Eric Drutel

Psychologue du travail, Lyon
edrutel[arobase]gmail.com

Résumé

L’article propose à l’animateur d’un groupe d’APP des éléments pour penser sa place et son action au regard des dynamiques qui agissent sur et par le groupe durant la séance. Quels sont les objets mobilisés par l’APP dans les groupes institués et quels en sont leurs mouvements ? Des points de repère sont proposés avec les apports de trois auteurs : a) l’analyse par J.-P. Lebrun des effets de langage sur les institutions et l’activité ; b) les propositions de G. Gaillard et G. Gimenez pour comprendre les mouvements de prédation dans ces groupes institués et comment les sujets s’en dégagent ; c) l’étude de Y. Clot sur le rapport de chacun à la tradition et comment le collectif en fait retour vers le social.

Mots-clés 

psychanalyse, langage, institutions

Catégorie d’article 

Texte théorique

Référencement 

Drutel, E. (2015). L’intervention en APP dans les groupes institués : objets mobilisés. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 5, pp. 16-30. http://www.analysedepratique.org/?p=1584.


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Nous souhaitons que cet article soit lu comme un témoignage clinique sur la place de l’animateur en analyse de la pratique professionnelle (APP) mais aussi, en filigrane, une invitation à penser la souffrance au travail comme une pathologie de la déliaison. Il fait donc réponse à nos questions de terrain apparues lors de notre travail d’animateur de séances d’APP.

Une institution d’insertion sociale par l’activité nous propose, il y a quatre ans, de conduire un groupe d’analyse de pratique professionnelle. Ce groupe se réunit depuis lors, une fois par mois et regroupe les trois encadrants (c’est à dire les personnes qui accompagnent sur le terrain les travailleurs en insertion), la chargée de projet et la directrice. Il se donne pour objectif de distinguer, lors des séances, les impasses, les difficultés, les évolutions des demandes auxquelles doivent faire face l’équipe. Bien que nous nous inscrivons dans le cadre d’un GEASE1 et tentons d’en respecter la démarche, il nous semble que nous sommes, dans le même temps, metteur en scène d’autres dynamiques dont le groupe ne semble pas faire explicitement état. Nous souhaitons témoigner d’une « écoute polyphonique » (Gaillard cité par Henri-Ménassé, 2004) qui se tisse au fur et à mesure que nous construisons notre pratique, entre notre formation initiale de psychologue du travail et notre apprentissage de la psychanalyse (avec l’organisation psychanalytique le Quatrième Groupe). En effet, plus nous sommes sensibles à notre réalité psychique, plus nous distinguons, par-delà les controverses professionnelles générées par la question posée au groupe lors de l’analyse, d’autres mouvements, prenant parfois la forme, lors de notre écoute, d’éprouvés intenses ou d’un double langage.

Au regard de ces expériences, notre article propose à l’animateur d’un groupe d’APP des éléments pour penser sa place et son action au regard des mouvements dynamiques qui agissent sur et par le groupe dans le temps de la séance. Le moment vécu par les participants engagés dans une séance d’analyse de la pratique constitue en miroir du moment évoqué, une autre scène2, c’est-à-dire un lieu pour ré-éprouver des affects, des attachements ou des fuites, des confusions avec l’attente croyante que le groupe en fera quelque chose. Soigner, accompagner, enseigner : « des missions presque impossibles ! » (en paraphrasant Freud). En tout cas, un fardeau bien lourd porté par « un idéal de soi » que la réalité professionnelle fait souvent vaciller… Pour les encadrants membres de notre groupe d’APP, ces hommes et femmes en galère professionnelle et/ou sociale3, sont accueillis dans cette association pour construire, tout en travaillant au maraîchage, leur projet professionnel. Un projet qui passe avant tout, par se re-construire une place, dans le groupe de maraîchers, dans l’association, dans la commune, dans la société civile. Cette offre d’un cadre protecteur permet d’y régresser un temps, voire d’y exprimer une forme d’agressivité permettant aux sujets en souffrance de s’y bricoler un nouvel équilibre. Ces demandes et ces éprouvés exposent l’équipe de ces « professionnels du lien » aux limites que la réalité impose à leur imaginaire d’un métier idéal.

Comme le souligne Henri-Ménassé (2004), le groupe institué lors d’une séance d’analyse de la pratique vient y déposer, comme un miroir, du trouble, des mouvements très profonds d’attachements ou de rejets pour lesquels les mots manquent aux travailleurs. « Des histoires de rencontres qui déclinent à l’infini des figures de l’horreur…les mouvements de colère, d’indignation, d’incompréhension, de détresse parfois » (page 11). L’institution tente donc de tenir sa promesse tant bien que mal, en se dégageant une modalité d’intervention, un projet de vie entre confusion et violence, c’est à dire, en construisant du tiers. Construire du tiers, c’est en quelque sorte remettre de l’ordre (dans tous les sens du mot) dans « la relation » qu’a cette structure d’insertion avec son projet de vie et sa tâche primaire, tout comme avec la personne en galère pour que celle-ci, puisse à son tour, s’y retrouver et créer du nouveau. Il s’agit, pour ces encadrants de s’y retrouver dans cette chaîne de liens très « confusionnante » – combien de fois n’avons-nous pas entendu les participants au groupe nous dire « là, je sais que je déconne mais je vais l’inviter à dormir à la maison… » ou encore une professionnelle aguerrie ne trouvant plus les mots – et de poser un cadre en faisant face à des affects très forts. Pour ces travailleurs du lien, de la santé ou de l’éducation, outiller le métier par l’échange, partager un sentiment de création collective, poursuivre la mission du fondateur, y construire son style… sont autant de voies nécessaires à la réussite du projet de vie de l’institution et au maintien d’un savoir-faire tout en permettant de tenir un jour de plus. En résumé, dans le groupe d’APP, nous faisons parler le métier mais on y vit semble-t-il, quelque chose d’autre, en dessous des mots.

Notre activité d’animateur en APP étant de provoquer des échanges sur le travail, il nous semble intéressant de prendre conscience des mouvements sous-jacents qui s’y tiennent. Au-delà de la montée en compétences souhaitée par la direction de cette institution, il nous semble y avoir autre chose à reconnaître, pour nous y retrouver à notre tour. C’est pourquoi nous proposons ce parcours à travers trois textes qui visent à mettre en lumière les dynamiques interpersonnelles à l’œuvre dans un groupe de travailleurs et d’en dégager des objets (ou des mises en forme). Trois textes pour trois focales qui partent du cadre général pour resserrer sur le sujet au travail. Ils nous ont permis de percevoir ce qui se vit sur cette autre scène, quand le groupe parle métier.

Nous partirons d’un premier texte sur l’institué et ses hiérarchies, dans lequel Jean-Pierre Lebrun (2012) distingue ce qui organise le groupe. Nous poursuivrons avec Georges Gaillard et Guy Gimenez (2013) qui explicitent ce que sont ces mouvements entre le professionnel et l’usager et comment le collectif tente d’en conjurer les effets. Enfin, nous terminerons avec Yves Clot (2008) qui porte un regard sur les tissages dans l’action entre le sujet et son répondant du métier, le collectif de travailleurs.

A l’issue de ce parcours nous proposerons une vignette clinique pour tenter de dégager les traces de ces dynamiques à l’œuvre au regard de notre parcours théorique. Nous montrerons dans les résultats que ces textes nous permettent d’entrevoir comment s’opère, sur cette autre scène qu’est l’APP, des paroles, des discours, des éprouvés permettant aux participants de dégager du savoir sur leurs actes. Avant de laisser la parole aux auteurs, nous redonnons ici une définition de l’APP qui a fait consensus lors d’un séminaire en juillet 2014 (Drutel & Calmejane-Gauzins, 2014) : « L’APP est une démarche compréhensive impliquant un processus réflexif […]. Visant la compréhension de la pratique professionnelle d’un sujet professionnel en action, elle s’exerce sur les activités de travail et s’appuie sur leur reconstruction dans le discours, sur leur appréhension et leur mise en perspective avec des systèmes multi-référentiels (systèmes de valeur, historicité́, dynamique de groupe, etc.).» C’est bien ici notre curiosité : comment et dans quel contexte s’opère cette construction par les échanges ? Nous faisons l’hypothèse que cette recherche permettra à l’animateur de groupe d’APP de réfléchir sur son rôle et son action. Quelle est la part de sa maîtrise sur l’activité réflexive du groupe ? Au regard de notre expérience et du parcours textuel que nous vous proposons, nous montrerons que quelque chose se joue ailleurs, un peu à l’écart de notre maîtrise.

Cette découverte offre la possibilité d’inventer, d’oser, de faire à nouveau du nouveau, de renouveler notre pratique à chaque séance, en un mot d’entrer dans le jeu.

1. La mutation du lien social 4

Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste. Son activité le conduit à animer des groupes d’analyse de la pratique. En s’appuyant sur les thèses de Lacan et de Freud, le chapitre que nous nous proposons de parcourir pose la question du fonctionnement du collectif et de comment faire « institution » dans la société contemporaine. Tout cela est très concret, car pour l’animateur en APP, cette question se révèle dans la demande d’intervention et surplombe toute l’activité du groupe : Jean-Pierre Lebrun brosse ainsi le décor de notre intervention en APP. Il y a d’abord la société qui donne à l’individu une façon d’être dans l’air du temps (et ceci vient aussi jouer dans le groupe au travail) ; une idée qui a fait son chemin et qui s’est matérialisée en une structure solide, une institution (un dedans et un dehors) ; le fondateur et son projet, un quelque chose à continuer à faire vivre ensemble, et enfin, le langage, ce dispositif énervant qui nous oblige à prendre le temps de découper la manifestation de nos désirs en un message sans certitude d’être compris (même de son auteur).

Ainsi, dans sa « clinique de l’institution », Jean-Pierre Lebrun (2012) pose d’abord la question de l’institué au regard du monde contemporain et de notre capacité à soutenir les hiérarchies malgré le désir commun d’être indépendant et égal aux autres en actes et en paroles. C’est bien cette sorte d’utopie démocratique, sorte de crise de l’autorité qui caractérise la mutation contemporaine du lien social. Pourtant la démocratie est un bienfait à condition de ne pas lâcher – ce qui peine pourtant à être reconnu – l’irréductible de la division, souligne l’auteur.

Ainsi la fin du modèle religieux d’organisation de la société contemporaine estompe la différence des places et des sexes. Le modèle social « ne s’organise dès lors plus avec la reconnaissance comme allant de soi d’une place différente des autres que tout le monde reconnaît spontanément comme prévalente. » (page 133). Ce que doit imposer l’institution, en s’appuyant sur les fonctions même du langage c’est bien la différence des places, « la prévalence de l’une d’entre elles […] deux places, celle de celui qui parle et celle de celui qui écoute. » (page 132).

Lebrun souligne, en convoquant Weber et Castoriadis, que le monde capitaliste n’a pu se développer que sur des valeurs « désuètes » – petite provocation de l’auteur –  comme l’honnêteté, le service de l’état, la tradition du bien-faire5. Si l’on peut se féliciter de la liberté acquise pour chacun d’avoir un parcours singulier, « l’émergence de cette absence de place pour le collectif dans la tête d’un chacun (qui) constitue le moment catastrophique de la mutation qui nous emporte » (page 136).  C’est bien là, dans le cadre de notre intervention, dans cette institution (mais aussi dans beaucoup d’autres) ce qui est mis au travail. Prendre la parole dans le groupe d’APP, porter le témoignage d’une impasse professionnelle ou d’un dilemme subjectif confronte le groupe à ses valeurs, ses héritages, au rôle de chacun ou au répertoire du bien-faire.

En passant peu à peu du monde de la parole donnée à celui des choses, notre culture ultralibérale du « laisser faire » a opéré un renversement de ses structures symboliques et sociales, permettant « la mainmise de l’intérêt individuel sur celui du collectif » (page 139). C’est ce que l’APP, en re-mobilisant les dynamiques inter-individuelles lors des séances, se propose de remettre en jeu.

Lebrun nous interpelle : « N’avons-nous le choix qu’entre un retour au fonctionnement hiérarchique du patriarcat pour inscrire l’incomplétude, ou bien la jouissance à tout prix d’un lien social organisé sur la complétude qui donne la prévalence à l’immédiat ? » (page 141). A minima, cet entrelacement de trajectoires singulières nous condamne-t-il à une stratégie « d’un vivre ensemble sans autrui » ? (page 143). L’avènement de l’individu au premier plan rend notre monde quasi ingouvernable : tout le monde souhaite parler et être entendu à égalité, ce qui corrompt quelque chose de notre vivre ensemble tout en dévoilant les mécanismes de langue.

Si cette profusion nous fait entendre le chaos à travers la description de Jean-Pierre Lebrun, elle nous en dévoile les ressorts pour nos dispositifs d’analyse de la pratique professionnelle : redonner une place au collectif dans la « tête de chacun » et tolérer l’incomplétude par l’épreuve de la mise en mots. Parler c’est choisir ses mots, utiliser le vocabulaire commun, distinguer une chose de l’autre, couper, choisir, se confronter à une forme de résistance à nos désirs… Cette impossible totalité du dire maintient ainsi notre aptitude au vivre ensemble depuis une place (solidarité, prendre soin, création commune d’artefacts). Parce que le langage contient en lui cette incomplétude, il nous contraint à penser et à tolérer cette frustration assurant ainsi notre tolérance à la place « prévalente  ».

C’est l’effet  « du verbe contre la barbarie » que distingue Jean-Pierre Lebrun, « précisément parce que le rapport à la langue est intimement lié à la façon dont le sujet s’acquitte de sa dette à l’égard de ce – et pas seulement de ceux – qui le précède(nt). » (page 148). L’effet du langage lors de l’intervention en institution (ou dans celui de l’apprentissage du langage en famille puis à l’école par exemple) c’est de revivifier la filiation.

Faire collectif sans nier l’individu, prendre la parole pour faire vivre l’héritage par le débat est le défi d’un nouveau vivre ensemble de la modernité. Une posture de citoyen, de collègue de travail, de membre d’une famille qui n’est pas le retrait au profit du leader – ce dont rêverait toute dictature – mais l’obligation de penser ensemble la confusion, les impasses à dire auxquelles nous contraint le langage.

C’est par le parcours de ce chapitre de l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun que s’esquisse notre fonction dans le groupe d’APP et ses premiers objets : l’animateur vient donner la parole au métier et aux travailleurs. Par le cadre qui mobilise, il vise le partage de règles de métier, de dilemmes professionnels mais aussi d’éprouvés liés à l’activité de travail. Ce faisant, la parole mise en jeu y cherche sa place au regard de l’histoire de l’association, de sa mission, de la fonction de chacun. Cette activité langagière de groupe, comme en miroir, offre l’opportunité de décoder ce qui se met en jeu dans l’activité de travail et permet que s’invente de nouveaux gestes, de nouvelles postures face aux demandes de l’usager. Le travail de recherche de Jean-Pierre Lebrun fait écho à nombre d’auteurs qui travaillent sur l’inconscient groupal et le lien qui se tisse entre le social, le groupal et le sujet.

2. Narcissisme, créativité et prédation dans les groupes institués 6

Reprenons pour ce second chapitre, l’analogie avec le théâtre. La mutation du lien social et la fonction du langage, thèmes explorés avec le travail de Jean-Pierre Lebrun, nous donne le décor de notre pièce, dans laquelle inscrire les dynamiques interpersonnelles du groupe institué lors de séance d’APP. Sans avoir totalement révélé l’argument de la pièce (il ne nous est jamais complètement donné), la nature des relations des acteurs avec leur environnement va orienter leurs réactions possibles et aiguiser notre perception.

Nous l’avons tous éprouvés dans nos groupes : des fois, ça ne parle pas du tout. Il y a quelque chose qui vient saisir les membres du groupe et réduire le collectif au silence ou à la répétition. Ça ne parle pas, ça ne nous parle pas, quelque chose n’est pas « juste » et ne permet pas le jeu, l’invention, la création.

C’est que la violence est inhérente aux institutions du soin et au travail social, soulignent Georges Gaillard et Guy Gimenez (2013), du fait de l’appareillage entre équipes et public spécifique d’un côté et par son inscription dans une généalogie depuis sa fondation, de l’autre. Ce sont ces demandes des sujets en souffrance, ces personnes dans la galère qui demandent si peu et tout qui nous font re-trouver, tout au fond de notre propre histoire, des scènes très anciennes que sont des demandes absolues et impérieuses de soin et d’amour. « Le fond de destructivité et de barbarie, inhérent à la constitution du sujet… est mis en silence dans les cadres et noué dans les liens où s’étaye le sujet… la scène des liens amoureux… et la scène où il exprime sa créativité sociale dont centralement la scène professionnelle » (page 324). En regard de cette destructivité, le sentiment de créativité partagé constitue une conflictualité vivifiante et participe au barrage de la négativité de chacun à condition de proposer un nouage. C’est ce nouage (en plus de la montée de l’expertise) qui est potentiellement disponible dans les interventions d’analyse de la pratique professionnelle entre « les registres « intra-psychique », « inter » et « trans » subjectif » (page 325) – c’est-à-dire le sujet, le collectif et les héritages.

Groupalité contrainte, instituée, qui revendique alors – dans son projet de vie, dans sa tâche primaire, dans sa volonté de recourir à des groupes d’analyse de la pratique par exemple – la mise en échec du primat de l’individu par la transformation d’aspirations narcissiques en actes culturels. En se prêtant au jeu de l’élaboration sur les transferts (c’est à dire, mettre en mots dans le groupe la perception des mouvements qui émergent – images, jeux de langages, affects, créations de concepts), le groupe s’arrime à sa tâche primaire (la mission de l’institution) et se donne une chance de tempérer ces mouvements mortifères, en faisant une place pour du creux, pour du manque, en déjouant en cela les « pactes narcissiques » identificatoires entre usager et professionnel (pour le dire autrement, on pourrait évoquer les impasses d’alliances entre professionnel et usager qui s’échappent du cadre de l’institution).

Georges Gaillard et Guy Gimenez résument ainsi leur position en convoquant J.-B Pontalis « Lorsque le groupe accède au plaisir d’œuvrer et de penser ensemble, qu’il partage les éprouvés sans s’y confondre, il est alors à même de tolérer une place pour du manque, une place pour du creux, une place pour un féminin de liaison » (page 325). La conflictualité devient alors vivifiante dans les équipes lorsqu’elle est suffisamment ritualisée pour potentialiser les mouvements d’ouverture et d’adaptabilité du fait de l’incessante transformation des formes du malaise social que permet la parole. On pense au travail d’Emilie Grégoire (2014) sur le rôle de l’intervenant dans le maintien ritualisé du cadre : « L’animateur de groupe d’APP est avant tout un professionnel du cadre puisqu’il porte son attention sur la cohérence et la stabilité de celui-ci, en même temps qu’il est attentif au déroulement et à la situation groupale. Le cadre conditionne la réussite du processus d’analyse et contribue à la dynamique du groupe. »

Cadre de l’analyse de pratique professionnelle comme le rappelle Emilie Grégoire, mais avant tout, cadre de l’institution elle-même, poursuivent Gaillard et Gimenez. Sous l’effet d’une pression à réduire les coûts et à changer de modèle de management, les nominations exogames7 des directions d’établissements, en faisant rupture des filiations antérieures, stoppent les sédimentations des pratiques et bouleversent les légitimités (page 327). Ces mouvements ne sont plus atténués alors par la liaison que constitue le partage d’une culture de métier d’un milieu professionnel spécifique. En rupture de la généalogie et « de la dette d’altérité qui relie les semblables »8 (page 327), le sujet au travail risque une dérive mélancolique dans une recherche épuisante d’une jouissance à satisfaire sous la forme non dissimulée d’une volonté de prise de pouvoir.

Ce cadre de l’institution avec ses rites, ses héritages bien que coûteux au regard des principes gestionnaires contemporains, n’en a pas moins une fonction essentielle, celle d’un renoncement du sujet à sa toute-puissance. Parce qu’ « au niveau des professionnels, tout nouvel arrivant est, d’emblée, suspect d’être en position de prédateur potentiel » (page 328) il ne pourra y réussir qu’en « passant par le groupe » expliquent les auteurs. L’exercice professionnel ne peut se faire qu’au prix d’un « indispensable renoncement pulsionnel » obtenu par sa liaison « à la psyché groupale » (page 328), ce qui constitue le garant de la non prédation et permet la re-narcissisation de chacun suite aux échecs possibles.

Tout cela pour distinguer, ce qui se joue dans ce temps de la séance d’APP. Comment le groupe se saisit de la question « technique » posée (ici dans le cadre d’un GEASE) en conscience mais aussi comment le groupe à affaire avec d’autres renoncements. Renoncement à la toute-puissance, au pouvoir absolu du sujet sur les règles et l’histoire. Autrement dit, le groupe au travail dans le cadre de l’APP vient fabriquer du détachement entre les appareillages trop chauds entre professionnels et usagers de l’institution et permet dans le même temps de surmonter les échecs du métier. Mais tout cela a un prix, celui du respect des règles et des temporalités instituantes. Sans ce cadre, « l’omnipotence refait alors surface » page (328). La parole devient performatrice et les fantasmes désinhibés échappent à être circonscris par les « pactes antérieurs » institués. « L’interdit de prédation et le renoncement pulsionnel ne sont plus garantis » (page 329) alertent les auteurs.

Gaillard et Gimenez nous en disent beaucoup sur notre rôle et notre fonction dans le groupe d’APP. Loin des stratégies tayloriennes, c’est dans les marges, dans les controverses professionnelles et dans une temporalité longue que peuvent travailler ces laboratoires des liens souffrants que sont les institutions de la « mesinscription ». Car c’est dans les controverses que la dynamique groupale, mêlant reconnaissance et différence, permet de faire à nouveau, du nouveau. Ainsi, nous voici, animateurs de dispositifs d’APP, décrits au cœur de notre fonction.

C’est bien cela que vient travailler le dispositif d’APP en offrant un cadre groupale stable et sécurisant pour les personnels de l’institution. Par-delà la montée en expertise, il s’agit bien de « contourner » les impasses gestionnaires qui laisseraient le travailleur seul face aux éprouvés terrifiants (d’après Catherine Henri-Ménassé) de ces professions de l’impossible (le mot est de Freud). Et les auteurs de conclure que « tout groupe professionnel a besoin de s’éprouver comme suffisamment fécond… les professionnels sont alors moins tentés de jouer leur propre destructivité dans le lien à l’usager et dans le lien aux différents collègues » (page 330). Travailler, c’est renoncer à un quelque chose, accepter et construire un cadre avec les autres pour nouer et transformer des mouvements personnels en création collective. C’est bien cela qui se déroule lors d’une séance d’APP.

3. Le collectif dans l’individu ? 9 

C’est donc dans le sens d’une production groupale que doit travailler l’animateur en APP. Suivant les travaux de Georges Gaillard et Guy Gimenez, « le groupe doit s’éprouver comme suffisamment fécond ».  C’est dans cette perspective conjointe de développement des sujets et du collectif que nous proposons ce texte d’Yves Clot. Le groupe est le répondant générique du métier venant à la fois outiller le sujet pour agir et surplombant le nouvel arrivant pour y lier sa destructivité et son omnipotence au destin collectif. C’est ainsi qu’Yves Clot pourrait en distinguer à son tour, les mouvements dynamiques décrits plus haut.

« En matière d’analyse du travail, on peut pourtant considérer la question des rapports entre l’individuel et le collectif dans l’activité comme l’une des plus difficiles à résoudre » (page 145) postule Yves Clot (Clot 2008). L’animateur de séance d’APP se confronte à une dynamique dont les ressorts sont bien obscurs. Dans une perspective développementale, Lev Vygotski propose une voie qui relie ces mouvements interpsychologiques puis intrapyschologiques par le sujet : « L’individu devient sujet psychologique quand il se met à employer à son propre égard les formes mêmes de conduite que les autres ont employées vers lui » (Clot, 2008, page 146). Yves Clot propose alors de regarder la coopération des travailleurs dans le collectif comme la re-création dans la controverse professionnelle d’une histoire toujours refondée par les expériences vécues individuelles et peu à peu sédimentées. Elles prennent alors la forme d’un véritable instrument de travail venant outiller le professionnel face à des situations nouvelles : il y a toujours du collectif dans l’individu au travail.

C’est comme « un mot de passe » (on pensera ici au Shibboleth de Freud) que partage le collectif de travailleur pour expliciter ou anticiper les actes de l’activité de travail. Lors des séances d’APP se met en mots « un nœud de significations et d’intonations » qui  entré dans la chair des professionnels, pré-organise leurs actions et leurs conduites – c’est ce que veut dire « avoir le travail dans la peau ». C’est cet intercalaire dans l’activité du sujet que l’on désigne par le concept de « genre professionnel ». Il est le « répondant générique du métier » qui met le sujet à l’intersection du passé et du présent, il est « cette mémoire pour prédire » d’après la très belle formule d’Yves Clot (page 146). Sans ce répondant, le choc avec le réel est un effondrement et le collectif reste sans voix et devient une simple collection d’individus. « Il faut simultanément, plusieurs travailleurs, une œuvre commune, un langage commun, des règles de métier, un respect durable de la règle par chacun, ce qui impose un cheminement individuel qui va de la connaissance des règles à leur intériorisation » (page 147) explique Damien Cru (1995) cité par Yves Clot. Nous voilà au cœur de notre activité d’animateur de groupe d’APP posant, par le dispositif, la question des liens entre le collectif et l’individu au regard des expériences de travail. Il s’agit de mobiliser un double mouvement qui vise le détachement de l’expérience du sujet en direction du groupe et son retour comme enrichissant le répertoire des possibles. Cette activité du groupe en APP vient outiller le professionnel au regard du travail bien fait.

Pour tenir face à l’activité de travail, dont les précédents auteurs convoqués nous ont indiqué où s’origine les conflits et tensions (les politiques gestionnaires, les mutations du social, les effets du langage, l’indifférencié), les registres du genre professionnel – que sont les règles de métier et la transmission d’une histoire du milieu de travail – sont toujours exposés aux dangers de la déliaison. La dégénérescence « du métier au carré » suivant l’organisation gestionnaire le dévitalise au détriment de l’efficacité et de la santé. En effet, cette voix de l’histoire du métier continue à parler en chacun des travailleurs, leur permettant de distinguer ce qui est « juste », « déplacé » ou inaccompli dans le métier (page 149). Le genre professionnel, « c’est le métier qui parle ».

Lorsque les controverses de métier ne sont pas possibles – du fait d’une organisation  rendant le métier aphone – le collectif ne pouvant faire évoluer le genre, s’accommode des transgressions nouant ainsi « le cercle vicieux du sous-développement professionnel ». Chacun ne pouvant plus compter alors que sur lui-même est renvoyé à la fragilité de ses équilibres privés, « et il n’est pas rare que les personnes en fassent une maladie » (page 150).

A contrario, lorsque le collectif fonctionne, le retrait de l’activité n’est pas un travail solitaire. En se confrontant aux diverses manières de faire, il devient possible « de se distinguer d’eux » et de faire émerger son propre style d’activité. « Avoir du métier suppose de s’affranchir du travail des autres, de se ressaisir vis-à-vis d’autrui. Mais c’est en répétant ses rapports avec eux autant de fois que nécessaire pour trouver « l’autre dans le même » que le sujet peu devenir un professionnel à titre personnel » (page 157). Bien sûr, les travailleurs n’ont pas attendu la mise en cadre d’un dispositif d’APP pour se fabriquer – parfois à grands frais – des espaces pour faire parler le métier (reconnaissance du travail bien fait) ni pour parler du métier (rencontres à la machine à café par exemple). Cependant, nous retrouvons ici, explicités en une formule élégante, les fondements du dispositif d’APP : le cadre et la répétition.

D’objet de préoccupation, la pratique groupale (maintenue vivante par la controverse) devient objet de ré-interprétation et moyen de faire du nouveau. « Le collectif est simultanément à l’intérieur de l’individu comme instrument et qu’il s’y développe en fonction des échanges extérieurs dans le travail collectif. » (page 154). Ces phénomènes sont d’autant plus visibles lorsqu’un nouveau rejoint le groupe, souligne Yves Clot : « dans cette confrontation à laquelle le nouveau soumet, même à leur insu, l’activité de ceux qui l’entourent, par contraste, l’action réalisée se détache de chacun et, finalement, n’appartient plus à personne en particulier » (page 157). La voilà alors disponible, les sujets peuvent en disposer, se l’approprier, la saisir. On réalisera ici l’importance dans les séances d’APP des étapes qui visent le développement du savoir analyser, permettant de faire jouer de et à nouveau, ce détachement de l’activité.

Une ré-écriture, une ré-appropriation subjective donc. « Le style, loin d’être un écart à la norme, est une reprise et une relance de la répétition collective au-delà de la répétition. Il se repère quand l’action est répétée sans être répétitive » (page 158). La controverse professionnelle repérée par Yves Clot n’est pas une répétition mortifère des mêmes patterns mais se propose sans cesse de réinventer le métier par une parole qui se risque dans le collectif de travailleurs – et dans le dispositif d’APP. Ce retour du sujet dans le groupe, ce dialogue entre invention et tradition, c’est le style de chacun qui conserve leur légèreté aux formes déjà fixées (page 159).

Ce genre professionnel qui se construit sans cesse « possède le ressort et la contenance qui permettent à chacun d’emprunter aux chaines opératoires et symboliques déjà constituées ceux de leurs éléments qui doivent servir à constituer une forme nouvelle d’action devant les inattendus du réel » (page 160). Et c’est là « une ressource décisive pour que l’activité individuelle d’un côté, et la tâche [dans le langage d’Yves Clot, il faut comprendre la prescription] de l’autre, conservent un devenir » (page 161).

4. Vignette clinique

Ce parcours théorique s’est proposé penser les buts de l’intervention de l’analyse de la pratique professionnelle, dans trois registres : l’institué et le social, l’appareillage entre soignant et soigné, le professionnel dans son groupe et l’émergence de son style. Nous proposons une vignette clinique afin de repérer les mouvements et les objets que nous avons tenté de décrire plus haut.

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Françoise, encadrante-formatrice (arrivée depuis un an) dans cette institution d’insertion sociale par le travail interpelle le groupe dans le dispositif GEASE Elle prend donc la parole :

« … Au moment de proposer à Roberto cette consigne de travail… J’ai eu cette sensation qu’il le faisait parce qu’il était obligé. Il parle le français… mais montre vraiment peu d’enthousiasme. J’ai l’impression qu’il me juge, qu’il juge notre manière à nous de travailler. Je ne sais plus comment me positionner. Finalement que vient-il chercher ici ? Où est le curseur ? Quel travail faire avec lui ? J’ai l’impression que ce que nous faisons ne répond pas à sa demande. Cela me pose la question de ce qu’il attend de nous ? …Comment l’accompagner si tout lui fait violence ? Du coup je me demande comment gérer les différences de rythmes et de savoir dans mon équipe. Comment communiquer sur ses problèmes s’il ne parle pas bien le français ? Et comment je réponds à cet air désabusé ? »

Françoise pose finalement la question au collectif : « Comment travailler avec des personnes qui ont un problème social mais pas un problème de capacité de travail ? ».

Le collectif au travail échange sur les hypothèses de compréhension et Françoise écoute :

–    « Roberto, est le chouchou de l’équipe en ce moment parce qu’il connaît notre métier.

–          C’est un travailleur sur lequel on peut compter. Il est autonome.

–          Le coté du travail sur le terrain n’est pas tout. Il y a à accepter l’équipe, les autres.

–          A  (nom de l’institution) il y a la consigne à respecter, c’est que chacun travaille à son rythme.

–          Situation paradoxale de (nom de l’institution) de produire avec des gens en difficulté à travailler. Ici le rapport est inverse

–          Apprendre le français c’est respecter les autres. Roberto ne veut pas aller en cours. Je croyais qu’il parlait pas la langue.

–          Il y a de l’agressivité envers l’encadrante-formatrice. Respecter la langue c’est intérioriser quelque chose des autres. C’est le respect du groupe. Le respect de la hiérarchie.

–          Le manque d’attrait pour la langue, n’est pas le manque d’attrait pour le pays. Roberto aime la France.

–          Oui, il connaît bien les arcanes de l’aide sociale. J’ai eu une conversation avec lui, il sait parler de lui de son parcours de vie. Se situer.

–          Tu nous fais pas du Sarko là ?

–          Remarquez, vous dites qu’il tient une conversation, mais il ne connaît pas le nom des outils !

–          Il faudrait repréciser le cadre de travail avec lui, ici, on est une équipe qui travaillons à l’insertion, à la construction d’un projet professionnel par notre activité… ce que l’on fait ici n’est pas de la formation au métier…

–          Oui, il parle le français mais il est impossible d’avoir une conversation professionnelle avec lui… ll ne connaît pas finalement le métier.

–          Et lorsqu’il travaille, il travaille quand même tout seul.

–          Ca me rappelle le cas de Rachid …. Mais là c’est quand même un peu différent.

–          Moi Inès où on avait parlé de la question de privilégier une personne en connaissant son passé et le rapport au groupe…

–          On pourrait quand même repréciser notre commande ici. Il y a quelque chose à faire par rapport à la maîtrise de la langue dans l’accompagnement au projet professionnel. Pour l’année 2013 nous avions 40% des personnes qui parlent mal le français… »

Françoise fait un retour au groupe pour conclure la séance d’analyse mais la conversation s’anime :

–          « Il faut qu’on réfléchisse à construire un dispositif où il serait contraint à avoir des interactions sociales avec le reste de l’équipe des travailleurs. On pourrait lui faire passer l’idée que bien qu’il travaille correctement, si il ne parle pas le français « technique » il ne pourra pas s’en sortir…

–          Oui, ça revient à travailler la façon d’une conversation professionnelle avec lui. Parce qu’il ne connaît finalement pas si bien que cela le métier.

–          On pourrait le mettre en charge de conduire le groupe pour…

–          Sa posture pour l’instant ne répond pas à la commande de notre institution. S’il ne s’engage pas dans un projet professionnel, nous n’allons pas le renouveler. Faut qu’on trouve…

–          Il faut réfléchir à quelque chose… »

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5. L’animateur en APP à la croisée des temps et des lieux

Au regard des travaux théoriques cités plus haut, il nous est possible de reconnaître dans « la démarche compréhensive impliquant un processus réflexif » groupal (Drutel & Calmejane, 2014) – qui est la pierre angulaire de notre définition de l’APP –  les inscriptions (sociales, institutionnelles, interpersonnelles, transpersonnelles) que mobilise notre cadre d’intervention (GEASE). Au regard de notre expérience de terrain et des questions qui émergent dans la littérature traitant du cadre ou des émotions dans l’APP, il nous semble qu’il se joue plusieurs scènes lors d’une séance : l’une « en conscience » qui évoque le métier et ses règles, et l’autre – grâce au dispositif qui déclenche et protège – qui provoque des prises en charge et des re-nouages sans être explicitement évoqués (le groupe travaille cela « tout seul »). Notre pratique nous montre qu’il y a alors dans le collectif de travailleurs la conviction que le métier ne peut se déployer qu’au prix d’un renoncement à un plaisir personnel. Ce que nous souhaitons montrer à travers ce parcours littéraire, c’est qu’il y a du plaisir au travail pour soi avec les « autres en soi-même ». Les « autres en soi-même » (nous ne savons pas comment l’exprimer sous une formule plus élégante), il nous semble que c’est la culture. Et la culture, c’est autour de nous ce qui permet de penser le présent, dans le temps…

Deux dimensions et plusieurs temps donc : un temps d’exposition du cas qui est aussi celui des émotions qui saisissent le groupe, un temps d’élaboration sur la place de Roberto qui est aussi le re-nouage de Françoise au groupe, un temps de création groupale par un travail de figuration de ce qui s’est passé qui est aussi celui d’un nouvel outillage technique pour l’équipe (de nouvelles façons pour aider Roberto). Quelque chose doit se dire pour en faire de l’histoire à refaire. En faire toute une histoire pour ré-inventer de nouvelles pratiques, faire grandir le métier et les sujets réunis lors de la séance d’APP.

Ainsi le groupe signifie à Françoise les limites à re-construire pour réaliser le déplacement nécessaire à son activité : de sujet souffrant de confusion sur la scène du travail vers sujet professionnel au travail agissant avec l’expression de la souffrance de cet usager en permettant de tenir leur cadre. Ces effets de coupure étant agis dans le groupe (ce sont là des effets performatifs du langage comme nous l’ont montré les auteurs cités), il est possible alors de remettre de la hiérarchie, de l’histoire, en un mot du métier et de travailler à construire une réponse à la demande de Roberto.

Par ces quelques notes, nous souhaitons inviter les animateurs de groupe d’APP à penser leur place dans l’inconscient du groupe. Les quelques lectures proposées illustrent notre questionnement quant à nos éprouvés dans le quotidien de notre activité : émotions, troubles, sensibilités à certaines formules, l’intuition que quelque chose d’autre se noue ou se dénoue. En les distinguant, il nous est possible alors, de mieux percevoir notre place comme tenant d’un cadre et d’un dispositif mais aussi comme mettant en mouvement des mécanismes qui opèrent “sans nous”. Il s’agit aussi de percevoir le travail de culture qui s’y tisse et combien il est important et nécessaire pour les travailleurs de pouvoir tisser des liens entre le social, l’institué, et le subjectif.

Car, face aux politiques gestionnaires qui pèsent sur nos systèmes éducatifs, de soin, d’accompagnement, notre article s’est proposé d’explorer les nouages qui se réalisent dans l’activité de travail (entre institution et culture, entre institution et équipes, entre équipes et travailleurs) afin d’interroger le lecteur sur les rapports entre ce tissage social – que restaure ou entretient l’APP – et la santé. Au regard de notre pratique de terrain, la souffrance au travail des équipes n’est-elle pas à entendre du côté de ces nouages – et de la reconnaissance professionnelle – plutôt que de la sublimation?10

Il faut souhaiter que les animateurs en APP repèrent leur place et s’inscrivent dans cette double dimension, d’une parole sur le métier qui construit l’expertise et des nouages intersubjectifs sur « l’autre scène », pour résister aux sirènes tayloriennes et continuer à construire du collectif, en un mot, de la santé au travail.


Références bibliographiques

Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.

Cru, D. (1995). Règles de métier, langue de métier : dimension symbolique au travail et démarche participative de prévention. Paris : Mémoire EPHE.

Drutel, E., & Calmejane-Gauzins, C. (2014). Retour sur un séminaire. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, 75-84. http://www.analysedepratique.org/?p=1389.

Gaillard, G. & Gimenez, G. (2013). Narcissisme, créativité et prédation dans les groupes institués. Bulletin de psychologie, 66 (4), 526, 323-332.

Grégoire, E. (2014). Le cadre de l’analyse de pratique. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, 11-19. http://www.analysedepratique.org/?p=1046.

Henri-Ménassé, C. (2004). Au milieu du fleuve : entre le thérapeutique et le formatif. Canal psy, 64, 10-12.

Lebrun, J.-P. (2012). Clinique de l’institution. Toulouse : Erès.

 

 

 

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Notes

  1. Groupe d’entrainement à l’analyse de situations éducatives.
  2. Voir Henri-Ménassé (2004).
  3. Voir le documentaire « Se battre » de Jean-Pierre Duret et Andréa Santana.
  4. Dans Jean-Pierre Lebrun, Clinique de l’institution (2014).
  5. C’est en effet la hiérarchie qui permet à chacun de se figurer la primauté de l’ordre du collectif sur l’individu – position réaffirmée par Weber notamment.
  6. Titre de l’article de Gaillard et Gimenez (2013).
  7. C’est à dire, de nommer à ces postes de direction des gens qui ne sont pas issus de ce milieu professionnel spécifique. On retrouve alors, à la place d’anciens du métier, des gestionnaires.
  8. On retrouve cette idée aussi chez J-P Lebrun. La communauté, est le co-munnus, le partage à cause du manque, la conscience d’une dette aux anciens qui maintient le groupe solidaire. On peut parler aussi de travail de civilisation. Nous avons en partage un reste de souffrance narcissique dû au renoncement pulsionnel. Cela est nécessaire pour construire une civilisation.
  9. Titre du chapitre lu dans Clot (2008).
  10. Nous faisons référence à une conférence de Christophe Dejours tenue à Lyon en 2012 « Travail et sublimation ».