Isabelle Gentilhomme

Cadre de santé formateur, Rennes
isabelle.gentilhomme[arobase]chu-rennes.fr

 

Résumé

Dans un espace circonscrit par un prescrit institutionnel et structuré par un cadre, l’animateur de séances d’Analyse de Pratiques Professionnelles (APP) va conduire son activité en fonction de sa formation et de son expérience en APP, des moyens dont il dispose, des contraintes qu’il prend ou non en compte, de sa conception du travail bien fait et de sa capacité à conceptualiser son action. Dans cet article, témoignage d’une expérience de mise en œuvre d’APP menée auprès d’un groupe de neuf infirmières puéricultrices exerçant en CMS (Centre médico-social, service départemental de Protection Maternelle et Infantile), nous tenterons d’identifier quels éléments – du cahier des charges de l’institution demandeuse à la mise en œuvre effective du dispositif – conditionnent le déroulement de l’activité.

Mots-clés 

cahier des charges, climat, confiance, posture, émotions, imprévu, cadre, régulation, médico-social, développement professionnel

Catégorie d’article 

Témoignage ; texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Gentilhomme, I. (2017). Mise en place d’un dispositif d’APP auprès d’infirmières puéricultrices de Protection Maternelle et Infantile. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp. 72-84. http://www.analysedepratique.org/?p=2442.


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Dans un exercice professionnel fondé sur la relation à autrui, j’évoquerai ici un dispositif d’analyse de pratiques professionnelles (APP) mis en œuvre auprès d’un groupe de neuf infirmières puéricultrices exerçant en CMS (Centre médico-social) dans le service départemental de Protection Maternelle et Infantile (PMI) et pensé pour répondre à certains enjeux, notamment : accompagner le développement professionnel et personnel, permettre un ajustement aux évolutions des métiers et aux besoins des familles.

1. Le contexte

Dans le secteur médico-social, champ d’exercice auquel nous allons nous intéresser, les professionnels sont aujourd’hui confrontés à des problématiques de plus en plus complexes[1]. Leur résolution exige d’eux, outre une rigueur constante dans l’exercice de leurs missions, la prise en compte de nombreux déterminants : précarisation, mutation des structures familiales traditionnelles, diversité socioculturelle, souffrances physiques et mal être psychique.

Conscients de l’exposition des travailleurs médico-sociaux à la lourdeur des situations sociales et soucieux de se situer dans une démarche de qualité de vie au travail, des cadres institutionnels d’un département breton ont choisi de mettre en place un premier groupe d’analyse de pratiques professionnelles pour neuf infirmières puéricultrices du service départemental de Protection Maternelle et Infantile (PMI).

Ma candidature, retenue par le conseil départemental pour assumer la mise en œuvre de ce premier groupe, répondait au profil de poste décrit dans le cahier des charges : une formation et une expérience d’infirmière puéricultrice en PMI, un exercice actuel de formatrice en formation d’infirmières puéricultrices formée à l’animation d’APP, une expérience de cinq années d’animation de groupes d’APP auprès d’étudiants en formation para médicale (IPDE[2]) et sociale (TISF[3]), de professionnels de la santé (tuteurs infirmiers), ainsi qu’un Master II en didactique professionnelle, validé par un mémoire portant sur l’analyse de l’activité du formateur infirmier en situation d’analyse de pratiques.

Dans ce contexte, consciente que l’un des buts de l’animateur est de parvenir à créer un cadre dans lequel le groupe sera en mesure de travailler avec efficience, je resterai attentive à certains éléments. C’est ce que je tenterai de mettre en évidence à travers la description des étapes, allant de la connaissance et la compréhension de la commande institutionnelle (cahier des charges) à sa mise en œuvre lors des deux premières séances.

2. De la commande institutionnelle : le cahier des charges…

Le cahier des charges, dont j’ai pris connaissance lors de l’appel d’offres, a été conçu par le service formation du conseil départemental. La réponse à la question de « pourquoi analyser ses pratiques ? » est la suivante : permettre aux professionnelles d’intervenir de façon plus sereine dans ces situations, améliorant ainsi l’accompagnement des usagers.

2.1 Les objectifs du dispositif d’APP

Le cahier des charges précise les objectifs définis en termes de développement de compétences, à la fois individuelles : améliorer la capacité d’analyse, remettre du sens et de la cohérence dans les actions, prendre de la distance et mieux comprendre l’agir professionnel en situation, apporter une meilleure compréhension des situations et interactions dans la relation professionnels/usagers et collectives : harmoniser les pratiques et créer une culture commune.

2.2 Les principes d’engagement tripartite

Ils concernent l’institution, les stagiaires et l’intervenant en APP.

L’institution

La collectivité territoriale s’engage à ce que les stagiaires soient exempts de sollicitations le temps de la séance. Les situations d’urgence survenant le jour de la séance sur les territoires des CMS devront être assurées par le service. L’institution, en posant ces deux conditions, considère donc que la séance d’APP prime sur l’activité professionnelle habituelle. Je n’ai pas eu connaissance de la façon dont les responsables hiérarchiques ont informé les collègues de travail des professionnelles en formation qu’elles devront pallier leur absence et prendre en charge les situations d’urgence.

Les stagiaires

Toutes les infirmières puéricultrices du territoire ont d’abord été informées de la mise en place prochaine d’un groupe d’APP. Un recensement des personnes intéressées a été réalisé à la suite duquel dix professionnelles ont été retenues sur la base du volontariat (neuf pourront être présentes). L’institution leur demande de s’engager sur l’ensemble du calendrier proposé.

Parce que l’APP exige une disponibilité et une tranquillité d’esprit, je m’inquièterai de savoir, dès la première séance, si les professionnelles sont déchargées d’une partie de leurs missions et dans l’affirmative, si elles doivent organiser et comment, leurs remplacements. Ce sont les professionnelles elles-mêmes qui doivent organiser leur planning hebdomadaire, sans que leur activité ne soit réduite et cela, malgré une charge de travail très importante, ce qui les contraint à anticiper leurs absences avec leurs collègues.

L’intervenant

A l’instar de ce qu’écrit Patrick Robo (2004), « l’animation l’engage dans une « triple loyauté » : vis-à-vis de chaque participant, du groupe et de l’institution dans laquelle il œuvre ». Ainsi, en vertu du cahier des charges, il s’engage à offrir un temps dédié à l’analyse de situations et à la réflexivité en groupe à partir duquel chaque participante puisse trouver des ressources pour améliorer sa pratique.

Une attention particulière est portée sur le fait que si l’intervenant est témoin à travers les analyses de situation de disfonctionnements organisationnels, il se doit de le communiquer aux cadres institutionnels. Cette prescription a nécessité qu’on prenne le temps en amont, mes interlocuteurs et moi-même, de la préciser et de s’accorder sur une définition commune. En effet, je les informe qu’une des règles de fonctionnement de l’APP est la confidentialité : « tout ce qui est dit ici, n’en sort pas » et que je ne peux l’enfreindre d’une part, au regard de règles éthiques et d’autre part, sous peine d’altérer le climat de confiance nécessaire à la dynamique des interactions.

Je prends la précaution lorsque je pose le cadre de l’APP, d’informer le groupe de cette contrainte qui peut apparaitre, si elle n’est pas suffisamment explicitée, comme une dérogation à la règle de confidentialité. Les participantes approuvent cette prescription, y trouvant l’opportunité de faire part à leurs responsables de difficultés récurrentes liées à l’organisation. Cependant, pour ne pas se décentrer des finalités de l’APP, il me parait nécessaire de préciser que cet espace n’est pas un lieu de revendications et que les retours faits à l’institution le seront sur le principe de l’anonymat.

2.3 Les modalités organisationnelles, pédagogiques et d’évaluation du stage définies par l’institution

2.3.1 Modalités organisationnelles
Les cadres institutionnels se sont accordés pour trouver un lieu « neutre », plutôt central sur le territoire, situé à équidistance des différents CMS des professionnelles : il permet ainsi une réduction des déplacements de chacune.

Un collège, dans une petite commune du département accueillera tous les mardis une fois par mois (à raison de huit séances de 9h à midi) le groupe des neuf infirmières puéricultrices territoriales. La salle d’environ 60 m2 réservée à cette occasion est aménagée avec chaises et tables préalablement disposées en rectangle par les agents du collège. Nous verrons en quoi la disposition de la salle et la place de l’animateur dans cette configuration peuvent favoriser la manière dont le travail se fait.

2.3.2. Modalités pédagogiques 

Sans remettre en cause le cadre institutionnel et en s’appuyant sur un cadre éthique, l’intervenant amène les professionnelles à adopter une posture réflexive pour analyser les situations concrètes vécues par les professionnelles du groupe.

L’éclairage des situations par les concepts théoriques est préconisé pour soutenir la stagiaire dans la démarche de reconstruction de son action.

Pendant les séances, l’animateur doit veiller à ce que certaines règles soient respectées : participation/liberté d’implication, confidentialité, gestion des tours de paroles, respect de l’expression, droit de non réponse et bienveillance. Je les développe à l’aide d’illustrations concrètes.

Comme les stagiaires elles-mêmes, l’intervenant est garant de la liberté d’expression, du respect de la parole de l’autre et de la confidentialité des échanges. Le strict respect de cette exigence s’avère être difficile à mettre en œuvre. En effet, et l’expérience l’a montré, il ne suffit pas de garantir la liberté d’expression pour que les participants s’expriment librement.

Des freins divers (intérêt subjectif, perception de chacun de son engagement ou de son image, confiance entre les participants, animation de l’intervenant, …) existent, pouvant limiter la capacité d’expression libre des uns et des autres.

2.3.3 Modalités de l’évaluation

A l’issue des trois premières sessions de formation, ainsi qu’à la dernière, un bilan sera effectué en présence d’un représentant du département. La forme et le contenu de l’évaluation ne sont pas précisés. On peut penser que ce manque de précision vient probablement des difficultés à mesurer l’impact réel de l’APP sur la posture réflexive des professionnelles. Le seul critère d’évaluation directement objectivable est la présence et l’assiduité de l’agent aux séances[4]. Le formateur, quant à lui, s’engage à remettre à l’issue de la formation la liste d’émargement. Les fiches d’évaluation du département (répondant aux critères standards de l’évaluation de la formation continue concernant la satisfaction des participants) seront rédigées par les agents et transmises à l’institution par le formateur à ce moment-là.

Un des enjeux pour l’animateur, une fois qu’il aura pris connaissance des attendus institutionnels, sera, certes, d’y répondre le mieux possible, mais aussi de réduire l’écart entre le travail tel qu’il est prescrit dans le cahier des charges et le travail réel tel qu’il sera réalisé dans une co-construction avec le groupe. Sans nier l’impact de la dimension prescriptive de l’institution sur mon activité – que j’aurais pu davantage commenter dans cet article – j’ai fait le choix de décrire quelques-unes de mes intentions et règles d’action, qui selon moi, facilitent la mise en œuvre du dispositif.

3.  … Aux deux premières séances 

Mon rôle d’animatrice, acteur essentiel, est multiple. Il s’agit avant tout de créer les conditions favorables d’un climat, utile au travail, tout en respectant les règles de fonctionnement et éthiques communes à tout dispositif d’APP. Dans un exercice en tension, à la fois dicté par le prescrit institutionnel et orienté par ma propre conception de l’activité dont une large part est laissée à ma discrétion, et parce que je suis face à un groupe composé de sujets singuliers, j’évolue « avec l’idée de devoir être en sécurité [moi-même] lui-même afin que les autres y soient également » (Etienne & Fumat, 2014). Ceci sans oublier que, comme l’écrit Edmondson (2003), le climat de sécurité affective se traduit par des comportements manifestant la confiance, le respect des compétences des individus, l’attention portée à chacun, le soutien, l’aide et par la conviction, partagée entre tous, et qu’il est possible de faire des erreurs sans risque d’être jugé par les autres.

Parce que l’activité didactique est caractérisée par la survenue de l’imprévu, la conduite de mon animation se doit d’être adaptative. Consciente de la complexité de la tâche qui est d’identifier et de gérer au cours de l’action des éléments – souvent intriqués les uns aux autres – risquant de perturber son cours, je tente de les prendre en compte et m’appuie sur ceux repérés pour favoriser la création et le maintien d’un climat socio-émotionnel stable. Ainsi parmi plusieurs conditions, j’ai choisi d’évoquer la manière dont j’anticipe la séance, la disposition matérielle de la salle et ma capacité à réguler les émotions qui émergent dans le rapport du sujet à la situation évoquée pour l’analyse.
En fonction de son « modèle opératif », Pastré (2006) dit que l’animateur va conduire son activité au regard des buts assignés par l’institution, mais également de ses propres règles d’action. Parce qu’on attend de lui qu’il agisse efficacement, en tant qu’animatrice, je vais prendre des informations sur ce qui se passe lors de la séance : observer les réactions non verbales ou para verbales, repérer les signes de stabilité du climat socio-émotionnel (qualité de l’écoute, manifestations émotionnelles, tons de voix des participants, etc.). A condition d’être en capacité d’analyser ces données, je peux ainsi poser un diagnostic me permettant de maintenir ou de réorienter mon activité.

3.1 L’anticipation de la première séance d’analyse

Je suis consciente que ce qui se passe au démarrage de la séance va aussi dépendre de la manière dont je l’aurai anticipée. L’ouverture de la première séance et l’accueil des participantes sont réalisés conjointement par la responsable de la formation et la puéricultrice coordinatrice du service de PMI du département. Elles justifient le choix de l’APP pour améliorer, voire transformer les pratiques, précisent les enjeux et finalités de la démarche adoptée ainsi que les modalités organisationnelles, pédagogiques et de l’évaluation[5] de la formation. Elles proposent que je développe ma présentation une fois qu’elles auront quitté la salle. Leur introduction aura duré environ un quart d’heure, temps suffisant pour adapter la manière dont je souhaite inscrire l’APP avec ce groupe.

Les professionnelles, engagées dans le processus d’APP le sont sur « la base du volontariat »; mais elles ignorent ce qu’est réellement l’APP et ce à quoi s’attendre.

Poser le cadre de l’APP représente la condition essentielle favorisant la mise en place d’un climat favorable au travail. Ne cherchant pas à être la plus exhaustive possible, je vais plutôt tenter de faciliter leurs questionnements éventuels sur la démarche et d’y répondre. Pour les aider à s’approprier le dispositif, j’ai choisi de tracer dans un document ce que je précise oralement : les finalités de l’APP, ses fondements théoriques, les principes et le déroulé précis selon les quatre phases (exposition d’une situation, phase de clarification, phase de compréhension et pour conclure phase d’expression ou de réaction). Je facilite l’expression de leurs attentes concernant le dispositif et décline ensuite ma conception du rôle de l’animateur : guide dans l’analyse, garant du temps, du maintien d’un climat socio-émotionnel stable, de la dynamique des interactions, de la circulation de la parole et du respect de celle de l’autre.

Une condition pour que la parole circule est de se voir. A ce titre, nous allons définir en quoi la configuration de l’espace contribue à la dynamique des échanges.

3.2 L’organisation matérielle de la salle

Je n’ai pas choisi la disposition en rectangle des chaises et des tables (celles-ci sont disposées par les personnels du collège qui nous accueille). Nous nous voyons sans effort particulier à faire. Je ne modifie donc pas cette configuration, qui selon moi, facilite l’établissement d’une « juste distance », des postures « tranquillisées » par des appuis du haut du corps sur les tables et une éventuelle prise de notes.

Installée seule sur une longueur du rectangle, je pense que cette architecture est conforme à l’image que je veux donner de l’exercice de mon rôle à la fois d’accompagnateur et de guide (dans la mesure où je suis responsable, au moins au démarrage de l’activité, de la manière dont je vais mettre en place un climat de confiance).

3.3 L’installation d’un climat de confiance par la mise en place et l’entretien d’une dynamique des interactions

Dans un espace tel que celui de l’APP, dans lequel la communication est à la fois définie par des formes relationnelles attendues (s’exprimer, se taire, respecter la parole ou le silence de l’autre) et les règles des interactions de l’APP (non jugement, bienveillance), les gestes langagiers et non verbaux caractérisent la relation interpersonnelle.

Par l’observation des personnes et des évènements, observation parfois consciente, dirigée, mais également souvent totalement intuitive, mon but est de créer une atmosphère où toutes pourront se sentir en confiance.

3.3.1 La mise en confiance lors de la première séance

Un temps conséquent est réservé à la présentation de mes formations, de mes expériences professionnelles et en APP. J’insiste sur la connaissance que j’ai de leur métier, ayant moi-même exercé pendant presque une vingtaine d’années dans différents services de PMI. Mon intention est de les mettre ainsi en confiance concernant mon expertise : « je comprends ce que vous vivez, je l’ai moi-même éprouvé ». Alors que je sais que ce n’est pas l’expertise de l’ex-professionnelle qui prime, mais celle de l’animateur de séance d’APP, je passe, aux commencements, par ce besoin de réassurance quant à mes capacités à soutenir l’analyse de situations lourdes et complexes.

Pendant cette présentation, je veille à être comprise (en observant leurs attitudes et réactions), je choisis et adapte mon vocabulaire, reformule ou précise les concepts que je développe (compétence, pratique professionnelle, analyse de pratiques…).

Puis, je leur laisse le soin de se présenter à leur tour, (cela peut être très succinct si elles le souhaitent) ainsi que de dire leurs attentes concernant cette formation. Celles-ci sont conformes, à la fois aux attendus institutionnels décrits dans le cahier des charges et aux finalités de l’APP. L’expression des attentes, parfois leur reformulation, s’apparente pour moi à un contrat informel, dont les termes seraient d’un côté, que les stagiaires s’engagent à participer[6] et qu’en contrepartie, je m’engage à les conduire vers une compréhension de leur agir professionnel en toute sécurité.

3.3.2 La mise en confiance lors de la deuxième séance

Isabelle Vinatier (2007) nous dit que ce sont les sujets qui, par leurs interactions verbales et leurs comportements, « définissent » les situations dans lesquelles ils communiquent. Le choix que j’opère pour débuter la deuxième séance après les salutations d’usage, est de m’assurer que chacune va bien. Les règles de bienséance sociale contribuent, en effet, à la dynamique des interactions. Je les considère comme un moyen pour initier le rapport à l’autre dans lequel on va parler de soi, où l’on écoute l’autre et maîtriser ainsi ce que Goffman (1973) appelle le « jeu des faces » (double action : se préserver soi et préserver la face de l’autre).

Mon intention lors du démarrage de la deuxième séance est de signifier aux participantes le même intérêt que celui que j’ai pu manifester la fois précédente et que je manifesterai à chaque fois : ont-elles éprouvé des difficultés à être là à l’heure, à s’organiser pour se rendre disponibles physiquement et psychiquement ? Comment se sont passées leurs trois dernières semaines ? Comment se sentent-elles aujourd’hui ? J’utilise ces préalables comme demande « d’engagement » dans l’activité afin que chacune adopte des attitudes socialement et culturellement adaptées favorables aux interactions.

3.3.3 La dynamique des interactions

Entre celles qui ont tendance à monopoliser la parole, celles qui la réclament et celles qui n’interviennent que peu, voire pas du tout, mon rôle au démarrage de la séance, est de permettre la prise de parole de chacune et que cette parole soit le plus équitablement possible distribuée entre les neuf participantes. A la fois participante pour l’analyse et régulatrice des échanges, je dois rester concentrée, présente dans la dynamique des échanges et dans l’observation des comportements, attitudes et réactions des participantes.

Mon intention est qu’à terme, le groupe parvienne lui-même à réguler la circulation et la distribution de la parole.

3.3.4 Des moments potentiellement déstabilisants : l’émergence de situations et le choix du narrateur

L’imprévu caractérise toute situation interactive : il existe une part de l’activité que l’on ne peut, par conséquent, pas anticiper. Dans ces situations, l’animateur se doit d’adapter son action. J’ai choisi de m’arrêter sur deux moments que je trouve particulièrement sensibles : l’émergence de situations et « le choix du narrateur et l’évocation du récit de la situation » (Etienne & Fumat, op.cit.), consciente que je resterai vigilante à l’entretien de la dynamique des interactions tout au long des différentes phases suivantes.

En règle générale, la simple annonce que l’un des participants devra, si sa situation est choisie, l’exposer devant le groupe, suffit pour générer un léger malaise pouvant se manifester par des silences, parfois longs et pesants, des réactions non verbales : têtes qui se baissent, regards qui se détournent, mimiques, sourires ou rires gênés, gestes de nervosité. Ce sont ces temps de silence qui m’ont, le plus fréquemment, mise mal à l’aise au début de ma pratique d’animateur, générant une réelle difficulté à élaborer des stratégies pour sortir de cet embarras. Je me contentais de leur dire que leurs appréhensions étaient légitimes, tout en évaluant que cela n’était pas suffisant pour les rassurer. J’ai progressivement pris conscience que je pouvais aller plus loin dans l’aide à l’identification et la verbalisation de leurs appréhensions.

Une des conditions pour mettre en place un climat socio-émotionnel stable consiste à aider au dépassement des résistances ou réticences à parler de soi, de ses limites ou de ses craintes. Aujourd’hui, la gestion des silences, tout du moins ceux signifiants d’une gêne liée à une crainte de se « dévoiler » devant les autres, ne va pas toujours de soi, ni pour moi, ni pour les participants. Certaines stratégies, l’humour ou l’empathie, ont fait leur preuve pour soutenir l’expression de leur gêne.

Au cours de mon expérience d’animation, j’ai dû m’adapter et proposer différentes modalités pour faciliter l’émergence des situations. Celle retenue aujourd’hui est un tour de table au cours duquel, chacun présentera une situation. Je leur propose de prendre plusieurs minutes pour y réfléchir. Les silences qui accompagnent cette réflexion sont nécessaires et ne viennent aucunement perturber le déroulement de l’activité. A l’issue de ces présentations et à l’aide des notes que j’ai prises, je propose une synthèse des thèmes abordés et des problématiques repérées. Je suis vigilante à ne pas induire un choix plutôt qu’un autre jusqu’à ce que le groupe décide, après échanges, quelle sera la situation analysée. Au fur et à mesure des séances, et en fonction de la dynamique de groupe, je tenterai de leur confier progressivement le choix de la situation.

3.3.5 L’évocation du récit de sa situation

Le narrateur peut se montrer hésitant, flou ou laconique dans son exposé du fait de son souci d’être objectif, la gêne qu’il peut ressentir à se dévoiler devant les autres participants, ou encore par l’imprécision de l’exposé de la situation. Une autre difficulté que j’ai pu identifier lors de cette phase de narration, est l’émergence des émotions du narrateur et parfois des autres participants du groupe. J’ai précisé en début de séance que l’APP inclut l’accueil de ce qui se joue émotionnellement lorsqu’on agit.

C’est ce qui s’est passé lors de l’évocation de la situation de Léa[7], que je ré-aborderai un peu plus loin. Au même titre que les réactions verbales et non verbales, les manifestations émotionnelles me donnent des indications sur la dynamique collective de co-construction du sens s’élaborant pendant l’interaction.

3.4 La régulation des émotions

Dans le cadre d’une séance d’APP, l’analyse de la situation va permettre au narrateur de redéfinir l’expérience vécue et de l’envisager différemment. L’animatrice d’APP que je suis, ne peut ignorer l’impact des émotions dans le retour réflexif sur une situation professionnelle.

La première situation choisie pour être analysée par le groupe à l’issue du tour de table présente une grande complexité. Exposée avec clarté par Léa, celle-ci, au fur et à mesure de son récit, devient plus hésitante, visiblement très émue : elle pleure, s’interrompt, s’en excuse, prend une respiration avant de continuer. L’émotion gagne ses collègues, participantes du groupe. Elle conclut sa narration envahie par un sentiment d’incompétence : « je n’ai pas fait ce qu’il fallait ».

L’enjeu est, pour moi, de l’aider à donner du sens à ce qui s’est passé dans l’action et à l’émotion ressentie actuellement. Il me parait donc nécessaire dans un premier temps d’accompagner le narrateur dans la reconnaissance des émotions exprimées: « je vois que cette expérience vous a remuée et que l’émotion que vous manifestez aujourd’hui, même à distance, est un indice qui me fait dire que cela vous touche encore », et dans un second temps, de l’aider, avec le groupe, à identifier en quoi ses émotions ont pu interférer dans son action – positivement ou négativement – sur ses processus décisionnels et lors de la séance sur sa capacité réflexive. Le but est que Léa parvienne à comprendre la situation de façon à ce qu’elle perde sa signification émotionnelle initiale.

Puis, et afin d’éviter que cela n’influe négativement sur la dynamique des interactions, je cherche à amener le groupe à accepter le « partage social des émotions » (B. Rimé, 2005) en invitant le narrateur à revenir sur son expérience émotionnelle. Cet auteur insiste sur l’idée que « les personnes qui ont vécu un événement émotionnel majeur manifestent un besoin parfois insatiable d’être écoutées, de parler et de reparler de cet événement » (op.cit., p. 85).

Ce partage, qui joue le rôle de régulateur émotionnel, contribue à ce que le professionnel se sente reconnu et soutenu socialement. Parce que c’est à elle que revient le dernier mot dans la quatrième phase (phase d’expression ou de réaction), il est important de redonner, de façon ritualisée, à la narratrice la parole et de l’interroger sur le sens qu’elle donne désormais à son action passée et ce qu’il en est de son émotion actuelle : Léa affirme que l’analyse a également contribué à ce qu’elle se sente « déchargée » de sa culpabilité, rassurée sur ses compétences professionnelles et cela grâce au soutien social perçu.

4. Conclusion

Même si la mise en œuvre de l’APP comporte toujours une part d’imprévu, l’animateur peut agir sur certaines conditions qui vont contribuer au déroulement optimal de la séance et ainsi lui faciliter la tâche : connaissance des attendus institutionnels définis dans le cahier des charges, anticipation de la séance, avant même la première rencontre avec le groupe, organisation matérielle de la salle, mise en place d’un climat de confiance permettant au groupe (et à l’animateur) de se sentir en sécurité, dynamique des interactions et régulation des émotions.

J’ai tenté de montrer, à travers ce témoignage, que c’est dans un exercice en constante tension entre le respect du prescrit institutionnel et celui du cadre de l’APP, de sa propre conception de l’activité et du groupe, que l’intervenant-animateur en APP doit mener son activité. Celle-ci exige donc de lui des compétences multiples, pour pouvoir être tour à tour animateur, accompagnateur, conducteur ou guide, régulateur, mais aussi participant. Sa tâche, qui comporte une part de diagnostic de situation, de résolution de problèmes, de planification et de mise en œuvre de stratégies, lui permettant de s’adapter à une activité dynamique complexe, n’est jamais « exécutée » comme pensée en amont, mais toujours repensée, réorganisée, transformée en fonction de chaque individu, de chaque groupe et de chaque contexte.

La capacité de l’animateur à comprendre le contexte dans lequel il évolue, à identifier les effets produits sur la dynamique du groupe et sa capacité à analyser sa propre pratique détermineront ses actions et l’orientation donnée à l’activité.

C’est de cet exercice en tension, auquel s’ajoute la difficulté de prendre en compte les éléments décrits à travers ce témoignage, que la nécessité d’être formé à la fois à l’APP et à l’animation de dispositifs d’APP pour s’approprier la démarche et l’adapter en fonction des contextes, s’impose.

Cette formation reste cependant encore peu répandue. Je retiens d’échanges que j’ai eus avec Patrick Robo le constat que de nombreux animateurs expriment le besoin de travailler à la fois sur l’APP en général et sur leurs pratiques d’animateur. La supervision, dans cette intention de développer le savoir-analyser et le savoir-animer, de savoir faire analyser, de gérer l’imprévu, pourrait être une solution à mettre en place de façon généralisée pour les accompagner, les soutenir pour analyser et co-analyser leurs pratiques d’animateur en développant leurs compétences et ainsi, en les professionnalisant dans la conduite des groupes.

Références bibliographiques

Edmonson, A.C. (2003). Speaking Up in the Operating Room: How Team Leaders Promote Learning in Interdisciplinary Action Teams. Journal of management studies. Volume 40, Issue 6. pp. 1419–1452.

Etienne, R. & Fumat, Y., (2014). Comment analyser les pratiques éducatives pour se former et agir. Guides pratiques. Former et se former. Ed. de Boeck.

Goffman, E. (1973/1996) : La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public (tome 2). Paris : Les éditions de Minuit.

Pastré, P., Mayen, P., & Vergnaud, G. (2006). La didactique professionnelle. Revue Française de Pédagogie, 154, pp.145-198.

Rimé, B. (2005). Le partage social des émotions, Paris, PUF.

Robo, P. (2004). Animer un groupe d’analyse de pratiques… ce n’est pas si simple ! En ligne http://probo.free.fr/ecrits_app/animer_pas_simple.pdf .

Vinatier, I., (2007). La notion d’organisateur dans une perspective interactionniste. Recherche et formation, 56 – pp. 33-46

 

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Notes

 

[1] Toutes les parties en italique dans le texte sont des extraits du cahier des charges. C’est un document par lequel le demandeur, ici le conseil départemental, exprime ses besoins en termes de formation continue de professionnels.

[2] Infirmière puéricultrice diplômée d’Etat

[3] Technicienne en intervention sociale et familiale

[4] Condition du cahier des charges.

[5] Cf. le cahier des charges.

[6] Cf. mention cahier des charges.

[7] Le prénom a été volontairement modifié dans un souci de garantie de confidentialité et d’anonymat.