Paola Rugo Graber

Enseignante d’éducation physique
paola.rugo[aroabase]bluewin.ch

Résumé

Mettre en place un groupe d’analyse de pratiques professionnelles dans un contexte organisationnel qui, à première vue, semble peu favorable à un tel dispositif, peut paraître irréaliste ou utopique. C’est pourtant ce que tentent certains professionnels. Qu’est-ce qui caractérise ce contexte ? Quel sens peut alors prendre le projet de mise en place d’un groupe d’APP avec des collègues volontaires ? Quels éléments-clés sont à prendre compte ? Et quelles postures adopter dans ce contexte ? Cet article, réalisé au terme d’une formation en accompagnement et en analyse de pratiques professionnelles et basé sur des échanges d’expériences et des réflexions théoriques, vise à apporter des éléments de réponse à ces différentes questions.

Mots-clés 

hiérarchie, style de leadership, leadership distribué, posture d’ouverture, alliance, rôle professionnel, freins, points de vigilance

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques ; texte théorique

Référencement 

Rugo Graber, P. (2017). Mise en place d’un groupe d’APP au sein de son organisation de travail : analyse des facteurs humains à prendre en compte pour la réussite du projet. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 146-157. http://www.analysedepratique.org/?p=2457.


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Les groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP) connaissent un intérêt grandissant de nos jours. De plus en plus de secteurs professionnels les mettent en œuvre avec des objectifs divers, et notamment pour accroître le pouvoir d’action des participants ou favoriser les échanges et le partage entre pairs. Certains professionnels se lancent dans l’aventure, peut-être tout d’abord en tant que participant, puis se forment pour devenir animateur d’APP et tentent de mettre en place un groupe dans leur cadre professionnel. Cet article s’attarde sur la mise en place d’un groupe d’APP dans le cadre professionnel, en envisageant différentes dimensions :

  • le sens que peut prendre le projet de mise en œuvre d’un groupe d’APP constitué de collègues volontaires ;
  • une réflexion cherchant à définir ce qu’est un contexte organisationnel à première vue peu favorable à l’APP, et plus particulièrement, à l’APP au sein de son organisation de travail, à l’aide de divers outils d’analyse mettant en évidence les enjeux sous-jacents ;
  • les différentes réactions du professionnel-animateur d’APP dans un tel contexte ;
  • les étapes-clés à prendre en compte si l’on veut mettre en place un groupe d’APP.

1. Sens que peut prendre la mise en place d’un groupe d’APP au sein de son organisation de travail

Les visées de l’APP sont diverses ; elles ont pour point commun d’inviter les participants volontaires et motivés à passer de la plainte à la demande. L’APP est un moyen pour dénouer des situations difficiles et complexes au sein d’un collectif, pour développer ses propres compétences professionnelles autant que l’apprentissage en groupe. Par conséquent, elle peut être vue comme un lieu de recherche de sens, un lieu d’essais et d’erreurs accueillant la non performance comme une opportunité d’apprentissage individuel et collectif, un lieu intergénérationnel où les anciens partagent leur expérience avec les novices qui, à leur tour, osent prendre leur place.

De plus en plus d’employeurs, de professionnels, de politiciens, de décideurs et de chercheurs (Gather Thurler & Herzog, 2010 ; Paguay, 2005) parlent de développer des « communautés professionnelles d’apprentissage » car l’APP peut être aussi vue comme un espace de formation continue et de développement professionnel : « Toutes ces équipes sont frappées de constater combien les malentendus peuvent être clarifiés, les équivoques levées, les guerres froides apaisées, les non-dits exprimés parce qu’un cadre sécurisant est proposé où chacun sait qu’il pourra s’exprimer régulièrement en toute liberté » (D’Ansembourg, 2001, p. 166). L’APP permet aux personnes impliquées de prendre le temps d’une pause collective, où elles ralentissent la course de leur vie professionnelle pour se parler.

Le professionnel qui prend l’initiative de proposer un groupe d’APP au sein de son organisation de travail, peut être vu comme un individu qui s’autorise à être son propre auteur, à être sujet, acteur et auteur de sa vie professionnelle, de sa formation continue et de son développement personnel et professionnel.  Divers auteurs (Ardoino, 2000 ; Robbes, 2006) y invitent chaque professionnel, par une prise de conscience de ce qui fait sens pour lui en lien avec les différents acteurs de son contexte professionnel.

Comme le professionnel crée le contexte dans lequel il travaille par sa présence et en dépend en partie, il importe d’approfondir ce qu’est un contexte organisationnel et par là-même, les facteurs ou enjeux empêchant ou favorisant la mise en place d’un groupe d’APP.

2. Prise en compte des éléments du contexte organisationnel

Un contexte organisationnel comporte :

1. des éléments humains, des acteurs :

  • la hiérarchie : il s’agit du supérieur hiérarchique, qui répond aux demandes qu’il peut recevoir de ses collaborateurs ;
  • les collègues accompagnés dans l’analyse de leurs pratiques professionnelles ;
  • le(s) collègue(s) animateur(s) d’APP ;
  • et les autres collègues ;

2. des éléments non-humains, c’est-à-dire des éléments indépendants de la volonté des personnes impliquées dans l’APP :

  • les ressources financières et matérielles (temps, lieu, matériel, formation, …) ;
  • les objectifs de l’institution ;
  • les lois et règlements qui régissent l’institution ;
  • l’organigramme et la structure de l’institution.

Parmi ces éléments, l’élément humain hiérarchie est l’élément déterminant pour la mise en place d’un groupe d’APP au sein de l’organisation de travail puisque tout projet d’APP proposé par un professionnel doit par nature être présenté au supérieur hiérarchique détenant le pouvoir d’autoriser, de refuser ou de faire évoluer le projet.

2.1 Élément humain : la hiérarchie ou le style de direction

2.1.1. Grille de Blake et Mouton (1962)

La grille d’analyse du management développée par Blake et Mouton (1962) permet d’éclairer le fonctionnement d’un ou des supérieurs hiérarchiques et ses conséquences sur l’équipe. Ces auteurs évaluent le style de management grâce à un graphique à deux axes gradués de 1 à 9 : un axe horizontal appelé « degré d’intérêt porté aux résultats, à la production et aux tâches » et un axe vertical appelé « degré d’intérêt porté aux personnes et aux relations humaines ».

Entre autres, ces auteurs mettent à jour cinq styles de manager :

  • le style laisser-faire (1 ;1), nonchalant, avec une gestion laxiste ;
  • le style autocratique (9 ; 1) avec une gestion autoritaire centrée sur la tâche ;
  • le style démocratique (9 ; 9) avec une gestion intégratrice soutenant le travail en équipe et la prise de décision collective ;
  • le style paternaliste (1 ; 9) avec une gestion participative, sociale et amicale qui contrôle ce qui est bon pour ses collaborateurs, considérés comme ses enfants ;
  • le style collégial (5 ; 5) avec une gestion basée sur le compromis.

Voici quelques réflexions faisant un lien entre la prise en compte du contexte pour la mise en place d’un groupe d’APP et le style de leadership ou de direction de Blake et Mouton (1962) :

  • Certains styles de direction sont par nature plus favorables à l’APP : le style démocratique (9 ;9) soutenant le développement professionnel de ses membres sera probablement plus ouvert à l’APP qu’un style autocratique (9 ;1) ;
  • Si le supérieur hiérarchique est favorable à l’APP, quel que soit le style de direction, le collaborateur pourra proposer de l’APP. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer l’ouverture au projet d’APP : la présence d’un rapport de confiance ou d’une alliance préalable entre le supérieur hiérarchique et son collaborateur, l’existence de représentations positives sur l’APP et ses effets ;
  • Si le supérieur hiérarchique est moyennement favorable à l’APP, certains styles de leadership la rendront quand même possible : par exemple, un style démocratique (9 ;9) ou un style laisser faire (1 ;1). Un style laisser-faire, se caractérise par une absence totale ou partielle de lignes directrices, le non-dit, l’implicite. Ce management renforce la tendance à travailler en solitaire, sans vision partagée ni culture commune. Si la collaboration entre collègues n’est pas empêchée, elle n’est en tout cas pas encouragée. En revanche, l’absence de réunion d’équipe compromet la construction d’un projet collectif, la remise en question et le développement professionnel collectif. Par conséquent, proposer la mise en place d’un groupe d’APP dans un tel contexte, qui comporte un enjeu institutionnel, peut déranger.

Blake et Mouton (1962) précisent que la mise en œuvre du style dominant peut dépendre des circonstances. En effet, certains supérieurs hiérarchiques ont des styles mixtes selon leurs interlocuteurs ou leurs intérêts personnels (reconnaissance, promotions, se faire bien voir par tout le monde, etc.).

Cette grille a été remise en question par P. Hersey et K.H. Blanchard (2000) qui l’ont trouvée incomplète. Ils affirment qu’un même style peut être efficace ou inefficace selon les situations et perçu de façon positive ou négative selon les collaborateurs. Ils font l’hypothèse que n’importe quel style peut être efficace ou inefficace selon le degré de maturité professionnelle des collaborateurs. Sera dit professionnellement mature le professionnel capable de s’auto-diriger dans sa tâche, s’en tenant pour responsable et motivé par ses propres résultats. Ainsi, le degré de maturité dépend de la compétence du professionnel et de l’intérêt pour son travail.

Dans ce cas, le professionnel se trouve dans une situation où le style de direction promeut la prise d’initiative de ses collaborateurs en les soutenant dans leur projet. Par contre, même pour un collaborateur professionnellement mature, il sera difficile de faire et de vivre de l’APP à long terme au sein de son travail si son supérieur hiérarchique y est hostile, ou impose sa décision sans discussion ouverte avec l’ensemble de ses collaborateurs.

2.1.2. Vers quel type de leadership pour la réussite du projet ?

Un projet d’APP a plus de chance de bien se réaliser si le supérieur hiérarchique exerce un leadership communicationnel distribué ou management communicationnel partagé avec ses collaborateurs, c’est-à-dire s’il permet de transformer les lieux de travail en organisations apprenantes où chaque collaborateur partage ses idées et ses compétences avec ses collègues et avec sa direction. Je fais l’hypothèse que pour assumer ce rôle, les supérieurs hiérarchiques doivent posséder des compétences en accompagnement au sens large, faute de quoi il sera difficile d’être à l’écoute des collaborateurs.

Brun (2012, p. 5) précise : « Le défi qui attend toute entreprise est donc de dépasser le simple merci pour se diriger vers un véritable lien de confiance basé sur la compétence des employés et leur participation à la conduite de l’entreprise. C’est par l’entremise de cette nouvelle forme de reconnaissance « intégrative » que la motivation et l’engagement des employés pourront véritablement progresser ». Il invite les dirigeants à partager leur pouvoir et à impliquer leurs collaborateurs dans leurs prises de décision, ce qui correspond au style démocratique de Blake et Mouton (1962) présenté ci-dessus. Toutefois, ce partage de pouvoir peut être un sujet hautement sensible selon qui dirige l’équipe. En plus de ce concept de leadership, il nous semble important de s’attarder sur le concept de posture face à un projet d’APP.

2.1.3. Trois « postures » différentes de la hiérarchie face à l’APP

Trois postures peuvent être identifiées à partir des réflexions qui précèdent :

  • une posture fermée à l’APP ;
  • une posture ouverte à l’APP ;
  • et une posture « entre-deux ».

Ces trois postures peuvent être observées selon cinq critères : le pouvoir décisionnel, le dialogue entre le supérieur hiérarchique et le collaborateur, les peurs sous-jacentes du supérieur hiérarchique, les moyens à disposition et l’organisation du travail.

Une posture fermée à l’APP se caractérise par une tendance à garder le pouvoir de décision, à imposer ses idées, et à ne pas exprimer ses peurs et à ne pas débloquer de moyens. Le supérieur hiérarchique préfèrera une organisation du travail qui lui permette de régner seul sans créer trop de liens entre les membres de l’équipe.

Une posture ouverte à l’APP se manifeste par l’expression d’une confiance envers les collaborateurs et d’un intérêt pour le projet qu’ils souhaitent développer. Le supérieur hiérarchique pourra ou pas partager son pouvoir en définissant le rôle qui incombe au collaborateur-animateur d’APP et restera en dialogue avec lui pour ajuster le dispositif mis en place selon l’évolution du groupe et de ses besoins.

La posture entre-deux est ambivalente et repose sur la duplicité du supérieur, qui peut faire semblant de distribuer son pouvoir tout en gardant la main mise pour interdire à tout moment la poursuite d’un projet d’APP. Il aura tendance à mettre pas ou peu de moyens à disposition, ce qui est susceptible de donner lieu à un travail réalisé en dehors des heures règlementaires et sans rémunération pour le professionnel-animateur d’APP. Face à un tel supérieur hiérarchique, le collaborateur sera probablement amené à vivre une « double contrainte » selon Bateson (1995) avec un sentiment d’impuissance et un choix de communication impossible.

Face à la complexité des postures décrites ci-dessus, les différents acteurs impliqués dans l’APP peuvent être confrontés à six types de difficultés :

  • une difficulté de positionnement lorsque l’animateur accompagne ses propres collègues (accompagnement au sein de son organisation de travail) conduisant à porter différentes casquettes en tant qu’animateur-collègue tout en comprenant les problèmes et thématiques soulevés de l’intérieur ;
  • l’absence de contrat conduisant à travailler dans un certain flou, à un manque de reconnaissance du travail effectué par le collègue-animateur d’APP et en même temps dans une grande liberté donnée au groupe d’APP ainsi constitué ;
  • une difficulté face au changement qu’implique la création d’un groupe d’APP ;
  • des difficultés financières: en travaillant bénévolement et en même temps en sachant donner du temps au sein de son travail car cela a du sens ;
  • des difficultés de communication: en restant dans un dialogue de sourd et en même temps en tentant de se comprendre et de s’écouter mutuellement ;
  • des difficultés relationnelles de l’animateur d’APP avec ses collègues : est-il un leader positif mettant à l’aise ou pas ses collègues ?

Chaque difficulté peut être un obstacle insurmontable ou à surmonter, un défi irréaliste ou réalisable ou un challenge à résoudre ou pas. Chaque difficulté englobe ainsi des conséquences positives et négatives pour chacun des acteurs impliqués dans ce projet d’APP. Seuls les trois premières difficultés seront développées ci-dessous et peut-être que les trois autres difficultés feront l’objet d’un article ultérieur.

2.2 Enjeux propres à l’accompagnement au sein de son organisation de travail : une pluralité de conséquences nécessitant une collaboration entre les acteurs et un sens partagé entre eux

Accompagner dans son contexte professionnel est une activité qui peut paraître complexe. Si tous les acteurs concernés par cette APP arrivent à une véritable collaboration, à une contractualisation et une verbalisation, la mise en œuvre du projet d’APP peut être rendue possible. Marco Allenbach (2015) a identifié six conséquences propres à une APP au sein de son organisation de travail, à savoir : une relation qui n’est pas limitée à l’APP, la coexistence de diverses casquettes, les informations sur l’accompagné et sa situation, la construction du rôle de l’animateur d’APP, les conflits de loyauté et l’appartenance au système.

L’absence de validation par le supérieur hiérarchique peut induire l’acceptation par l’animateur d’APP de travailler sans contrat ou avec un contrat peu explicite et les difficultés afférentes décrites ci-dessus. Un point de vigilance sera la construction continuelle de son rôle professionnel demandant un travail d’explicitation des attentes et de négociation avec sa hiérarchie, et si possible avec les différents acteurs impliqués dans l’APP. Toutefois, tout ne peut pas être contractualisé.

Maela Paul (2012, p. 15) le dit ainsi : « Si les deux avancent « de concert », si cette avancée est concertée, s’ils cheminent l’un avec l’autre, en se concertant, la relation interpersonnelle pourra être dite 
coopérative. La coopération résulte en effet d’une manière de faire qui procède du partage : la parole est partagée, les objectifs sont partagés, le questionnement est partagé […] Mais ce n’est pas tout ». Cette dimension relationnelle entre deux personnes demande la recherche d’une coopération, d’une collaboration ou d’une alliance.

Maela Paul relève aussi les caractéristiques d’une relation coopérative basée sur le fait que ces deux personnes :

  • doivent se percevoir comme compétentes ;
  • portent l’attention sur la tâche commune qui relativise les autres éléments de la relation mis entre parenthèses : cette priorité sur la tâche à conduire ensemble se traduit par une définition des rôles de chacun.

En résumé : « La clarification des rôles et la détermination d’une tâche commune contribuent à assainir la relation » (Paul, 2012, p.17).

2.3. La question du changement

Qui dit projet d’APP, dit nouveauté et changement. Le projet peut être refusé par le supérieur hiérarchique et que ce qui est couramment appelé la « résistance ou blocage face au changement », et qui est une manière d’expliquer son refus, ne doit pas éluder l’analyse fine et précise des mobiles de son refus. Peut-être même que le mot APP comportant le mot analyse a une connotation si forte chez le supérieur hiérarchique, qu’elle génère un sentiment de rejet selon son vécu et ses représentations. Un point de vigilance consistera pour le collaborateur à inviter son supérieur hiérarchique à vivre une « danse à deux », concept de Marco Allenbach (2015) : il s’agit de le rassurer pour satisfaire son besoin de sécurité grâce à l’empathie et la clarification des objectifs de l’APP.

Peter Senge (1999) parle aussi de « danse du changement » par laquelle une personne invite l’autre à danser pour préparer le futur. Il affirme qu’un point essentiel dans notre société actuelle, c’est d’apprendre à changer, apprentissage basé sur une inévitable interaction entre les forces qui l’amplifient et celles qui le contrarient. Selon cet auteur, pour qu’un projet réussisse, il s’agit d’apprendre à reconnaître ses forces pour mieux mener la danse. Alors, pour que chacun soit entendu, un autre point de vigilance sera de s’écouter mutuellement, parler le langage de l’autre, problématiser la relation en osant partager ses intentions sans vouloir convaincre.

De plus, Koch et Marie-Magdelaine (2012) citent Peter Senge (1999) affirmant qu’il s’agit de démystifier les leaders ou les dirigeants héroïques en disant : « Dès que nous abandonnons le mythe du « super dirigeant qui crée le changement », nous comprenons que toutes les grandes choses commencent par des débuts modestes et nous en venons tout naturellement à penser en termes de groupe pilote » (Senge, 1999, p. 49, cité in Koch & Marie-Magdelaine, 2012, p. 10).

Lorsqu’un professionnel s’investit personnellement en prenant l’initiative de créer un groupe d’APP ou d’autres dispositifs d’accompagnement en fonction des besoins des collègues, avec comme intention de créer des liens et du partage entre collègues, ne s’agirait-il pas pour un supérieur hiérarchique d’être à l’écoute des besoins des membres de son équipe ? Cette question reste posée puisque les enjeux sont complexes. La réciproque voudrait que le supérieur hiérarchique fasse preuve de la même capacité d’adaptation.

3. Différentes réactions possibles du professionnel porteur du projet

Tout projet présenté à son supérieur hiérarchique doit être reconnu faute de quoi il sera difficile voire impossible de le réaliser. Maslow (1972) parlait déjà de reconnaissance lorsqu’il a établi la pyramide des besoins humains en la plaçant en haut de la pyramide comme un besoin existentiel. Laura Becker (2015, p. 12) le souligne aussi en affirmant que tout individu en a besoin : « Il a besoin de signes de reconnaissances, qui lui confirment le fait qu’il est bien là où il faut, à sa place (laquelle, d’ailleurs ?), qu’il est reconnu comme existant au sein de l’entreprise comme légitime. » Cette reconnaissance humaine, ne serait-ce qu’un « Merci », permet aux personnes impliquées de donner de la valeur aux gestes qu’ils réalisent. Et cette notion de reconnaissance varie d’un individu à l’autre. Bourcier et Palobart (1997) l’ont représentée en 5 niveaux :

  1. l’indifférence ;
  1. la considération ;
  1. la reconnaissance proprement dite ;
  1. la récompense ;
  1. la rémunération (qui est la marque d’intérêt la plus formalisée).

Quant à Becker, elle associe la reconnaissance du travail du collaborateur à la notion d’identité sociale : « Le travail représente une partie de leur vie. C’est là qu’il y construit une partie de lui-même. Il noue des relations, développe des compétences, échange, exprime, vit. Il acquiert, de manière consciente ou inconsciente, une identité sociale » (Becker, 2015, p. 12).

Entendre son supérieur hiérarchique poser un interdit total ou partiel face à l’idée d’APP ne signifie pas forcément l’obligation pour le professionnel de s’y conformer. Il peut se positionner de façon différente vis-à-vis des décisions hiérarchiques, suivant l’inconfort qu’il a choisi de vivre, l’énergie qu’il est prêt à investir, les risques qu’il accepte de courir.  Différentes options s’offrent à lui. Ainsi, le professionnel peut :

  • s’accommoder du statu quo et accepter la décision de la hiérarchie  en abandonnant son projet d’APP  : « Un repli peut représenter une manière d’échapper à une importante souffrance identitaire, au prix cependant de certains dilemmes éthiques, et du renoncement à des pratiques qui feraient sens » (Marco Allenbach, 2015, p. 14) ; il peut également s’accommoder temporairement du statu quo en faisant preuve de patience et créer des alliances avec ses collègues et avec sa hiérarchie dans le but que ce projet d’APP soit un projet collectif demandé, construit et voulu par un ensemble de collaborateurs. Le professionnel peut se demander en quoi ce refus est positif ; si ce refus n’est pas partagé et discuté, c’est la lutte des positions qui s’instaure avec différentes réactions qui font suite ;
  • refuser ce manque ou cette absence de soutien de sa hiérarchie en sollicitant le niveau hiérarchique supérieur ou le niveau politique afin que le projet puisse être partagé et discuté ;
  • réaliser un projet d’APP au sein de son organisation de travail en toute transparence (ou pas) et en restant plus ou moins en lien avec sa hiérarchie. Le professionnel, dans ces conditions, court le risque de vivre un sentiment de solitude paradoxale -paradoxale au sens où le groupe d’APP sera un moment de partage et de liens entre collègues- et peu de soutien de la part de sa hiérarchie et donc peu de reconnaissance, ce qui peut être vécu comme une souffrance avec le risque de conduire au burn out.

4. Étapes-clés pour la mise en place d’un groupe d’APP

En résumé, un projet d’APP peut être conçu et réalisé au sein de son organisation de travail en cinq étapes-clés :

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Fig. 1.  Étapes-clés pour la mise en place d’un groupe d’APP

Le projet d’APP aura plus de chance d’aboutir si des alliances et un climat de confiance existent entre tous les acteurs impliqués dans le projet. Tenir compte des besoins et des demandes du terrain en construisant un projet collectif d’APP avec tous les acteurs impliqués dans ce projet selon les besoins perçus par l’ensemble des collaborateurs et en clarifiant le sens de ce projet d’APP peut avoir au sein du collectif semble la première étape-clé pour la mise en place d’un groupe d’APP au sein de son organisation : quel est l’objectif poursuivi ? quels sont les risques, enjeux, ressources, moyens, modalités, alliés, freins, étapes ? qui fait et demande quoi ? quand ? où ? pour quoi ? pourquoi ? comment ? qui est l’animateur ? quelle formation a-t-il pour assumer son rôle d’animateur d’APP ? quelle formation lui permettre ? Il faut veiller à ne pas « happer » ses collègues dans un dispositif qui ne correspond pas à leurs besoins et leurs demandes mais les inviter à participer à des séances collectives de manière libre et volontaire et choisir quel dispositif est le plus adapté. Par contre, se posera le problème du contrat si ce projet n’est pas désiré de la part de sa hiérarchie. Travailler sans contrat est probablement intenable à long terme.

Ensuite, il s’agit de prendre le temps de vivre et de réaliser un projet collectif avec les acteurs en veillant lors des premières séances à élaborer un sens partagé de ce groupe d’APP et en ayant des régulations constantes, ce qui peut conduire à ce que le dispositif change avec le temps et le groupe, en se posant comme question : est-ce que l’APP est le bon dispositif ?

De plus, le professionnel-animateur d’APP choisit d’endosser un rôle de « catalyseur » des besoins des participants et de mener ce projet en toute transparence avec sa hiérarchie (annoncer les dates des séances, les buts et dispositifs). Et, durant tout le projet, son rôle professionnel est à négocier avec sa hiérarchie et ses collègues tout en modifiant ou régulant en fonction des choix et des décisions négociés avec les acteurs impliqués.

Finalement, un bilan du projet d’APP (par exemple, en utilisant l’outil bilan SIPR-O[1]) en invitant tous les acteurs à y participer (accompagnés, animateur et hiérarchie) permet de dessiner deux alternatives : soit la hiérarchie décide d’interdire la réalisation du projet ou la poursuite du projet, soit le projet peut se poursuivre car la hiérarchie reconnaît sa légitimité, ses bénéfices au sein du collectif. La prochaine étape est pour l’animateur d’APP de faire partie d’un réseau de professionnels afin de partager son vécu avec d’autres animateurs d’APP (groupe de supervision ou d’intervision).

5. Conclusion

S’autoriser à mettre en place et animer un groupe d’APP est difficile si le style de direction y est peu favorable. En effet, ce projet peut créer des résistances, voire des conflits avec sa hiérarchie. Ce n’est que lorsque le sens de ce projet est partagé au sein du collectif que les intentions, les rôles et les bénéfices escomptés d’un tel groupe sont clarifiés, que tous s’écoutent dans un climat de sécurité affective permettant à chacun de partager ses besoins, ses demandes, son point de vue, en osant aussi parler de ses craintes, que ce projet peut devenir un projet désiré par l’ensemble des collaborateurs et reconnu par sa hiérarchie. Ainsi, les professionnels sont considérés comme des collaborateurs et le pouvoir est partagé ou distribué au sein du collectif.

Références bibliographiques

Allenbach, M. (2015). Faire alliance : un métier? Défis et paradoxes des intervenants à l’école. Actes du 2ème colloque du Laboratoire sur l’Accrochage Scolaire et les Alliances Educatives, (pp.14-16) ; mai 2014. Luxembourg. En ligne :  https://www.hepl.ch/cms/accueil/formation/unites-enseignement-et-recherche/pedagogie-specialisee/lasale.html.

Ardoino, J. (2000). Les avatars de l’éducation. Paris: P.U.F.

Bateson, G. (1995). Vers une écologie de l’esprit. Paris : Ed. Essais.

Becker, L. (2015). L’art de la reconnaissance au travail. Les clés d’un puissant outil de motivation et de leadership. Paris : InterEditions.

Blake, R.R. & Mouton, J.S. (1962). La 3e dimension du management. Paris : Ed. Les Editions d’Organisation.

Bourcier, C. & Palobart, Y. (1997). La reconnaissance : un outil de motivation pour vos salariés. Paris : Les Éditions d’Organisation.

Brun, J.-P. (2012). La reconnaissance au travail : de la gratitude à l’intégration. Effectif 2012, 15 (1). En ligne : http://www.portailrh.org/effectif/fiche.aspx?p=559342.

D’Ansembourg, T. (2001). Cessez d’être gentil, soyez vrai. Être avec les autres en restant soi-même. Montréal : Les Editions de l’Homme.

Gather Thurler, M. & Herzog, S. (2010). Warum widersteht Schulform so hartnäckig allen Entwicklungsabsichten ?. Journal für Schulentwicklung, 1/2010, 49-49.

Hersey, P. & Blanchard, K. H. & Johnson, D. E. (2000). Management of Organizational Behavior (9th Edition). Boston : Ed. Hardcover.

Koch, B. & Marie-Magdelaine, T. (2012). Doit-on concevoir le changement comme un processus d’apprentissage ? En ligne : http://dea128fc.free.fr/CoursA/A2-ManagementChangement&TIC/expo/thierry/expos%E9%20apprentissage.pdf.

Maslow, A. (1972). Vers une psychologie de l’Être. Paris : Fayard.

Paquay, L. (2005). Devenir des enseignants et formateurs professionnels dans une « organisation apprenante » ? De l’utopie à la réalité ! European Journal of Teacher Education, 2, 111–128.

Paul, M. (2012). L’accompagnement comme posture professionnelle spécifique. Recherche en soins infirmiers 2012(110), 13-20. En ligne https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RSI_110_0013.

Robbes, B. (2006). Les trois conceptions actuelles de l’autorité. Cahiers pédagogiques CRAP 2006(7), 116-126.

Senge, P. (1999). La danse du changement. Maintenir l’élan des organisations apprenantes. Paris : Ed. First.

 

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Notes

 

[1] Bilan SIPR-O : Satisfaction – Insatisfactions – Potentialités – Risques – Objectifs visés.