Armelle Balas-Chanel

Formatrice-consultante indépendante, Lyon
armelle.balas[arobase]orange.fr  –  www.balaschanel-developpement.com

Résumé

Cet article reprend, en l’adaptant aux attentes de la revue, le 8ème chapitre de mon livre paru dernièrement (Balas-Chanel, 2013). Il revisite les étapes du processus réflexif étudié dans les sept premiers chapitres, dans le cas particulier d’une Pratique Réflexive en groupe. Son objectif est de clarifier ce qui est attendu des différents participants (Accompagnant, Accompagné, pairs) tout au long du processus, tant mentalement que verbalement. Après avoir précisé ce que j’entends par Pratique Réflexive, je présente succinctement le processus que je propose individuellement et collectivement, pour terminer en détaillant chaque étape de la Pratique Réflexive avec un groupe.

Mots-clés 

Pratique Réflexive, groupe, retour de stage, apprentissage

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Balas-Chanel, A. (2014). La pratique réflexive dans un groupe, du type analyse de pratique ou retour de stage. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 28-49. http://www.analysedepratique.org/?p=1062.


download-icon Article en PDF           et-info-comment Commentaires


 

Que l’on soit formateur en Institut de Formation de Soins Infirmiers ou ailleurs, cadre de proximité ou Accompagnant de séances de Pratique Réflexive, la question de leur accompagnement avec un groupe mérite d’être étudiée.

Le but de ce texte n’est pas décrire un ou l’autre dispositif spécifique de travail d’analyse en groupe. Je me propose plutôt de développer les caractéristiques de la Pratique Réflexive dans un collectif (son processus global, ses étapes, ce qui est attendu de chacun, la richesse et la spécificité de l’apport des participants, les différents aspects de contractualisation à mettre en place, etc.) en laissant le lecteur faire lui-même des liens avec les démarches et dispositifs d’analyse de pratiques qu’il connaît et anime.

L’évolution du dispositif de formation dans les IFSI (Instituts de Formation des Soins infirmiers) a donné un nouveau rôle au formateur : celui d’accompagner les apprentissages des étudiants par la Pratique Réflexive, pour les aider à construire leurs compétences professionnelles1. Cette nouvelle pédagogie, qui encourage la posture réflexive, est un  réel changement pédagogique : il ne s’agit plus d’enseigner des savoirs, mais de faire construire par les étudiants leurs compétences. Celles-ci deviennent la cible de la formation, et le savoir, sans être abandonné, (re)devient une composante de la compétence.

La revue « Soins, cadres de santé » souligne en 2008 combien le référentiel de formation est innovant. Il s’agit d’aborder la formation à partir de l’activité et des situations de soins. Centré sur la clinique infirmière, ce référentiel fait appel à des méthodes pédagogiques alimentées par la Pratique Réflexive. L’objectif est de permettre à l’étudiant de prendre conscience de sa pratique singulière, d’en comprendre les effets et de construire des savoirs transférables de manière concrète, dans d’autres situations. On passe du modèle pédagogique « enseigner » à ceux d’ « aider à apprendre » et d’ « apprendre à apprendre ». L’enjeu est de relier fortement la formation aux compétences professionnelles.

La posture réflexive demandée aux étudiants a pour objectif affiché de leur permettre d’apprendre de leurs expériences concrètes, « de comprendre la liaison entre savoirs et actions, donc d’intégrer les savoirs dans une logique de construction de la compétence. Cette posture consiste (…) surtout à revenir sur les acquis, les processus et les stratégies utilisées pour en dégager les principes transposables. Ainsi sont nommés et valorisés les principes de l’action, les références scientifiques, les schèmes d’organisation, etc., tout ce qui contribue à fixer les savoirs et à les rendre disponibles et mobilisables lors de la réalisation d’autres travaux2.

Cette pédagogie, qui encourage l’étudiant à revenir sur des situations concrètes qu’il a vécues, pour construire des connaissances et des compétences, est incontournable pour toute formation qui conjugue approche théorique et approche pratique. Le bénéfice de la Pratique Réflexive, pour les étudiants, provient des gestes mentaux qu’elle leur demande :

  • S’interroger sur sa propre pratique,
  • S’approprier sa propre expérience,
  • Mettre à distance ce qui lui arrive, pour mieux le comprendre,
  • Prendre conscience de sa manière d’apprendre, pour apprendre à apprendre,
  • Prendre conscience de sa manière d’agir, en tant qu’infirmier, pour devenir infirmier,
  • Prendre pour objet de réflexion son action physique, mentale, ses prises de décisions, pour en comprendre les ressorts, souvent implicites mais puissants,
  • Elargir la réflexion dans l’action à la réflexion sur l’action et sur ce qui la pilote plus ou moins consciemment,
  • Analyser une situation, en s’interrogeant : « Comment j’ai, moi aussi, contribué à ce qui est arrivé ? »
  • Construire du positif, à partir d’événements (positifs ou non) en se demandant « Quoi qu’il m’arrive, qu’est-ce que cela m’apprend ? »
  • Prendre appui sur le passé pour envisager l’avenir en étant mieux outillé, plus « instruit »,
  • Prendre appui sur ces nouvelles connaissances pour produire des comportements adaptés dans des situations toujours nouvelles,
  • Construire une identité professionnelle réfléchie et évolutive,
  • Devenir un « praticien réflexif »,
  • Devenir autonome,
  • Construire de la connaissance, au delà des théories existantes, être un « praticien chercheur ».

Lors des formations et des séances de Pratique Réflexive que j’anime auprès des cadres de santé de nombreux centres hospitaliers, d’IFSI et d’IFCS ( Instituts de Formation des cadres de santé), j’ai pu constater combien les formateurs et les cadres de service avaient besoin de revisiter leur pratique, du fait de ce changement de dispositif de formation et d’encadrement par les compétences. Pour prendre ce virage en équipe et avec les étudiants, un temps de compréhension et d’appropriation de nouvelles compétences du métier de formateur est nécessaire.

  • Placer l’étudiant au centre de la pédagogie, en se centrant sur sa pratique et sur ses compétences. Car la question est bien « Moi j’enseigne, mais eux apprennent-ils ? »3
  • Développer une écoute centrée sur la personne et tout particulièrement sur sa manière d’apprendre et d’agir,
  • Accueillir autrui là où il en est, pour l’accompagner vers son meilleur potentiel,
  • Guider l’autre de manière rigoureuse et souple,
  • Créer les conditions pour que chacun prenne conscience avec clairvoyance et bienveillance de ses pratiques apprenantes et professionnelles, jusque dans ce qu’elles ont d’intuitif et de non conscient,
  • Développer et partager des compétences d’analyse de l’activité singulière,
  • Partager le Pouvoir que le Savoir procure, en donnant à l’apprenant les moyens de construire de la connaissance de manière autonome.

1. Qu’est-ce que la Pratique Réflexive ?

Dans le champ de la Pratique Réflexive, certains mots ou certaines expressions méritent d’être différenciés : Pratique Réflexive, posture réflexive, réflexion et réfléchissement, analyse de pratique, analyse de situation, etc.

1.1 La Pratique Réflexive

La Pratique Réflexive est un processus mental qui vise à apprendre à partir des expériences vécues, par un retour de la conscience sur elle-même, de manière régulière et volontaire, avec le but de prendre conscience de sa manière d’agir et de réagir, dans les situations professionnelles ou formatives. Ce retour réflexif a pour finalité de réinvestir dans la pratique à venir les enseignements tirés de cette expérience et de construire ainsi les compétences professionnelles attendues. C’est revenir sur sa pratique, sur son action4, sur sa manière d’agir ou d’apprendre. Elle peut avoir lieu pendant l’action (Schön, 1994 ; Legault, 2007), mais elle peut se faire a posteriori, dans des moments consacrés à ce retour réflexif (Vermersch1996a). Pour cela, il importe de faire exister à la conscience sa propre pratique, dont une bonne part n’est connue qu’en acte5 et reste implicite. C’est en la décrivant telle qu’elle a été pratiquée (et non telle qu’elle est prescrite ou telle que la personne s’imagine ou souhaiterait avoir agi) que l’Accompagné peut devenir conscient de sa pratique, qui devient ainsi objet de réflexion. La Pratique Réflexive n’est pas spécifique à un milieu de formation et peut être pratiquée dans de nombreux contextes professionnels.

La Pratique Réflexive en IFSI a pour objet les activités des étudiants, qui sont de trois types :

  • Les activités pour apprendre, du fait qu’ils apprennent un métier (la pratique apprenante, Balas-Chanel, 2007)
  • Les activités professionnelles en stage, en TP, du fait que c’est un métier qu’ils apprennent (la pratique infirmière)
  • Les activités réflexives de retour sur des expériences vécues, du fait qu’ils apprennent à devenir des praticiens réflexifs (la Pratique Réflexive)

Chacune de ces pratiques peut être prise comme objet d’analyse, pour construire des connaissances et des compétences.

Elle est mise en œuvre dans le suivi pédagogique individuel, les retours de stages, les séances d’analyse de pratique, le Travail de Fin d’Etude (TFE).

La Pratique Réflexive s’intéresse autant aux réussites qu’aux erreurs ou aux difficultés. Celle qui porte sur les réussites permet la compréhension de ce qui fonctionne, quand ça fonctionne et l’appropriation de « bonnes pratiques ». En revenant sur ses erreurs, sans complaisance mais avec bienveillance, il devient possible de comprendre comment et pourquoi on en est arrivé à ce résultat et d’imaginer ainsi de nouvelles stratégies de plus en plus efficaces.

1.2 La posture réflexive

La posture réflexive est une posture mentale nécessaire à la Pratique Réflexive qui est loin d’être spontanée. Si vous demandez à quelqu’un de vous décrire sa journée, il y a de fortes probabilités pour qu’il vous parle de ce qui s’est passé durant cette journée (l’incident professionnel, le nouveau collègue qui est arrivé, …) et non de ce qu’il a fait, lui-même, durant ces événements (comment il a réagi devant cet incident ou comment il a accueilli ce nouvel arrivant). Il s’agit donc de tourner son attention vers soi-même et vers son activité mentale et physique, plutôt que vers le contexte dans lequel s’est déroulée cette activité.

Cette posture nécessite de « parler en je » (point de vue en première personne, Vermersch, 1997), car chaque personne est seule à connaître son expérience singulière d’un point de vue subjectif (et non en « tu », en « ils » ni même en « on »). C’est une posture qui requiert de la curiosité et de la bienveillance à l’égard de soi-même. Accepter de se regarder tel qu’on est et tel qu’on a agi.

1.3 La réflexion

Il ne faut pas confondre Pratique Réflexive avec réflexion. Schön parle de réflexion dans l’action (au cours de l’action) et de réflexion sur l’action (a posteriori) (Schön, 1994). Dans le langage courant, le mot réflexion porte sur une question ou sur un problème ; il est synonyme de raisonnement. Si la réflexion peut précéder l’action (« Réfléchir avant d’agir »), elle la guide aussi pendant son déroulement (« Réfléchir pendant l’action »). La réflexion peut également être sollicitée après l’action, a posteriori : je repense au problème que j’ai rencontré et je cherche à le résoudre.

La Pratique Réflexive est un moment particulier qui sollicite tour à tour des temps de réfléchissement/description, des temps de réflexion/raisonnement pour aboutir à la conceptualisation de sa pratique et des temps d’anticipation de pratiques futures (par réfléchissement, j’entends une posture mentale qui permet de revivre mentalement une situation, pour en retrouver les éléments).

En effet «L’action est une connaissance autonome (Piaget, 1974). Elle est pour une bonne part opaque à celui-là même qui la met en œuvre de façon adaptée. En effet, il n’est pas nécessaire de savoir que je sais faire pour savoir le faire. Autrement dit une bonne partie de l’action relève du niveau de la conscience pré réfléchie (ou irréfléchie dit Sartre, 1936). Par nature, l’action est donc largement non conscientisée et sa description va immanquablement rencontrer l’obstacle de l’implicite. Implicite qui ne vient donc pas tant d’un déficit de la formulation (qui peut aussi être présent) que du fait qu’avant de thématiser le pré réfléchi il faut d’abord en opérer le réfléchissement et donc l’amener à la conscience réfléchie » (Vermersch, 1996a, p. 117).

1.4  L’analyse de la pratique

L’analyse de la pratique (aussi appelée analyse de pratiques, AdP) et l’analyse de pratiques professionnelles (APP) sont des dispositifs collectifs de Pratique Réflexive, réunissant des pairs, qui visent le développement professionnel. Les participants exposent leurs pratiques à partir de situations concrètes et les analysent ensemble, guidés par un animateur.

1.5. L’analyse de la situation

À la différence de l’analyse de pratique, qui se centre sur l’activité du sujet en première personne (de son point de vue subjectif) (Vermersch & Maurel, 1997), l’analyse de la situation se centre sur les événements et la situation, regardés en troisième personne (d’un point de vue extérieur). Les questions connues sous la formule « QQOQCCP : qui, quoi, où, quand, combien, comment, pourquoi ? » sont typiques de l’analyse de la situation. Le « comment » dans ce type d’analyse porte moins sur l’activité de la personne accompagnée que sur le déroulement de la situation. L’analyse de la situation vise à comprendre ce qui s’est passé : « Comment le patient est-il tombé ? ». C’est une réflexion à partir de faits observables dans la situation, en lien avec ce qu’on connaît des théories et de l’expérience. Alors que la Pratique Réflexive vise à comprendre : « Comment j’ai peut-être contribué à ce que le patient tombe ? », à partir de faits subjectifs non observables de l’extérieur.

2. Descriptif succinct des sept étapes du processus de Pratique Réflexive, pour apprendre de son expérience

La 1re étape de la Pratique Réflexive consiste à contractualiser la rencontre. « Qu’allons-nous faire ensemble et dans quel but ? ». Elle comprend la formulation de ce qui va constituer l’objet de travail au cours de ce moment de Pratique Réflexive et l’accordage sur la manière dont les participants vont s’y prendre. En effet, comme l’analyse (Paillé, 2012), la Pratique Réflexive s’inscrit toujours dans une « énigme à résoudre », elle est « à la remorque d’une problématique ». Mais, comme le constate Schön (op. cit.), « dans le monde concret de la pratique, les problèmes n’arrivent pas tout déterminés entre les mains du praticien ». C’est pourquoi une première étape de problématisation s’impose dans un processus de pratique réflexive. Celui-ci est motivé par une question, une recherche de compréhension, pour pouvoir agir, même si cette question ne s’impose pas de manière immédiate face à une situation professionnelle : « Pourquoi ça n’a pas marché et comment je pourrais m’y prendre pour y arriver ? » ou « Comment ai-je réussi ce geste technique que je n’avais encore jamais réussi ? »

La 2e étape a pour but de recueillir des données. « Comment l’Accompagné en est-il arrivé là où il en est arrivé ? ». C’est un temps descriptif, de recueil de données détaillées sur l’expérience passée pour que l’Accompagné et l’Accompagnant et les pairs se la représentent telle qu’elle s’est déroulée, du point de vue de l’Accompagné. C’est le moyen d’accéder au réel du vécu subjectif, pour pouvoir l’analyser ensuite. Elle requiert les deux étapes de l’entretien d’explicitation : le réfléchissement et la description. Il s’agit ici de mettre en place les conditions pour rendre accessible la part implicite de l’expérience subjective et pour l’objectiver. La recherche des données est guidée par la question formulée au cours de la première étape. Ce qui est produit durant cette étape de description constitue la matière première nécessaire pour les étapes de réflexion qui vont suivre. Plus cette description est riche et éclaire les couches de vécu du sujet accompagné, plus les étapes suivantes seront productives.

La 3e étape prend appui sur la description qui vient d’être faite pour prendre de la hauteur et analyser la situation et la pratique de l’Accompagné. « Avec quelles grilles de lecture, peut-on regarder la situation décrite ? » L’expérience décrite est prise comme objet d’analyse et elle est regardée sous différents angles. C’est un temps d’ouverture, d’élargissement, de reconstruction de la réalité à un autre niveau de lecture que celui réalisé spontanément, dans le flux de l’action, par l’étudiant. Analyser pour donner du sens, c’est faire des liens entre les éléments pour mieux comprendre les événements, les interpréter, les expliquer. C’est « décomposer cette unité qui n’est pas claire pour nous et en reconstruire une nouvelle qui nous serait plus claire. » (Paillé, 2012, p. 47). La description est un matériau, l’analyse est la méthode qui en permet la compréhension. L’analyse est guidée par la question initiale, formulée lors de la première étape. Il s’agit ici d’aider l’étudiant à regarder simultanément son expérience et la question qu’il se pose, à la lumière de cadres théoriques de référence (souvent issus de sa formation) ou d’expériences personnelles antérieures qui lui permettent de se décaler pour regarder autrement l’expérience analysée.

La 4e étape vise à modéliser et à conceptualiser. La question est de savoir quelles nouvelles connaissances ou quelles nouvelles représentations émergent de ce travail descriptif, enrichi de celui de l’analyse, ou quelles connaissances acquises en théorie ressortent renforcées de manière pragmatique.

La 5e étape a pour but de permettre à l’étudiant d’imaginer, d’inventer ou de récapituler des axes d’action efficaces. « Que faire, dans un cas similaire ? » C’est le moment de rendre opérationnelles ces nouvelles connaissances.

La 6e étape vise à concrétiser ces axes d’action dans l’anticipation de l’avenir. Cette étape se distingue de la précédente par son caractère très concret et contextualisé. « Comment la personne accompagnée aurait-elle pu jouer concrètement sa partition dans le contexte singulier de cette situation ? » ou « Comment va-t-elle agir concrètement dans une situation de ce type ou dans la poursuite de cette situation ? » ou encore « Qu’est-ce qu’elle envisage de faire et comment, dans d’autres situations plus ou moins proches, éclairées par le produit de ce processus ?

La 7e étape se déroule au-delà du temps de Pratique Réflexive, mais les six premières n’auraient pas de sens si cette dernière étape n’avait pas lieu. C’est le temps de faire ce qui a été envisagé. Il s’agit de mettre en œuvre les pratiques imaginées ou conscientisées pendant la Pratique Réflexive. Cette étape est le retour dans la réalité professionnelle ou de formation ; c’est l’occasion pour l’étudiant de vivre des expériences, enrichies de nouvelles connaissances métacognitives6. Ces nouvelles expériences permettent de valider les pratiques imaginées ou de mesurer le chemin qui reste à parcourir pour aboutir à un résultat satisfaisant.

 

  balas-1
Figure 1 : les sept étapes de la Pratique Réflexive

 

Ce processus peut être parcouru plus ou moins rapidement, plus ou moins formellement : avec un étudiant qui demande un entretien d’une dizaine de minutes avant de retourner en cours, avec un autre au cours d’un suivi pédagogique d’une heure, avec un troisième pour l’aider à réaliser son travail de fin d’étude, avec un groupe d’étudiants sur un terrain de stage, avec un groupe d’étudiants en analyse de pratique. Quelle que soit la durée de l’échange, chaque étape est nécessaire. Plus les trois premières étapes sont soignées, plus les trois suivantes seront fluides. Il peut arriver que les étapes d’analyse, de construction de connaissances et de transfert s’enchaînent de manière si fluide que l’étudiant ne se rend pas compte que ce sont des gestes mentaux différents qui s’enchaînent dans sa tête. Mais il est important que l’accompagnant sache toujours où il en est dans le processus et soit attentif à ce qu’il provoque par son accompagnement comme activité mentale chez l’Accompagné.

3. La Pratique Réflexive avec un groupe 

C’est une question récurrente dans les formations que j’anime : « Maintenant que je sais accompagner une personne dans la Pratique Réflexive, comment faire avec un groupe ? »

Les interrogations des Accompagnants concernent ce qu’ils appellent à tort la « mise à nue » de la personne qui décrit son expérience devant ses pairs. Ils s’interrogent aussi sur la gestion du temps et l’animation des prises de paroles.

Il faut distinguer deux types de collectifs de travail, en Pratique Réflexive : le groupe, pour un travail du type analyse de pratique, retour de stage, séance d’aide à l’apprentissage, préparation de dossiers (TFE, VAE), et l’équipe, pour un travail du type débriefing d’un travail réalisé en commun (les team building, retours d’expérience, débriefings formatifs, débriefing comportemental). À ne pas confondre avec le débriefing psychologique, centré sur la gestion des émotions provoquées par un traumatisme psychologique)7.

Quand un groupe est réuni pour une séance de Pratique Réflexive, chacun a vécu séparément des expériences propres, plus ou moins similaires : par exemple les pairs en analyse de pratique ou des personnes accompagnées en Validation des Acquis de leurs Expériences (VAE) pour un même diplôme. En retour de stage, les étudiants sont allés dans des entreprises ou dans des services différents, mais ils ont tous eu à effectuer des tâches en lien avec leur formation, se sont trouvés en situation de communication avec des collègues, des clients, des familles, etc. Le travail de Pratique Réflexive va donc consister à témoigner de pratiques professionnelles réelles et singulières, à les analyser ensemble pour que chacun en tire des enseignements pour sa propre pratique.

Ce qui fait la spécificité de la Pratique Réflexive au cœur d’un groupe, c’est la présence de tierces personnes en plus de l’Accompagnant et de l’Accompagné. Quel est l’intérêt de la présence de ces tierces personnes ? Que sont-elles censées faire ? Quelle vigilance l’Accompagnant doit-il apporter à ces situations ? C’est étape par étape que nous allons pouvoir prendre en compte ce qui fait la spécificité de la Pratique Réflexive en groupe, car la richesse de la Pratique Réflexive dans un collectif tient justement à la présence de ces tierces personnes.

3.1 Contractualiser, une succession de contrats emboîtés

L’adhésion des participants à la Pratique Réflexive se joue à plusieurs niveaux et sur plusieurs points.

3.1.1 L’adhésion d’un groupe au processus de la Pratique Réflexive

Lors du contrat initial, chacun doit comprendre le but visé par la séance collective, le bénéfice que chacun peut en tirer et le rôle que chacun doit jouer à chaque étape. Il est important que chacun se représente les conditions nécessaires pour que la Pratique Réflexive soit confortable et riche pour tous.

Comme pour l’accompagnement d’une seule personne, il va donc falloir présenter la séance (et/ou le déroulement des séances à venir) et demander au groupe si chacun est d’accord ou s’il y a des points à éclaircir avant de commencer. Le but de ce premier contrat est de créer les conditions d’adhésions optimales.

Un support écrit peut utilement faciliter l’appropriation du processus et l’adhésion à la Pratique Réflexive :

  • Il peut être écrit sur le tableau, au fur et à mesure que l’Accompagnant explique comment la séance va se dérouler, en interactions avec les participants (« Quelles questions cette organisation vous pose-t-elle ? »)
  • Cela peut être un document pré-établi, que l’Accompagnant relit et commente avec les participants, laissant place à toutes les questions qu’ils souhaiteraient poser et y apportant ses réponses. L’avantage d’un tel document est de pouvoir y revenir à la séance suivante pour rappeler le mode de fonctionnement de la Pratique Réflexive et de permettre à chacun de l’utiliser pour soi-même lors d’un travail individuel qui nécessiterait un processus réflexif.

Quand j’anime pour la première fois une séance Pratique Réflexive auprès d’un groupe, je passe une bonne partie de la séance à présenter comment je conçois la manière de travailler ensemble, les étapes d’une séance, mon rôle et celui des participants, les modalités de fonctionnement pendant et après les séances (j’y consacre environ une heure). Je demande aux personnes si elles ont des questions avant de poursuivre la Pratique Réflexive à propos d’une pratique professionnelle concrète, proposée par un participant. La seconde partie de la première séance est une sorte de « galop d’essai ». Il s’agit de permettre à chacun de s’approprier les « règles du jeu », de les comprendre, éventuellement de les aménager pour ce groupe spécifique. A la fin de la première séance, je demande, comme convenu auparavant, qui souhaite participer aux séances suivantes et qui souhaite en rester là. La plupart des personnes s’étant inscrites volontairement, je n’ai encore jamais rencontré de désistement.

Il existe de nombreux types d’analyses, qui se différencient notamment par les théories que l’animateur et les participants mobilisent pour analyser les pratiques : approches psychanalytiques, psychologiques, psychosociologiques, etc. Il est donc important, dans ce contrat initial, de préciser aux participants quel type d’Accompagnement leur est proposé ici. La Pratique Réflexive que j’accompagne vise à construire des compétences professionnelles et non à accompagner les personnes dans un processus thérapeutique. Elle se centre sur la pratique singulière et le vécu subjectif des personnes, en un mot, la psychophénoménologie: c’est à dire qui s’intéresse à ce qui apparaît au sujet, d’un point de vue subjectif (Vermersch, 1996b ; Maurel, 2008). Il s’agit en priorité d’utiliser une méthodologie qui aide l’Accompagné à s’informer (c’est la métacognition) de sa manière d’observer, de penser, de décider et d’agir ou d’apprendre, par une description fine faite en évocation de son expérience passée (la PPI, Position de Parole Incarnée chez Vermersch, 1996a). La finalité de ce travail collectif est de permettre à chacun d’apprendre d’expériences concrètes pour développer ses compétences. Il est important de souligner que ce temps de Pratique Réflexive est l’occasion de parler avec confiance et bienveillance de ses pratiques réelles, de ses difficultés, de ses interrogations. C’est l’espace privilégié pour cela, puisque chacun est là pour écouter avec bienveillance, aider à comprendre ce qui s’est passé et pour trouver des manières d’agir en professionnels, quelles que soient les situations complexes et toujours singulières qui se présentent.

3.1.2 L’adhésion au choix de l’objet sur lequel portera la Pratique Réflexive en groupe

Dans le cas d’un retour de stage, par exemple, la question se pose de savoir sur quelle(s) situation(s) proposée(s) par les participants le groupe va travailler. Pour faire un choix, il est nécessaire que l’ensemble des situations possibles soit présenté, mais il ne faut pas que cette présentation grignote le temps de la séance de Pratique Réflexive. Pour gagner du temps dans ce tour de table, je demande d’abord à chacun de prendre un temps silencieux pour laisser revenir une situation sur laquelle il aimerait travailler avec les autres participants. Il est important que chacun ait une situation à proposer, pour que tous s’impliquent. Je demande par exemple « Une question, un thème ou une situation sur laquelle vous aimeriez réfléchir avec l’aide du collectif, parce qu’elle vous a interpelé, parce que vous l’avez trouvée difficile, parce que vous n’êtes pas satisfait du résultat auquel vous êtes arrivé, ou au contraire parce que vous aimeriez partager avec le groupe une situation dont vous vous êtes plutôt bien sorti ».

Les participants peuvent ensuite proposer tour à tour la situation qui les a interpelés, intéressés, déroutés ou qu’ils ont plutôt bien réussie. Ils peuvent éventuellement proposer un thème « la relation avec les familles », charge à l’Accompagnant d’amener la personne qui propose ce thème à retrouver et évoquer une situation vécue qui est à l’origine de cette demande.

Pour que la prise de parole soit brève et précise, elle se fait sur un canevas proposé à l’avance :

  • Succinctement, c’était quand, où, avec qui (selon l’intérêt de ces informations) ?
  • Les résultats auxquels je suis arrivé.
  • Ce dont je suis satisfait ou insatisfait.
  • La question que je me pose est : « Qu’est-ce que j’aurais pu faire pour… ? » ou « Comment j’aurais pu faire pour… ? », s’il s’agit d’une situation dont la personne n’est pas satisfaite ; ou « Comment j’ai réussi à… ? », s’il s’agit d’une situation dont la personne est satisfaite.

Pendant le tour de table, qui se déroule suivant les demandes de prises de paroles, les tierces personnes (condisciples, collègues, tuteur, formateur, …) écoutent pour comprendre avec empathie la problématique de chacun, sans poser de questions.

Dans une séance collective, qui peut durer entre une et trois heures, il n’est pas possible de travailler de manière approfondie toutes les situations proposées dans ce tour de table. Il est donc nécessaire de choisir celles qui feront l’objet du travail de la séance. Je préfère a priori être le garant du choix et le faire moi-même. Plusieurs critères me guident, selon cet ordre de priorités :

  • Une demande urgente ou que je perçois comme telle (manifestation d’une forte émotion ou d’une inquiétude, par exemple),
  • Une situation ou un thème qui semble récurrent dans le tour de table,
  • Une situation proposée par un participant qui n’a pas encore eu l’occasion de travailler à propos de sa propre pratique,
  • En dernier ressort, je sollicite l’avis des participants.

Une fois la situation choisie, la question initiale, formulée par la personne, est écrite au tableau pour que tous gardent en tête l’objectif de cette séance de Pratique Réflexive : trouver des réponses à cette question à l’issue du processus, des pistes d’actions physiques, mentales, relationnelles, d’attention, de prises d’informations ou de décision…

3.1.3 L’adhésion des participants à jouer un rôle dans le processus de Pratique Réflexive

Le contrat avec les participants concerne le rôle des membres du groupe à un travail de Pratique Réflexive, la posture à adopter quand ils vont contribuer à faire décrire et aider à analyser une pratique professionnelle qui n’est pas la leur. Ce point-là est traditionnellement abordé en termes de respect d’autrui et de confidentialité (il s’agit là d’une posture absolument nécessaire que la réciprocité favorise, chacun pouvant se trouver dans la situation de proposer une situation) mais il est rarement abordé en termes d’activité mentale et de questionnement.

Pourtant, il est essentiel que les participants sachent ce qu’ils ont à faire mentalement et dans leurs interventions, au cours de ce travail collectif :

  • écouter la personne qui témoigne de son expérience,
  • se représenter son vécu, avec empathie,
  • écouter comment cette expérience fait écho à leurs propres expériences.

Cette manière d’écouter permettra ensuite à chacun de contribuer à l’analyse de la pratique exposée, à la construction de connaissances et d’enrichir sa propre pratique de solutions possibles face à des situations similaires. Il est donc demandé à chacun d’adhérer à cette manière de travailler, pour participer à ces groupes de travail. Il appartient à l’animateur de faire ensuite respecter, avec fermeté, douceur et bienveillance, ces modalités de travail. Chacun prendra la parole, s’il le souhaite, grâce à l’animation et la distribution de la parole.

Dans un groupe important (20 personnes, par exemple), où il est difficile de faire de la Pratique Réflexive en donnant la parole à tous ceux qui voudraient la prendre, l’animateur peut proposer que quelques participants soient observateurs de ce qui se joue pendant la séance (la manière dont le processus s’est déroulé, l’orientation des questions posées, les domaines de verbalisation visités, les types de grilles d’analyse proposées, les types de connaissances énoncées, les pistes de transfert…), de façon à construire collectivement, à la fin de la séance, de la connaissance sur le processus de Pratique Réflexive, ce qui le favorise, ce qui le freine… C’est une bonne manière de répartir des tâches différentes (participer à la Pratique Réflexive proprement dite ou observer son déroulement) pour travailler à et sur la pratique Réflexive à différents niveaux (contribuer à la Pratique Réflexive ou construire de la connaissance sur la Pratique Réflexive).

On le voit, dans un travail de Pratique Réflexive en groupe, le rôle de l’Accompagnant se double de celui d’Animateur. Être clair sur les objectifs, les modalités, les rôles de chacun et leurs activités mentales et verbales. Les règles de respect, d’écoute, de prise de parole doivent être énoncées de manière concise et précise. L’Accompagnant doit être attentif aux mimiques des personnes présentes, car elles témoignent souvent d’une incompréhension, d’une interrogation, d’une crainte… ou d’une adhésion évidente. S’il lui semble que tout le monde est au clair sur ce qu’il a à faire et y adhère, il peut alors engager la seconde partie du processus.

3.1.4 L’adhésion de l’Accompagné à décrire devant le groupe son expérience subjective

Dans un travail collectif comme celui-ci, il est important que chacun s’engage dans la description de son vécu subjectif en se sentant en sécurité. Le contrat initial, passé auprès de la personne qui va témoigner de son expérience devant un groupe, ne diffère pas de celui passé en tête-à-tête : « X, est-ce que vous êtes d’accord pour revenir plus en détails sur la situations que vous avez proposée et pour nous décrire ce que vous avez fait, comment vous avez agi, dans cette situation ? »

Rassurez-vous, le déroulement de cette étape de contractualisation est plus court que le temps qu’il m’a fallu pour vous le décrire. L’important est que chacun se représente ce qui est attendu de lui et y adhère.

3.2 Recueillir des données du vécu d’une personne dans un groupe

Avant d’analyser une pratique, il est nécessaire de la faire expliciter. Dans le cadre de formations en alternance, les pratiques analysées peuvent être des pratiques professionnelles ou des pratiques apprenantes (Balas-Chanel, 2007).

3.2.1 Recueillir des données sur une pratique professionnelle

La verbalisation de la personne qui décrit son expérience est similaire à celle qui le fait dans un accompagnement individuel (voir chapitre 2, Balas Chanel, 2013). La différence vient de la présence d’auditeurs. Selon le contexte pédagogique, ces personnes peuvent être dans une attitude d’écoute attentive et bienveillante, sans intervenir. Elles peuvent être invitées à formuler des questions qui aideront l’Accompagné à décrire son vécu subjectif. Il est alors important que les questions soient toujours orientées vers la description, ce qui nécessite qu’il n’y ait aucun mot ou intonations qui puissent laisser transparaître le moindre jugement, le moindre commentaire, le moindre point de vue sur ce qui est décrit. Cela nécessitera de la part de l’Animateur une grande vigilance pour refuser (avec douceur et bienveillance, mais fermeté) toute question inductive, tout commentaire.

Pendant le recueil de données, les participants ne pourront pas faire autrement que d’en penser mentalement quelque chose. Il est important de leur préciser que ces commentaires n’ont pas à être verbalisés, ils sont à garder pour soi, en développant une véritable empathie. Ce qui sera décrit fera peut-être écho à leur propre expérience. L’Animateur peut proposer que ces témoignages soient apportés au moment de l’analyse, pour faire apparaître les points communs et les différences entre ces expériences et pour contribuer à leur analyse.

Pendant ce temps de recueil, les participants ont à la fois un rôle d’écoute, mais aussi de repérage des moments cruciaux par rapport à la problématique initiale, des actions clés du déroulement de la situation, de façon à les évoquer au moment de l’analyse.

3.2.2 Recueillir des données sur une pratique apprenante, dans le cadre de séances d’aide à l’apprentissage

J’ai longtemps animé des séances d’aide à l’apprentissage pour des jeunes et des adultes dans un Atelier Pédagogique Personnalisé, pour des étudiants à l’Université Joseph Fourier de Grenoble et pour des élèves en grande difficulté à l’EREA8 de Cognin (Balas, 1993 ; Balas, Boudant et Gineste, 1993 ; Balas, Mey et Plouin, 1994 ; Balas, 1996). Ces séances reposaient sur le processus de la Pratique Réflexive, mais portaient principalement sur la manière d’apprendre des participants. Selon le thème de travail fixé (comment repérer l’essentiel du secondaire dans un cours, comment mémoriser quelque chose, comment comprendre un énoncé, comment se concentrer, etc.) je proposais une mise en situation que chacun réalisait à sa manière. La suite de la séance consistait à permettre à chacun de décrire comment il avait fait pour réaliser la tâche demandée. Les descriptions se succédaient et duraient quelques minutes chacune. La proximité de la tâche facilitait l’évocation de l’activité et j’utilisais les techniques d’explicitation conjuguées au modèle de Jean Berbaumpour aider les participants à expliciter leurs stratégies réelles et singulières (Berbaum, 1994)9. Un temps d’analyse collective permettait de repérer les méthodes qui avaient été les plus efficaces et ce qui les rendait efficaces, mais aussi de repérer les styles d’apprentissage des participants. La séance se terminait par la formulation par chacun de ce qu’il allait faire de nouveau dans ses apprentissages qui aurait « le meilleur rapport qualité/prix », condition qui facilite l’adoption de nouvelles procédures.

Ce dispositif peut être utilisé auprès de tout groupe d’élèves ou d’étudiants, soit à partir de tâches fictives et courtes pendant la séance, soit à partir de tâches d’apprentissage réelles : préparation d’un partiel, réalisation d’une recherche, réalisation d’un geste professionnel…

3.3 Prendre de la hauteur, analyser

C’est le moment, pour l’Accompagné,

  • de mettre à distance son expérience, de la regarder « de l’extérieur » pour en comprendre les rouages,
  • de prêter attention à la manière dont les autres participants comprennent sa situation et sa pratique.

C’est un temps pour lui de mise à distance, d’ouverture à de nouveaux points de vue, à de nouvelles « perspectives » et à de nouvelles hypothèses.  C’est le moment où ses pairs vont peut-être attirer son attention vers des paramètres de la situation qu’il n’avait pas pris en compte. Cela lui demande d’être à l’écoute de ces différentes lectures, de les goûter, sans les rejeter a priori.

Quand j’anime ce genre de séances, je demande à l’Accompagné de proposer en premier ses propres clés de lecture, avant d’entendre celles de ses pairs, ou les miennes. En effet, l’explicitation de sa pratique dans la situation évoquée lui a obligatoirement apporté de nouveaux éclairages (sinon il n’y aurait pas d’explicitation) et il n’y a rien de plus adapté pour quelqu’un que sa propre lecture de son expérience.

Mais il est ensuite très riche de permettre à chacun de proposer ses grilles de lecture pour explorer l’expérience de points de vue très variés. Je propose donc ensuite, à ceux qui ont écouté, de proposer leur compréhension de la situation avec beaucoup de précaution. La consigne est de repartir des mots, tels qu’ils ont été dits dans la description avant de proposer une compréhension de la situation et une analyse, dans le but de partir de l’expérience subjective de la personne. Car nous, qui n’avons pas vécu la situation, nous connaissons finalement très peu de choses de l’expérience réelle de la personne, malgré sa description ; de plus, nous remplissons spontanément les vides de sa description par notre propre expérience et par nos connaissances qui ne correspondent pas obligatoirement à son vécu subjectif ni à ses connaissances.

C’est pourquoi j’invite les participants à utiliser des formules prudentes : « Si j’ai bien compris ce qu’a dit X », « Quand X a dit telle chose, j’ai pensé que peut-être… », « Si je suis X et que je me trouve dans cette situation, je crois que je pourrais peut-être faire telle chose », « Il m’est arrivé quelque chose d’assez similaire, et voilà comment j’ai réagi ». Dire « Si je suis X » signifie qu’il faut appréhender la situation décrite avec empathie, comme X l’appréhende et la perçoit, avec ses émotions, ses craintes, ses valeurs, ou du moins ce que nous en avons perçu et compris. Répondre à la question « Et moi, dans ce contexte-là, en étant X, comment je me sentirais capable d’agir ou de réagir ? » L’important est que les personnes qui prennent la parole ne se posent pas en donneur de leçon, mais ébauchent des pistes de compréhension.

Je propose aux participants de parler de la personne qui a présenté sa situation à la troisième personne (il ou elle). En effet, j’ai constaté que lui parler directement à la seconde personne (tu), engage le dialogue. Or il est important que l’Accompagné goûte la compréhension de ses collègues, sans les interrompre, sans les commenter, sans même corriger des faits mal compris de la part de l’auditoire.

En tant qu’Accompagnante, si le groupe peine à analyser la pratique décrite ou s’il y a un angle de lecture qui me paraît important et resté de côté, je m’autorise à proposer mes propres clés de lecture, sans me positionner en expert pour autant. Je les propose comme étant une manière de comprendre la situation parmi d’autres, ni plus juste, ni plus vraie. Il ne s’agit pas là de se positionner en tant qu’expert, mais en tant que participant à ce temps d’analyse. Durant cette étape, il n’est pas question de débattre. Il s’agit de permettre à chacun de regarder la situation avec différents points de vue, et chaque éclairage doit être pris pour ce qu’il est : un point de vue, une manière de comprendre les choses. Le débat empêche souvent une véritable écoute, il encourage à vouloir convaincre, plutôt qu’à écouter et goûter ce qui est dit.

Les clés de lectures et les hypothèses sont proposées parce qu’elles semblent éclairer la question initiale. Lors de séances collectives, quand je n’en perçois pas le rapport, je demande à la personne qui a la parole de préciser quel lien elle fait, de façon à rendre explicite sa lecture de la situation. Ces précisions ont pour effets de clarifier l’apport de l’intervention, même si je ne l’ai pas perçu immédiatement (ou de faire apparaître le fait qu’il n’y avait pas de lien).

3.4 Modéliser, conceptualiser

Une fois l’étape de l’analyse terminée, l’Accompagné va pouvoir exprimer ce qu’il sait de nouveau, ce qu’il a compris, par ce travail d’explicitation et d’analyse, et qui va l’aider à répondre à sa question initiale.

L’Accompagnant l’aide à aller au bout de cette clarification en lui posant des questions, chaque fois qu’il perçoit quelque chose de non abouti. Là aussi, cela demande à l’Accompagnant de ne pas penser à la place de l’Accompagné, mais d’aider à faire préciser ce qui semble peu précis, faire compléter ce qui semble peu complet, faire concrétiser ce qui semble trop abstrait ou global.

Les autres participants sont ensuite invités à formuler leurs propres connaissances (nouvelles ou consolidées). Ce temps de partage de nouvelle compréhension et de nouvelles connaissances de chacun est très important car il permet un enrichissement mutuel. Je vois souvent des personnes prendre des notes en écoutant leurs collègues, à cette étape du processus. C’est une sorte de fertilisation cognitive mutuelle, qui se renouvellera au cours des étapes suivantes.

Ici, l’important est que chacun ait à l’esprit « J’ai à tirer profit de ce que les autres disent, décrivent, analysent, construisent comme connaissances. J’ai à laisser ce qui est dit faire écho avec mon expérience, à faire des liens avec des situations que j’ai pu rencontrer, à me demander si je comprends comme eux, si ce qui est dit pourrait m’être utile ».

3.5 Se donner des axes d’action

L’Accompagné exprime en premier les pistes d’action qu’il lui semble pouvoir mettre en place ou les actions qu’il a déjà mises en œuvre mais qu’il mobilisera consciemment dans des situations similaires à venir. A cette étape il s’agit de se donner de grandes pistes d’action, sans les développer et d’en lister plusieurs (une par nouvelle connaissance, par exemple). L’idée est qu’il n’y a pas qu’une seule solution pour agir, pas une seule bonne manière d’agir.

Les autres participants peuvent ensuite ajouter les pistes d’action qu’ils imaginent pour la situation décrite ou pour des situations similaires. Il arrive aussi qu’ils indiquent des pistes d’action pour d’autres situations, d’autres difficultés, auxquels ce travail leur a fait penser et qui les concernent. C’est ce qu’il y a de remarquable, dans cette Pratique Réflexive collective: une situation concrète apporte quelquefois des éclairages à des situations qui n’ont qu’en partie à voir avec elle. L’Accompagnant peut éventuellement enrichir ces pistes d’action. Là encore, il veille à ce que son apport n’étouffe pas les propositions des participants.

3.6 Imaginer concrètement comment faire

Comme dans un accompagnement individuel, l’Accompagnant aide l’Accompagné à décrire comment il s’imagine concrètement rejouer sa partition, si, par un coup de baguette magique il pouvait la rejouer dans ses moindres détails, ou comment il va la jouer dans une situation similaire à venir. Comme pour l’accompagnement individuel, et selon les éléments recueillis dans l’étape descriptive, il s’appuie sur les schémas des satellites de l’action de Vermersch et sur des niveaux logiques de Dilts (voir chapitre 2, Balas-Chanel, 2013). Il confronte ainsi les propositions de l’Accompagné aux éléments contextuels et personnels qui ont pu être des freins dans l’expérience décrite, de façon à l’aider à formuler des actions qui contournent ou dépassent ces freins.

Les autres participants et l’Accompagnant peuvent éventuellement faire des propositions d’actions (physiques, mentales, d’attention, de communication…) concrètes et détaillées, qui n’auraient pas été proposées par l’Accompagné. En dernier ressort, c’est l’Accompagné qui décidera, pour lui-même, s’il « prend » ou non ces propositions complémentaires, sans qu’il ait à le dire ni à le justifier.

L’Accompagnant conclut la séance en demandant à chacun de formuler, s’il le souhaite, ce que cette séance lui a apporté, pour sa propre pratique (apprenante ou professionnelle). La difficulté ici est d’éviter les commentaires « C’était bien, c’était intéressant, c’était trop long » et de rester dans la construction de compétences « ça me conforte dans l’idée que je fais bien de prendre le temps de préciser au jeune pourquoi je suis là » ou « je me dis que la prochaine fois que je rencontrerai ce type de situation je serai attentif à… ».

Si le travail réflexif a porté sur la manière d’apprendre, l’étape précédente a souvent donné l’occasion aux Apprenants de découvrir qu’il existe plusieurs manières de faire pour comprendre, mémoriser, contrairement à ce qu’ils croyaient. Ils ont compris que leur manière d’apprendre a un impact sur leurs résultats, sur leur pratique. Ils peuvent donc maintenant inventer ou choisir une manière d’apprendre qui sera du « meilleur rapport qualité/prix », c’est-à-dire le meilleur rapport entre l’effort demandé et le progrès potentiel. En effet, il est plus facile de mettre en œuvre ce qui coûte le moins, en termes d’effort et de changement dans ses habitudes, et qui aura le plus d’effets bénéfiques sur les résultats.

C’est aussi le moment où les personnes qui ont éventuellement adopté une position d’observateurs vont pouvoir dire ce que cette observation leur a permis de comprendre ou d’apprendre à propos de la Pratique Réflexive (et seulement cette pratique). Il ne s’agit pas de revenir sur le contenu de ce qui a été travaillé, mais sur la méthode utilisée. Il ne s’agit pas de critiquer cette méthode, mais de dire en quoi chacun sort enrichi, ce qu’il a mieux compris, ce qu’il a appris, à propos de la Pratique Réflexive.

Il est intéressant, dans un but d’évaluer le confort des participants et d’améliorer sa pratique d’Accompagnant, de garder un petit quart d’heure pour avoir leur retour sur leur appréciation de la séance, en termes de déroulement et non plus de contenu.

3.7 Le faire

Comme pour l’accompagnement individuel et selon le contrat passé entre l’Accompagnant et les Accompagnés, la mise en œuvre de ce qui a été imaginé comme des actions possibles appartient à l’Accompagné. L’Accompagnant peut éventuellement assurer le suivi avec un calendrier de rencontres pour faire le point sur l’efficacité de ces nouvelles stratégies si c’est dans sa mission pédagogique ou si l’Accompagné le lui demande.

4. En conclusion

Une fois le processus de Pratique Réflexive décrit, que peut-on dire à propos de l’action et de la vigilance de l’Accompagnant, dans ce processus ?

Le premier point sur lequel je souhaite insister est l’importance d’avoir confiance dans le processus et dans ce qu’il va produire. Quand j’anime des séances de Pratique Réflexive en entreprise, je suis souvent saisie d’inquiétude, dans les premières minutes de retours d’expériences et de témoignages de situations professionnelles ; ce qui est décrit me paraît en effet tellement insoluble. Mais je sais que le processus, mis en œuvre dans son intégralité, apportera de nouveaux éclairages qui conduiront à trouver des réponses nouvelles. Et le déroulement de la séance le confirme toujours.

Quelques points fondamentaux de ce processus nécessitent un réel apprentissage de la part des Accompagnants et sont parfois de véritables revirements dans la pratique des formateurs, des tuteurs et des cadres de proximité.

Par exemple,

  • ne pas apporter de réponses immédiates aux Accompagnés, mais leur poser des questions sur leur expérience,
  • ne pas déverser de la connaissance, mais proposer un processus de questionnement qui génère de l’intelligence des situations et des pratiques.

Pour que la Pratique Réflexive soit efficace, il importe :

  • de partir de situations réelles et concrètes ;
  • de passer par toutes les étapes ;
  • d’objectiver le subjectif ;
  • de garder le cap donné par la question initiale ;
  • de donner toute sa place au dialogue et à la collaboration entre Accompagné, Accompagnant et autres participants, chacun dans son rôle ;
  • d’être attentif aux gestes mentaux que chaque étape nécessite.

Références bibliographiques

Balas Chanel, A. (2013). La pratique réflexive : un outil de développement des compétences infirmières. Paris : Elsévier-Masson.

Balas-Chanel, A. (2007). Aider à apprendre : métacognition et explicitation. Expliciter, 68, 40-51.

Balas, A. (1996). Mieux apprendre par la prise de conscience de sa démarche : témoignages, Nancy : Clés à venir, CRDP de Lorraine, 12, 77-84.

Balas, A., Mey, M. & Plouin, D. (1994). Essai sur la maîtrise de l’équation-bilan à l’entrée de l’université. Bulletin de l’union des physiciens, (88) 766, 1131-1150.

Balas, A. (1993). Une aide à l’apprentissage, le PADéCA, Cahiers Pédagogiques, 311, 58-60.

Balas, A., Boudant, M-J. & Gineste, C. (1993). Compte-rendu d’une expérience : un PADéCA avec des élèves en grande difficulté. Cahiers de Beaumont, numéro spécial, 113-118.

Berbaum, J. (1994). Développer la capacité d’apprendre, Paris : ESF.

Maurel, M. (2008). La psycho phénoménologie, théorie de l’explicitation. Expliciter, 77,1– 29.

Paillé, P. (2012). Le travail sur les données d’explicitation : analyse ou examen descriptif ? Expliciter, 94, 47-59.

Le référentiel de formation infirmière, une évaluation nécessaire (2008). Soins, cadres de santé, supplément au n°68.

Schön,  D. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Montréal : les Editions logiques.

Legault, M. (2007). La symbolique en analyse de pratique : La présence au vécu de l’action, en cours d’action. Expliciter, 70, 1-9.

Vermersch, P. (1996a). L’explicitation de l’action. Les Cahiers de linguistique sociale, 28/29, 113-120.

Vermersch, P. (1996b). Pour une psychophénoménologie, Expliciter, 13, 12-16.

Vermersch, P. (1997). Glossaire. Expliciter, 18, 1-14.

Vermersch, P. & Maurel, M. (eds.) (1997). Pratiques de l’entretien d’explicitation, Paris, ESF. Chapitre 10 « Glossaire » consultable à l’adresse suivante : http://expliciter.fr/IMG/pdf/chap91_glossaire3.pdf et www.grex2.com.

 

Haut de page

 


Notes

  1. Cf. le fascicule édité par le Ministère de la santé, Profession infirmier, p. 70.
  2. ibid, p.70.
  3. Titre d’un livre de Michel Saint-Onge, Chroniques sociales, 1996.
  4. La pratique est le fait d’exercer une activité (professionnelle ou non). Cette pratique est nécessairement composée d’une chaîne d’actions.
  5. Selon les termes de J. Piaget
  6. Qui permettent le contrôle et la régulation de ses apprentissages et de son activité.
  7. Il n’est pas possible, dans l’espace réservé à cet article, de développer la question du débriefing d’équipe mais le lecteur pourra utilement se reporter au livre dont il est inspiré (Balas-Chanel 2013).
  8. Etablissement régional d’enseignement adapté
  9. Voir le chapitre 1 de ma thèse : http://www.balaschanel-developpement.com, onglet « productions théoriques ».