Marco Allenbach

Professeur formateur, HEP Vaud
marco.allenbach[arobase]hepl.ch 

 

Résumé

Le lancement d’un groupe d’APP implique de nombreuses composantes, qui se complexifient lorsque l’APP est mise en place à l’interne d’une organisation. Cet article aborde cette complexité en explorant les processus et les enjeux liés au contexte institutionnel et  aux multiples acteurs impliqués. En partant des composantes classiques d’un dispositif d’APP, et d’une typologie des acteurs impliqués, les concepts de négociation et  d’alliance sont présentés pour comprendre les processus de construction du cadre et du climat. Certains enjeux liés à l’articulation avec l’ensemble de l’organisation sont analysés. Des éléments spécifiques sont proposés, pouvant être contractualisés entre animateurs et participants, ou avec les supérieurs hiérarchiques, tels les canaux de communication, pour faciliter les régulations au gré des évolutions du projet.

Mots-clés 

organisation, négociation, alliance, processus, cadre, canal de communication, APP en interne, enjeux

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec les pratiques

Référencement 

Allenbach, M. (2017). Construction d’une démarche d’analyse de pratiques au sein d’une organisation. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 133-145. http://www.analysedepratique.org/?p=2455.


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L’analyse de pratiques professionnelles (APP) a fait couler beaucoup d’encre au sujet des objectifs de ces démarches, de leurs bénéfices possibles, des formes d’apprentissage mises en mouvement, des divers processus d’analyse menés, de la posture de l’animateur et de l’importance du cadre posé. Dans cette revue, Rebetez (2014), Cochet-Darde (2014) et Grégoire (2014) abordent la question des processus internes au groupe (entre participants, et entre participants et animateurs) et de l’importance du cadre et du climat relationnel de l’APP. Cet article se penche sur les processus de construction de ce cadre et de développement de ce climat, ainsi que sur l’articulation d’une démarche d’APP avec le contexte institutionnel et organisationnel dans lequel elle s’inscrit.

Appelés en 2006 à présenter l’analyse de pratique professionnelle à un public hétérogène travaillant dans la promotion de la santé à l’école, l’enseignement et les directions d’école, Marc Thiébaud et moi-même avons trouvé nécessaire de sensibiliser les participants aux enjeux liés à la mise sur pied d’un projet d’APP, pour lequel nous avons eu à élaborer un support de cours. Utilisé par la suite lors de formations à l’accompagnement et à l’analyse de pratiques, il s’est enrichi grâce aux questions et remarques des participants. Enfin, plusieurs expériences de constitution de démarches d’analyse de pratique dans divers contextes m’ont invité à retravailler cette thématique et à rédiger cet article. Il n’a pas de prétention académique, et ne prône pas un modèle à suivre, mais propose quelques éléments de réflexion pour aider à penser la construction d’une démarche d’APP et son articulation avec l’institution dans laquelle elle se situe.

La structure retenue pour exposer cette réflexion aboutit à la présentation, dans un premier temps, des concepts de négociation et d’alliance, qui semblent pertinents pour décrire les processus de construction d’un cadre d’APP et de développement d’un climat de confiance entre participants et animateur. La deuxième section élargit la réflexion aux autres acteurs du contexte institutionnel, en particulier les supérieurs hiérarchiques. L’article se penche ensuite sur les spécificités des dispositifs d’APP internes à une organisation, rassemblant des praticiens dépendant d’une même hiérarchie, et pouvant être amenés à collaborer : la troisième partie s’intéresse ainsi aux adaptations nécessaires du dispositif et la suivante identifie divers enjeux que peuvent représenter, pour l’organisation, les processus vécus au sein d’un groupe d’APP.  Enfin, un exemple illustre le concept de canal de communication, qui vise à faciliter les régulations souvent nécessaires après que la démarche d’APP ait débuté.

1. Processus de négociations et d’alliances

Le travail d’analyse au sein d’une séance d’APP nécessite qu’un cadre soit défini. Ce cadre favorise la confiance nécessaire au partage des difficultés, à l’exposition des pratiques et à la mise en commun des ressources de chacun. Il permet également de poser des repères nécessaires à une dynamique collective centrée vers un but commun : pour ne pas se limiter à une juxtaposition de réactions disparates, il s’agit de structurer les échanges de manière à favoriser des processus de co-construction à partir des apports de chacun. Les éléments définis dans ce cadre peuvent porter par exemple, sur :

  • Les finalités de ce travail en groupe
  • Le contenu : les types de situations, questions ou problématiques que l’on souhaite aborder dans le groupe ; les limites de ce que le groupe souhaite traiter ; la façon de prioriser entre les situations amenées par divers participants ; etc.
  • Un ensemble de règles ou une charte, concernant la communication dans le groupe et la confidentialité vis-à-vis de l’extérieur, mais aussi la façon de respecter l’exposant tout en l’accompagnant ;
  • Le processus d’analyse : la mise en place de phases successives permettant de se repérer au sein d’une évolution de la réflexion collective ;
  • Le rôle de l’animateur, et celui des participants ; etc…
  • Les lieux, horaires, et fréquences des rencontres.

Bien d’autres éléments peuvent être définis (Grégoire, 2014). Ce cadre gagne généralement à être co-construit entre participants et animateur (Rebetez, 2014), pour qu’il puisse contribuer au développement d’un climat de confiance. Cette co-construction relève alors d’un processus d’explicitation des besoins et des attentes des participants potentiels, autrement dit d’un travail de la demande débouchant sur une contractualisation avec l’animateur. Par la suite, l’évolution du groupe peut amener à des régulations, précisions ou adaptations de ce cadre… De même que pour l’accompagnement individuel (Vial et Mencacci, 2007) ou le coaching (Lenhardt, 1995), le travail de la demande et la contractualisation se poursuivront au-delà de la mise en place d’une démarche d’APP. Certains éléments du contrat initial peuvent d’ailleurs porter sur la façon dont le cadre peut être interrogé ou régulé, en légitimant l’expression, par les participants, d’éventuels problèmes rencontrés liés au fonctionnement du groupe, ou en prévoyant des moments d’évaluation et de régulation.

Ainsi se combinent deux types de processus, souvent simultanés : la négociation procède par explicitation réciproque des enjeux, des attentes, des besoins de chacun et par une contractualisation, c’est-à-dire l’élaboration et la vérification d’un accord explicite. L’alliance s’avère en grande partie inconsciente, implicite, parfois difficile à mettre en mots, se manifestant aussi à travers des messages non-verbaux : les regards, les silences, les tons de voix, etc. Le contrat relève de l’explicitation d’un engagement tourné vers l’avenir, tandis que les processus d’alliances, sont en partie non conscients, indicibles, ou se révèlent partiellement, dans l’après-coup : c’est en se rendant compte du climat de confiance ressenti au sein d’un groupe, que ses membres vont pouvoir commencer à analyser ce qui y a contribué, sans jamais pouvoir totalement le comprendre.

L’alliance et la négociation sont comme deux brins qui s’entremêlent : elles apparaissent souvent au cœur des mêmes interactions. Si les participants se sentent reconnus, pris en considération dans le processus de négociation, s’ils peuvent exprimer des divergences sans se sentir en insécurité, cette expérience contribue déjà à la construction d’une alliance entre eux et avec l’animateur : autrement dit, au-delà du contenu de l’accord négocié, la façon dont les uns et les autres auront pu interagir durant ce moment favorisera ou freinera le développement d’un climat de confiance.

2. Des acteurs multiples à prendre en considération

Souvent, d’autres acteurs que l’animateur et les participants sont concernés par la mise sur pied d’une démarche d’analyse de pratiques. La façon dont peut se définir un projet entre tous ces acteurs contribue à la construction d’un cadre et au développement d’un climat relationnel nécessaires à la démarche. Nous pouvons distinguer, entre autres :

  • le(s) initiateur(s) du projet : ce peut être un collectif ayant exprimé une demande, ou quelques praticiens désirant mettre sur pied un groupe ; parfois aussi, ce sont des personnes occupant une fonction particulière, d’encadrement, de soutien ou de promotion de la formation continue, qui souhaitent que se développe un groupe d’analyse de pratique ;
  • les participants potentiels : il s’agit de l’ensemble des professionnels à qui cette offre serait ouverte ;
  • les supérieurs hiérarchiques, des directeurs aux responsables d’équipe, en passant par les cadres intermédiaires ;
  • d’autres personnes occupant des fonctions particulières : répondants pour la formation continue, animateurs d’espaces de parole, mentors, etc. ;
  • les financeurs de la démarche : il ne s’agit pas toujours des supérieurs hiérarchiques : par exemple quand il existe un service chargé de la promotion de la formation continue.

L’idée initiale d’une démarche d’APP peut être apparue de diverses manières : des difficultés sont exprimées individuellement par plusieurs collaborateurs et sembleraient pouvoir bénéficier d’une mise en commun ; quelques collègues ont eu l’occasion de partager des problématiques rencontrées et de réfléchir ensemble, et souhaitent donner un cadre plus soutenant et régulier à ces échanges ; un changement s’annonce dans la nature du travail à effectuer et des collègues souhaitent s’y préparer. Il s’agit par la suite de parvenir à exprimer et comprendre de manière suffisamment claire « qui demande quoi ». Les motivations et les craintes des divers acteurs sont à prendre en compte, tout comme les possibilités et les impossibilités dues au contexte.

De la qualité de ces échanges va naître la possibilité de construire ensemble un cadre qui réponde le plus adéquatement possible aux besoins des participants, en utilisant au mieux les ressources à disposition et en respectant les limites de chacun. Lepage et Robo (2014) citent, en plus des contraintes financières, un certain nombre de paramètres importants à négocier, non seulement avec les participants, mais aussi avec les décideurs : les objectifs du travail, le temps dégagé pour cela, les modalités d’inscription des participants, le principe de volontariat, la présence ou non de personnes ayant une fonction de cadres, le choix de l’animateur, interne ou externe à l’institution, sa formation, des locaux adaptés, etc.

Une construction progressive s’effectue, de l’émergence du projet, avant que ne débute l’analyse de pratique, à des questions concernant l’articulation entre ce dispositif et le contexte institutionnel, qui peuvent apparaître à tout moment. Autrement dit, on retrouve, tout comme dans la relation entre les participants et l’animateur, des processus de négociation qui ne se limitent pas à la contractualisation initiale du projet, mais s’avèrent à nouveau nécessaires plus tard, dès qu’apparaissent des tensions ou des questions, une fois que le travail d’APP a déjà démarré. En effet, en particulier pour un groupe interne à une organisation, les démarches d’analyse de pratique soulèvent de multiples enjeux, qui seront décrits ci-après dans la quatrième partie. Certains éléments du cadre peuvent être contractualisés en amont, adaptés aux spécificités d’une APP interne.

3. L’analyse de pratiques avec des collègues de travail : adaptations du contrat de groupe et du déroulement des APP

La première question qui se pose ici est celle de la confidentialité. Dans une APP « externe » (réunissant des participants qui travaillent dans des lieux différents, ne dépendent pas de la même hiérarchie et ne sont pas amenés à collaborer dans leur activité professionnelle), chaque participant peut exposer sa situation sans que ses confidences aient une incidence sur son propre contexte de travail. Un groupe d’APP à l’interne d’une organisation, par contre, implique que tout ce qui est exprimé est aussitôt entendu par les collègues directs qui participent au groupe. Vis-à-vis de l’extérieur, le principe de confidentialité peut s’avérer plus difficile à respecter, voire problématique en soi, par exemple dans des organisations de taille réduite, où le groupe d’APP représente une part importante du personnel.

Plusieurs participants peuvent être impliqués, avec des rôles différents, dans une situation exposée, par exemple lorsqu’une psychologue et un assistant social sont engagés auprès d’une même famille ; ou si le problème soumis par l’exposant touche directement au projet institutionnel dont un autre participant est le répondant ; ou encore lorsque deux enseignants interviennent auprès d’une même classe ; etc.

Un fonctionnement prenant en considération ces problématiques spécifiques au sein des diverses phases du processus d’analyse des pratiques, peut être convenu avec le groupe. Les questions de confidentialité ou de circulation d’information, et les implications éventuelles pour certains participants peuvent ainsi être abordées pour convenir ensemble, soit de manière générale, soit au cas par cas des situations, d’aménagements pertinents :

  • Dans le choix de la situation traitée, l’implication ou le rôle particulier de certains participants peut être pris en compte : les personnes impliquées sont-elles confortables avec l’idée d’aborder cette situation ? Et sinon, peut-on convenir d’aménagements particuliers, ou vaut-il mieux renoncer à aborder cette situation dans ce groupe d’APP ?
  • Lorsque deux personnes sont désireuses de traiter d’une situation où elles interviennent toutes deux, va-t-on les considérer comme un « couple d’exposantes » ? Ou se centrer d’abord sur l’une, puis sur l’autre, afin de pouvoir offrir un accompagnement adapté aux différences quant à leurs rôles, leurs besoins, et leurs vécus respectifs ?
  • Au moment de la présentation de la situation et des questions de compréhension, les participants qui possèdent des informations sont-ils invités à les ajouter ? Dans quelle mesure ces informations risquent-elles de surcharger le processus de réflexion ? De s’éloigner de la problématique de l’exposant ? La transmission d’informations risque-t-elle de prendre le pas sur l’analyse ? Mais certaines de ces informations sont-elles pertinentes, aidantes pour l’exposant, déterminantes pour ses réflexions ? Serait-il dommage de s’en priver avant de s’engager dans la phase d’analyse ?
  • Dans une APP externe, il est évident que les participants ne pourraient pas concrètement intervenir dans les situations exposées, leur rôle se cantonne donc nécessairement à contribuer aux réflexions de l’exposant. Dans une APP interne, par contre, il arrive très fréquemment que certains participants y interviennent déjà, ou pourraient y intervenir. En fin d’analyse, lorsque des idées de pistes d’action sont éventuellement soumises à l’exposant, ces participants souhaitent parfois, à la lumière des réflexions partagées sur la situation, proposer une intervention directe, de leur part, dans la situation exposée. Ces propositions peuvent avoir pour avantage d’approfondir l’entraide entre les collègues de l’institution, et d’assumer collectivement certaines problématiques, plutôt que de s’épuiser individuellement. Mais risque-t-on alors de s’éloigner du travail d’analyse de la pratique de l’exposant ? Passe-t-on à côté d’apprentissages qu’aurait permis cette analyse ? Les propositions d’interventions directes interfèrent-elles avec le développement professionnel qu’aurait pu susciter une analyse qui serait resté centrée uniquement sur l’activité et le positionnement de l’exposant ?
  • Les discussions au sein du groupe d’APP suscitent un partage d’informations entre les membres présents. Il peut être pertinent ou nécessaire de les transmettre à d’autres acteurs. Des consensus apparaissent parfois entre l’exposant et certains participants concernés par sa situation, alors que d’autres personnes impliquées ne sont pas présentes, et qu’un dispositif d’APP n’est pas un lieu décisionnel. A qui, ou à quels autres collectifs (colloques, réseaux…) faut-il peut-être relayer des informations, exposer des problématiques, soumettre des idées ?

Concernant chacune de ces questions, certaines décisions de principe peuvent être prises en amont, contractualisées au départ. Par exemple, l’ensemble du personnel d’une petite institution, qui se partage, pour une question de nombre, en deux groupes parallèles d’analyse de pratique, décide que les éléments personnels affectifs exprimés par l’exposant en séance d’APP restent sous le sceau de la confidentialité, tandis que tous les éléments factuels concernant la situation exposée peuvent être partagés avec les membres de l’institution participant à l’autre groupe d’analyse. Par contre, dans des établissements scolaires réunissant plus d’une soixantaine d’enseignants, les groupes d’analyse de pratiques décident souvent d’une confidentialité absolue, qui ne peut être levée qu’avec l’accord de l’exposant. Dans ces deux cas, le cadre s’appuie sur une règle qui s’applique à toute situation. Mais le cadre peut consister en un espace de négociation et de contractualisation, en fonction de la spécificité de chaque situation rencontrée, par exemple, lorsqu’un groupe décide de convenir au cas par cas de ce qui sera transmis à qui, par qui et comment, en fonction des implications de chacun.  De manière plus générale, la question de l’articulation entre les processus de co-construction au sein du groupe d’APP, et des autres collectifs présents au sein de l’organisation, s’avère importante, car sous-tendue par des enjeux multiples.

4. Un groupe d’analyse de pratique au sein d’une organisation : quels enjeux ?

La mise sur pied et la préservation d’un cadre protégé, permettant une liberté de parole et une distance nécessaire à l’analyse, peut soulever, pour une APP à l’interne, des enjeux complexes. Ceci aboutit parfois au choix, par les participants, de mettre sur pied un dispositif d’APP hors institution (Villain, 2014). Sans entrer dans un débat pour ou contre l’APP à l’interne d’une institution, en partant du principe que les dispositifs interne ou externe comportent chacun des avantages complémentaires, cette partie vise à comprendre les enjeux qui participent de la complexité d’une démarche d’APP à l’interne.

Lepage et Robo (2014) évoquent les peurs que peuvent provoquer la mise en place d’un groupe d’analyse de pratiques, pour les financeurs et les supérieurs hiérarchiques. Elles prennent un relief particulier dans les APP à l’interne : le positionnement de certains responsables pose parfois problème, soit dans une opposition à la démarche, soit dans des attentes risquant de fragiliser le climat de sécurité. Ainsi, une velléité de contrôle des supérieurs hiérarchiques sur le contenu des échanges peut s’avérer incompatible avec une démarche d’APP, tant sur le plan éthique que concernant l’efficience même de cette ressource pour les collaborateurs. Mais les craintes ou réticences exprimées par certains décideurs témoignent parfois d’enjeux intéressants à prendre en considération, non seulement lors de la contractualisation au démarrage du projet, mais aussi dans la régulation de tensions qui peuvent apparaître ultérieurement. Je vais dans les lignes suivantes présenter cinq enjeux, dont la compréhension peut aider à négocier en amont, ou à renégocier, avec les participants et avec les décideurs, un cadre propice à l’APP.

4.1 Pouvoir et communication

Parmi les diverses sources de pouvoir au sein d’une organisation, Crozier et Friedberg (1977) identifient, entre autres, la communication entre ses membres. Le groupe d’APP représente un lieu où s’échangent des informations, des ressentis, des réflexions, généralement en l’absence des supérieurs hiérarchiques, mais aussi de collègues éventuellement concernés. L’APP n’est pas un lieu décisionnel (à l’inverse d’un colloque) : elle n’a pas pour but d’arriver à une décision commune et n’a aucune légitimité institutionnelle pour imposer une prise de position. Mais les échanges permettent que se co-construisent des représentations communes. La question se pose de la façon de considérer les autres acteurs de l’institution : Le groupe d’APP risque-t-il de fonctionner en vase clos ? De court-circuiter ou de mettre à l’écart d’autres collaborateurs ? Ou au contraire, l’analyse va-t-elle aider à identifier l’ensemble des acteurs concernés ? Aidera-t-elle à se poser la question de la circulation de l’information dans la situation présentée ?

4.2 Alliance ou coalition

L’APP nécessite et favorise le développement d’alliances entre ses membres. L’expression et l’accueil des affects, des représentations, des difficultés et des valeurs, dans la présentation et l’analyse des situations, ainsi que l’entraide qu’elle favorise entre les membres, nourrissent des relations de confiance. Celles-ci vont-elles se construire sous la forme de coalitions, dirigées contre d’autres collaborateurs ou dirigeants ? Ou au contraire, vont-elles servir de soutien aux relations des membres avec leurs collègues ou supérieurs à l’extérieur du groupe ? Les alliances au sein du groupe aideront-elles les membres à développer d’autres alliances ?

4.3 Construction identitaire et définition collective du métier

L’APP permet des échanges entre pairs, autour des dilemmes rencontrés dans le métier, et des questions identitaires liées à la profession ou à la tâche exercée. Notons à ce propos que l’engouement pour l’analyse de pratique va de pair avec la professionnalisation des métiers du « travail sur autrui » (Dubet, 2002) : travailleurs sociaux, infirmiers, enseignants… Mais la reconnaissance de la complexité de ces métiers engendre des « prescriptions de subjectivité » (Clot, 2006) : autonomie, flexibilité, adaptation, jugement professionnel, pratique réflexive, etc.

Faire reposer sur l’individu la définition de son propre travail s’accompagne de souffrances identitaires importantes. Or, dans un dispositif d’APP, à travers les échanges autour des pratiques de chacun, des points communs se dessinent, qui constituent ce que Clot appelle le « genre professionnel », c’est-à-dire, ce qui, au-delà des « styles » de chacun, permet de s’identifier comme exerçant le même métier. Les professionnels peuvent s’appuyer sur cette culture commune, sur ces repères. D’ailleurs, les participants expriment fréquemment l’importance, non seulement de se sentir reconnus et acceptés, mais de se reconnaître dans les pratiques d’autrui. Identifier les dilemmes liés à la tâche, ou plus généralement au métier, permet de ne pas les attribuer à une incompétence personnelle, mais de les poser comme des objets communs, des défis à relever collectivement.

Ainsi, les groupes d’analyse de pratique représentent souvent un support identitaire pour leurs membres (Martuccelli, 2002), c’est-à-dire un collectif avec lequel ils partagent une communauté de valeurs et de représentations, sur lesquels ils s’appuient dans leur construction identitaire. A nouveau se pose la question de l’articulation entre cette sous-culture et la culture institutionnelle, entre ce lieu de construction identitaire, et l’identité professionnelle partagée par l’ensemble des collègues.

Ce groupe va-t-il être perçu, ou se sentir, comme une secte ? Comme une élite ? Les réflexions et les repères émergeant au fil des séances pourront-ils parfois être partagés avec l’ensemble de l’institution ? Si oui, sous quelle forme ? Le groupe lui-même restera-t-il fermé, ou s’ouvrira-t-il périodiquement à l’inscription de nouveaux collègues ?

4.4 Analyse des injonctions paradoxales

L’analyse de pratique permet également une analyse du prescrit (injonctions, règlements, procédures, mandats, modèles prônés, etc.). Les contradictions ou les paradoxes que rencontrent les professionnels peuvent être mis en lumière grâce à l’analyse collective, plutôt que d’être subis individuellement. En rendant plus visibles les mises en tension organisationnelles ou institutionnelles, le groupe d’APP va-t-il être perçu comme subversif, comme un contre-pouvoir menaçant la hiérarchie ? Quant à l’analyse des pratiques, va-t-elle s’arrêter au constat des problématiques ? Ou va-t-elle aussi s’intéresser à ce qui peut être mis en œuvre à partir de ce constat ?

Les fruits de ces analyses seront-ils partagés à l’extérieur du groupe ? Et si oui, comment ? Et comment seront-ils accueillis ? Bref, à quelles conditions pourront-ils contribuer au développement d’une organisation apprenante, associant cadres et praticiens, dans la recherche d’issues aux paradoxes rencontrés ?

4.5 Complémentarité ou concurrence entre les dispositifs collectifs

Le groupe d’APP apparaît dans un système où peuvent déjà exister d’autres collectifs, d’autres dispositifs, et d’autres acteurs cherchant à dynamiser les échanges entre professionnels. En quoi le projet d’APP s’inscrit-il en concurrence, ou en complémentarité, avec ces ressources ? Admettons qu’une personne responsable de l’animation de colloques cherche à développer, dans ce cadre, une dimension participative, et des échanges autour des pratiques, en partant des préoccupations des participants. Le groupe d’analyse de pratique risque de représenter une concurrence à ce projet, si les complémentarités entre ces deux espaces ne sont pas identifiées clairement avec les divers professionnels concernés.

Par exemple, le colloque permettra d’aborder des thématiques communes, éclairées par les pratiques de chacun, tandis que chaque séquence d’APP visera l’analyse approfondie d’une situation vécue par un participant. Ainsi, une thématique émergeant à la suite d’une APP pourrait être discutée en colloque, tandis qu’inversement, une situation particulière complexe évoquée lors d’un colloque pourrait être reprise en APP. Le colloque permet la présence (obligatoire) de l’ensemble des acteurs d’une institution tandis que l’APP réunit un groupe restreint de volontaires. Dans le colloque se prennent des décisions qui engagent l’ensemble de l’institution, tandis que l’APP est un espace dévolu à la réflexion et l’échange, libéré de la pression décisionnelle. Ainsi, le groupe d’APP peut encourager un participant à soumettre au colloque une problématique nécessitant une décision impliquant l’institution, tandis que le colloque peut encourager une participante à profiter du groupe d’APP comme soutien à ses réflexions.

Ces cinq enjeux ont un point commun : ils décrivent chacun des bénéfices potentiels ou des risques possibles d’un dispositif d’APP pour les participants dans leur environnement institutionnel. Le travail d’analyse de la demande, de négociation et d’alliance engage alors plusieurs acteurs, dans des contractualisations multiples. English (1975), parlait de contrat triangulaire, pour des contrats interdépendants entre trois types d’acteurs : le mandataire, les destinataires, et l’intervenant. Lenhardt (1995) l’élargit à la notion de contrat polygonal lorsque le nombre d’acteurs se multiplie.

Ces réflexions visent à prendre en considération la complexité du contexte institutionnel et organisationnel d’une démarche d’APP à l’interne. Elles soulèvent des questions sur l’articulation entre le groupe d’analyse de pratique et l’institution qui l’héberge, qui peuvent se poser en amont, ou apparaître par la suite. Mais cette complexité dépasse ce que l’être humain peut contrôler et prédire. Autrement dit, viser à anticiper chaque problématique et à contractualiser chaque relation éventuellement concernée risque d’aboutir au surinvestissement d’un travail « préalable », et alimenter une illusion de maîtrise sur des dynamiques humaines que l’on ne peut que très partiellement anticiper. Les animateurs d’APP, de même que l’ensemble des acteurs concernés, se trouvent devant un paradoxe : comment anticiper l’imprévisible ?

Comme évoqué à la fin de la troisième partie, certains éléments peuvent ou doivent être définis clairement et convenus d’emblée dans le contrat initial, mais une autre stratégie réside dans l’ouverture d’espaces de dialogues, permettant si besoin, entre les divers acteurs concernés, de clarifier, évaluer ou renégocier le cadre, en fonction d’éventuelles problématiques à venir. Il s’agit alors d’un travail de contractualisation et d’alliance débouchant sur ce que l’on peut appeler un « canal de communication ».

5. Exemple de construction d’un canal de communication

La direction d’un service me demande d’offrir de l’analyse de pratiques à ses employés, ceci s’insérant dans un catalogue d’offres leur permettant un soutien et une réflexion sur leurs pratiques. Elle me demande cependant de m’engager à ne pas traiter moi-même les problèmes conflictuels impliquant leur hiérarchie, mais à les renvoyer à leur supérieur direct. Cette demande me pose un dilemme pratique et éthique.

Le processus d’analyse de pratique débouche presque toujours sur des niveaux de problématique qui n’avaient pas été identifiés par l’exposant. Une interrogation concernant le prescrit, ou des problèmes relationnels ou institutionnels peuvent apparaître pendant l’analyse, sans que personne n’ait pu l’anticiper.

De plus, déontologiquement, je me refuse de censurer, comme animateur, les hypothèses de compréhension organisationnelles ou institutionnelles : réduire uniquement l’analyse au fonctionnement individuel de l’exposant me semble une dérive non seulement trop partielle, mais aussi dangereuse pour ce dernier.

Je prends rendez-vous avec la direction du service qui m’explique les fondements de cet avenant au contrat, lié à une situation vécue précédemment : un de mes prédécesseurs a appelé directement un supérieur hiérarchique pour lui faire part de ses critiques concernant son mode de gestion. Je réponds que je n’ai aucune intention de procéder ainsi, ne souhaitant pas court-circuiter ce que les participants pourraient choisir d’exprimer eux-mêmes – ou de taire – à leur hiérarchie, ni interpeler un acteur (le supérieur hiérarchique) qui ne m’aurait fait aucune demande.

Mais j’évoque également les problèmes mentionnés ci-dessus, en termes d’éthique et d’efficience, que me pose la clause incriminée du contrat. La responsable du service me précise qu’il n’y a aucune volonté de censure quant à ce qui pourrait être abordé au sein du groupe d’analyse de pratique. Mais cet échange nous invite à convenir de ne pas hésiter à nous contacter au cas où une difficulté, une tension, ou un doute semblerait apparaître quant au cadre de l’APP et à son articulation avec l’institution. Nous convenons également, que, le cas échéant, cela se fasse en transparence avec les participants, et sans remettre en question la confidentialité des propos échangés en analyse de pratique.

Ainsi se construit une alliance, et un canal de communication, entre la direction et l’animateur d’analyse de pratique que je représente, pouvant permettre de réguler, au besoin, d’éventuelles tensions à venir. Cette alliance vise à préserver d’autres alliances, telles que les relations de confiance au sein du groupe d’analyse de pratique, et entre ce groupe et moi-même, tout en prenant en considération les liens entre les membres du groupe et les autres acteurs de l’institution. 

6. Conclusion

A tous les niveaux évoqués au fil de cet article s’articulent les notions de cadre et de processus: le cadre d’une APP permet qu’en son sein se déroulent des processus d’analyse de pratique ; mais l’élaboration de ce cadre relève lui-même de processus de négociation. Ce cadre doit parfois être précisé ou modifié, en fonction de l’évolution des acteurs, de leurs besoins ou de leurs ressources, de leurs relations et de leur contexte. Cela nécessite des processus d’évaluation et de régulation, encadrés eux-mêmes sous la forme, par exemple, d’un moment de bilan, ou d’une invitation à méta-communiquer en cas de problème. Ce sont des canaux de communication qui eux aussi se construisent à travers des processus de négociation et d’alliance. Les tensions, les conflits, ne peuvent être tous anticipés. Ils représentent aussi des occasions de se parler, et de construire des alliances à chaque fois qu’ils peuvent être dépassés. Le développement de « canaux de communication » est une manière d’anticiper l’imprévu, pour favoriser des issues constructives aux tensions à venir.

Cadre et processus, négociation et alliances, ces concepts distincts, mais complémentaires et intrinsèquement liés, sont peut-être révélateurs des paradoxes au cœur de relations humaines vivantes, productives et riches de sens… comme celles que nous souhaitons voir fleurir dans l’analyse des pratiques professionnelles.

Références bibliographiques

Allenbach, M. (2015). Faire alliance : un métier ? Défis et paradoxes des intervenants à l’école. Actes du 2ème colloque du Laboratoire sur l’Accrochage Scolaire et les Alliances Educatives, 14-16 mai 2014, Luxembourg.

Clot, Y. (2006). La fonction psychologique du travail. Paris : Presses universitaires de France.

Cochet-Darde, C. (2014). Le cadre à l’épreuve d’une première expérience d’animation d’analyse réflexive des pratiques. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, 62-74.  En ligne http://www.analysedepratique.org/?p=1387.

Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective. Paris: Ed. du Seuil.

Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris: Seuil.

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