Jürg Bichsel

Psychologue, animateur, formateur indépendant, Suisse
j[arobase]bichsel.net 

interviewé par Marc Thiébaud, psychologue, animateur, Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch  


Résumé

Cette interview a été réalisée dans le but de témoigner d’une expérience d’analyse de pratiques qui a duré huit ans avec seize directeurs et directrices d’établissement scolaire qui travaillent en Suisse dans le même canton. L’animateur interviewé rend compte de la démarche utilisée et des caractéristiques propres à cette expérience. Il en relate également les écueils possibles et il explicite la manière dont ceux-ci ont été gérés.

Mots-clés 

confiance, organisation, régulation, analyses multiples

Catégorie d’article 

Interview – échange ; témoignage

Référencement 

Bichsel, J. & Thiébaud, M. (2014). Analyse de pratiques avec un groupe de directeurs d’école. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 3-10.   http://www.analysedepratique.org/?p=965.


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Cette interview d’une durée de 15 minutes a été retranscrite fidèlement et intégralement afin de conserver le caractère vivant du témoignage parlé. Jürg Bichsel, l’animateur du groupe d’analyse de pratique dont il est question, s’est exprimé de manière spontanée, sans préparation particulière. Dans la même perspective, l’intervieweur, Marc Thiébaud, a posé des questions dans une forme de dialogue libre et non structuré à l’avance.

Dans la retranscription ci-après, les questions de l’intervieweur apparaissent en italique et les réponses de l’interviewé figurent en caractère normal.

Marc Thiébaud :

Je voudrais t’interviewer sur ton expérience de plusieurs années avec les directeurs 1 d’établissement scolaire dans un même groupe d’analyse de pratiques que tu as animé. J’aimerais te demander comment cela a commencé.

Jürg Bichsel :

C’est intéressant, parce que ces gens, 16 directeurs se rencontraient depuis très longtemps pour régler avant tout des problèmes administratifs ; c’étaient des journées réservées pour échanger de l’information ; souvent les autorités venaient aussi leur dire ce qu’il fallait faire, coordonner, etc. Et pendant les pauses ou le repas, ils parlaient de préoccupations plus personnelles, de leurs difficultés à gérer leur vie de directeur d’école. Puis il y a eu dans le groupe deux personnes qui ont fait une formation dans la direction d’établissement et qui ont suivi des journées d’analyse de pratiques ; et elles ont suggéré à l’ensemble de leur groupe d’essayer. C’est parti comme cela.

Si je t’ai bien compris, l’ensemble des directeurs d’une même région se sont associés pour faire des analyses de pratique régulières.

Exact, c’est-à-dire deux journées par année, c’est à la fois peu et beaucoup ; ça permettait de traiter en moyenne huit situations par année. Sur 16 directeurs, cela donne à chaque directeur, tous les deux ans en principe, une opportunité de présenter une situation. Mais les situations sont tellement transversales que tout le monde en profite.

C’est la richesse de l’analyse de pratique

Oui

Quand tu dis traiter des situations, tu peux détailler un petit peu. Quelle approche de l’analyse as-tu utilisée ? Comment entre directeurs et toi, vous vous êtes accordés sur un processus d’analyse et de … traitement des situations, si je reprends tes termes ?

Moi, mon travail, c’était vraiment de gérer le processus. Je me suis très peu investi dans le contenu, mais j’ai été assez directif et ferme sur comment on allait travailler ensemble. On avait un processus en cinq étapes qui commençait toujours par analyser la demande, pourquoi la personne sollicite de l’aide, qu’est-ce qu’elle aimerait qu’il se passe pendant ce temps d’échanges ; puis une description, des questions –  réponses ; suivie par une analyse, on essayait toujours de donner un maximum de temps à l’analyse, comprendre, donner sens ; après il y avait généralement une recherche de solutions ; puis le choix d’une ou deux options par la personne. Et la fois suivante, on revenait sur les situations analysées et les gens nous disaient un peu comment la situation avait évolué… ou pas.

Un retour sur la situation six mois après

Exact

Cela a duré plusieurs années. Qu’est-ce que, d’après toi, il a fallu ou qu’est-ce qui s’est passé dans le groupe avec ces analyses pour que les gens soient motivés, s’engagent de la sorte sur autant d’années et pour que cela continue encore maintenant ?

Oui, cela continue. Pour moi, ce qui s’est passé, dans ce que j’ai entendu, c’est au niveau de la relation. Cet exercice a développé une confiance réciproque absolument incroyable. Avant, c’était plutôt : il faut que je montre que je suis un directeur compétent, il ne faut pas trop amener des difficultés ; comment je vais être perçu ? Et voilà tout d’un coup un lieu où quand quelqu’un parle d’une difficulté, les autres disent combien ça résonne, combien ça leur parle, combien ils sont contents qu’on aborde une fois la situation, etc. Donc cela crée vraiment une confiance réciproque entre eux et plusieurs m’ont dit : notre groupe n’est plus du tout le même qu’avant, on ose de plus en plus se dire et il y a de moins en moins la crainte d’être jugé. Il y avait de plus en plus de feed-back positifs quand quelqu’un parlait de ses fragilités. Et ils en demandaient encore. Depuis une année, c’est une autre personne, extérieure au groupe comme moi,  qui a pris le relais de l’animation. J’ai arrêté pour des questions d’âge et parce que je n’ai pas l’habitude de suivre le même groupe sur une très longue durée. Mais là, je l’ai suivi pendant des années, ça a fait 7 ou 8 ans.

Avec toujours tout le monde ?

Toujours. Sauf maladie, accident, hospitalisation. Il y avait une fidélité incroyable.

Si je t’ai bien compris, on pourrait considérer qu’il y avait une confiance qui n’a pas été freinée par le fait que tous ces gens sont des collègues, qu’ils travaillent à 5 ou 10 kilomètres de distance, se côtoient dans d’autres lieux, sont tous dans une fonction similaire de directeur d’établissement. Est-ce qu’il y a des choses qui pourraient freiner ce travail d’analyse, faire qu’il est moins profitable que si je suis avec des gens qui ne sont pas mes collègues proches ?

Sûrement. Il a fallu faire un travail, cela se joue au niveau de la confiance.  Parce qu’il y avait bien des tendances. Combien de fois on a abordé par exemple la question : est-ce que le directeur doit montrer plus de fermeté, de cohérence, de clarté dans les sanctions à donner soit aux profs soit aux apprenants, ou est-ce que c’est le spécialiste de l’écoute, celui qui doit comprendre, donner sens à ce qui se produit, pardonner, redonner une chance ? On sentait bien qu’il y avait là un peu des clans. Mais pour moi, l’analyse de pratiques a permis de montrer l’avantage d’apposer plutôt que d’opposer. Il y avait des clins d’œil, des sourires : je sais bien ce que toi tu vas me dire ; on commençait un peu à savoir où chacun se positionnait ; sans qu’il y ait une nécessité de tous se mettre d’accord, de voir le monde tous de la même manière. Il il y avait peu à peu un respect aussi sur les vues des autres. Peut-être qu’au début, il y a plus de prudence si on se connaît ; je dirais certainement, si je compare avec d’autres groupes ; mais à la fin, il y a vraiment une qualité de liens, la manière dont ils se taquinent, dont ils peuvent se provoquer aussi ; pour moi, c’était autant de signes de reconnaissance.

Ce que tu me dis, c’est qu’ils avaient aussi cet humour, cette distance, ce recul ; on se connaît, mais en même temps on s’apprécie, on se respecte, on ne va pas entrer dans des débats d’idées parce qu’on se connaît ; on est conscient de ce risque.

Exactement. Et mon rôle, c’était toujours de le dire au besoin. Parce qu’un des risques, c’est qu’on commente les idées des autres. C’est pour moi la plus grande catastrophe en analyse de pratique. Et mon rôle, c’était toujours de dire : plus on va apporter d’analyses, plus l’autre aura du choix, on lui fait confiance, il saura choisir ce qu’il garde. L’idée, c’était vraiment : on a fait du bon travail si on a énormément de grilles de lecture ; et pas du tout : on se met d’accord sur la façon de faire.

Multiplier les analyses. Est-ce qu’il y a d’autres choses auxquelles tu as été spécialement attentif du fait que ce groupe se connaît et qu’il a tout de même une certaine taille ?

Peut-être qu’un autre élément a été, chaque fois qu’une analyse était terminée, de prendre bien du temps pour savoir comment cela avait été vécu, notamment par la personne qui présente. Et là, à plusieurs reprises, elles ont pu dire des inconforts, et de nouveau, cela a pu être accueilli ; ça a eu des effets sur les analyses suivantes. C’était généralement des choses perçues comme des jugements, c’était toujours cela qui faisait mal. Ou bien c’était un collègue qui disait : « ceci, mais bien sûr que j’y ai pensé ». Cela faisait un peu à côté de la plaque. Et cela a pu être reconnu.

J’aimerais revenir encore sur certains points. Comment le groupe a-t-il continué après ton départ ?

Une personne a repris l’animation. Elle a fait deux ou trois coanimations avec moi avant de continuer avec le groupe. Un passage de témoin, en douceur, sur une année.

Est-ce que le groupe a envisagé de fonctionner de manière autonome, par exemple avec une animation à tour de rôle ?

C’était toujours mon souhait à moi. Depuis le début, j’ai invité les directeurs à animer, j’aurais été là pour épauler et valoriser, j’avais repéré des personnes qui en auraient été capables ; mais ils n’ont jamais souhaité. Ils disaient : « Non, non, c’est des moments où on apprécie d’être participant et on souhaite vraiment que ce soit une personne de l’extérieur qui nous anime. » Je suis revenu à la charge à maintes reprises, mais sans succès.

Ils voulaient pouvoir profiter au maximum de ce temps pour eux.

C’est ce qu’ils disaient, moi je voulais partager le groupe en deux parfois lorsqu’il y avait beaucoup de situations, je leur suggérais qu’une personne pouvait animer pendant un moment un des deux sous-groupes. Ils n’ont jamais voulu. Il y avait un désir fort d’être ensemble et de se laisser guider.

J’ai une autre question par rapport à ce que tu as évoqué, les grilles de lecture multiples utilisées. Quelles grilles de lecture ont été utilisées ?

Au début, c’était assez intuitif. Moi je leur demandais : comment est-ce que l’on peut donner sens, comprendre ce qui arrive. Quelle peut être la logique qu’il y a la derrière ? Chacun y allait un peu de ses interprétations. Cela pouvait être assez folklorique, cela pouvait être une intuition, une Aha-Erlebnis 2. Ou bien cela pouvait être rattaché à un concept, par exemple le triangle dramatique de Karpman 3, que l’on a souvent évoqué. Mon apport à moi, cela a été parfois de donner une grille de lecture ou de proposer une modalité d’analyse. Par exemple, certains expliquaient une situation du point de vue de l’élève, d’autres du point de vue de la famille de l’élève, d’autres encore se plaçaient par rapport à l’enseignant, d’autres se mettaient dans la peau du directeur, on avait ainsi plusieurs regards excessivement croisés. On décidait certaines fois que les gens qui écoutaient allaient se mettre délibérément dans la peau d’un des protagonistes, chacun dans une peau différente. Après, dans les feed-back, ils essayaient de donner des observations depuis ce point de vue choisi, d’exprimer comment cette personne pourrait voir la réalité.

Comme dans une mise en situation

Tout à fait

Tu travailles comme moi avec différents groupes de directeurs, quelles sont les demandes, les attentes, les thématiques qui sont revenues le plus souvent dans ce groupe ?

Pour moi, incontestablement, c’est la difficulté à concilier une approche respectueuse de tous les partenaires. Par exemple, quand l’enseignant est en panne, la direction a un regard attachant pour l’élève ou la famille. Quand c’est un élève qui va mal, la direction a tendance à être très empathique pour l’enseignant. D’un côté, il y a des demandes institutionnelles, il faut faire passer un plan, une réforme, il faut correspondre à des lois ; ils sont loyaux à cela aussi et d’un autre côté, il y a des personnes à prendre en compte. La difficulté de concilier, conjuguer tout cela. Souvent l’enseignant est dans la peau de l’enseignant et il se demande ce qu’il peut faire là où il est. Alors que les directeurs, eux, ils doivent « protéger tous les biens », pour reprendre l’expression d’un ami, c’est-à-dire les apprenants, les collègues, l’institution, les ressources extérieures, tout le monde. Ils doivent essayer de protéger tout le monde, et eux-mêmes aussi, parce que le risque d’un burnout s’agrandit sinon.

Et l’analyse de pratiques pour toi est un dispositif particulièrement adapté pour tenir  compte de cette complexité, prendre du recul sur la globalité de la situation ?

Absolument. Incontestablement. Et de voir par exemple que la bonne analyse ou la bonne solution n’existe pas, parce que la bonne solution pour X peut être péjorante pour Y et il faut au fond trouver une solution avec laquelle le maximum de gens peut se reconnaître.

Une question sur un aspect pratique : la fréquence, deux fois par an et la durée des rencontres, une journée. Quel a été l’expérience de ce groupe a cet égard ? On a en effet généralement des rencontres plus fréquentes, et sur une demi-journée.

Ils n’ont jamais évoqué qu’il fallait par exemple en avoir quatre par année ; ce rythme semblait leur convenir. Ceci dit, je sais qu’entre deux séances, ils se sont eux entraidés, ils ont utilisé les étapes de l’analyse de pratiques, ils se sont téléphonés, quand une situation était urgente ; il y a eu une transposition. Donc par rapport à la question d’avant, ils ont habité le processus et ils ont acquis une certaine autonomie, mais deux à deux, ils se sentaient plus en sécurité que devant 15 ou 16 personnes. De mon côté, j’aurais préféré une fréquence plus grande, et surtout, j’aurais préféré un groupe plus petit, mais cela, je n’ai jamais pu l’obtenir non plus, c’est comme si je déchirais une appartenance, c’était comme sacré d’être ensemble.

Est-ce qu’avec un groupe d’une quinzaine de personnes, vous avez utilisé certaines manières de faire pour que tout le monde trouve sa place pendant la journée ou bien est-ce que les 15 ou 16 personnes participaient de manière disons égale ?

Pas de manière égale, mais il s’est produit énormément de changements au cours des années. Au début, certaines personnes prenaient beaucoup la parole, et d’autres, on ne les entendait presque jamais. Et à la fin, cela avait beaucoup changé. Moi, je suis intervenu de manière assez précise, je disais : « Tu viens d’évoquer trois hypothèses, tu aimerais encore dire quelque chose, est-ce que tu es d’accord d’attendre que d’autres se soient exprimés pour poursuivre. » Je devais un peu les frustrer, être castrateur, mais après, il y a eu des changements absolument fous.

De même dans la présentation des situations. Au début, c’était toujours les mêmes qui avaient des situations et moi, je leur ai dit : « J’ai quand même un souci, d’éviter de faire croire que certains ont toujours des problèmes et d’autres des solutions. » Donc je trouvais indispensable que tout le monde profite et soit accompagné. Pour certains, ce n’est peut-être qu’à partir de la troisième année qu’ils ont présenté une situation, mais ils étaient en confiance. Il y a donc eu des changements, mais toujours en lien avec la qualité de relation établie.

Plus les gens participaient, plus le défi aussi de se retrouver à 15 ou 16 devenait grand ?

Oui, et j’ai pu observer peu à peu qu’il y avait même des taquineries : quand quelqu’un ne pouvait pas se retenir de faire beaucoup de commentaires, les autres commençaient simplement à lui dire, ou à le regarder ou encore à lui faire un signe ; il y avait beaucoup de complicité et de bienveillance. Et ils avaient intégré le processus.

On arrive au terme de notre entretien, je voudrais te demander pour conclure ce qui ressort le plus de ces huit années d’analyse de pratique, pour toi et pour ces directeurs. 

D’abord, je pense vraiment que cela a permis quelque chose de magique au niveau de la relation réciproque et de la confiance. La deuxième chose, dans les feed-back que j’ai reçus, c’est que c’était très sécurisant, parce que très organisé. Ils savaient qu’il y avait un gardien des étapes, un gardien du temps et ils me disaient, par exemple durant les pauses, combien chez eux, les séances devenaient longues et démotivantes et qu’ils ne savaient pas toujours comment faire pour remettre le wagon sur les rails. Donc ce qui a fait le succès, c’est de l’énergie, de l’investissement pour une relation de grande qualité et une organisation que tout le monde a pu apprivoiser au fil des années pour y adhérer. Les choses allaient finalement assez toute seules vers la fin.

Chapeau ! Merci Jürg de ton authenticité et de la clarté de ton témoignage. 

Encore une petite chose : si des lecteurs ont des questions, est-ce que tu serais d’accord d’y répondre. Les nouvelles questions et réponses pourraient être publiées à la suite de l’interview sur le site internet.

Pas de problème. Volontiers.

 

Les lecteurs sont invités à poser des questions à Jürg Bichsel dans la fenêtre d’édition
ci-après. Les réponses figureront sur le site à la suite de l’interview.

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Notes

  1. Le masculin est utilisé ici à seule fin d’alléger le texte ; par  « directeurs », il faut entendre « directeurs et directrices d’école ».
  2. Une expérience qui correspond à une révélation soudaine
  3. Le Triangle dramatique de Karpman est un modèle qui « met en évidence un scénario relationnel typique entre Victime, Persécuteur et Sauveur, ces rôles étant symboliques (une même personne peut changer de rôle … et entraîner l’autre à jouer un rôle complémentaire ») ; extrait de : http://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_dramatique.