Yann Vacher

Formateur chercheur, Université de Corse
vacher[arobase]univ-corse.fr


Résumé

Le dispositif ARPPEGE (Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange) a été conçu il y a une quinzaine d’années. Sa mise en œuvre dans des contextes variés a permis d’en évaluer les effets. Cet article présente le produit de cette analyse. Une première partie met en avant les résultats d’une recherche sur cette question. Est ensuite présenté et analysé un recueil informel de témoignages. Les dernières parties de l’article mettent en perspective ces différentes données. Plusieurs dynamiques participant à l’émergence d’une réflexivité sont ainsi mises en lumière : des processus de prise de conscience à partir de décalages, des démarches de coopération ou encore le développement de capacités communicationnelles et du savoir analyser.

Mots-clés 

ARPPEGE, dispositif, objectifs, effets, dynamiques

Catégorie d’article 

Travail de recherche, texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Vacher, Y. (2022). ARPPEGE : effets du dispositif. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 39-51. https://www.analysedepratique.org/?p=5303.


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ARPPEGE : Effects of the scheme
Abstract

The ARPPEGE (Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange) system was designed some fifteen years ago. Its implementation in various contexts has made it possible to evaluate its effects. This article presents the product of this analysis. The first part highlights the results of research on this issue. An informal collection of testimonies is then presented and analysed. The last parts of the article put these different data into perspective. Several dynamics contributing to the emergence of reflexivity are thus highlighted: processes of awareness based on discrepancies, cooperation approaches or the development of communication skills and the ability to analyse.

Keywords

ARPPEGE, system, objectives, effects, dynamics


 

Le dispositif ARPPEGE (Analyse Réflexive de Pratique Professionnelle En Groupe d’Echange) vise en priorité le déclenchement et l’entretien de la réflexivité. Nous définissons cette dernière comme la mise en synergie d’un triple processus (Vacher, 2022a et b) :

  • Le réfléchissement qui se constitue d’une mise en mots d’un vécu et des réactions qui s’y associent.
  • La réflexion dans laquelle est analysée cette mise en mots et ces réactions.
  • La métaréflexion qui porte sur l’analyse de la réflexion (interrogation des cadres de référence, des logiques d’analyse, des réactions associées à l’analyse etc.).

La réflexivité est l’activité que développe le praticien réflexif défini comme un professionnel capable de « développer une réflexion systématique, reproductible, évolutive et autonome pour agir et/ou se transformer […] en vue d’accepter la complexité, de l’affronter en acte et de l’intégrer pour se transformer » (Vacher, 2015, p. 71).

Cette affirmation des objectifs et leur poursuite ne garantissent cependant pas leur atteinte. Le développement d’une « pratique réflexive intégrée au quotidien » ne se décrète ni ne se produit mécaniquement par le suivi d’un module qui lui est dédié (Vacher, 2022a). La complexité des traces de la réflexivité ou encore leurs temporalités et conditions d’apparition, en ont fait un objet dont l’évaluation reste délicate. Les résultats que je présente dans cet article sont le fruit d’une démarche qualitative fondée sur divers recueils de données qui tiennent compte de ce caractère complexe, diffus et parfois furtif des traces de réflexivité. Contrairement à d’autres approches de l’évaluation de la réflexivité, fondée sur des analyses statistiques d’occurrences dans la transcription des discours (Derobertmasure & Dehon, 2009), je cherche à identifier par croisement de données[1], des paliers ou des postures générales, à l’instar des travaux de Jorro (2005), par exemple. Les effets qui sont présentés au cours de cet article sont issus de deux recueils :

  • Le premier a donné lieu à une thèse soutenue en 2010 (Vacher, 2010).
  • Le second est le produit informel de l’ensemble des animations d’ARPPEGE et du recueil des témoignages à leur issue au cours des dix dernières années.

Ces deux corpus seront traités séparément dans les deux premières parties de cet article. Une dernière partie sera l’occasion de la mise en perspective de l’ensemble de ces résultats.

1. Effets constatés et analysés dans la thèse

1.1. Méthode de recueil et contexte

Les corpus de données analysés durant le travail de thèse sont issus de la mise en place du dispositif avec des promotions de jeunes professeurs de l’enseignement secondaire en France, récents lauréats des concours de recrutement. Ces enseignants novices, en stage en établissement scolaire, bénéficiaient lors de leur dernière année de formation initiale d’un enseignement d’analyse de pratiques professionnelles de quinze heures (cinq séances de trois heures). Le recueil a été conduit durant deux années consécutives avec une quinzaine de participant(e)s. La méthode retenue consistait en le croisement de plusieurs matériaux différents :

  • Enregistrements vidéo de certaines séances du dispositif ;
  • Réalisation et analyse des Verbatim des séances enregistrées ;
  • Observations outillées de toutes les séances au cours de leur déroulement (types de production, nombre et contenus des échanges, analyse des postures communicationnelles…) ;
  • Entretiens d’auto-confrontation avec quelques-un(e)s des participant(e)s ;
  • Questionnaires relatifs aux apprentissages et processus en cours à l’issue de chacune des séances et pour tous les participant(e)s des deux années.

Les analyses ont donc porté sur les effets observés tout autant que sur ceux déclarés. C’est le croisement entre ces différentes natures d’analyse qui est présenté dans les points qui suivent.

1.2. Effets constatés

De très nombreux effets ont pu être mis en évidence à partir de l’analyse des observations, des enregistrements et des Verbatim[2]. Les cinq principaux effets mis en lumière dans la recherche seront ici détaillés :

  • Évolution de l’engagement ;
  • Élargissement des registres d’analyse et du savoir analyser ;
  • Intégration des apports d’autrui ;
  • Une modification des productions et de la façon de les produire ;
  • Une absence d’apparition de cadres théoriques de référence.

On notera en préalable que les traces de réflexivité sont complexes à identifier, que leur apparition est diffuse et que nous fonctionnons principalement sur l’inférence de cette dernière à partir des processus et acquisitions qui l’étayent ou la favorisent : développement du savoir-analyser, du savoir communiquer et du savoir accompagner, des capacités à coopérer. Pour produire les inférences, ces éléments sont mis en perspective avec la nature du matériau analysé et émergent. À titre d’exemple, on pourrait citer lorsqu’un(e) participant(e) développe une nouvelle capacité à analyser ses analyses et que cela participe au processus réflexif. Nous pourrions aussi évoquer le développement d’une coopération dans le processus d’analyse qui serait décrite par les participant(e)s comme favorisant une prise de recul sur soi et ses modes de pensée. Dans les propos des participants(e), les processus diffus de réflexivité se traduisent systématiquement par un changement du rapport à leur pratique et à eux-mêmes. Les termes de distanciation, prise de recul, prise de conscience sont les occurrences qui incarnent ces traces.

1.2.1. Une évolution de l’engagement

Alors que les participant(e)s sont tous volontaires, ils s’engagent dans les premières séances avec de la curiosité et de la crainte[3]. L’objectif annoncé du développement de la réflexivité constitue une perspective potentiellement déstabilisante[4]. De ce fait, l’engagement lors de la première séance (lors des deux années étudiées) est assez frileux. Les interventions de l’animateur, relatives au non-jugement et conseil implicite lors de la phase 3, ajoutent de la difficulté pour les participant(e)s à se lancer. Dès la deuxième séance et encore plus dans les suivantes, l’engagement est en constante augmentation. Cela se traduit à la fois par le nombre des échanges (questionnements, rebonds sur les analyses…) tout autant que sur la durée des phases et des séances. De façon plus fine, on constate aussi que les interventions des participant(e)s sont, au départ, assez réactives alors que de plus en plus de temps est pris pour réfléchir avant de se lancer dans une prise de parole ou dans une phase d’écriture. Cette temporisation est décrite lors des phases 8 par les participant(e)s comme une nécessité pour prendre du recul, fournissant ici une trace potentielle de réflexivité.

1.2.2. Un élargissement des registres d’analyse et du savoir analyser

Dans le domaine du développement d’un savoir analyser, des évolutions importantes apparaissent à partir de la troisième séance. On constate, en effet, un élargissement très significatif des registres d’analyse. Alors que les premières séances mettent en lumière l’usage d’un seul registre d’analyse pour chacun des participant(e)s (par exemple, didactique, psychologique, institutionnel…), les troisièmes séances laissent apparaître la mobilisation de registres utilisés par d’autres participant(e)s. Lors des cinquièmes séances de chacune des années, de nouveaux registres, non encore mobilisés, se manifestent. Les participant(e)s font donc évoluer leur capacité d’analyse. Dans un premier temps d’évolution, ils utilisent les cadres de lecture des autres participant(e)s, puis, en développant une écoute compréhensive, ils font apparaître de nouveaux domaines/registres susceptibles de favoriser leur compréhension des pratiques complexes. À titre d’illustration, l’émergence du registre des dimensions psychosociales apparaît chez un participant(e) en séance 2 puis est repris par le groupe lors des séances suivantes pour produire les analyses. Ces éléments sont verbalisés/partagés lors de la phase 5 bis[5].

Par ailleurs, on constate que les stratégies de questionnement évoluent, passant d’une recherche d’informations factuelles à une quête de liens fonctionnels entre les éléments du récit et de l’analyse, témoignant d’une nouvelle capacité à nourrir des hypothèses plus complexes. L’approfondissement des questions, le rebond sur celles des autres ou sur les réponses illustrent cette évolution du savoir analyser et cette démarche de mise en lien au travers d’une vision moins analytique et plus systémique des pratiques analysées.

1.2.3. Une intégration des apports d’autrui

Dans la même logique du point précédent, les observations réalisées au cours de la thèse montrent que les participant(e)s passent d’une posture autocentrée à celle d’une écoute et d’une prise de parole compréhensive et constructive dont j’ai défini les caractéristiques dans un écrit précédent (Vacher 2018). Les participant(e)s passent ainsi, au cours des différentes séances, par les trois étapes suivantes :

  • les questionnements et échanges sont centrés sur leurs analyses personnelles ;
  • ils évoluent vers la recherche de compréhension des interventions d’autrui. Les prises de parole et l’écoute sont alors compréhensives (vacher, 2018) ;
  • lors des séances quatre et cinq, les interventions sont mises au profit d’une construction commune de la compréhension. On parlera alors de prises de parole et d’écoutes constructives.

Ces évolutions attestent de l’augmentation des capacités communicationnelles des participant(e)s.

La recherche de compréhension des stratégies d’autrui, mais aussi de ses cadres de référence participe aux dynamiques d’accompagnement mutuel recherchées dans ARPPEGE.

Ces éléments aussi sont visibles dans les productions collectives.

1.2.4. Une modification des productions et de la façon de les produire

Alors que les modélisations de la compréhension réalisées lors des premières séances en phase 6[6] sont très descriptives et la plupart du temps chronologiques, on constate une complexification constante lors des séances suivantes. Ainsi, lors des deux années analysées, les modélisations produites sont de plus en plus systémiques (interaction, rétroaction…) et intègrent des éléments issus de registres plus nombreux. Cette complexité, que j’avais énoncée comme étant une caractéristique de la pratique, apparaît pour les participant(e)s lors des phases 8[7], comme un élément essentiel leur permettant de prendre du recul sur leurs pratiques (interrogation, prise de conscience, mise en perspective avec celle d’autrui, etc.).

Les façons de produire attestent aussi d’une évolution des modes de coopération. Alors que les leaderships s’installaient lors des deux premières séances, des stratégies d’organisation des prises de parole et de répartition des tâches se mettent en place dans les séances suivantes. On constate qu’elles permettent d’augmenter les temps efficaces de production.

1.2.5. Une absence d’apparition de cadres théoriques de référence

Lors des deux années d’expérimentation, quasiment aucune trace de cadres théoriques de référence n’apparait explicitement dans les stratégies d’analyse. Cet élément peut paraître paradoxal puisque les enseignants concernés sont à mi-temps en formation à l’université et que nous avions vu un élargissement des registres d’analyse mobilisés (cf. point 1.2.2). Si j’ai en effet précisé que les registres d’analyse s’élargissaient, aucun lien verbalisé n’est fait entre ces derniers et les enseignements dispensés en formation (ou très rarement). Ce constat témoigne probablement de la distance (du fossé ?) qui existe entre le sens de la théorie enseignée et la pratique vécue dans la représentation du couple formation/apprentissage de ces enseignants novices. Un deuxième paradoxe est apparu autour de cette question puisque systématiquement lors des deux années, les participant(e)s ont demandé à l’animateur quelles étaient les références théoriques qu’il mobilisait lui-même pour produire des analyses. Cette demande semblerait valider l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’un désintérêt des étudiants pour l’usage de savoirs académiques, mais plutôt d’une incapacité temporaire à mobiliser ces derniers pour produire une analyse. La recherche menée n’a pas approfondi cette question.

1.3. Effets déclarés

Les données recueillies au cours des deux années montrent une homogénéité assez importante en matière d’effets déclarés. Globalement, les participant(e)s témoignent tous de leur satisfaction quant à leur participation aux dispositifs. Cependant, ils et elles ont du mal à mettre en mots les effets bénéfiques de la formation. Deux éléments très généraux sont récurrents dans les données : prendre du recul et se mettre à distance. Les entretiens d’auto-confrontation permettent de cerner un peu mieux ce qui est mis derrière ces deux processus. D’une part, les participant(e)s précisent qu’ils vivent un changement de rapport affectif à la pratique. Le terme de « dédramatisation » est assez souvent employé pour caractériser cette mise à distance affective. Ce processus est décrit de façon intuitive comme une condition et une conséquence de la réflexivité. Les extraits suivants illustrent ces déclarations « cela me permet de mieux réfléchir », « comme je vois qu’il n’y a pas de bonne solution et que c’est complexe, j’ai moins de stress ». D’autre part, mais en complémentarité avec le premier processus, chacun évoque une prise de conscience du caractère subjectif de l’analyse et de la pratique et de la complexité de cette dernière. Cette « nouveauté » leur permet de transformer fondamentalement leur demande. Alors qu’ils entraient dans le dispositif avec une attente de recettes ou de solutions, les participant(e)s évoluent tous de ce point de vue, et ce dès la troisième séance. Ils affirment ainsi que la recherche de compréhension des pratiques exposées (marquée par la subjectivité et la complexité), et en miroir de la leur, est beaucoup plus constructive que la réception de recettes toutes faites. Cette évolution du rapport à la pratique et à la formation témoigne de l’inscription de leur expérience dans une logique de développement professionnel plutôt que d’acquisitions à court terme.

On notera que si les effets sont attribués à l’ensemble des phases, les questionnaires et entretiens mettent en lumière une responsabilité accrue ou un effet de catalyseur des processus dans les phases 4[8], 5, 5 bis et 6.

En résumé, si les participant(e)s ne théorisent pas le caractère réflexif de ces évolutions, ces dernières sont probablement des traces de cette entrée dans une pratique réflexive.

1.4. Mise en perspective et synthèse : une faible conscience, mais des mouvements importants

En synthèse de ces travaux de recherche, j’avais écrit dans l’ouvrage de 2015 que les effets constatés permettaient de valider cinq principes centraux qui présidaient à la conception du dispositif (Vacher, 2015).

La dimension systémique du développement en groupe de la pratique réflexive :

Les évolutions constatées et déclarées mettent en lumière le caractère interdépendant et complémentaire des objectifs. Par exemple, l’amélioration des capacités de communication peut participer au développement de savoir analyser plus fin ou encore à l’étayage de la coopération. Comme précisé en amont, ces objectifs complémentaires semblent tous potentiellement au service du développement de réflexivité. Ces processus et acquisitions soutiennent cette dernière, et peuvent aussi se combiner pour en favoriser l’émergence.  Inversement, ce que les participant(e)s caractérisent comme une prise de recul sur eux-mêmes et leur pratique (j’ajoute réflexive) peut faciliter le développement de la coopération ou de la communication.

L’option constructiviste et socio-constructiviste :

« La prédominance de la fonction d’accompagnement, d’étayage, semble, à la vue de nos résultats, être une condition de l’engagement constructif des participant(e)s. Dans le dispositif, le placement de l’apprenant au centre des processus de formation a pour conséquence l’enclenchement, par le sens puis la motivation, de l’engagement. » (Vacher 2015, p. 189). Les formes sociales et leurs variations participent pleinement à l’atteinte des objectifs énoncés. L’accompagnement mutuel et la coopération se font, en effet, sur la structuration progressive et sécurisée de l’activité des participant(e)s.

Le maintien de l’ouverture par l’option compréhensive :

Le couple formé par la subjectivité et la complexité est au final perçu par les participant(e)s comme une caractéristique nécessitant une recherche ouverte de compréhension. La prise de distance témoigne de la réorientation de la « quête » des participant(e)s, remettant en cause leurs représentations initiales quant à l’existence de « bonnes pratiques ».

La structuration formelle du dispositif et de ses règles de fonctionnement :

La sécurisation permise par la structuration stricte du déroulement (durée, consignes, rôle de l’animateur…) semble avoir permis aux jeunes enseignant(e)s de s’engager dans une transition potentiellement déstabilisante. L’autorisation qui en découle devient un pilier de l’atteinte des objectifs dont celui prioritaire de développement d’une pratique réflexive.

La variation des formes de support d’analyse :

L’apparition progressive et la combinaison de différentes formes support d’analyse sont décrites par les participant(e)s comme des leviers favorables à une prise de distance et un engagement. Ainsi par exemple, « l’écriture collective (modélisation) nous semble possible, car elle a été précédée de phases individuelles d’écriture, mais aussi de phases collectives d’échange » (Vacher, 2015, p. 191).

L’ensemble de ces principes valide par inférence l’hypothèse d’une efficacité du dispositif quant à l’accompagnement de la transition identitaire des enseignants débutants. Ce processus était au centre de l’intention de création du dispositif, nos résultats montrent qu’il est aussi accompagné du développement de capacités dans le domaine de la communication ou du savoir analyser par exemple.

2. Effets déclarés et constatés au cours des 10 dernières années

Depuis la réalisation de cette recherche entre 2007 et 2010, j’ai eu l’occasion de présenter et former d’autres acteurs par l’intermédiaire du dispositif ARPPEGE (voir Vacher, 2022b). Ces expériences ont permis de recueillir des témoignages sur l’effet de la participation au dispositif ARPPEGE.

2.1. Contexte de recueil

Le recueil réalisé et présenté ici n’est pas du même ordre que celui de la recherche. En effet, il ne s’agit pas de la mise en place d’une méthodologie systématique de création d’un corpus de données. Cependant, ce recueil informel est nourri des outils et compétences développaient dans l’observation et l’analyse des effets du dispositif. J’ai donc réalisé, au cours de ces séances, des prises de notes qui reprenaient partiellement les méthodologies et outils développés pour la thèse. Le caractère « informel » relève donc de l’usage non systématique et exhaustif de ces derniers. Les données ont été prélevées dans le contexte de la formation continue des enseignants. Il s’agissait principalement de formations d’une à deux journées, réalisées avec une quinzaine de participant(e)s. Dans un premier temps, ces interventions étaient réalisées dans le cadre de formations qui visaient une sensibilisation à l’analyse de pratiques professionnelles et à la réflexivité. Par la suite, elles sont devenues des éléments de formation inscrits dans des curricula diplômants (Master ou certificat d’approfondissement de type universitaire). Il s’agissait alors de former de futurs animateurs de groupe d’analyse de pratiques professionnelles. On le comprend aisément, ce contexte est donc différent de la recherche initiale puisqu’il ne s’agissait plus de former par ARPPEGE, mais bien de former à ARPPEGE[9]. Je détaillerai ci-après les effets dominants relevés au cours des dernières années.

2.2. Une réflexivité enclenchée à partir de deux dynamiques

Le premier point notable est l’identification très fréquente par les participant(e)s de deux dynamiques fondamentales qui sont actionnées grâce au dispositif.

2.2.1. La prise de conscience de la subjectivité 

La quasi-totalité des professionnels en formation d’animateur en analyse de pratiques ou d’accompagnateur, exerçait dans les métiers de l’humain (travail social, santé, éducation, ressource humaine…), la question de la subjectivité ne leur était donc pas étrangère. Cependant, la multiplicité des angles de vue et des cadres de référence qui apparaissait au fur et à mesure des différentes phases de la séance, leur permettait de prendre conscience avec force de ce caractère subjectif de l’analyse et de la pratique. Dans les témoignages des participant(e)s, un terme était souvent évoqué pour traduire la conséquence de cette prise de conscience : « humilité ». Les professionnels affirmaient ainsi qu’ils ont pu se mettre à distance de leur pratique en considérant le point de vue situé et donc subjectif de leurs modalités d’analyse. Ce processus de prise de conscience et de mise à distance constitue le cœur de la définition de la réflexivité que je propose (Vacher, 2022a). On notera que quasiment systématiquement les participant(e)s reliaient cette prise de conscience aux phases spécifiques de travail du dispositif. En d’autres termes, même s’ils sont familiers de l’analyse de pratiques professionnelles ou que leur expérience leur confère des capacités dans le domaine de la réflexivité, le vécu dans ARPPEGE leur paraît singulier et inédit quant à ces prises de conscience.

2.2.2. La prise de conscience de la tendance au jugement

Dans cette même logique, une bonne partie des participant(e)s affirme que la participation à une séance d’ARPPEGE leur renvoie de façon directe leur tendance au jugement. La densité de cette dernière est souvent qualifiée « d’insoupçonnée », mais ne « survit pas » à l’expérience d’une séance. Les participant(e)s témoignent de la possibilité sécurisée d’exprimer ce jugement tout en le remettant en cause progressivement tout au long de l’accompagnement mutuel offert par les autres. Plusieurs fois, le terme de « catharsis » a été évoqué pour qualifier la première partie du dispositif. Outre la prise de conscience de cette tendance dominante au jugement, c’est bien la possibilité dans un premier temps de son évacuation puis dans un deuxième temps d’en faire un objet d’analyse qui est identifiée comme étant déterminante dans le vécu d’une séance.

2.2.3. Des phases déterminantes

Comme pour la population des enseignants novices, les professionnels en formation continue identifient clairement les phases de la séance qui sont à l’origine de leur prise de conscience. Ces témoignages sont d’autant plus significatifs que, contrairement aux enseignants débutants, ces professionnels n’ont vécu qu’une à deux séances d’ARPPEGE. Systématiquement, les phases 2 et 4 puis 5 et 5 bis sont mentionnées comme participant fortement aux effets du dispositif. Les témoignages convergent tous pour affirmer la surprise ressentie face à leurs consignes. En effet, les professionnels étant tous en formation à l’analyse de pratiques, l’une des règles (implicites et le plus souvent explicite) de ces démarches qu’ils sont amenés à énoncer et mettre en œuvre, est d’éviter le jugement ou le conseil. La phase 2 invitant explicitement à rompre avec cette « orthodoxie » crée une dissonance et une curiosité que les phases 5 et 5 bis viennent nourrir. Le travail sur le décalage qui est proposé ici est donc à double niveau. D’une part, il s’agit d’un décalage interne entre ses propres analyses puis externes lors du partage de la fin 5 bis d’autre part, décalage entre sa représentation de l’éthique de la démarche d’analyse de pratiques et l’activité proposée lors des phases 2 et 4. Ce double décalage est déclaré comme étant un très grand moteur de réflexivité.

La moitié environ des témoignages recueillis ajoute à ces phases, celle de co-construction de la deuxième partie de la séance (phase 6). La richesse des modélisations conçues et partagées est pour les participant(e)s une opportunité importante de mettre en lumière la diversité des analyses produites collectivement. Très souvent, l’exposant(e) demande à repartir avec l’ensemble des modélisations pour poursuivre son cheminement de compréhension. Lorsque que la formation donne lieu à des séances consécutives, il n’est pas rare de voir des sous- groupes ou des participants s’essayer à des mises en forme (schéma, narration dessinée, affiche…) proposées par d’autres sous-groupes lors de la séance précédente. Le passage par la formalisation d’une trace écrite partagée donne à voir la richesse des analyses multiréfléchies. Ce paramètre est relevé comme essentiel par plus de la moitié des participants.

3. Mise en perspective

Afin de mettre en lumière plus finement quelques processus à l’origine des effets du dispositif, je propose de mettre ici en perspective les éléments qui différencient les deux publics puis ceux qui sont convergents.

3.1. Les différences d’effets entre les deux publics

La différence notable la plus significative est relative à la vitesse d’apparition des processus de prise de conscience. Alors que ces prises de conscience sont présentes, mais encore assez diffuses à l’issue du vécu des cinq séances chez les jeunes enseignants, une à deux séances suffisent à la majorité des professionnels en formation continue pour verbaliser ces prises de conscience. Leur expérience dans le domaine des métiers de l’humain ainsi que leur volontariat (qui prenait une forme particulière avec les enseignants novices) pour se former en analyse de pratiques ou en accompagnement est probablement la cause de cette différence de maturation des effets.

3.2. Les points de similitudes entre les deux publics

Les points de convergence entre les deux publics sont dominants par rapport aux différences. On en relèvera trois :

  • Le premier est relatif à l’accompagnement sécurisé de la perte du sentiment de toute puissance : si les enseignants novices ne le formulent pas ainsi, les premières séances montrent avec clarté leur tendance au jugement à partir de leurs croyances et expériences. Les professionnels plus aguerris mettent en mot cette impression de s’autoriser à juger puis rapidement après à en faire un objet d’analyse. Cette dynamique semble un élément important d’une pratique réflexive.
  • L’identification de phases déterminantes : pour les deux publics, les témoignages convergent largement quant à la détermination des moments les plus moteurs dans le vécu d’une séance. Ainsi, les phases 2 et 4, 5 et 5 bis ainsi que 6 sont identifiées comme générant le plus de mouvements affectifs et cognitifs. Le point commun entre ces phases est qu’elles produisent toutes des décalages : individuels au départ, en grand groupe neutralisé ensuite, puis en petits groupes de co-construction et enfin en grand groupe d’échanges. C’est donc l’enrichissement progressif et sécurisé des dissonances et d’ouverture à l’altérité qui est mentionné comme le levier principal de déclenchement de la réflexivité.
  • La modification du rapport à la pratique : compte tenu des dynamiques précédentes, une grande majorité des participants affirme que la participation à ARPPEGE est un élément susceptible de transformer leur rapport à la pratique. Si cela est compréhensible à l’issue d’une quinzaine d’heures de vécu pour les enseignants novices, c’est d’autant plus notable lorsque les professionnels n’ont vécu qu’une ou deux séances du dispositif. Encore une fois la nature du public en formation continue rendant plus sensibles les participants à ces transformations identitaires en cours. Une partie d’entre eux est effectivement en reconversion professionnelle alors que les enseignants débutants sont en phase de construction de leur identité professionnelle.

Pour ne pas conclure

D’autres formateurs et accompagnateurs ont mis en œuvre ARPPEGE dans des contextes variés. Les effets dominants corroborent majoritairement ceux présentés dans cet article. Cependant des variations ont aussi été constatées. La conclusion de cet article est donc en forme d’invitation aux partages de ces expériences comme cela est fait dans ce même numéro avec l’exemple d’une transformation ambitieuse d’une séance d’ARPPEGE dans un micro programme québécois (Normandeau & Vachon, 2022). Ou encore d’envisager des perspectives d’évolution du protocole en fonction de contextes variés (Boucenna, Thiébaud & Vacher, 2022, Thiébaud, 2022).

Références bibliographiques

Boucenna, S., Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2022). Comment accompagner avec l’analyse de pratiques professionnelles ? De Boeck.

Derobertmasure, A. et Dehon, A. (2009). Vers quelle évaluation de la réflexivité en contexte de formation initiale des enseignants ?. Questions Vives, 6 (12), 29-44.

Jorro, A. (2005). Réflexivité et autoévaluation dans les pratiques enseignantes. Revue mesure et évaluation en éducation. 27 (2), 33-47.

Normandeau, S. et Vachon, I. (2022). Le Journal de bord réflexif comme adaptation du dispositif ARPPEGE pour susciter la réflexivité et le développement professionnel des conseillères pédagogiques en formation continue. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 20-37. https://www.analysedepratique.org/?p=5298.

Perez-Roux, T. (2012). Construction identitaire des enseignants débutants : quelle reconnaissance d’autrui pour se (re)connaître en tant que professionnel ?. Recherches et éducations, 7, 69-84.

Thiébaud, M. (2022). Le dispositif ARPPEGE : source d’inspirations et de réflexions Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 67-77. https://www.analysedepratique.org/?p=5320.

Vacher, Y. (2010). Pratique réflexive et professionnalisation au cœur de la formation des enseignants stagiaires : Quelle opérationnalisation pour réduire les tensions ? Un exemple à l’IUFM de Corse. Université de Corse.

Vacher, Y. (2015/2022a). Construire une pratique réflexive. De Boeck.

Vacher, Y. (2018). Dynamiques d’interaction et intelligence collective en APP : un regard sur la communication. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 13, 51-74. https://www.analysedepratique.org/?p=3046.

Vacher, Y. (2022b). ARPPEGE : présentation générale du dispositif. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 22, 4-19. https://www.analysedepratique.org/?p=5292.

 

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Notes 

 

[1] Pour un approfondissement de la méthodologie de la recherche, et de ses limites, le lecteur peut se référer à Vacher 2015 ou 2022a. Pour ce dernier, s’agissant d’une édition augmentée de l’ouvrage de 2015, il sera mentionné dans le présent texte l’une ou l’autre version ou les deux selon le contenu évoqué.

[2] Pour un approfondissement de ces résultats de la recherche, le lecteur peut se référer à Vacher 2015 ou 2022a.

[3] On notera que dans d’autres dispositifs de formation plus classique ces dynamiques n’apparaissent pas, on en infère la probabilité de la cause dans la singularité du dispositif.

[4] Voir, par exemple, les travaux de Perez-Roux (2012) sur la complexité de la construction identitaire et les dilemmes entre une intégration à la norme, une recherche de singularité et la prise en compte de la complexité du réel.

[5] Phase au cours de laquelle les participants sont invités à identifier dans un premier temps les registres/domaines dans lesquels ils situent leurs pistes d’action, puis à partager s’ils le veulent ces domaines (et non les pistes).

[6] Phase 6 qui consiste à une activité de modélisation de la compréhension de la pratique analysée par sous-groupes de 4 ou 5 participants.

[7] Phase 8, dite méta, de retours sur le vécu de la séance, mais pas sur la pratique analysée.

[8] Phase 4 au cours de laquelle pour la seconde fois (idem phase 2) les participants sont invités à imaginer des pistes d’action s’ils avaient été dans la situation exposée (ces contenus ne sont pas partagés). Phase 5 qui consiste à mettre en perspective le contenu des phases 2 et 4 de projection.

[9] Ces processus conduisaient aussi à ce que les participants prennent de la distance avec leur propre pratique comme l’avaient fait les étudiants en formation initiale.