et par hasard une patiente-experte. Après un premier échange, je lui propose d’intervenir au pied levé pour introduire la formation, ce qu’elle accepte. Plus tard dans la journée, nous nous retrouvons, échangeons et convenons de réviser complètement le dispositif de formation en cours, pour plus de pertinence dans le dispositif.
Cette proposition est cohérente, cette collaboration une évidence. Je me sens comme libérée de mes angoisses, de mes craintes à proposer à cette patiente tout un ensemble d’activités sollicitantes. Nous allons revisiter l’ingénierie pédagogique de cette formation et animer ensemble ou de façon alternée des interventions. Je sens que mon regard a changé. Je n’ai plus peur de ma peur. Je n’ai plus peur des patients. Je me sens bien, dégagée, alignée. Nous avons cette dame et moi, des forces et des vulnérabilités partagées, des expertises et des complémentarités à coordonner.
Le processus de réflexivité est-il ici abouti ? Aurais-je suffisamment appris de cela ? Qu’apportent alors les auteurs de référence ? Quels concepts partagés éclaireraient davantage ce chemin ? Et puis, qu’est-ce qui me dit que j’ai mené une « analyse des pratiques professionnelles » dans la complétude du cycle expérientiel ?
3. Les grilles d’analyse en soutien à la compréhension du processus réflexif
Sans outils, sans théorie, je n’ai que mes mots et mes perceptions pour énoncer mon chemin ! Qu’est-ce qui me dit que j’ai initié une démarche réflexive ? Tout d’abord la conscience d’avoir en main un réel objet de travail quand j’entends de ma bouche, une histoire bâtie comme un Pitch-Pixar[5]. Ensuite l’intuition d’un « mauvais pas » quand mes camarades questionnent l’actualité de mon exercice professionnel auprès des patients. Vient après mon incapacité à élaborer une pensée nouvelle et/ou enrichie des hypothèses du groupe à la fin de la séance d’APP. Puis par la suite et en dehors de la séance d’APP, ma résistance quand je conçois intellectuellement la posture à envisager (faire confiance au patient dans ce qu’il peut faire ou ne pas faire) sans pour autant que cela se traduise dans mes comportements (je fais à la place du patient, je protège, je devance). Et pour finir, cet apaisement quand je me sens enfin « alignée » entre ce que je pense, dis et fais. Mais est-il possible de conceptualiser avec plus de précision ces traces de réflexivité à la recherche d’indicateurs de réflexivité ?
3.1 Comment s’est opérée la réflexion de l’action ?
La phase de narration de la méthode GEASE a permis, grâce à une mise en mots, le « réfléchissement » de la situation, soit l’expression de perceptions, de tensions internes et émotionnelles subjectives. Cela a conduit à une prise de conscience d’éléments « pré-réfléchis » inconscients (Vermersch, 1994) par la construction d’une histoire portant une énigme encore insaisissable pour son auteur. Sophie Leymarie précise que « La mise en récit d’une pratique ne relève pas de simples enregistrements et juxtapositions de faits communs, mais nécessite de transformer, de métaboliser ces faits en histoire, pour leur faire prendre place dans une totalité intelligible. » (Lessault, Chocat et Leymarie 2019, p. 10). Pourquoi cette situation ? Pourquoi cette histoire ? Pourquoi à ce moment ? A cette phase du cycle réflexif, pas de réponses possibles et pas de question de travail non plus pour moi. Il me manque un tiers.
La phase d’élaboration des hypothèses par les participants va « par le jeu de questions ouvertes, engager le narrateur à « reréfléchir » sur son récit initial, à le compléter, à resituer ce qui lui semble mal compris » indique Jean Chocat (Lessault, Chocat et Leymarie, 2019, p. 9). La remarque de mes pairs en ce qui concerne l’actualisation de mon exercice professionnel auprès des patients fait sens maintenant que je me suis vue en pratique, protégeant contre son gré un patient alors qu’il voulait et se sentait capable d’apporter une aide pour l’installation d’une salle. Le groupe par ses hypothèses amène à regarder en dehors de ce qui est accessible pour l’instant au narrateur et comme le précise Vacher (2015, p. 84) « les décalages externes apparaissent à partir de l’expression de réflexions hétérogènes (dissonantes ou divergentes) par les différents participants du groupe ».
3.2 Qu’est-ce que la réflexivité ?
La réflexivité est définie comme « une activité d’analyse » par Boucenna et Vacher (2016, p.81). Ces auteurs présentent la notion d’activité au sens de Barbier, c’est-à-dire comme une « activité intellectuelle qui porte sur une activité de production d’« énoncés sur des rapports entre des existants » (Barbier, 2011, p.9). Selon Barbier, « L’analyse est une démarche à intention de connaissance ; elle a un caractère historique, social, processuel, construit » (ibid.). Il poursuit en ajoutant que, « L’analyse est une production de savoirs, c’est-à-dire l’établissement de liens entre des existants » (ibid.).
Dans cette même logique, Boucenna et Charlier précisent que ces liens sont le produit de « constructions de connaissances par un sujet sur lui-même alors qu’il interagit avec l’environnement […] portant sur des aspects différents du sujet (cognitif, émotionnel, affectif, conatif, relationnel, comportemental, postural…) et faisant l’objet d’une communication et donc d’une formalisation des produits de l’analyse dans un langage partagé » (Boucenna & Charlier, 2013).
Vacher insiste sur le fait que la réflexivité peut produire une autorégulation des pratiques sans que cette dernière constitue un objectif premier. Il poursuit plus loin en précisant que dans la réflexivité, « l’apprentissage est synonyme de développement professionnel et il est un des produits de l’exercice réflexif ». (Vacher, 2015, p. 82)
3.3 Mon récit témoigne-t-il de réflexivité ?
Je me suis construit une représentation de mon rôle de soignante au contact de patients dépendants et ma perception du concept de « prendre soin » s’est trouvée ajustée à ce modèle. Il me faut maintenant me reconstruire de nouvelles images pour actualiser ma posture auprès de patients-experts. Voilà la transformation sémantique que j’aurais pu énoncer à la phase de synthèse de la méthode GEASE, au cours de cette séance d’APP ! C’est une montée en abstraction signifiante et sincère, un indicateur valable de réflexivité. Il y a connaissance de soi plus affermie dans un contexte donné.
Ainsi, l’articulation théorie / pratique vient nourrir l’hypothèse proposée par Vacher au sujet de la pratique réflexive dans le curriculum de formation, qui propose que « la pratique réflexive trouve sa place à l’interface entre les savoirs de l’expérience et les savoirs théoriques, elle permet de développer une perspective qui unit de façon fonctionnelle le vécu des stages et les apports théoriques ». (Vacher, 2011, p. 72).
La figure suivante modélise les liens entre les différents éléments de mon parcours. Dans mon cheminement personnel, je retiens tout particulièrement l’axe (A-B) qui relie les apports et besoins de savoirs en formation (cf. cours de C. Tourette-Turgis) et la réflexivité. Vacher fait l’hypothèse « qu’avec un temps plus long de formation et en conséquence une entrée plus profonde dans la pratique réflexive, des demandes de connaissances (B) seraient une évolution logique des requêtes des formés » (Vacher, 2015, p 215).
Avec le recul, j’appréhende les méandres de mon vécu avec plus de bienveillance, acceptant la complexité comme levier à la transformation des pratiques. Je ne ressens plus de honte à mon vécu. Vacher explique que dans l’axe (G-H), « la complexité n’est en effet plus vue comme un abîme inabordable ou indépassable mais comme un élément de la pratique sur lequel il s’agit d’avoir une prise partielle et temporaire pour agir » (Vacher, 2015, p 215).
Figure 1. Les rapports entre réflexivité, pratique et apports théoriques.
Reproduite et tirée de Vacher, 2015, p. 215
3.4 Quels liens entre réflexivité et développement professionnel ?
Gosselin, Viau-Guay et Bourassa (2014, p. 6) définissent le développement professionnel comme un « double processus caractérisé, d’une part, par un processus d’apprentissage professionnel, c’est-à-dire par une construction des savoirs professionnels à partir des savoirs théoriques et pratiques acquis dans les situations de la vie quotidienne et dans les activités professionnelles. […] D’autre part, un autre processus a cours simultanément à l’acquisition des savoirs, celui de la construction de l’identité. Il s’agit d’un processus par lequel la personne développe un ensemble de représentations et de sentiments à propos d’elle-même en rapport avec les autres, sa pratique et son contexte à partir de son appréciation de sa réalisation de l’activité ». Au regard de cette définition, je peux énoncer qu’il y a développement professionnel maintenant que je suis capable de formaliser une production d’« énoncés sur des rapports entre des existants » (Barbier, 2011, p. 9), quand je me sens enfin apaisée et alignée entre ce que je pense, ce que je dis et ce que je fais. Mais en quoi le développement professionnel augure de la régulation de pratiques professionnelles ?
4. Réflexivité et régulation des pratiques : une évidence ?
Pour Boucenna & Vacher (2016), la régulation des pratiques n’est pas consécutive à tout travail réflexif. Ils distinguent réflexivité de métacognition. Les trois démarches d’analyse des pratiques qu’ils proposent (ARPPEGE[6], DAGNEA[7] et ASA[8]) amènent l’idée que « la rencontre avec sa propre subjectivité vise une augmentation de la connaissance de soi, partant du principe que cette connaissance nous offre des leviers d’actions supplémentaires ». Pour ces auteurs, « la métacognition au contraire, vise à permettre au sujet d’identifier les pratiques cognitives performantes (les siennes dans un contexte donné ou celles d’autrui) pour les ajuster » (Boucenna & Vacher (2016, p.82). Il y a donc une distinction dans les buts : la réflexivité sert la compréhension de soi et/ou du monde et peut conduire, éventuellement, vers une régulation des pratiques.
En référence à Allal (2005), Campanale (2007) indique que « la régulation comprend tout à la fois les réajustements qu’un sujet effectue au niveau de l’activité qu’il réalise pour l’adapter au contexte, en fonction de ce qu’il a projeté, et les transformations de ses représentations de cette activité, quand il la projette ou la réoriente » (p. 10). Elle précise que « la régulation procède d’une autoévaluation plus ou moins consciente et plus ou moins explicitable » et que « le recours dans l’analyse de pratiques à des savoirs théoriques, à des pratiques d’expérience et aux interprétations d’autrui met en jeu un dispositif favorisant l’autoévaluation consciente » (ibid). Pour cette auteure, le processus auto évaluatif peut prendre trois formes qui peuvent ou non se combiner en fonction de trois types de prise de distance : le recul, la distanciation et la décentration.
Comment utiliser cette grille pour analyser mon cheminement réflexif ?
- Le recul: Selon Campanale (2007), à ce stade la personne prend conscience d’une inefficacité de conduite et énonce ses intentions de changement, modifie ses pratiques mais sans remise en cause de la ligne de conduite générale de l’action. En ce qui me concerne, pas de recul. Il n’y a pas eu de modification de pratiques sans prise de conscience du décalage signifié par mes pairs.
- La distanciation : Pour Campanale (ibid) il y a distanciation quand « l’explicitation d’une pratique génère de l’insatisfaction et de l’émotion négative ». Je suis à ce stade quand je prends conscience de mes préjugés et tente de modifier mes comportements.
- La décentration : Campanale explique qu’à ce stade, il y a configuration du système interne, des représentations. Le sujet peut dire « Avant je pensais que…je faisais ça et comme ça mais maintenant je me dis que…et je me rends compte que je fais comme ça…) ». La décentration génère une remise en cause plus profonde de son réseau de représentations, une réorientation de ses conceptions qui refonde l’activité ultérieure. Cette régulation porte à la fois sur sa façon de penser l’action et sur sa façon de la conduire. Je me retrouve ici tout à la fin du processus de réflexivité, quand j’ai constaté à postériori dans mon échange avec le patient-expert que je n’avais plus peur de lui proposer du travail, des initiatives, des efforts à fournir. Je peux enfin dire « avant je pensais qu’il fallait que je prenne soin du patient en l’épargnant, et maintenant je me dis que : engager le patient-expert, lui autoriser une place à côté de moi au service de la collectivité est la meilleure façon d’être dans le prendre soin pour lui ».
Avec l’axe moi-les autres, c’est grâce à l’énoncé de ma situation, aux hypothèses par les pairs, aux rencontres de patients, aux échanges avec C Tourette-Turgis, que j’ai pu me confronter, me conforter, me heurter et agrandir mon cadre de référence.
5. Conclusion
Huit mois ont été nécessaires à ce processus d’analyse. La méthode GEASE porte à chacune de ces phases des intentions puissantes dont on ne peut ni prévoir, ni maîtriser les effets. La phase de réfléchissement des perceptions subjectives a permis de construire une véritable histoire qui n’attendait que le groupe, ses hypothèses de clarification et pourquoi pas une remarque « impertinente » portant l’intention de faire advenir un angle de vue jusque-là inédit.
Les allers et retours entre les temps théoriques et les mises en situation pratiques ont donné sens et vie à chacun de ces mondes. En effet, que sommes-nous sans l’écho des autres ? Que produisent nos échanges sans méthode et cadre définis ? A quoi sert la théorie si elle ne trouve pas d’intérêt dans le réel ? A quoi sert le réel s’il n’est débattu par un ensemble de concepts, de théories, de références et d’auteurs ? A quoi sert le libre arbitre de celui qui évolue à son rythme, parce que c’est son moment ? Ainsi ce témoignage rapporte que la réflexivité et/ou la régulation des pratiques est le produit d’un travail distribué et vivant.
Références bibliographiques
Allal, L. (2005). « Introduction ». In Allal, L., Wegmüller, R. & Mottier-Lopez. L. Régulation des apprentissages (soumis pour publication).
Barbier, J.-M. (2011). Vocabulaire d’analyse des activités. Paris : PUF.
Barbier, J.-M. (2000). « L’analyse des pratiques : questions conceptuelles ». In Blanchard-Laville, C. & Fablet, D. L’analyse des pratiques professionnelles (pp. 35-58). Paris: L’Harmattan.
Boucenna, S. & Charlier, E. (2013). Reflective practice in the teaching profession: the case of training and research practices in the french community in Belgium. Teacher Thinking to Teachers and Teaching: The Evolution of a Research Community Advances in Research on Teaching, Volume 19, 321–338.
Boucenna, S. & Vacher, Y. (2016). « Réflexivité et apprentissage autorégulé, des notions sœurs qui cultivent la distinction ». In Noël, B. & Cartier S. (eds.), De la métacognition à l’apprentissage autorégulé (p. 79). Louvain-La-Neuve : De Boeck.
Beckers, J. (2007). Compétences et identité professionnelle. Bruxelles : De Boeck Université.
Campanale, F. (2007). « Analyse réflexive et autoévaluation dans la formation des enseignants : quelles relations ? ». In Jorro, A. Evaluation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.
Dubosq, J. & Clot, Y. (2010). « L’auto-confrontation croisée comme instrument d’action au travers du dialogue : objets, adresses et gestes renouvelés ». In Revue d’anthropologie des connaissances, 2(4), 255-286.
Gosselin, M., Viau-Guay, A. & Bourassa, B. (2014). Le développement professionnel dans une perspective constructiviste ou socioconstructiviste : une compréhension conceptuelle pour des implications pratiques. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 16(3). Consultable sur : https://journals.openedition.org/pistes/4009.
Kolb, D. (1984). Experiential learning: Experience as the source of learning and development. Englewood Cliffs, N.J.: Prentice Hall. (Résumé en francais : La pratique réflexive. Modèle de Kolb. Ronéotypé. Université de Lausanne. Consultable sur : https://pedagogieuniversitaire.files.wordpress.com/2009/05/questions_kolb.pdf).
Lessault, B., Chocat J. & Leymarie, S. (2019). « Le langage comme support au travail de l’analyse de pratiques professionnelles ». In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, N° 14. https://www.analysedepratique.org/wp-content/uploads/lessault-chocat-leymarie-revue-app-janvier2019.pdf.
Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Seuil, Points.
Samurçay, R. & Rabardel, P. (2004). « Modèles pour l’analyse de l’activité et des compétences, propositions ». In Samurçay, R., Pastré, P. (Dir.), Recherches en didactique professionnelle. Toulouse : Octarès.
Vacher, Y. (2011). « La pratique réflexive : un concept et des mises en œuvre à définir ». In Revue Recherche et Formation, N° 66, 65-78.
Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive. Bruxelles : De Boeck.
Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation en formation initiale et en formation continue, Paris : ESF.
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Notes
[1] La méthode GEASE (Groupe d’Entrainement à l’Analyse de Situation Educative) est un protocole organisé en étapes, avec une temporalité définie, animée par un animateur formé, visant à amener un professionnel à expérimenter les mouvements de l’analyse des pratiques selon le cycle de Kolb (1984), ces mouvements étant soutenus par des interrogations et des hypothèses énoncées par un groupe de pairs.
[2] Le patient–expert est un patient qui a développé des compétences du fait de sa confrontation d’avec la maladie et met au service de la collectivité son expertise (pour les soignants, le système de santé et ses pairs). Il est titulaire d’un diplôme universitaire (DU) ou d’un master ou formé avec 40 heures de cours en ETP. Il participe à des colloques, à des conférences et contribue à la conception de formation et à la dispensation d’actions éducatives.
[3] Catherine Tourette-Turgis, Responsable du Master Education thérapeutique du Patient Paris Sorbonne, Qualifiée Professeur des Universités en sciences de l’éducation, Chercheure au Conservatoire National des Arts et Métiers, Chercheure associée à l’Université de Montréal.
[4] Cours Master ETP 2019.
[5] Récit qui prend une forme conventionnelle organisée qui comprend : « Il était une fois…Chaque jour…Puis un jour… A cause de cela… C’est pourquoi, … Jusqu’à ce qu’enfin… »
[6] ARPPEGE : Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange.
[7] DAGNEA : Dispositif d’Analyse en Groupe des Natures d’Enjeux.
[8] ASA : Analyser ses Schèmes d’Actions.