Sylvie Avet L’Oiseau    

Psychomotricienne, Professeure associée
Haute Ecole de Travail Social-Genève

sylvie.avetloiseau[arobase]hesge.ch

 

Emmanuelle Vittori   

Educatrice sociale

e.vittori[arobase]bluewin.ch

Francis Loser

Dr en Sciences de l’éducation, Pr émérite
Haute Ecole de Travail Social-Genève

francis.loser[arobase]hesge.ch

 

Valentine Stabile-Zbaeren

Travailleuse sociale en milieu scolaire

vstabilezbaeren[arobase]gmail.com

Résumé

Dans le cadre du Certificate of Advanced Studies de Spécialiste en analyse des pratiques professionnelles dans le domaine de l’action sociale, éducative, psychosociale et de la santé, formation proposée par la Haute Ecole de Travail Social à Genève, les participant·e·s sont tenu·e·s d’effectuer un stage d’une douzaine d’heures. Cette expérience leur donne l’occasion de mener des observations dans un dispositif d’analyse des pratiques professionnelles (APP) conduit par une animatrice ou un animateur expérimenté·e·s. Notre contribution rend compte de cette expérience sous la forme d’une réflexion croisée menée à huit mains, celles de deux stagiaires et celles d’une animatrice et d’un animateur d’APP.

Mots-clés 

formation continue, stage, observation, expérience, réflexion croisée

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec les pratiques

Référencement 

Avet L’Oiseau, S., Loser, F., Vittori, E. & Stabile-Zbaeren, V. (2021). Stage d’observation dans un dispositif d’analyse des pratiques professionnelles : regard croisé entre stagiaires, animatrice et animateur. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 19, pp. 93-117. http://www.analysedepratique.org/?p=4407.


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Observation internship in an analysis of professional practices: a cross-section of trainees and facilitators
Abstract

As part of the Certificate of Advanced Studies in Professional Practice Analysis in the field of social, educational, psychosocial and health action, offered by the Haute Ecole de Travail Social à Genève, participants are required to complete a 12-hour internship. This experience gives them the opportunity to carry out observations in an analysis of professional practices (APP) led by an experienced facilitator. Our contribution reports on this experience in the form of a cross-reflection carried out with eight hands, those of two trainees and those of two APP facilitators.

Keywords

continuing education, internship, observation, experience, cross reflection


 

Cet article fait suite à une précédente contribution (voir Avet L’Oiseau & Loser, 2021) dans laquelle est présenté le dispositif de formation mis en place dans le cadre de la HETS (Haute Ecole de Travail Social) HES-SO (Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale) en vue de former des professionnel·le·s des domaines du social et de la santé à l’animation d’espaces dédiés à l’APP. La formation conduit à l’obtention d’un CAS (Certificate of Advanced Studies) de Spécialiste en analyse des pratiques professionnelles dans le domaine de l’action sociale, éducative, psychosociale et de la santé.

Le cursus de la formation est organisé en trois modules qui sont respectivement intitulés : Evolution des métiers et des conditions de travail ; Construction identitaire, posture d’intervenant ; Analyse de pratique, posture de pédagogue. Dans le cadre du dernier module, qui a pour objectif principal d’engager les participant·e·s à mettre au travail leur posture d’animateur et d’animatrice en analyse des pratiques, ces derniers et dernières sont tenu·e·s de réaliser un stage d’observation dans un dispositif ad hoc.

Dans notre article, nous commençons par contextualiser l’exercice que constitue le stage d’observation et les règles du jeu fixées pour l’élaboration de cet article. Après ces éléments de précision, nous présentons successivement les réflexions individuelles puis croisées de deux duos stagiaire-animateur/animatrice avant de proposer quelques éléments conclusifs[1].

1. Présentation et analyse d’une expérience de stage

Nous intervenons en tant que formatrice et formateur dans la formation du CAS en analyse des pratiques et nous exerçons également en tant que prestataires de service. À ce titre, nous mettons en place et animons des dispositifs d’analyse de pratiques dans des structures professionnelles des domaines santé-social. C’est ainsi que l’occasion nous a été donnée d’accueillir en stage des participant·e·s du troisième module dans le cadre de nos interventions de terrain. Il nous a semblé particulièrement intéressant de nous arrêter sur ce qui se passe effectivement autant pour les participant·e·s du CAS que pour les animateurs et animatrices durant ces temps d’observation et de confrontation aux pratiques in situ. Il convient de préciser qu’aucune grille d’observation et d’analyse ne leur est fournie afin d’éviter de transformer le stage en exercice standardisé. Toutefois, sur la base des premiers apprentissages réalisés dans le cadre de leur parcours de formation, les participant·e·s doivent préalablement construire une grille d’observation personnelle qui inclut néanmoins un certain nombre d’items : par exemple le cadre posé, la posture de l’animatrice ou de l’animateur, la dynamique de groupe, les types de récits abordés, les manières d’animer la réflexion collective, les clés de lecture privilégiée, etc.

Le stage représente une douzaine d’heures d’immersion dans un dispositif d’APP, ce qui correspond habituellement à trois demi-journées d’observation. C’était le cas dans les deux expériences qui font l’objet du présent article. Pour aller au-delà des discours sur l’intérêt que présente un stage, nous avons décidé d’élaborer une réflexion à huit mains pour en rendre compte, soit du point de vue des stagiaires, soit du point de vue des animatrice et animateur.

Afin d’assurer un minimum de cohésion à l’ensemble de la réflexion, une double règle du jeu a été fixée. Premièrement, les textes devaient observer une trame commune, à savoir qu’ils devaient tous aborder, d’une façon ou d’une autre, les clés d’entrée suivantes : place désirée et occupée par le ou la stagiaire du CAS au sein du groupe d’APP, posture souhaitée et effective du ou de la stagiaire au cours du stage, découvertes et autres surprises apparues en cours de processus, apprentissages réalisés ou compétences mises au travail durant le stage, etc. Par rapport à ces items, d’aucun·e·s remarquerons une dissymétrie entre stagiaire et animatrice ou animateur qui s’explique par le fait, d’une part, que le stage est un temps d’apprentissage et de clarification en termes de posture pour les futur·e·s animateurs ou animatrices d’APP et, d’autre part, que la personne qui anime le dispositif d’APP est le plus souvent extérieure à la formation. Ceci n’exclut évidemment pas la réflexion et l’autocritique des animatrices et animateurs, ce qui est le cas dans la réflexion proposée.

La seconde règle du jeu posée concernait le processus d’écriture qui devait se tenir en deux étapes et trois temps. Tout d’abord, dans chacun des deux duos, le processus d’écriture a été entamé de manière individuelle en dehors de toute concertation préalable entre co-auteur·e·s. Ce temps d’écriture a été suivi par un temps de mise en commun des deux écrits afin de passer au troisième temps qui consistait à repérer quelques aspects saillants en vue d’une conclusion commune. Enfin, dans une seconde étape, une mise en commun des écrits et réflexions des deux duos devait permettre d’aboutir à une conclusion à huit mains. Cette règle du jeu a été mise en application par quatre personnes regroupées en deux duos inter catégoriels (stagiaire-animatrice/animateur) dont les réflexions sont présentées ci-après.

2. Premier compte-rendu croisé d’une expérience de stage : Emmanuelle et Francis

Avant de rendre compte des expériences vécues au sein de ce groupe d’APP, en tant qu’animateur, il importe de fournir quelques informations sur sa genèse et son organisation. Dans le cadre d’une collaboration entre la HETS et une fondation qui chapeaute des lieux de l’animation socioculturelle à Genève a émergé l’idée de mettre en place des groupes d’APP en complément à des formations continues. Chaque groupe d’APP mis en place se déroule à un rythme mensuel, sur une durée d’un semestre. Le groupe dont il est question ici regroupe des animatrices et animateurs – six hommes et une femme – qui exercent dans différentes fonctions et différents espaces du territoire cantonal : animatrice ou animateur en maison de quartier, responsable de maison de quartier, travail social hors mur, etc. Certain·e·s professionnel·e·s se connaissaient déjà, ce qui a plutôt favorisé l’instauration de liens de confiance. Si les un·e·s et les autres avaient une bonne connaissance des différentes pratiques représentées au sein du groupe, ce dernier présentait toutefois une hétérogénéité due aux grandes différences d’âge et d’expériences professionnelles. Au-delà des caractéristiques du groupe, il convient de mentionner que l’accueil d’une stagiaire a été négocié avec les participant·e·s et que des règles du jeu ont été posées, notamment en ce qui concerne la confidentialité. Dernières précisions, l’animation de ce groupe d’APP s’appuyait sur une approche inspirée par la méthode proposée par le GEASE (Le Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives) [2] – tour de table pour choisir un des récits amenés par les participant·e·s, régulation concernant le déroulement de la séance (éventuel recours à une médiation par exemple), temps des questions, temps des hypothèses, temps des pistes d’action, phase de méta-analyse. Par ailleurs, afin de favoriser une problématisation élargie des questionnements qui traversent les situations de terrain, le recours à la grille d’Ardoino (Ardoino, 1967, 1980), légèrement revue et complétée, a été privilégié, incluant différents niveaux de lecture : personnel, relationnel, groupal, organisationnel, institutionnel et éthique.

2.1 Regard d’Emmanuelle, stagiaire

En tant qu’étudiante, inscrite dans un processus d’apprentissage, j’ai appréhendé cette opportunité de stage d’observation avec beaucoup d’enthousiasme, mais de l’inquiétude aussi. D’un côté, j’étais prise par l’intérêt de cette expérience, mais de l’autre un peu débordée par les sollicitations : la perspective de devoir me faire à nouveau remplacer sur mon lieu de travail en plus des jours de formation, préparer ce stage, élaborer une grille d’observation, la vie de famille, etc.  À la lecture du descriptif des attendus pour le stage, j’ai réalisé que ma première date d’observation était très proche et que je n’avais certainement pas de temps pour une préparation approfondie. À ce stade, n’ayant pas la possibilité d’élaborer des objectifs spécifiques, je décidai de me laisser quelque peu porter par le processus proposé.

Après avoir rencontré Francis une première fois, pour discuter du cadre du stage, j’ai approché la première séance d’observation dans une optique de découverte, avec pour seule démarche effectuée à l’avance, la rédaction d’une grille d’observation qui me semblait pertinente au regard de ce que nous avions vu en cours et de l’intention d’observer la mise en œuvre d’un dispositif d’analyse de la pratique par un intervenant expérimenté. Afin de la construire, je me suis appuyée sur les critères proposés par les formatrices et formateurs du module en les reformulant pour qu’ils prennent sens pour moi. J’avais donc retenu les critères d’observation suivants : lieu et cadre, dispositifs de démarrage proposés, outils utilisés, techniques de relance, dynamique du groupe et posture de l’animateur. Je me laissais la possibilité de les redéfinir pour la seconde séance en fonction de ce que j’allais découvrir sur le terrain.

La place que j’allais occuper durant les séances n’a pas été négociée à l’avance, les possibilités avaient été envisagées, mais aucune décision arrêtée ni de ma part ni de celle de Francis. Sur le moment j’ai décidé d’adopter une position d’observatrice, sans intervenir. J’ai pris une place autour de la table au milieu des participant·e·s du groupe, mais sans prendre de part active à la discussion, dissimulée derrière mon cahier et mes notes. Les participant·e·s d’abord étonné·e·s de ma présence, ne se rappelant pas que je devais venir, ont ensuite accepté ma présence sans discussion, ne semblant même plus y prendre garde. Je n’ai à aucun moment, eu le sentiment d’interférer avec le déroulement des séances, me sentant même passablement invisible. Je me suis d’ailleurs demandée si c’était le fait de ne pas m’être présentée plus personnellement qui avait provoqué cela. Je n’ai pas particulièrement questionné ma posture d’observatrice et nous n’en avons pas plus discuté avec Francis.

Je me suis rendu compte après coup que je n’étais pas si à l’aise que cela, ne sachant pas vraiment si j’étais légitime à revendiquer quelques exigences en termes de participation. Du coup j’ai tâché de me faire discrète physiquement, mais émotionnellement je me sentais très perturbée par le rythme de la séance, m’apercevant que je manquais de méthode, notamment face à ma prise de notes. Je me suis complètement laissé prendre par les situations décrites par les participants, au point même de prendre des notes à leur sujet, ayant l’impression que ça pourrait être utile pour comprendre comment Francis rebondissait. J’étais complètement déstructurée. Mon sentiment à l’issue de cette première matinée a été autant positif que négatif. J’étais intéressée par ce que je venais de vivre tout en ayant le sentiment d’être passée à côté de quelque chose par manque de préparation.

Ce n’est qu’après le débriefing de cette séance, que j’ai eu le sentiment d’entrer pleinement dans le dispositif de stage en me l’appropriant. Francis m’a précisé qu’il y avait l’espace pour que je prenne une autre posture et que j’avais la possibilité d’intervenir en tant que participante si je le souhaitais. Dans ce cadre, j’ai décidé de garder ma posture d’observatrice, souhaitant garder un regard extérieur et rester attentive au déroulement sans me faire happer pas le dispositif. J’ai également conservé les critères d’observation que j’avais dans ma grille, mais en m’organisant différemment. Je les avais à part de mon cahier de notes, chacun étant numéroté, il m’était plus évident de relever dans mes notes les informations y relatives.

Ce n’est qu’à la deuxième et troisième observation que j’ai vraiment pu focaliser mon attention sur la posture de l’animateur du dispositif et sur le processus d’analyse sans me laisser happer par les récits des participant·e·s.

Lors de mes observations de terrain au sein de ce groupe d’APP, j’ai été d’emblée interpellée par les arrivées tardives de chacun des membres. En effet, le groupe a débuté en moyenne avec 15 minutes de retard par rapport à l’horaire défini, les participant·e·s arrivant de façon échelonnée, se faisant un café et discutant quelques minutes dans une ambiance très décontractée. Nourrie de toute la théorie vue durant la formation je m’attendais à un recadrage de l’intervenant et j’ai été surprise de constater que Francis acceptait cet état de fait sans faire de remarques. En même temps je n’étais pas présente au démarrage de ce groupe et donc dans l’ignorance de ce qui avait été posé en termes de cadre. Dans un premier temps j’ai été gênée et ce n’est qu’en discutant avec Francis après coup que j’ai pu comprendre le pourquoi de sa posture.

Le groupe était constitué pour la majeure partie de TSHM (travailleuse et travailleurs hors murs) ou d’animatrices et d’animateurs travaillant sur différents sites, mais se connaissant par le réseau. Ils et elles se retrouvaient dans cette configuration uniquement lors de ce moment d’APP. Francis m’a expliqué l’importance de tenir compte de la dynamique du groupe et de l’adaptabilité dont il faut faire preuve pour la suivre. Ce moment informel, laisse à tous le temps d’arriver et de boire le café, même si cela implique du retard sur le déroulement de la séance. Cela permet au groupe de se retrouver, de se mettre ensemble pour entamer la séance avec engagement et sérieux. J’ai été frappé de constater à quel point le groupe d’APP fonctionnait à l’image de la pratique de terrain de chacun : souplesse du cadre, discussion informelle, accueil, etc. Ces 15 minutes de démarrage sont en quelque sorte un rituel important qui fait partie intégrante de la matinée et qui correspond bien au « style » de ce groupe.

Je m’aperçois que l’observation de la pratique de Francis a représenté un premier modèle à partir duquel me situer. Sortant d’un module dans lequel j’avais découvert toutes sortes d’outils pratiques à mobiliser durant les séances (photos-langages, jeux des statues, jeux de rôles, etc.), notamment avec Francis, j’ai d’abord été déboussolée de constater qu’il n’en utilisait pas forcément. Si ce n’est la référence à la grille d’Ardoino, il laissait le groupe évoluer dans les étapes du GEASE tout en étant garant du cadre et de l’horaire. Les observations m’ont fait réaliser la place que l’outil peut prendre dans ce moment. Il n’a pas de nécessité à tout prix, mais est une ressource dans les moments où l’intervenant définit le besoin de faire avancer une analyse qui s’enlise, de reprendre de la hauteur et d’apporter de nouvelles perspectives à la situation. Il s’agit de savoir lâcher-prise en ayant notre « boîte à outils » à mobiliser comme ressource en cas de besoin.

Au niveau de la dynamique de ce groupe, j’ai pu constater que la connaissance que les participant·e·s avaient des terrains et pratiques de chacun a permis une grande cohésion et beaucoup de respect. Ceci dit, ce groupe est constitué de quelques caractères forts, prenant passablement de place, mais bien acceptés car n’écrasant pas les autres. Je pense que c’est justement dû au fait que ce n’est pas une équipe de terrain habituelle et que chacun·e accepte cette dynamique exceptionnelle. Je me suis beaucoup interrogée sur la nécessité d’arrêter celui qui parle beaucoup, de le « forcer » à écouter, de redonner de l’espace aux autres, de faire réfléchir le groupe en prenant de la distance sur son fonctionnement, etc. Une fois la dernière séance effectuée et en discutant avec Francis, je me suis aperçue que tout ceci pouvait être des options, mais qu’au final ce qui est recherché, c’est que le groupe se mette au travail et que dans ce cas, c’est réussi. L’intervenant se pose donc comme le garant de ce travail en étant vigilant à la place de chacun·e·au sein du groupe.

Après ces observations et les discussions avec Francis, j’ai compris ce que signifiait « faire confiance au groupe », l’importance de le laisser avancer à son rythme (pour autant que les règles du groupe soient respectées). J’ai réalisé que l’esprit de corps du groupe de participant·e·s permettait une autorégulation autonome et que Francis pouvait se positionner un peu en retrait tout en gardant une vigilance.

J’ai beaucoup apprécié de pouvoir bénéficier de trois séances, ceci permettant de s’inscrire dans le processus et d’avoir des possibilités de comparer le déroulement des séances. Sans cela je n’aurais pu comprendre les enjeux dans le groupe, décrypter les places que chacun·e y prend et la dynamique qui se crée.

Les échanges qui ont suivi chacune des séances ont été nécessaires afin de clarifier des éléments de compréhension, dépasser ma première impression et me préparer à la séance suivante.

Avec l’observation de Francis, j’ai pris conscience qu’en tant qu’intervenant il est nécessaire d’avoir le souci du groupe et de sa dynamique, mais ne pas porter l’ensemble de la responsabilité de sa dynamique. Il s’agit bien là d’une coresponsabilité. C’est ce que j’ai intégré, comme l’importance de faire confiance au groupe, de laisser aller le processus en allant sur le terrain de l’autre, de se fondre dans le groupe en adaptant le dispositif aux personnes. En quelque sorte, ces observations de terrain et les discussions qui ont suivi m’ont permis de me « décomplexer » et de prendre de la distance avec la rigueur des règles. Si la définition du cadre est primordiale, la règle pour la règle n’a aucun intérêt si elle ne permet pas une certaine créativité.

Au terme de ce module, dans lequel s’inscrivait le stage, je me suis aperçue que j’étais en train d’apprendre à ne pas craindre l’imprévu et à le considérer de plus en plus comme une valeur ajoutée dans les interactions à travers lesquelles différentes subjectivités se rencontrent et s’enrichissent mutuellement. Cette expérience pratique m’a permis de mesurer le chemin que j’ai encore à parcourir, mais paradoxalement aussi à commencer à me faire confiance pour assumer ma future posture de spécialiste en analyse de la pratique.

2.2 Regard de Francis, animateur du dispositif d’APP

Dans la perspective d’intégrer pendant trois séances une stagiaire dans le groupe d’APP que j’animais, j’ai commencé par sonder les participant·e·s en leur précisant qu’elle venait pour mener des observations sur le dispositif et ma façon d’animer les séances, ceci afin de favoriser les liens théorie-pratique. Peu de questions ont été posées par les membres du groupe qui, après deux séances d’analyse, était déjà bien constitué. L’un·e des participant·e·s a résumé la situation en une formule simple qui a soulevé l’adhésion de toutes et tous : « c’est comme une apprentie… il faut bien qu’elle se forme, pas de problème ! ». Le feu vert des participant·e·s obtenus, la mise en place du stage s’est concrétisée et Emmanuelle et moi nous nous sommes rencontré·e·s quelques semaines avant sa première immersion. Il convient de préciser qu’Emmanuelle et moi, nous nous connaissions déjà puisque j’étais intervenu comme enseignant dans la formation : responsabilité du premier module, intervention dans le 3ème module, peu avant notre rencontre.

La première question d’Emmanuelle s’est portée sur la composition du groupe et cela pour une raison bien légitime. Son mari exerçant dans le domaine de l’animation socioculturelle, elle ne souhaitait pas tomber sur un·e de ses collègues. Cette interrogation levée, la seconde question s’est portée sur sa place et le positionnement à tenir durant le stage. Pour ma part, habitué à accueillir des collègues dans mes cours ou lors de prestations de service, j’étais ouvert à toutes les formes de participation – inclusion au sein du cercle des participant·e·s, position extérieure au groupe, etc. – et de posture – prise de parole, prise de notes silencieuse, etc. Le fait que la stagiaire prenne la parole et s’immerge dans le groupe de participant·e·s ne me posait aucun problème si ce n’est que cela pouvait la détourner de son rôle d’observatrice qui vise avant tout à comprendre le processus engagé dans un dispositif d’analyse de pratique dans son ensemble – dynamique de groupe, construction du processus de réflexion, posture de l’animateur, etc. Cette interrogation renvoie prioritairement aux objectifs que se fixe le ou la stagiaire, mais relève sans doute plus largement d’une préoccupation qui traverse l’esprit de toute personne qui intègre un groupe : comment ne pas déranger ? Il est vrai que la venue d’Emmanuelle allait forcément avoir une incidence sur le groupe et le processus de réflexion. De par ma casquette de chercheur, je remarque ici une similitude de questionnement entre l’intégration d’une stagiaire dans un groupe d’analyse de pratique et les enquêtes menées selon une méthode d’observation participante. L’arrivée d’une personne extérieure dans un espace qui réunit plusieurs personnes modifie les équilibres en place. À l’inverse, la personne qui vient en observatrice est forcément affectée par son expérience et, quelle que soit la posture qu’elle décide d’occuper, elle sera forcément assignée à une place par les participant·e·s (Favret-Saada, 1990).

De fait, la question du positionnement d’Emmanuelle au sein du groupe s’est posée lors de sa première séance d’observation lorsqu’elle a découvert le lieu avant l’arrivée des participant·e·s. Ce jour-là, j’ai surpris un mouvement d’hésitation chez elle avant qu’elle ne décide de s’installer sur une des chaises disposées autour de la table. Une fois les participant·e·s du groupe réuni·e·s, un temps a été consacré aux présentations et questions avant le démarrage du processus de réflexion. En réalité, peu de questions ont émergé du groupe et la séance a rapidement pu reprendre son cours habituel, à savoir par le retour sur les situations analysées lors de la précédente séance.

En observant Emmanuelle du coin de l’œil durant les séances, j’ai pu constater qu’elle était fortement attentive à ce qui se passait dans le groupe tout au long du processus d’analyse en groupe. Par contre, je ne me souviens pas de l’avoir vue intervenir directement. Se sentait-elle autorisée à intervenir ? Lui ai-je suffisamment laissé de place ? Après la première séance, Emmanuelle m’a expliqué qu’elle s’était laissé happer par le récit de la situation, oubliant quelque peu d’observer le dispositif et ma façon de mener le groupe. Il semblerait bien qu’elle ait été embarquée par le mouvement du groupe, ce qui n’est pas étonnant si l’on considère l’importance que joue le processus mimétique dans les apprentissages (Gebauer & Wulf, 2004).

La question de la place occupée par un ou une stagiaire dans un dispositif pédagogique n’interroge pas uniquement ce dernier ou cette dernière, mais également l’animateur·trice. Personnellement, bien qu’ouvert à différentes possibilités, j’avais en tête des contraintes auxquelles je devais faire face. Il convient en effet de préciser que je me suis dégagé de ma responsabilité de pédagogue en me centrant sur ma tâche d’animateur de groupe d’analyse de pratique, car lorsque j’ai accueilli Emmanuelle dans le groupe d’APP, ce n’est pas en tant que formateur que je l’ai fait, mais en ma qualité de prestataire de service et ceci sur la base d’un mandat négocié, d’une part, avec une institution et, d’autre part, avec les participant·e·s qui ont accepté de s’inscrire dans le processus proposé. Par conséquent, il me paraissait logique qu’Emmanuelle soit en mesure de définir par elle-même ses objets d’observation afin de confronter ses représentations relatives à l’animation d’un groupe d’APP et nourrir son questionnement. Elle avait par contre toute latitude de m’interroger lors de la rencontre avant son immersion et après chaque temps d’APP. Elle pouvait également questionner les participant·e·s du groupe.

Ceci posé, m’en tenir à la seule fonction d’animateur et laisser Emmanuelle se responsabiliser pour construire son propre cheminement m’a demandé quelques efforts, car le formateur sommeille en moi. Aussi, j’aurais aimé vérifier qu’Emmanuelle ait bien clarifié ce qu’elle souhaitait apprendre et comprendre en se donnant les moyens ad hoc. Par ailleurs, formé aux enquêtes de terrain, c’est bien volontiers que j’aurais invité Emmanuelle à partager quelques ficelles d’ethnométhodologie. Dans l’après-coup, je réalise que cette tension aurait mérité d’être débattue entre elle et moi et de faire l’objet d’une contractualisation.

Avant d’aller plus avant dans l’évocation de l’expérience de stage d’Emmanuelle, il importe que je situe ma conception de la conduite d’un groupe d’analyse des pratiques et mon style d’intervention. Selon les modèles théoriques que je privilégie – phénoménologie, esthétique et socioanthropologie – j’accorde beaucoup d’importance au fait que nous sommes des êtres incarnés. D’une part, cela implique que « nous existons physiquement dans le monde et nous avons le monde en nous » (Gebauer & Wulf, 2004, p. 12), ce qui signifie que notre subjectivité est largement tributaire de l’environnement dans lequel nous évoluons. Même si elles font l’objet d’un contrat spécifique, les séances d’APP constituent des situations sociales où se jouent les rapports de pouvoir, de classe, de genre, etc. A ce sujet, il faut noter que le groupe était majoritairement composé d’hommes, dont certains occupaient des fonctions de responsable, ce qui a forcément impacté la circulation de parole. Durant les séance d’APP, il a donc fallu que je sois attentif à faire respecter les idées de tout le monde, notamment celles de la seule animatrice présente.

D’autre part, bien que nous soyons des êtres humains rationnels, nos réflexions ne sont pas détachées du vécu corporel et émotionnel. En tant que sujets sensibles, nous sommes « affectés par le monde » (Depraz, 2006) et, dans une activité relationnelle comme le travail social, le registre émotionnel, qui se situe à l’articulation du subjectif et du social, constitue un élément central pour une compréhension éthique des pratiques professionnelles (Boujut, 2005 ; Jeantet, 2018). Ainsi que le relève Aurélie Jeantet (2018), les émotions fournissent un accès au monde, un jugement sur ce qui est en train de se passer, car elles sont « une évaluation du monde, au sens où elles dépendent de l’interprétation que nous nous faisons d’une situation donnée » (p. 76). Reliées à des valeurs, les émotions ont une dimension morale et les prendre en compte dans les analyses de pratique ouvre ces dernières au débat éthique (Loser & Romagnoli, 2019).

Concrètement, durant les séances d’analyse de pratiques, plutôt que de me centrer sur les seules paroles des participant·e·s, je m’intéresse aussi au langage corporel (gestuelle, ton de la voix, mimiques, etc.). Cette attention au corps, liée au fait que nous sommes des êtres incarnés et affectés par le monde (Favret-Saada, 1990 ; Depraz, 2006 ; Rosa, 2018), explique que la communication soit avant tout de nature non verbale, c’est-à-dire corporelle (Winkin, 1981). Au-delà de sa fonctionnalité, le corps est le lieu où s’expriment les tensions émotionnelles relatives à l’engagement professionnel. Dans le groupe d’APP que j’animais, il était intéressant d’observer le jeu de posture des participant·e·s lorsqu’elles et ils observaient le silence ou intervenaient. Il est par exemple arrivé qu’un·e des participant·e·s banalise l’expérience vécue lors d’une interaction avec un·e bénéficiaire alors que ses gestes, mimiques et jeux de regard exprimaient une forte charge émotionnelle. Dans ce type de situation, un retour sur ce qui se passe au niveau corporel peut aider le ou la participant·e à prendre conscience de ses émotions et à les intégrer dans la réflexion.

Au-delà des récits et des explications de l’activité professionnelle, le corps des participant·e·s s offre bon nombre d’indicateurs axiologiques et communicationnels en rapport au contexte d’énonciation, aux interactions de groupe, à la problématique abordée et, plus largement, aux enjeux sociopolitiques et historiques qui traversent les situations analysées.

Pendant les temps d’animation je m’évertue à adopter une posture sensible (Loser, 2018) pour observer le plus finement possible ce qui émerge au fil des échanges. Inspirée de l’ethnométhodologie cette manière d’animer un dispositif d’APP procède sous la forme d’un jeu de dédoublement (Caratini, 2004) qui place le focus à la fois sur ce qui se passe en moi – émotions, tensions corporelles, intuitions, etc.  – et sur ce qui se passe dans le groupe de participant·e·s – état de concentration, rires, gravité de ton, etc. Cette double attention permet de repérer de manière phénoménologique un ensemble d’indicateurs qui renseignent sur la tournure que prennent les réflexions et leur structuration (tâtonnement progressif, confusion, polarisation, etc.).

La conduite d’un groupe d’analyse de pratique consiste pour moi à tenir le cadre afin de permettre l’avancement de l’analyse de la situation tout en adoptant une posture d’étonnement par rapport à ce qui émerge. Comme relevé ci-avant, la dynamique de groupe n’est pas distincte de l’objet d’analyse car ils sont miroir l’un et l’autre et sous-tendus par les émotions qui fluctuent au fil des échanges. Pour y parvenir, comme tout intervenant, je navigue à vue en me centrant sur mes observations et en actualisant un ensemble d’habiletés incorporées – le fameux « savoir par corps » (Bourdieu, 1980) – qui échappent en grande partie à ma conscience.

Pour revenir au groupe dans lequel Emmanuelle a effectué son stage, il convient de signaler qu’il se caractérisait par un éthos singulier, au sens d’un ensemble de dispositions éthiques et pratiques qui peuvent s’observer au sein d’un même groupe professionnel (Fusulier, 2011). Dans ce groupe d’APP, il me paraissait pouvoir reconnaître un éthos que j’ai souvent eu l’occasion d’observer dans le domaine de l’animation socioculturelle, à savoir une propension au débat, un engagement militant et un sens du collectif paradoxalement teinté d’une forte subjectivité.

Pour le coup, conduire des analyses de pratiques avec ce groupe de professionnel·e·s me semblait relever du défi, voire de l’équilibrisme pour faire en sorte que les temps d’analyse ne tournent pas en débats d’idées. Concrètement, afin de maintenir le cadre (respect des horaires, étapes de réflexion, régulation des prises de parole, etc.) tout en laissant chacun·e suffisamment libre de ses pensées et mouvements, il a fallu que je compose avec les leaders et l’énergie débordante du groupe. Malgré mes appréhensions de départ, l’ensemble des participant·e·s a rapidement intégré les règles du jeu et le dispositif d’APP a pu peu à peu se mettre en place. Il convient de relever le fort engagement de toutes et tous et la confiance partagée au sein du groupe, mais également entre le groupe et moi, ce qui a grandement facilité l’intégration d’une stagiaire. Les temps de réflexion, non exempts de rires et de plaisanteries, ont permis de produire des analyses en groupe consistantes qui non seulement respectaient les étapes du GEASE, mais aussi les différents niveaux de réflexion définis par la grille d’Ardoino. Au final, malgré mes craintes initiales, les séances étaient stimulantes et chacun·e a pu exposer une ou plusieurs situations et questionner ses manières de penser et d’agir ainsi que celles des autres membres du groupe.

Ces éléments de réflexion ont fait l’objet d’échanges avec Emmanuelle. Alors qu’elle cherchait au départ à comprendre les écarts qui peuvent apparaître entre le déroulement fixé par la méthode du GEASE et sa mise en œuvre concrète, elle a pu élargir son questionnement. Au fil des rencontres, il me semble qu’elle a mieux perçu la posture et le type de vigilance hic et nunc qu’implique, pour toute animatrice ou animateur, la conduite d’un groupe d’APP. Quel que soit le style d’animation, le processus engagé est fortement impacté par de nombreuses variables, telles que le contexte d’intervention, le type de participant·e·s, la dynamique de groupe, etc.

2.3 Lecture croisée entre stagiaire et animateur du dispositif d’APP

Suite à la lecture des premiers textes produits, plusieurs éléments de réflexion communs ont pu être identifiés entre Emmanuelle et Francis, dont notamment l’éthos du groupe, les enjeux relatifs au cadre à tenir et, enfin, la posture de l’animateur de ce groupe d’APP. Il convient de relever que cette partie du texte a été mise en forme par l’animateur sur la base des échanges croisés.

L’éthos particulier du groupe de participant·e·s est abordé dans les deux comptes rendus, ce qui en souligne bien le côté marquant. Quelque peu interloquée par l’arrivée échelonnée des professionnel·le·s et le manque de réaction de l’animateur du groupe d’APP, Emmanuelle a d’emblée soulevé un point important au niveau de la tenue du cadre. Il convient de préciser que les horaires ont été rappelés à plusieurs reprises aux participant·e·s et cela sans réel effet. Lors d’un précédent groupe d’analyse de pratique avec des animatrices et animateurs socioculturels auquel certains participant·e·s avaient déjà pris part, je me suis trouvé confronté au même problème, d’où l’idée de mobiliser la notion d’éthos professionnel pour appréhender le phénomène observé.

Par ailleurs, Emmanuelle et moi avons pu observer que durant le temps d’attente des retardataires, les personnes présentes en profitaient pour questionner leurs collègues sur leurs pratiques, alimenter leur réseau de contacts ou simplement échanger des informations sur la vie de leur organisation qui s’étend sur un vaste territoire puisqu’elle regroupe une cinquantaine de structures. Comme le relève Emmanuelle, ces temps informels peuvent être assimilés à une sorte de rituel qui semblait bien convenir aux professionnel·le·s réuni·e·s. Ces constats m’ont amené à m’adapter au groupe et à plutôt porter l’accent sur les autres règles du jeu – le respect de la confidentialité, le temps de parole de chacun·e, etc. – et aux apprentissages collectifs.

Finalement, le consensus trouvé entre participant·e·s et animateur a permis de véritablement engager le groupe dans un processus d’analyse de leurs pratiques, point qu’Emmanuelle a pu constater dans son compte rendu – « ce qui est recherché c’est que le groupe se mette au travail et que dans ce cas c’est réussi ». Qui plus est, grâce au recours à la grille d’Ardoino (1967, 1980) tout au long du processus, les analyses en groupe ont pu être menées en restant attentif à explorer les situations analysées selon différentes clés d’entrée : au niveau personnel, relationnel, dynamique de groupe, organisation du travail, enjeux institutionnels, etc.

Etroitement liée à la question du cadre, la notion de posture constitue une dimension sur laquelle il convient de s’arrêter. Dans son écrit, Emmanuelle a su pointer plusieurs éléments essentiels comme par exemple la responsabilité du processus qui ne dépend pas uniquement de l’animatrice ou de l’animateur, mais aussi des participant·e·s et de la part d’imprévisibilité qui sous-tend la dynamique de groupe et le processus de réflexion qui rend si vivant ces temps de mise au travail collectif.

Autre point significatif au terme de ses trois jours de stage, Emmanuelle semble avoir compris l’importance que revêt la confiance, confiance en soi en tant qu’animatrice ou animateur d’un groupe d’APP et confiance dans les ressources du groupe des participant·e·s. Emmanuelle paraît également avoir compris que d’être garante du cadre ne signifie pas d’appliquer la règle pour la règle, mais d’assurer une vigilance sur les différents paramètres mentionnés plus haut et cela tout au long du processus de réflexion afin d’en garantir à la fois le sens et le bon déroulement. Il reste évident que trois séances d’observation ne sont pas en mesure de cerner dans toute leur épaisseur l’ensemble des habiletés que demande la conduite d’un groupe d’APP tant au niveau de l’observation que de l’animation des temps d’échange. Cela tient en grande partie au fait que ce type de compétence relève des savoirs incorporés qui ne sont ni décelables de l’extérieur, ni totalement conscientisés par celles et ceux qui agissent.

Pour conclure, il convient de souligner un constat intéressant concernant la phase qui précède le temps d’immersion dans le groupe d’APP. Dans l’imaginaire pédagogique, forte des apports de la formation et des instructions reçues, Emmanuelle se devait d’avoir préparé ses objectifs d’observation avant la première séance. La lecture de son texte montre qu’il en est allé un peu autrement puisqu’elle note qu’elle a bien anticipé le mouvement en construisant une grille d’observation, mais en décidant de se « laisser quelque peu porter par le processus proposé ». Ceci lui a valu quelques déconvenues lors de la première séance où elle a été prise par un mouvement dans lequel elle s’est laissé absorber par la dynamique de groupe et les récits soumis à analyse. Ce phénomène rend bien compte, d’une part, de la force émotionnelle qui sous-tend un groupe d’APP et, d’autre part, de la difficulté pour un·e stagiaire de s’extraire de sa posture habituelle de praticien·ne. L’expérience relevée par Emmanuelle mérite d’être entendue et prise en compte lors de la mise en place de la prochaine session de formation, car elle interroge la tension qui se forme entre les ambitions et projections nourries par les formatrices et formateurs et la réappropriation du projet de formation par les participant·e·s qui sont par ailleurs soumis·e·s à de multiples contraintes au niveau professionnel et personnel. Nous touchons ici la dimension temporelle ; le temps nécessaire aux participant·e·s pour mener leurs diverses activités d’apprentissage et le temps, en termes de durée, qu’implique une assimilation des apprentissages en vue de la construction d’une posture de spécialiste en analyse des pratiques.

3. Second compte-rendu croisé d’une expérience de stage : Valentine et Sylvie

Retraçons quelques éléments de contextualisation pour planter le décor de cette expérience de stage d’observation réalisé par Valentine dans le cadre du programme présenté en début d’article. La HETS, par son centre de formation continue (CEFOC), assure la formation de formatrices et formateurs à la pratique professionnelle de l’enfance (CFPPE) qui aboutit à l’obtention d’un certificat. Le public, principalement constitué de professionnelles travaillant dans des lieux d’accueil de l’enfance du canton de Genève, accueille des étudiant·e·s de l’Ecole d’éducatrices et d’éducateurs de l’enfance de Genève (ESEDE). Ces apprenantes ont toutes choisi d’entreprendre ce cursus, animées par le désir de transmettre leurs savoirs et de contribuer à la relève. Elles occupent la même fonction et font connaissance le premier jour du programme.

3.1 Regard de Valentine, stagiaire

Depuis le début de mon parcours professionnel dans le travail social, j’ai toujours pu bénéficier de supervision d’équipe, ou de groupes d’échange de pratiques. Lorsque j’ai entrepris la formation de spécialiste en analyse de pratiques, je venais de prendre un poste d’assistante sociale dans une école du secondaire du canton de Genève. Après dix ans, je quittais le milieu de la réduction des risques et de la précarité en tant qu’éducatrice, mon identité professionnelle initiale. Dès le démarrage de la formation, la posture réflexive s’est imposée à moi non pas comme une contrainte, mais très naturellement. J’ai dû solliciter rapidement ce qui donne une couleur à ma pratique professionnelle, tels que mon ancrage éducatif, mon intérêt pour la systémique ou ma façon de mener des entretiens, pour saisir de quoi cela était fait, en fonction de mes choix, mes valeurs, mon éthique.

Au terme du troisième et dernier module, j’ai effectué un stage d’observation. J’ai pu assister à trois séances d’APP animées par l’une de nos responsables principales du CAS. J’avais déjà connaissance de sa manière d’accompagner un groupe, à laquelle je m’identifiais depuis le début de la formation. J’ai construit ma grille d’observation avec le sentiment de l’aborder de manière trop académique. Un peu perdue, je me suis calquée sur le GEASE et ma connaissance du fonctionnement de l’animatrice pour donner un fil rouge à ma grille, qui aborde des éléments tels que : De quoi est fait le cadre ? Comment se fait la mise au travail du groupe ? Que fait l’animatrice avec le langage non verbal ? J’avais imaginé, et ce fût le cas, que l’animatrice marquerait le début et le terme de chaque étape du processus, ce qui me laisserait le temps de me repérer notamment. À ce stade, les trois modules traversés m’ont permis de vivre différents groupes d’analyse de pratiques constitués de collègues de formation. L’observation donne accès à un groupe dans lequel je n’ai pas la fonction de participante, mais où mon rôle m’autorise à être dans une position méta en étant actrice passiveActrice par une position d’apprenante de nouveaux savoir-faire/être, passive par ma position d’observatrice de l’animatrice, me donnant la possibilité d’analyser ce qui m’interroge, me bouscule ou résonne en moi.

Le groupe d’APP dans lequel je me suis immergée était constitué d’éducatrices de la petite enfance en formation continue. Provenant donc de différents lieux de pratique, elles ne se connaissaient pas et, au départ du processus, elles étaient reliées uniquement par leur ancrage et langage professionnel communs. Lors de la première séance, je ne me suis pas sentie à l’aise de me mettre à l’extérieur du groupe, car je ne souhaitais pas être dans le dos des participantes, craignant de les déranger. Dans la recherche d’une position suffisamment confortable pour être en observation du groupe, je me suis alors placée à côté de l’animatrice, mais j’ai vite réalisé qu’ainsi, j’observais plus le groupe et moins l’animatrice.

Pour les deux séances suivantes, je me suis placée au sein du groupe, ce qui m’a permis de m’imprégner de ce qui s’y jouait pour ensuite chercher à comprendre comment se positionnait l’animatrice par rapport à la dynamique observée. J’ai fait le choix de ne jamais intervenir par crainte de gêner le groupe. Quand bien même j’avais envie de participer aux échanges et que certains éléments observés m’ont bousculé, tels que la position de retrait d’une participante qui sera reprise à la survenue d’un imprévu et impactera le cadre, la rapidité avec laquelle le groupe s’est fait confiance et a évolué au fil des séances ou encore la capacité de l’animatrice à saisir les réactions non verbales et sa rapidité de réflexion quant à savoir quoi en faire. Dans les faits, le groupe m’a tout de suite fait exister par des regards et des sourires durant les moments d’échanges et aussi lors des discussions en fin de session. Il m’a semblé que l’expérience, les résonnances et les impacts vécus par les participantes au cours des séances ont été source de motivation pour prendre part au groupe et participer activement à l’APP.

La première séance a été une sorte de confrontation à moi-même. La place d’observatrice m’a offert la possibilité de me tester indirectement comme spécialiste d’APP. L’occasion m’a été donnée d’établir le parallèle entre ce que je ferais et ce que l’animatrice proposait, en étayant un savoir-faire par la projection mentale et la mise en pratique d’APP en fin de module. Ceci aussi en saisissant mes différences, dont la principale étant pour moi un manque de bagage théorique me permettant d’évoquer des liens à un groupe d’APP avec l’intention d’activer la dimension réflexive. J’ai eu le sentiment que la position d’observatrice me permettait de dépasser cette phase d’identification à l’animatrice pour venir dessiner ma propre identité de spécialiste en APP. Une sorte de position d’entre deux, entre le groupe et l’animatrice, un espace transitionnel dans lequel la structure du triangle de Vellas (2008) s’affirme, s’affine et donne une assise à ma posture naissante de spécialiste en APP, en articulant les valeurs, les dimensions théoriques et praxéologiques qui me façonnent, tels que la constance, l’esprit critique, le pouvoir d’affecter et d’être affectée au sens de Spinoza (1954).

Je me suis rendu compte que les questions que j’estimais être académiques en construisant ma grille d’observation m’ont permis de me confronter pendant mes observations à l’importance du cadre, sa tenue, ce qui s’y joue. Par exemple, une situation amenée par une participante a généré un malaise pouvant mettre en danger le groupe. Il a été décidé que si l’une des participantes identifiait une personne qu’elle connaissait dans une description, elle devait en informer le groupe et être autorisée à ne pas poursuivre le processus le temps d’une situation. L’énonciation de cette règle par l’animatrice et les participantes a redonné de la sécurité et renforcé la confiance dans le groupe. J’ai ainsi réalisé que c’était le cadre qui avait de l’importance pour moi pour animer une APP, alors que jusque-là je l’appréhendais comme une formalité qui pouvait se réduire au simple fait de l’énoncer au début d’une APP. Cela m’a permis, pendant les séances suivantes, de m’émanciper dans ma pensée et dans ma manière d’aborder une APP, de ne pas me juger en me comparant à une professionnelle aguerrie, mais en me donnant la liberté d’apprendre et de penser autrement. Ce processus d’émancipation a été essentiel pour moi, afin que je puisse m’autoriser à définir un cadre, un fonctionnement, une dynamique propre me permettant d’accompagner une séance APP, comprenant des éléments tels que la sécurité et la constance. Ces prestations ont ainsi été pour moi des prises de conscience, des réponses concrètes par l’action aux questions que je pouvais me poser. Le peu d’échanges que nous avons eu avec l’animatrice, répondaient, complétaient d’éventuels manques ou incompréhensions que j’aurais pu avoir, comme la reprise de signes non verbaux, ou le fait de ne rien en faire, car tout ne peut pas être toujours relevé. Nommer la confidentialité d’une certaine manière, évitant ainsi de figer ou bloquer des personnes dans l’instant présent, mais en leur donnant la possibilité de faire usage de leurs apprentissages sur leur terrain professionnel tout en gardant confidentiel les aspects humains et personnels relatifs au groupe. J’ai également eu un besoin de digestion me permettant de métaboliser l’expérience vécue, ce qui a probablement participé à ce peu d’échanges.

Il m’a été impossible de me détacher du fonctionnement du groupe pour observer uniquement la professionnelle. C’est un ensemble où chaque partie a besoin de l’autre pour fonctionner du fait d’une évidente interdépendance de l’ensemble des protagonistes réunis. J’ai trouvé que rapidement les participantes arrivaient à suggérer des outils, des pistes de compréhension et d’intervention, et se situer dans le processus en se réappropriant celui initié par l’animatrice. Au fil des séances auxquelles j’ai pris part, l’animatrice continuait d’intervenir par moment pour le soutenir. Elle passait de la posture d’enseignante – animatrice à celle d’observatrice en fonction de ce qui se jouait dans la séance et pour le groupe. Pour ma part, j’ai eu le sentiment de n’être parvenue à intégrer une position méta que sur la dernière observation. Comme si l’assimilation des séances précédentes, le travail de réflexion et l’émancipation de ma pensée m’avaient permis de ne plus me sentir et me positionner uniquement comme apprenante capable de m’approprier de nouveaux savoirs, mais en étant en mesure de me projeter dans ma manière de pouvoir en faire usage lors d’une APP, comme l’utilisation d’outils tel que les six chapeaux de Bono (2005) abordés en cours, mais trop abstraite jusque-là ou l’occupation de l’espace par l’animatrice.

Cette expérience d’observation est venue convoquer qui je suis intrinsèquement dans mes valeurs, mes fondements. Je dirais qu’elle m’a en outre permis de me distancer d’une simple identification à une formatrice pour mieux cerner mon propre fonctionnement et ma conception de l’APP. Les prises de conscience vécues pendant ce stage d’observation m’ont permis d’avancer dans mes réflexions et de mieux me cerner dans ma future posture d’animatrice APP et dans ma nouvelle prise de fonction. La capacité d’endosser une fonction d’animatrice permettant à un groupe de construire sa dynamique en toute confiance, d’être en mesure de gérer des imprévus, des incompréhensions, des refus, de libérer la parole et la pensée, l’importance d’étayer sa pratique par le partage de savoirs sont autant d’éléments que ce stage d’observation m’a permis de cerner comme étant des compétences évidentes et nécessaires à l’accompagnement d’un groupe APP.

3.2 Regard de Sylvie, animatrice du dispositif d’APP

Je m’apprête à accueillir Valentine comme stagiaire dans ce groupe d’analyse des pratiques qui s’est déjà réuni 4 demi-journées sur les 10 que comportent la formation.  Sollicitées pour l’accueil de Valentine les participantes ont sans hésitation accepté qu’elle participe à ces espaces de travail, lieu d’échanges de leurs expériences de formatrice.

Très à l’écoute les unes des autres et de mes interventions, respectueuses de la place de chacune, et plutôt dans une posture d’attente de recevoir un savoir, comme si j’en étais la seule détentrice, le fameux Sujet supposé savoir de Lacan (1973). Surprenant, inhabituel, car souvent dans les groupes de professionnel·le·s en formation continue, certaines personnes ont besoin de dire leurs doutes quant aux contenus ou aux méthodes pédagogiques,  de discuter certains apports, voire de les critiquer. Ici rien de tout cela, mon statut d’enseignante me conférait une approbation d’emblée des contenus proposés et de mes choix pédagogiques, en tout cas en apparence.

Dans ce groupe je suis guidée par une double intention, celle de faire travailler chacune des participantes à la construction de sa posture de future formatrice qui va accueillir un·e étudiant·e en stage, et celle de fonctionner comme modèle identificatoire à une nouvelle fonction.

Une de mes premières intentions a été de leur faire prendre conscience de leurs compétences et connaissances, en sollicitant l’explicitation de leurs façons d’accueillir et d’accompagner les étudiant·e·s (Vermersch, 2010), puisque ce sont elles qui possèdent l’expertise de leur domaine.  Chacune a eu l’occasion de raconter sa pratique de formatrice, il s’agit de se laisser aller là où les mots nous emmènent, les autres écoutant sans intervenir. Ce n’est pas si facile, mais mettre la parole en suspens ouvre à la découverte de la singularité d’autrui et signe l’altérité (Rouzel, 2015).  Ce qui me parait fondamental c’est que chacune puisse décrire comment elle s’y prend, ce qu’elle fait concrètement dans l’accompagnement de l’étudiant·e, qu’elle identifie ses gestes, ses choix, ses questions et ses doutes. Je suis attentive à la forme du récit, les hésitations, la tonalité de la voix, le choix des mots, l’émotion qui teinte le propos, la participation du corps tantôt figé, tantôt animé, la participation des mains, les mimiques.

Je sollicite que toutes puissent exprimer en quoi elles sont affectées, touchées par la rencontre avec l’étudiant·e, ce que cela provoque comme sentiment et résonnance en elles (Foulkes, 2004).

Elles dévoilent ainsi leurs pratiques, s’exposent au regard des autres et à leur jugement. En même temps c’est par cet effort d’être comprises par les autres, que les implicites se précisent, que les expériences deviennent visibles et que les pratiques s’enrichissent. Plusieurs fois nous entendrons à l’issue d’une séance d’AP, une professionnelle dire sa surprise de découvrir que grâce aux partages avec le groupe, la situation qui posait problème et semblait enkystée se dénoue, que des pistes de réflexion s’ouvrent, que des perspectives de travail avec l’étudiant·e s’envisagent.

C’est dans la deuxième partie de l’année que quelques débats ont émergé. Ces échanges d’idées ont modifié le rapport participantes/formatrice, d’abord plutôt vertical avec des échanges principalement bilatéraux qui sont devenus ensuite des échanges croisés. Cela témoigne de la progression du groupe vers une communication horizontale, signe d’une confiance dans le dispositif proposé et d’une dynamique groupale plus mature.

Intéressées par l’exploration d’outils pour penser leur pratique nous avons souvent travaillé leurs situations d’accompagnement d’étudiant·e·s avec l’utilisation de supports, pour certains proches de ceux qu’elles utilisent avec les enfants (dessins, sculptures, images, jeux corporels). Le mouvement a toujours été convoqué, nous ne sommes jamais restées assises une séance complète.

Les participantes ont de plus en plus mis en avant leurs singularités, leurs caractères. Les émotions étaient plus présentes, pleurs et rires ont aussi ponctué certaines séances. Les personnes les plus discrètes ont pris plus aisément la parole en osant des avis différents du plus grand nombre. Deux participantes, qui avaient déjà une expérience avancée comme formatrice à la pratique professionnelle de l’enfance, se sont mises par moment en retrait, plus à l’écoute, moins à donner des conseils et s’autorisant à ne pas intervenir dans certains échanges.

Valentine a rejoint le groupe lors de la troisième journée d’analyse de pratiques.  Me sont revenus alors les différents moments que nous avions partagés lors de la formation de spécialiste en analyse des pratiques – programme dont j’assure la responsabilité et dans lequel je suis formatrice -, moments avec la volée, mais aussi en petit groupe d’analyse des pratiques lors de l’introduction à la méthodologie d’intervention du module 1.  Quand je me plonge dans mes souvenirs me revient l’amabilité de Valentine, son sourire, sa curiosité et l’intérêt pour la matière, active dans les échanges du groupe par ses questions et ses interventions. Confortablement installée sur sa chaise tournée vers les autres et à l’écoute, Valentine dégage une certaine détermination et suscite la relation.

Valentine vient observer ma pratique d’intervenante que j’associe, en suivant Cifali, « à une posture clinique et d’accompagnement, à une éthique de la parole, à une construction d’une pensée dans l’action » (2018, p. 204).

Avec quelles représentations, quels préjugés, quelles attentes Valentine se présente-t-elle à ce stage ? Je n’en ai aucune idée ; nous avons eu l’occasion d’échanger par mails, mais essentiellement de manière informative par la transmission de documents qui décrivent les modalités et objectifs du travail de ce groupe. Valentine aura aussi accès en amont des sessions, comme les autres membres du groupe, aux écrits des situations présentées.

Valentine arrive discrètement à la troisième session et rien ne permet de dire que sa présence ait perturbé, modifié la dynamique de travail, la qualité des interventions des participantes, le type de contenus. J’avais proposé qu’elle se sente libre d’intervenir si elle le souhaitait, Valentine est restée dans une position d’observatrice passive, assise dans le groupe, mais sans y intervenir. À aucune occasion le groupe ne l’a sollicitée.

Valentine, dans ce groupe de participantes, a dû effectuer un déplacement de son positionnement, passant d’une place d’apprenante dans le CAS Analyse des pratiques à une place d’observatrice d’un groupe d’apprenantes, en quelque sorte des paires, et en même temps dans une place qui la différencie d’elles, puisque Valentine est alors appelée à prochainement endosser une posture proche de ma fonction de formatrice.

Nous nous trouvions ainsi dans une mise en abîme où s’enchâssent des identités professionnelles croisées, toutes au travail par le jeu des identifications et projections multiples.

Valentine est intervenue seulement au moment de quitter le groupe en transmettant un bref retour de ses observations et ses remerciements. Sa présence silencieuse ne m’a pas dérangée. Je n’ai rien modifié de ma façon de travailler avec le groupe. Absorbée par ma tâche qui m’engage pleinement dans l’intersubjectivité de la relation à chaque professionnelle présente dans ce groupe, et à l’ensemble, corporellement investie et émotionnellement exposée, à devoir toujours inventer avec les imprévus, dans le moment présent (Cifali, 2018, p.205), je me suis surprise certaines fois, a oublié la présence de Valentine.

Nous n’avions pas fixé avec elle de moments de discussion post-groupe, aux pauses ou en fin de journée, j’avais simplement signifié ma disponibilité à tout échange si elle le souhaitait, lui donnant ainsi l’entière responsabilité de son processus d’apprentissage dans ce contexte-là. Je l’accueillais dans un groupe, je m’exposais à son regard, je me prêtais à l’exercice comme intervenante dégagée de ma fonction d’enseignante du CAS. Elle m’a peu sollicité, nos partages furent rapides, et cette expérience s’est terminée sans que je sache ce qu’elle a produit chez elle, les apports, les questions, les apprentissages qu’elle en aurait tirés. Valentine n’a pas questionné mes choix, la nature de mes interventions, les supports proposés, sur le même mode finalement que les participantes, dans les premiers temps de l’analyse de pratiques.

Elle n’a pas mis en partage ses observations, ses questions, ses doutes et ses affirmations. Cela m’a un peu étonnée, voire frustrée, car il est n’est pas si fréquent de pouvoir évoquer sa pratique d’intervenante en APP, et de la soumettre à réflexion avec un Autre qui a participé in vivo à une séance. Je crois que d’accepter un ou une stagiaire c’est aussi pour moi l’occasion d’être interpellée et confrontée à ma pratique et de la faire évoluer.

Est-ce par retenue à interroger ma pratique, à la mettre en question voire la remettre en question alors que j’occupe dans notre relation une position asymétrique et d’autorité, de par le fait que je dirige ce programme, ou est-ce sa manière d’apprendre, de construire ses compétences et connaissances ?

3.3 Lecture croisée entre stagiaire et animatrice du dispositif d’APP

Les textes font état de deux expériences d’un même groupe depuis des places différentes, cependant des éléments d’observation et d’analyse communs apparaissent. Nous pouvons en identifier trois, à savoir le rôle de la formatrice dans la mise en place des conditions favorables aux apprentissages par la pose du cadre, la prise de distance de chaque participante afin de construire sa propre posture de formatrice, et le groupe comme support au développement de connaissances et compétences dans une interaction continue entre les apprenantes et l’enseignante.

Le cadre, élément fondateur d’un groupe d’analyse de pratiques professionnelles, bien loin d’être une formalité comme le relève Valentine, permet par les règles qu’il propose d’exposer dans le groupe sa façon de travailler et ses idées, et ainsi de s’y exposer (règles de confidentialité des personnes et des institutions – mais non pour les pratiques partagées – et bien sûr de discrétion et d’engagement de chacune).

Pour cela il y a nécessité d’accorder d’emblée une confiance au groupe et à chaque participante afin d’accueillir toute personne présente dans sa singularité, et l’inviter à faire confiance à sa propre subjectivité et à ses intuitions. C’est bien ce que Valentine repère quand elle signifie « La reprise du cadre par l’animatrice et les participantes, a donné à certaines d’entre elles la possibilité de se sentir suffisamment en sécurité et a permis au groupe de redéfinir son fonctionnement. »

La formatrice incarne certes une position d’autorité, mais comprise dans le sens d’autoriser chacune à exprimer ce qui est important pour elle, l’autoriser à se tromper, à apprendre de ses erreurs, à expérimenter de nouvelles compétences et explorer de nouveaux modes de faire. Elle vise ainsi que chaque apprenante puisse prendre le risque de dire ses valeurs, ses croyances, son ressenti, ses doutes, son embarras et ses questions (Vallet, 2009) dans l’interaction avec les autres. Ainsi s’ouvre un espace de débat et d’apprentissage sur le modèle du conflit sociocognitif, et c’est bien cette expérience-là que font les participantes. La nature des relations empreintes du respect des différences des unes et des autres permet l’expression singulière des émotions et l’appropriation du vécu des situations. Valentine s’est rendu compte combien l’expérience et les résonnances vécues par chacune ont contribué à la motivation et l’engagement dans les analyses de pratiques.

Par ailleurs, partie prenante du groupe, la formatrice évolue sous le regard de l’ensemble attentif à ses attitudes, ses interventions et ses positionnements. Elle dit avec quoi elle réfléchit, comment se construisent ses hypothèses de compréhension, ses référentiels théoriques, et ce que donnent à vivre les situations présentées, les échanges dans le groupe. C’est bien avec tout son être qu’elle se présente à ce groupe, et qu’ainsi elle offre un modèle à partir duquel se construiront, par des mécanismes d’imitations, d’identifications et de différenciations, la posture de future formatrice de ces éducatrices. C’est autant par une posture que par la transmission de contenus et de méthodes qu’il y aura formation et probablement transformation pour les professionnelles présentes. L’intégration de cette nouvelle fonction se fera également grâce aux identifications croisées avec les paires. Les compétences variées des membres de ce groupe sont une source indéniable d’enrichissement pour les unes et les autres, ce que Valentine a bien perçu quand elle décrit les initiatives prises par le groupe qui conduit à un changement du positionnement de la formatrice, entre rôle d’enseignante, d’observatrice ou de soutien au processus, avec un ajustement à l’évolution du groupe et des personnes qui le constituent.

Ces modifications du positionnement de la formatrice ont permis vraisemblablement à la stagiaire de poursuivre sereinement la construction de son identité d’intervenante en analyse des pratiques professionnelles, différenciée de celle incarnée par la formatrice.

4. Conclusion

Alors que le CAS HES-SO de Spécialiste en analyse des pratiques professionnelles dans le domaine de l’action sociale, éducative, psychosociale et de la santé en est à sa troisième édition, la rédaction de cet article a constitué une excellente opportunité pour tenter d’appréhender avec recul le dispositif mis en place et plus particulièrement le stage d’observation nouvellement introduit dans la formation. Convaincu·e·s des vertus que présente l’apprentissage en alternance, nous n’avons toutefois guère eu les moyens d’évaluer les bienfaits des stages en dehors des réflexions des participant·e·s figurant dans le dernier travail de certification du CAS.

Dans le cadre de cet article, au travers du processus itératif engagé à huit mains, nous avons abordé plusieurs dimensions cruciales qui sous-tendent les apprentissages réalisés par les participant·e·s dans le cadre de cette expérience de stage. En effet, si l’on considère les développements produits autant du côté des stagiaires que des formatrices et formateurs, il importe de relever que les points qui ont le plus particulièrement retenu l’attention concernent les notions de cadre, de posture à tenir pour animer un groupe d’APP ainsi que la dimension groupale en termes de dynamique et d’apprentissage.

Lorsqu’on examine plus attentivement les termes utilisés par les un·e·s et les autres, des nuances apparaissent au niveau des expériences menées, mais également en ce qui concerne les modèles théoriques mobilisés pour les appréhender. Concevoir la dynamique de groupe selon un éclairage psychanalytique ou socioanthropologique ne conduit pas aux mêmes observations et aux mêmes analyses, ce qui constitue certes un défi épistémologique, mais aussi une indéniable richesse du CAS mis en place qui est basé sur une approche multiréférentielle en prise avec l’expérience humaine et la complexité qui sous-tend les situations professionnelles soumises à analyse.

Pour ce qui concerne les ressources qui ont permis des apprentissages utiles à intégrer une nouvelle identité professionnelle, autant Emmanuelle que Valentine ont tenu à mettre en perspective l’idée de modèle en évoquant leur observation de l’animatrice ou de l’animateur des séances d’APP auxquelles elles ont participé. Mais comme elles le relèvent, cette notion de modèle procède moins d’une pure identification que d’un processus aux modalités diversifiées qui favorise la construction de repères professionnels profitables à l’action future. Ce processus peut prendre des formes variées, par exemple une forme de jeu de comparaison, durant la séance, entre le mode de faire imaginé par la stagiaire et le mode de faire actualisé par l’animatrice ou l’animateur. Parfois, ce qui est observé peut s’avérer déroutant, car la façon d’animer dans un contexte singulier ne coïncide pas avec ce qui a été projeté ou vu dans le cadre de la formation. Cet écart entre apports théoriques et pratiques de terrain est inévitable ne serait-ce que par le fait que toute animation de groupe est notamment dépendante des variables contextuelles et des savoirs et expériences des animatrices ou animateurs. Ce point est largement abordé en formation et, apparemment, le stage permet aux participant·e·s de s’y confronter de manière concrète.

À l’évidence, en accueillant un·e stagiaire, les animatrices et animateurs de séance d’APP constituent des sortes de « figures transitionnelles » pour l’apprentissage des gestes métier et la construction d’une nouvelle identité professionnelle (Houde, 1999).

Ce qui nous semble particulièrement intéressant dans l’exercice mené à deux fois quatre mains, c’est d’avoir pu alimenter nos réflexions sur les notions de cadre et de posture en partant d’actions situées qui mettent en évidence l’importance jouée par le contexte d’intervention. À l’inverse de l’énoncé de bonnes pratiques, notre contribution permet ainsi de souligner le caractère dynamique et contingent qui sous-tend la posture à tenir par l’animatrice ou l’animateur durant les séances d’APP. Pour le coup, cette question de posture et d’intelligence en situation interroge la manière dont cet art de faire peut s’apprendre. Par définition, l’expérience ne se transmet pas, mais s’acquiert au fil d’une pratique – le learning by doing cher à John Dewey (1916/2011) – ce qui oblige à penser un dispositif pédagogique qui prend appui à la fois sur l’expérience et la réflexivité. Au contraire d’une réflexion centrée sur les situations problématiques, nous concevons la réflexivité professionnelle non seulement comme une réflexion sur soi et son action, mais aussi sur les cadres d’analyses mobilisés, point essentiel pour développer un regard critique à la fois sur les pratiques professionnelles et les différentes façons de les appréhender. Comme le relève Marc Thiébaud (2003, p. 33), il s’agit véritablement d’un apprentissage de deuxième ordre qui se distingue d’une logique d’acquisition des connaissances à appliquer.

Ces éléments de réflexion militent clairement pour une conception de la formation des animatrices et animateurs d’APP qui s’étend au-delà du processus menant à la certification pour inclure une formation continue menée sous diverses formes : intervision, supervision, participation à des journées d’étude, projet d’écriture, etc. Comme pour toute pratique qui engage l’humain, l’animation de séances d’APP s’acquiert avec le temps et demande à être constamment remise sur le métier. Cette notion de temporalité qui sous-tend les apprentissages s’est d’ailleurs trouvée interrogée en rapport avec le stage, sa préparation et sa mise en œuvre.

Parmi d’autres points à améliorer, il est possible de relever la clarification des espaces de régulation entre les stagiaires et les professionnel·e·s qui les accueillent dans le cadre d’un groupe d’APP qu’ils ou elles animent. Cette clarification se pose pour les professionnel·e·s extérieur·e·s à la formation, mais également pour celles et ceux qui occupent une fonction de formatrice ou de formateur dans le cadre du CAS.

Idéalement, ces espaces de régulation devraient être organisés en amont du stage, pour préparer l’expérience, et en aval du stage, pour revenir sur l’expérience et les questions que celle-ci a soulevées. Ce point demeure cependant sensible dans la mesure où les animatrices et animateurs d’APP exercent dans des lieux professionnels très variés et n’ont pas forcément suivi un cursus de formation pour accompagner des stagiaires. Par ailleurs, comme la formation continue HES-SO fonctionne selon le principe d’autofinancement, imposer des temps de réflexion en dehors des temps d’intervention n’est guère envisageable car aucun défraiement n’est prévu à cet effet. Par contre, dans le cadre de la formation, il est possible de mieux préparer les stagiaires en amont de leur immersion sur le terrain en insistant davantage sur les aspects qui ont été repérés dans le cadre du présent article.

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Notes

[1]   Les deux intervenant·e·s sont Sylvie Avet l’Oiseau, responsable du CAS et du DAS (Diploma of Advanced Studies) de Superviseur·e dans le domaine de l’action sociale, éducative, psychosociales et de la santé et Francis Loser, qui a participé à la construction des deux formations postgrades susmentionnées.
Les deux stagiaires sont Emmanuelle Vittori et Valentine Stabile-Zbaeren qui ont toutes deux terminé et validé leur CAS. Emmanuelle a poursuivi son parcours de formation au sein du DAS de Superviseur·e.

[2] https://epale.ec.europa.eu/fr/resource-centre/content/le-groupe-dentrainement-lanalyse-de-situations-educatives-gease-un-outil.