Denis Loizon

Responsable du master 2A2P,
Université Bourgogne, Franche Comté

denis.loizon[arobase]u-bourgogne.fr

Résumé

L’objectif de cet article est de montrer comment il est possible de former des enseignants à l’animation de groupe d’APP dans le cadre d’un master intitulé « Accompagnement et Analyses de Pratiques Professionnelles » (2A2P) à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation de l’Université de Bourgogne mis en place en 2017. Cette formation s’articule autour de plusieurs thématiques convergentes : accompagnement, analyse de pratique, ingénierie de formation et recherche. La présentation et les réflexions à propos de cette formation à l’APP s’appuient sur les bilans et les observations réalisés durant les deux premières années de ce master. Elles se situent à un triple niveau : les enjeux, les dispositifs et l’animation de groupe d’APP.

Mots-clés 

accompagnement, animation, formation, professionnalisation

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Loizon, D. (2021). Former à l’animation de groupe d’APP en master. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 19, pp. 19-39. http://www.analysedepratique.org/?p=4364.


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Training in group facilitation of APPs in a master’s degree
Abstract

The aim of this article is to show how it is possible to train teachers to lead APP groups as part of a master’s degree course entitled « Accompagnement et Analyses de Pratiques Professionnelles » (2A2P) at the Institut National Supérieur du Professorat et de l’Education of the University of Burgundy set up in 2017. This training is based on several converging themes : coaching, practice analysis, training engineering and research. The presentation and reflections about this APP training are based on the assessments and observations made during the first two years of this master’s programme. They are situated on three levels : the issues, the devices and the group facilitation of APPs.

Keywords

support, animation, training, professionalization


 

Pour la revue de l’analyse de pratiques professionnelles, j’ai accepté le défi de présenter cette formation, car cet écrit devait constituer un temps relativement singulier dans ma propre histoire d’enseignant d’éducation physique et sportive (EPS), puis de formateur en EPS, puis d’enseignant-chercheur en Sciences de l’Éducation qui tente d’analyser les pratiques de ses collègues[1]. L’INSPE[2] m’a été donné la possibilité de créer de toute pièce un master avec une identité propre, bien évidemment déterminée par mon parcours professionnel et personnel alors que les « masters enseignement » sont profondément articulés aux épreuves des concours. Essayer de décrire et d’analyser cette nouvelle formation revient pour moi à analyser ma propre pratique de formateur – concepteur, accompagnateur et animateur de ce master. En présentant les logiques qui sous-tendent cette formation, j’expose mes conceptions de la formation ainsi qu’une partie de mon activité de formateur responsable de la construction de la maquette et de sa mise en œuvre centrée entre autres sur la formation à l’animation de groupe d’APP. C’est donc sur la base de deux années de fonctionnement que je propose cette réflexion sur la formation à la conduite de groupe d’APP.

Cette conception de la formation ne peut se comprendre sans faire un détour par une présentation plus large de son contexte d’émergence et du contenu qui vont structurer les deux premiers chapitres. La formation spécifique à l’animation de groupe d’APP ainsi que ses effets seront présentés dans les deux chapitres suivants.

1. Cadre général de la formation en master

Le texte initial des missions confiées à ces nouvelles institutions, ESPE puis INSPE, au-delà de la formation initiale des enseignants des premier et second degrés, demandait à ces institutions de concevoir un parcours de formation « Pratiques et Ingénierie de Formation » (PIF) destiné à un public particulier (formateurs, enseignants de GRETA[3]…). Ce parcours visait à développer des compétences pour la formation des adultes. C’est dans ce cadre que j’ai conçu un master intitulé « Accompagnement et Analyses de Pratiques Professionnelles[4] » (2A2P) à l’ESPE de l’Université de Bourgogne. La première promotion de master 1 a débuté les cours en septembre 2017.

Ce master est destiné à des enseignants des premiers et seconds degrés qui souhaitent s’investir dans la formation des adultes au sens le plus large. Reposant sur des bases solides qui apportent à la fois des savoirs théoriques (savoirs académiques), des savoirs d’action issus des expériences professionnelles, et le développement des compétences professionnelles ainsi qu’une évolution de la posture spécifique d’accompagnement, il est organisé pour répondre à des situations professionnelles que l’étudiant (futur formateur) est amené à résoudre dans les actions principales de ce métier de formateur d’adultes. Il s’inscrit aussi dans la logique de nouvelles certifications proposées aux professeurs du second degré avec la création du CAFFA[5].

La formation vise une double exigence liée à la recherche d’une part, et d’autre part, à l’acquisition de compétences disciplinaires, professionnelles et didactiques de niveau master en lien avec ses spécificités : l’accompagnement et l’analyse des pratiques professionnelles d’enseignement et/ou de formation. Cette centration sur ces deux axes prioritaires n’exclut pas l’acquisition d’une culture commune à tout futur formateur qui vient compléter les savoirs dispensés en formation et les expériences diverses déjà réalisées dans l’exercice du métier d’enseignant. Cette culture commune repose d’une part, sur l’acquisition de connaissances autour du contexte d’exercice du métier d’enseignant.

Afin de permettre aux enseignants en poste de s’inscrire et de suivre cette formation dans les meilleures conditions, chaque année du master est organisée à partir du principe de faisabilité pour ces étudiants hors du commun. Pour ce faire, les 300 heures de formation sont dispensées sur deux ans sur la base de deux semaines de formation durant les vacances (octobre et février) et de dix samedis répartis sur l’ensemble de l’année universitaire. Pour des raisons à la fois budgétaires et d’encadrement, il a été convenu avec l’Université que l’ouverture du master en première année se ferait tous les deux ans. De plus, pour des raisons d’encadrement, le nombre d’étudiants a été limité à vingt pour pouvoir leur attribuer un directeur de mémoire ayant un statut d’enseignant-chercheur.

Pour cette première promotion, le public recruté est composé essentiellement d’enseignants du second degré et de trois professeurs des écoles. Comme il s’agissait de la première promotion, l’information concernant l’ouverture de ce master a été plus ou moins bien relayée dans les différents réseaux ce qui explique cette disparité entre 1er et 2e degrés. Certains sont déjà des formateurs avertis (conseillers pédagogiques du premier degré, formateurs en UFR STAPS[6] et d’autres ont déjà rempli des fonctions de conseillers tuteurs en accueillant de jeunes étudiants dans leurs classes.

Les différentes caractéristiques du public sont importantes pour comprendre la motivation et l’implication de ces étudiants en formation. Ceux-ci se sont inscrits pour des raisons diverses : formation qualifiante, envie d’évoluer dans sa pratique, acquisition de nouvelles compétences, découverte d’un nouveau monde (celui de la formation des adultes). Pratiquement tous ont en arrière-plan une double expérience professionnelle qui va donner beaucoup de sens aux différents savoirs dispensés en formation : celle d’enseignant chevronné (de 10 à 25 ans de métier) et celle de tuteur, voire de formateur d’adultes. Tous ont envie de mieux analyser leur pratique professionnelle[7], mais personne ne pense à devenir animateur de groupe d’APP ; ce n’est pas un objectif annoncé dans le programme de formation, même si on le retrouve dans les textes du CAFFA. On verra par la suite qu‘il deviendra un objectif explicite pour la seconde promotion d’étudiants.

2. Contenus et modalités de la formation

Les modalités de formation et les contenus sont présentés de manière brève en insistant sur les éléments qui contribuent à mieux comprendre comment la formation à l’animation des groupes s’est organisée progressivement.

Le « Référentiel de compétences professionnelles du formateur de personnels enseignants et éducatifs » (Bulletin Officiel, 2015) proposé par le Ministère de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche constitue l’élément fondateur. C’est ce texte qui va me servir de référence en constitue l’élément fondateur. Dans ma tête, il est clair qu’un collègue qui aura suivi le cursus du master devrait obtenir facilement la certification du CAFFA[8]. En prenant appui sur les diverses situations professionnelles que le formateur est amené à rencontrer dans son exercice professionnel, ce master vise le développement des compétences suivantes :

  • Analyser les pratiques à l’aide de cadres théoriques variés.
  • Développer son propre « savoir analyser » sa pratique.
  • Animer une séance d’analyse de pratique professionnelle en grand groupe.

Les contenus principaux sont structurés autour des thèmes et des notions principales : l’accompagnement, l’analyse de pratique professionnelle (APP), l’analyse du travail et de l’activité (référence à la psychologie du travail, à l’ergonomie et à la didactique professionnelle). Les étudiants réalisent un mémoire professionnel en Master 1 et un mémoire de recherche en Master 2. J’ai choisi ces deux modalités de mémoire parce qu’il m’a semblé important de montrer au travers du mémoire professionnel comment on pouvait analyser sa propre pratique avant d’analyser la pratique d’autres collègues ou stagiaires.

La logique du curriculum de formation sur les deux années est organisée à partir des principes suivants qui ont guidé mon action d’ingénierie du master. En première année, il s’agit pour l’étudiant d’acquérir une culture de la recherche portant sur l’analyse du travail et de l’activité en se référant à différents champs théoriques (Loizon, 2019) en intégrant progressivement des concepts qui vont outiller l’étudiant pour analyser les pratiques et la sienne. Les modalités de formation utilisées pour développer l’APP vont permettre aux étudiants de vivre d’abord en groupe différents dispositifs d’APP[9]. Fort des retours très intéressants vécus par les étudiants, la deuxième année a davantage été organisée autour de la pratique d’animation de groupes d’APP en mobilisant différents dispositifs utilisés traditionnellement comme le GEASE[10] ou l’ODP[11].

Pour moi, accompagnement, analyse de sa propre pratique (AP) et animation de groupe d’APP sont étroitement liés parce qu’ils engagent à la fois des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être en interaction. Le travail sur l’accompagnement se répartit sur les deux années afin d’intégrer à la fois les principes et les postures dirigés aussi bien en direction d’un seul sujet (accompagner une personne) que face à un groupe puisqu’il s’agira d’accompagner la réflexion d’un groupe face à un récit proposé au groupe.

Autre grand principe de formation hérité de ma longue expérience de formateur, c’est l’alternance Pratique-Théorie-Pratique. Celle-ci se centre d’abord sur la pratique pour en reconstruire le sens ; cette pratique peut être trouvée dans le groupe ou bien au travers de récits ou d’exemples qui vont être ensuite éclairés par des savoirs théoriques (concepts, notions, cadres théoriques) permettant de comprendre cette pratique. Ces savoirs théoriques sont détaillés, puis mobilisés pour analyser de nouvelles pratiques ; c’est ce va-et-vient entre la pratique et la théorie qui m’a permis de vérifier que les savoirs théoriques étaient bien intégrés par les étudiants. Sur ce registre de l’intégration des savoirs théoriques, il a fallu du temps et de la répétition pour que les étudiants arrivent à les comprendre, puis à les utiliser dans leurs travaux, et enfin lors de l’animation des groupes d’APP.

Après cette présentation brève du contexte et du contenu général de la formation, j’en arrive à la manière dont s’est organisée progressivement la formation à la conduite de groupe d’APP.

3. La formation à l’animation de groupe d’APP

Cette formation s’est construite ainsi sur la base d’une expérience personnelle et sur la connaissance de différents dispositifs que je présenterai ci-après de manière très synthétique (GEASE, paniers de récits, ODP, ligne de vie, fragments). En parallèle à la formation en APP, les étudiants ont intégré des savoirs[12] qui devaient favoriser une entrée plus facile dans les dispositifs d’APP.

3.1. Les prérequis à l’entrée dans les dispositifs

En master 1, les étudiants ont découvert d’abord les techniques de questionnement issues de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) pour « apprendre à questionner sans agresser » (citation de l’auteur pour présenter ces techniques) : contrat de communication (« j’aimerais si tu en es d’accord que tu me parles de… »), questionnement centré surtout sur le procédural (les actions réalisées, exemple : « comment t’y es -tu pris pour accueillir les stagiaires ? »), utilisation de questions ouvertes pour avoir accès aux prises d’informations du sujet (« qu’est-ce que tu as entendu  à ce moment-là »), pas de question en « pourquoi… » qui obligent le sujet interrogé à argumenter systématiquement. Pour accéder à l’activité réelle passée du sujet, il est également possible d’accéder à ses pensées spécifiques d’un moment particulièrement signifiant pour lui (« à ce moment-là, tu te dis quoi dans ta tête ? »). Familiarisés avec ces techniques à partir d’entretiens réalisés entre eux, les étudiants ont quitté progressivement leur position d’expert ou d’enseignant expérimenté pour amener l‘interviewé à prendre de la distance avec ses actions et favoriser parfois des prises de conscience importantes sur ce qui guide l’action. Ce travail d’appropriation des formes de questionnement a été réutilisé par la suite lors des groupes d’APP quand les membres du groupe d’APP questionnaient le narrateur suite à son récit pour lui permettre de décrire en profondeur son activité avant que le groupe ne l’analyse.

La découverte de différentes cadres théoriques a permis aux étudiants de dépasser le simple cadre de la didactique déjà connu pour s’ouvrir à d’autres champs comme la clinique de l’activité (Clot, 2004, 2008), la didactique clinique (Carnus & Terrisse, 2013), la clinique psychanalytique (Blanchard-Laville & Fablet, 2000, 2001), la sociologie clinique (Bajoit, 2010, 2013), la didactique comparée (Mercier, Schubauer-Léoni & Sensevy, 2002). La mobilisation de certains des concepts spécifiques à ces différents champs au moyen de cours magistraux ou bien d’exposés réalisés par les étudiants eux-mêmes, leur a fourni des analyseurs précieux pour comprendre et expliquer leur propre activité et celles des autres enseignants. C’est sur ce registre de la découverte d’abord, puis de l’intégration des concepts, et enfin de l’utilisation de ceux-ci que le travail a peut-être été le plus laborieux. Chacun a utilisé préférentiellement tel ou tel concept pour rendre compte de sa pratique professionnelle d’enseignant, d’accompagnateur ou de formateur dans son mémoire de Master 1. Ces concepts ont été mobilisés également dans les groupes d’APP en Master 1 et en Master 2.

Un travail sur l’analyse de pratique a été réalisé également en amont sous forme de recherche de questions et de réponses relatives au vocabulaire de l’APP : qu’est-ce qui se cache derrière les mots « analyse », « pratique », « professionnelle » ? Ce dernier a permis de dégager en groupe deux axes à l’APP : le premier concerne sa propre analyse de pratique, soit le développement du savoir analyser sa pratique (Altet, 1998) par chaque enseignant, tandis que le deuxième axe relève de dispositifs qui visent à analyser les pratiques (Altet, 2000 ; Méard & Bruno, 2004).

Ces concepts reliés à des cadres théoriques, techniques de questionnement et représentation plus claires de l’APP ont donc constitué les prérequis nécessaires à l’entrée dans les dispositifs d’APP.

3.2. L’entrée dans les groupes d’APP en master 1

La première confrontation aux dispositifs d’APP a constitué un moment marquant pour la plupart de ces étudiants, car ils n’avaient jamais participé à de tels dispositifs.

Afin de créer un climat propice aux échanges constructifs, et, quel que soit le dispositif qui va être utilisé, l’animateur rappelle les règles de l’APP (la confidentialité, l’absence de jugement, l’écoute empathique, la parole en « Je » et le droit au joker[13]), les techniques de questionnement à mettre en œuvre pour ne pas « agresser » l’autre (questions ouvertes, centrées sur le procédural, en évitant les pourquoi). Il rappelle aussi les compétences qui sont développées au sein des groupes d’APP au-delà de la compétence à analyser la pratique d’un collègue : dire sa pratique, écouter l’autre, entendre ce qu’il dit (cela fait-il sens chez moi ?), ne pas dire (faire un choix dans ce que l’on va dire) (Marc, Picard & Fischer, 2015). Ces différentes compétences relationnelles mobilisées dans les groupes d’APP sont, selon moi, indispensables et sont développées également dans le cadre de l’accompagnement.

Avant de leur donner l’occasion d’animer des groupes d’APP, les étudiants ont vécu plusieurs dispositifs leur permettant ainsi de les découvrir, de les vivre et de les comprendre en Master 1. Cette entrée dans les dispositifs par le vécu s’explique par le fait qu’il est très difficile, selon moi, de comprendre un dispositif si le sujet n’a pas une représentation cognitive minimale issue d’une pratique. Le premier dispositif testé a été le GEASE (Fumat, Vincens & Étienne, 2003). Ce dispositif vise à analyser des situations éducatives singulières pour mettre en évidence et « engranger des savoirs d’expérience, d’identifier des précautions, des alternatives ou des régulations possibles » (Perrenoud, 2003, p. 7). Le travail au sein du GEASE s’organise généralement en quatre phases : un membre du groupe raconte une situation professionnelle dans laquelle il a été très impliqué, le groupe le questionne pour en savoir plus, puis le groupe procède au travail d’analyse en proposant diverses interprétations de la situation évoquée, enfin le narrateur reprend la parole pour dire ce qui lui semble le plus plausible ou acceptable. Cette première approche ayant été un peu difficile à mettre en œuvre et à comprendre, car il s’agissait d’une première entrée dans l’APP, j’ai fait le choix de poursuivre en mobilisant d’autres dispositifs que nous[14] proposons aux étudiants du master enseignement. Ces dispositifs s’articulent entre eux de manière progressive pour construire les compétences spécifiques de l’analyse de pratique professionnelle.

Le panier de récits

Nous commençons par le dispositif « panier de récits » qui permet de développer les techniques de questionnement et le travail de description ; il consiste à faire l’analyse d’un récit en petit groupe de 3 ou 4 étudiants pour tenter d’identifier un problème professionnel. Il s’agit là d’un premier dispositif qui permet à chacun, dans un espace particulier et un temps limité, sans le regard extérieur de l’animateur, de raconter, d’écouter, de questionner et de rentrer « doucement » dans l’analyse de pratique professionnelle en identifiant un problème professionnel qui sera résumé sur une affiche présentée au grand groupe.

L’ODP

Le deuxième dispositif testé par les étudiants est « l’ODP » pour Outil de Développement Professionnel (voir présentation détaillée en annexe). Il s’agit d’une forme de GEASE enrichi de deux phases nouvelles (évocation et distanciation) après le récit et le questionnement. Ce temps d’évocation permet à chacun de prendre la parole pour évoquer une situation similaire qu’il aura vécu : « cela me fait penser à ... » sous la forme d’un récit bref. Cette phase doit permettre à l’auteur de sortir de son récit, de sa solitude pour comprendre que son récit parle à d’autres. Le temps de distanciation permet à l’auteur du récit d’entendre d’autres points de vue. Après la phase d’analyse menée par le groupe, les participants se mettent à la recherche de solutions pour résoudre le cas présenté. Ce dispositif relativement bien cadré avec ses différents temps, même s’il peut paraître contraignant au premier abord, est un « outil sécurisant » pour l’animateur, surtout s’il est débutant. Ce cadre rassure l’animateur qui a besoin de se raccrocher à quelque chose, car la situation d’animation de groupe d’APP est toujours très contingente ; l’animateur ne sait jamais à l’avance ce qui va advenir.

Fragments

Ce dispositif appelé « Fragments » vise l’atteinte de plusieurs objectifs toujours dans le cadre de l’analyse de pratique : travailler sur l’identité professionnelle des formés, inscrire sa pratique dans la longue durée, mettre en évidence les ruptures entre les différents états d’une histoire individuelle de l’élève à l’enseignant. Bien souvent, nous travaillons par petits groupes de 3 sur le thème du « bon professeur » (à l’école, à la l’université) pour arriver à un récit où l’étudiant évoque un moment où il s’est senti bon professeur. Pour chaque situation, les interviewers posent des questions et prennent des notes en vue de dégager et classer dans une synthèse du groupe des points de convergence ou des différences entre les récits. Les synthèses des récits sont présentées sous forme d’affiche à l’ensemble du grand groupe.

Ce troisième dispositif proposé en fin de master 1 venait pratiquement conclure l’année de formation en mettant en évidence des déterminants bien souvent inconscients de l’action de l’étudiant (Goigoux, 2007)[15]. Les deux dernières formations de Master 1 ont permis à quelques étudiants volontaires d’animer des groupes d’APP en utilisant l’ODP. Chacune de ces animations en petits groupes de 7 à 8 étudiants a été suivie par des échanges d’abord au sein du petit groupe, puis en grand groupe où chacun des membres (animateur, narrateur et analyseurs) a pu faire part de son ressenti, de ses observations et remarques suite à cet exercice d’entrainement. Fort de ces quelques expériences d’animation très positives, j’ai décidé de les généraliser dès le début de Master 2.

3.3. La conduite de groupe d’APP en master 2

Durant la semaine de formation en octobre 2018, les étudiants ont expérimenté la conduite de groupe d’APP à plusieurs moments. Après un début sur le « panier de récits » qui n’a pas posé de problème particulier, c’est surtout le dispositif ODP qui a été mis en œuvre, car il nécessitait de mener plusieurs phases en suivant un protocole très détaillé que certains étudiants ont appliqué de manière très consciencieuse. Ce dispositif a été utilisé à de nombreuses reprises, avec à chaque fois, une forme de « supervision » pour mettre en évidence les réussites, les difficultés, les tensions.

Au fil des expériences d’animation, j’ai été agréablement surpris par les qualités des animateurs qui conduisaient ces groupes à tel point que l’on aurait pu penser qu’il s’agissait d’animateurs chevronnés. Cela peut s’expliquer par le ressenti exprimé par les étudiants et les compétences développées par l’ensemble des étudiants : plus de peur à parler de soi, bonne maitrise du questionnement, facilités à parler lors des phases d’évocation et de distanciation, et surtout une mobilisation importante et variée de différents savoirs pour analyser les récits proposés. La bonne entente, la confiance, le respect des uns et des autres et l’absence de jugement ont été des éléments facilitateurs de l’animation. De plus, l’entrainement et les supervisions post-dispositif ont permis à chacun d’engranger de l’expérience d’animation compte tenu des points discutés dans ces supervisions.

Un autre indicateur me laisse penser que les progrès liés à l’animation ont été importants et rapides, c’est le fait que certains animateurs plus à l’aise, ont choisi de « bousculer » un peu le protocole de l’ODP pour l’adapter à leur personnalité et à leur expérience (« je ne sentais pas trop cette phase… »). Ce n’était pas prévu initialement, mais certains se sont autorisés à modifier légèrement certaines phases comme le choix du récit.

Dans la dernière demi-journée de formation, l’un des étudiants a présenté la technique du « 3 colonnes » (Robo, 2018) qu’il a utilisée avec des étudiants. Ce dernier dispositif très intéressant est venu conclure la semaine consacrée à l’analyse de pratiques.

4. Les effets de la formation observés et déclarés

Dans cette partie, mes réflexions et mes remarques s’appuient à la fois sur mes observations réalisées en formation, sur mes bilans personnels et sur les déclarations des étudiants (bilans de fin de Master 1 et discours informels). Les effets de la formation en lien avec l’analyse de pratique sont visibles sur deux plans ; le premier concerne le développement du « savoir analyser » leur pratique par les étudiants à des fins professionnelles, tandis que le second est plus spécifique de la conduite de groupe d’APP. Mais ce qui est frappant, c’est de constater que l’analyse de sa pratique personnelle se développe en complémentarité en intégrant des concepts (des savoirs outils), en travaillant sur soi, en rédigeant le mémoire et en participant à des groupes d’APP.

4.1. Le savoir analyser sa pratique

Il me semble important de l’évoquer ici, car cela aurait des effets directs sur l’animation des groupes et plus particulièrement sur la conduite de l’analyse des récits lors des groupes d’APP, comme j’ai pu l’observer en octobre de cette année. En effet, les grandes questions que se posent les animateurs sont les suivantes : comment animer la phase d’analyse ? Comment aider le groupe à aller plus loin dans ses analyses ? Comment savoir s’il n’y a pas d’autres pistes d’analyse ? J’ai donc fait ce constat empirique que plus les étudiants arrivaient à mener des analyses approfondies sur leur propre récit et plus ils se sentaient à l’aise pour animer les dispositifs.

Alors comment se développe le savoir analyser sa pratique chez l’étudiant ? Je réponds à cette question en deux temps, d’abord avec des remarques très générales formulées par les étudiants, puis avec des réflexions de ces mêmes étudiants qui montrent le développement du savoir analyser dans leur mémoire.

D’un point de vue très général, voici quelques citations qui montrent que le savoir analyser s’est développé grâce à l’apport de nouveaux concepts qui ouvrent de nouvelles pistes de compréhension :

  • « J’y ai trouvé ce que je cherchais : de quoi ouvrir mon quotidien professionnel vers d’autres horizons : l’analyse de ma propre pratique à la lumière des recherches en sciences de l’éducation ».
  • « Mes capacités d’analyse se sont développées grâce aux apports des différents champs balayés cette année, chacun offrant un angle de vue différent ».
  • « Une meilleure connaissance de mon fonctionnement personnel et professionnel en analysant ma pratique ».
  • « Je pense avoir pris certains automatismes dans l’analyse de ma pratique. Je n’effectuais pas les étapes d’observation/analyse/remédiation dans l’analyse de ma pratique. J’avais tendance à passer du constat à la remédiation. Maintenant, j’aborde plus activement la phase de recherche d’explications, mais c’est encore cette étape qui me pose le plus de difficultés ».

Même si chacun annonce avoir développé ce savoir analyser, cela reste toujours difficile de mettre des mots sur une pratique : « Mon évolution en cours de l’année : mettre en mots ma pratique, mais cela reste une difficulté permanente ». Malgré l’énoncé de cette difficulté, mes observations des étudiants durant les groupes d’APP, me font dire que la mise en mots de la pratique est devenue plus facile, que chacun a pu évoquer ses propres difficultés dans les récits, car la confiance dans le groupe et dans l’animateur étaient présentes. Confiance envers les autres, connaissance des autres et entrainement à la mise en mots ont permis cette liberté de parole. Ce qui est valable pour la mise en mots l’est aussi pour l’animation ; l’animateur a le droit de se tromper dans le protocole, d’oublier des consignes, de ne pas réussir à animer le groupe aussi bien qu’il l’aurait souhaité, c’est-à-dire avec « fluidité »[16]. Ce droit à l’erreur évoqué à titre individuel dans une pratique d’enseignement pourrait ainsi se transposer à l’animation des groupes d’APP.

La rédaction du mémoire professionnel a permis aussi d’approfondir l’analyse de sa propre pratique par chacun des étudiants, en prenant appui sur des actions de formation ou d’accompagnement de collègues novices ou expérimentés :

  • « Le mémoire m’a demandé de mieux analyser mes actes et de me questionner sur le pourquoi j’agissais ainsi, sur ce qui était mieux pour les enseignants ».
  • « Il me semble je suis parvenue, par l’introspection, à opérer un retour sur mon parcours, sur moi-même, sur ma posture professionnelle et son évolution devenue plus consciente par une mise à distance temporelle effective, mais surtout une mise à distance rendue possible par une reprise de mon mémoire de spécialisation en “je” comme processus d’introspection ».
  • « Une démarche plus structurée dans ma réflexion pour analyser ma pratique et celle des autres ».
  • « Je dois évoquer le savoir analyser ma propre pratique avec une amélioration des explications en faisant appel aux hypothèses explicatives variées ».
  • « Ce n’est seulement qu’à la fin du mémoire que j’ai compris différentes choses : que les apports théoriques ont pris sens, que le langage parfois incompréhensible, mais intéressant au début est devenu clair pour moi ».
  • « Le travail de rédaction du mémoire et l’analyse de ma propre pratique ont eu un rôle formateur considérable dans le domaine des entretiens que je mène en formation : prise de conscience de mes points forts, mais surtout des axes à retravailler ».

Au travers de ces citations, on comprend le rôle important joué par la théorie (les concepts) pour percevoir les situations sous un autre jour, pour éclairer la pratique, même si l’intégration des outils-concepts est encore loin d’être réalisée pour tous comme le souligne cet étudiant : « J’ai découvert de nouveaux outils pour mettre en œuvre une analyse plus développée. J’aurais besoin de les essayer pour qu’ils ne restent pas que des outils théoriques, mais que je les fasse miens en outils pratiques ». Cette citation montre combien l’entrainement à la manipulation de ces analyseurs[17] est nécessaire pour pouvoir les utiliser à des fins explicatives.

Au sein des groupes d’APP, l’évolution a été flagrante entre ce que j’avais entendu en février lors de la découverte des dispositifs et ce que les étudiants ont dit en octobre lorsqu’ils ont vécu à nouveau ces dispositifs animés par leurs camarades. Si la description des actions a été plus précise, plus approfondie grâce aux techniques de questionnement, c’est dans la phase d’analyse que des concepts et des cadres théoriques nouveaux ont été convoqué, principalement les concepts de la clinique de l’activité (Clot, 2004) et ceux de la didactique clinique (Terrisse & Carnus, 2009), peut-être en raison de leur nouveau pouvoir explicatif ou de leur simplicité d’utilisation.

4.2. L’animation de groupe d’APP

Avant d’évoquer la conduite des groupes proprement dite, je reviens sur un problème récurrent en APP, celui de la prise de parole devant les autres. Parler de soi, de sa pratique n’est pas chose facile, mais en parler devant d’autres collègues encore moins. Cette citation d’un étudiant a le mérite de le rappeler : « les premières prises de parole dans le groupe étaient pour moi, source de stress ».

Le rappel des règles de l’APP, la définition des objectifs de l’APP par l’animateur, mais également la présentation personnelle et professionnelle en début de master, ont permis de créer un climat relationnel très positif : « je me suis sentie à l’aise dans le groupe, j’ai compris la nécessité des règles, du cadre qui obligent à la bienveillance ».

Avant la phase de conduite de groupe, il y a eu en février 2018, la phase de découverte des dispositifs présentés en amont ; ces citations en montrent tout l’intérêt :

  • « J’ai découvert la professionnalisation et l’analyse de pratique en groupe. Même si je les utilisais, j’en avais une petite approche, ce travail m’a amené à en voir beaucoup plus et m’a donné envie d’aller voir encore ».
  • « Dans mon parcours, je n’ai pas eu non plus l’occasion de participer à des dispositifs d’analyse de pratique, aussi j’ignorais tout de ces méthodes différentes qui permettent une prise de conscience de nos actions au travers de l’exposé d’un vécu professionnel ».
  • « J’ai ouvert une porte sur un autre monde qui était juste à côté et qui m’explique les faits ou me les questionne. Je ne souhaite pas donner non plus l’impression que j’avais des certitudes. En fait, cela a bousculé ma base pour l’agrandir ».
  • « Le travail en groupe m’a permis de réfléchir sur ma manière d’agir et d’appréhender mon métier de formatrice pour développer des compétences d’accompagnement, mais aussi pour appréhender les autres ».
  • « Les temps de groupe ont été pour moi très importants d’un point de vue social et intellectuel ».
  • « Au quotidien, on ne s’autorise pas à parler de notre pratique parce justement on n’y est pas autorisé. Or, le groupe d’analyse de pratique offre cet espace-temps-là. En effet, les dispositifs permettent ce partage de situations vécues dans lesquelles chacun se retrouve et s’expose sans crainte de reproches ou de sanctions parce qu’ils proposent les conditions favorables à l’expression de l’agir dans ces différents aspects : subjectif, émotif, personnel, de conviction ou de croyance, d’ordinaire à taire ».
  • « J’ai apprécié les retours des collègues qui m’ont permis de continuer et de me dire que j’étais sur la bonne voie ».

Cependant, après cette première phase de découverte, les étudiants ont mesuré combien il pouvait être difficile d’animer ces dispositifs. Devenir animateur de groupe demande un certain temps, une certaine pratique :

  • « Je retiens les dispositifs d’analyse de pratique, nouveautés pour moi, très intéressantes à utiliser avec des stagiaires, des collègues. Très agréables à vivre dans les moments de formation au cours du Master 1. Parmi tous les dispositifs vécus, certains me semblent très facilement réinvestissables : paniers de récits, fragments et ligne de vie. Pour d’autres, en grands groupes, je ne me sens pas encore prête ».
  • « En ce qui concerne l’APP, les différentes “méthodes” constituent autant de portes d’entrée vers l’analyse des situations rencontrées. Je pense, si je me projette comme animatrice d’un groupe d’APP que certaines me conviendraient mieux que d’autres, là encore c’est un champ à explorer ! Si je ne me sens pas encore légitime comme animatrice autonome d’un groupe d’APP, j’ai très envie d’essayer et de construire cette nouvelle compétence par l’expérience ».

Cette dernière citation produite en septembre montre que l’envie de conduire un groupe est désormais présente ; l’attente est là : « j’ai découvert les différents dispositifs d’analyse de pratique qui attendent désormais des mises en œuvre pratiques ».

J’en viens maintenant à mes observations et remarques lors de l’animation des groupes d’APP en octobre dernier. Je prendrai comme référence l’ODP qui a été mis en œuvre par six étudiants[18] du groupe, tous volontaires pour essayer lors de cette première semaine de Master 2. Comme évoqué précédemment, j’ai vu des animateurs très à l’aise sur les différentes phases de l’ODP, notamment au début avec :

  • le rappel des règles de l’APP ;
  • la présentation du dispositif ;
  • l’écoute des différents récits.

Des différences sont apparues ensuite entre les étudiants dans la phase de choix du récit à analyser ; ceux qui se sont appuyés très fortement sur le dispositif utilisé de manière habituelle ont mis au vote le récit tandis que d’autres ont modifié le protocole en laissant le choix aux étudiants : « qui souhaite présenter son récit pour l’analyse ? ». Cette solution pour le choix des récits avait été proposée par Patrick Robo à l’occasion de la présentation du GFAPP lors d’une journée d’étude à Dijon (Loizon & Charvy, 2018). Certains étudiants avaient participé à cette journée et avaient bien mémorisé cette proposition qui évitait le vote du groupe, vote que certains trouvent un peu long. Dans la phase de supervision que j’encadrais après chaque animation de groupe d’APP, la modalité de choix du récit a toujours suscité des prises de position reposant sur le ressenti des étudiants (« cela me semble plus facile » ; « on perd moins de temps », « je préfère laisser le choix à celui qui a vraiment envie de parler »).

La phase de gestion des questions a, elle aussi, été l’occasion de débats, de dilemmes exprimés par les animateurs, notamment au sujet des « bonnes questions » suite à la formation aux techniques de questionnement :

  • Est-ce que je fais reformuler toutes les questions qui ne sont pas ouvertes ?
  • Jusqu’où je laisse poser les questions mal formulées ?
  • Comment faire pour interrompre les collègues qui posent des questions trop fermées ?

Ces questions « mal formulées » au début de la formation ont pratiquement disparu au fil de l’année grâce au travail récurrent sur les techniques de questionnement, facilitant ainsi le travail des animateurs. Dans les dernières formations, j’ai proposé en catimini à certains étudiants de formuler des questions maladroites pour faire travailler l’animateur. Ce dilemme entre reprendre la formulation de la question et laisser continuer les échanges est toujours présent même quand on est animateur expérimenté. Ce qui permet à l’animateur de faire un choix se résume bien souvent dans le ton qui est donné lors de la question.

Les phases d’évocation et de distanciation ont été à la fois bien présentées et bien gérées par tous les étudiants animateurs. Ce fut un peu plus difficile pour la phase de proposition des hypothèses explicatives, car certains souhaitaient que les hypothèses soient adossées à un champ théorique et d’autres pas : exemple : « adossement psychosocial, si cela s’est passé comme cela, c’est peut-être parce que le groupe d’élèves avait envie de… ». L’adossement théorique permet de varier les hypothèses explicatives en mobilisant différents champs. Une des difficultés annoncées a été de laisser suffisamment de temps aux étudiants pour chercher des explications au sein de cette phase. Il en a été parfois de même sur les autres phases, car l’animateur voulait souvent aller trop vite en étant trop focalisé sur le dispositif et moins sur les échanges au sein du groupe.

Lors de la dernière phase de chacun des dispositifs, celle de conseils ou de solutions, les animateurs ont bien laissé chacun s’exprimer ; les propositions ont été débattues au regard de leur faisabilité. C’est finalement celui qui a proposé le récit de départ qui a toujours conclu cette phase, car les animateurs ont tous estimé que c’était à lui de donner son point de vue pour clore le travail d’analyse et de conseil.

Dans les phases d’échanges qui ont suivi chaque animation de dispositif, la parole a été donnée successivement aux membres du groupe puis à l’animateur pour que chacun puisse évoquer son ressenti durant le dispositif d’APP, mais sans revenir sur le contenu de chaque analyse. Ces échanges ont mis en évidence d’abord le climat de bienveillance posé et géré par les différents animateurs, puis la facilité et l’aisance de chacun des animateurs et enfin, la qualité des prises de paroles dans les phases d’évocation, de distanciation et d’analyse. Du côté des animateurs, c’est surtout le rôle sécurisant du protocole de l’ODP qui a été souligné à chaque fois, même si certains ont avoué passer plus de temps à lire et à relire le protocole plutôt que d’écouter les paroles des collègues. Le conseil le plus important qui a été donné consiste à bien mémoriser le protocole ou à en conserver une trace synthétique devant soi. Mais tous ont été unanimes pour dire que leur plus grosse difficulté était liée à la gestion du temps, surtout lors de certaines phases :

  • « Ecouter les récits de chacun des membres : “on annonce une minute de récit et certains font trois minutes”.
  • « Dans les questions, comment et quand estime-t-on qu’on a fait le tour de la situation ? ».
  • « Pour les hypothèses, comment voit-on que toutes les hypothèses possibles ont été énoncées ? ».

Je me souviens avoir répondu naïvement que ces questions seraient toujours récurrentes, même lorsqu’on est un animateur chevronné, qu’il n’y avait pas de vérité et qu’il fallait du métier, de l’expérience pour faire des estimations plus pertinentes qu’au début.

Pour conclure mes observations, ce qui m’a surtout frappé lors de cette formation liée à la conduite de groupe d’APP, c’est l’aisance avec laquelle chacun des animateurs a conduit son groupe, alliant à la fois la posture d’ouverture, de respect de la parole et de bienveillance, le tout en lien avec une gestion toujours très pertinente d’un protocole bien cadré, mais qui offre aussi des adaptations possibles.

4.3. Spécificité et plus-value de cette formation

Pour synthétiser cette formation à l’animation des groupes d’APP, je présenterai plusieurs points qui en montrent une spécificité pas toujours reproductible.

Le premier point concerne le temps de la « Rencontre »[19] au début de la formation en master. Cette formation débute par un temps long (3h) de présentation professionnelle et professionnelle où chacun donne à voir une partie de lui-même aux autres étudiants et au formateur. C’est la rencontre avec les autres étudiants, avec le formateur, avec les contenus. C’est ce temps singulier qui va donner le tempo, l’ambiance de l’année de formation. C’est dans ce premier temps que commence à se construire la confiance dans la prise de parole.

Deuxième élément : la complémentarité des objets de la formation. Je les ai évoqués à plusieurs reprises : savoirs théoriques, posture d’accompagnateur, bienveillance à l’égard de l’autre et vis-à-vis de soi avec le droit à l’erreur. Outiller avec des savoirs théoriques, disposant d’une véritable posture d’accompagnateur pour être avec l’autre et cheminer avec lui au travers de ses doutes et de ses interrogations, et fort d’une bienveillance à toute épreuve, je dirai que tous les ingrédients sont présents pour faciliter la formation à l’animation des groupes d’APP.

Troisième et dernier élément : l’évaluation des compétences qui n’est jamais certificative. Concernant l’animation des groupes d’APP, aucun étudiant n’a reçu une attestation lui donnant la possibilité d’animer des groupes ; cela n’a jamais été une obligation. Après l’obtention du master, chacun a pu se lancer dans l’animation des groupes d’APP selon ses envies et ses compétences du moment.

Conclusion et perspectives

Cette formation à l’animation des groupes d’APP a été facilitée pour plusieurs raisons. En premier lieu parce que les étudiants avaient déjà développé une posture d’écoute grâce à la posture d’accompagnement développée en parallèle. Ensuite, la posture d’analyse a été intégrée rapidement parce qu’ils avaient déjà commencé à analyser leur propre pratique avant de l’utiliser pour aider les autres à analyser leur pratique. Cette capacité d’analyse s’est développée en complémentarité, comme je l’ai déjà souligné, en mobilisant des concepts, en travaillant sur sa posture, en rédigeant le mémoire professionnel et en participant à des groupes d’APP. C’est ce qu’il est possible de comprendre au travers de ce constat réalisé par un étudiant : « aujourd’hui, j’écoute d’une autre oreille et j’essaie une compréhension de l’autre plus élargie (“c’est peut-être parce que…”) ; mes lectures alimentent la formulation de mes hypothèses explicatives ».

L’importance du protocole est aussi à souligner, car celui-ci aide beaucoup les collègues qui souhaitent développer leur compétence à conduire les groupes d’APP comme le rappelle cette étudiante : « ce qui me facilite la direction du groupe, c’est d’avoir le déroulement des activités sous les yeux ; c’est une base pour me guider ».

Enfin, ma dernière remarque reprend plusieurs conclusions formulées par les étudiants au sujet des dispositifs d’APP. Tous soulignent la nécessité de mettre en place ces dispositifs pour aider les collègues dans les établissements à l’image de cette étudiante qui écrit : « Il est nécessaire, voire urgent de proposer des cadres d’analyse pour que chacun se forme à la réflexion sur l’action. Des dispositifs d’expression dont le cadre garantit la confidentialité, le respect de la parole en “je” émit par chacun, le non-jugement, l’écoute, pour pouvoir dépasser les contradictions existantes et les soupçons ou conjectures sans fondement. Des espaces – temps qui permettent une prise de distance et du recul ». Je terminerai cette partie conclusive en annonçant que parmi ces étudiants du master, dix ont animé des groupes d’APP de manière plus ou moins régulière au sein de l’académie ou bien à l’INSPE durant cette année extraordinaire.

Le master évolue avec cet objectif d’animation de groupe d’APP qui est maintenant explicite dans la maquette de formation, car il me semble que ces dispositifs d’APP ont vocation à se développer plus largement dans diverses institutions privées ou publiques dans le cadre de la formation continue. Certains étudiants les ont déjà mis en place au sein de leur école ou bien dans leur établissement. Un des points forts de cette formation réside dans l’expérience professionnelle des étudiants ; ce ne sont pas des novices à qui bien souvent les savoirs théoriques ne parlent pas toujours. Ils ont tous fait l’expérience d’avoir été plus ou moins bien accompagnés. Mais surtout, il n’y a pas d’enjeu vital pour eux, car tous ont déjà un métier. Le véritable enjeu est avant tout un enjeu de développement professionnel qui se répercute au plan personnel avec une plus grande confiance en soi. Toutes ces acquisitions et nouvelles compétences se traduisent par des évolutions professionnelles : nouvelles certifications (CAFIPEMF[20] ou CAFFA), autre concours (inspecteurs du premier degré ou du second degré), nouvelles fonctions de conseiller pédagogique (premier degré) ou de conseiller tuteur en établissement…

D’un point de vue plus personnel, je termine ma carrière de formateur et de chercheur avec la deuxième promotion de ce master. C’est avec un immense plaisir et une envie forte de partager les connaissances et les savoirs que je me rends en formation. Je suis conscient de la chance que j’ai, car les rencontres avec ces étudiants sont passionnantes. Contrairement à un animateur qui verrait son groupe de stagiaires trois à cinq fois par an, j’ai le bonheur de partager avec eux plus de 130 heures de formation par an, de corriger leurs différents écrits, de les aider dans la rédaction des mémoires, de les voir progresser à tous les niveaux, y compris dans l’analyse de leur pratique et dans l’animation des groupes d’APP. Bref, les accompagner dans leur développement professionnel et personnel me procure une joie immense. Qu’ils en soient tous remerciés parce qu’ils ne savent pas combien ils participent chaque jour à mon propre développement.

Références bibliographiques 

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Bajoit, G. (2013). L’individu sujet de lui-même. Paris : Armand Colin.

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Clot, Y. (2004). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF, 4e édition corrigée.

Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.

Fumat, Y., Vincens, C. & Étienne, R. (2003) Analyser les situations éducatives. Paris : ESF.

Goigoux, R. (2007). Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants, Éducation et Didactique, Vol 1, n°3, 47-70.

Loizon, D. (2004). Analyse des pratiques d’enseignement du judo : identification du savoir transmis à travers les variables didactiques utilisées par les enseignants en club et en EPS, thèse de doctorat de 3e cycle en Sciences de l’Éducation, didactique des disciplines scientifiques et technologiques, Université Paul Sabatier, Toulouse, document non publié.

Loizon, D. (2019). Formateur académique. Un nouveau métier. Besançon : éditions Canopé (e-format), 129 p.

Loizon, D. & Charvy, N. (2018). Retour sur les journées d’étude « l’analyse de pratiques au service du développement professionnel » à l’ESPE – Université de Bourgogne, Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 12, 67-81. http://www.analysedepratique.org/?p=2930.

Marc, E., Picard, D. & Fischer, N.-G. (2015). Relations et communications interpersonnelles. Paris : Dunod, 3e édition.

Méard, J. & Bruno, F. (2004). L’analyse de pratique au quotidien, 32 outils pour former les enseignants. Nice : CRDP Académie de Nice.

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Mercier, A., Schubauer-Léoni, M. L. & Sensevy, G. (2002) Vers une didactique comparée, Revue Française de Pédagogie, n°141, 5-16.

Perrenoud, P. (2003). Préface, in Y. Fumat, C. Vincens et R. Étienne. Analyser les situations éducatives (pp. 7-9). Paris : ESF.

Robo P. (2018). « Trois colonnes », modes d’emploi. Pratiques auto/co-analysées par écrit. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 12, 31-39. http://www.analysedepratique.org/?p=2871.

Terrisse, A. & Carnus, M.-F. (2009). Didactique clinique de l’éducation physique et sportive (EPS). Quels enjeux de savoirs ? Bruxelles : De Boeck Université.

Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. Paris : ESF.

 

Annexe

ODP : Outil de Développement Professionnel

Résumé du protocole

1. Présentation du dispositif et des règles de l’APP

Le dispositif : travailler à partir d’un récit d’un membre du groupe pour l’analyser

Rappel des règles de l’APP (confidentialité, écoute bienveillante, parole en « je »)

2. Recherche du récit sur le thème de travail

Retrouver un récit circonstancié à partir d’un thème (lanceur) ou non (par exemple : situation réussie ou non : « cela s’est passé tel jour à telle heure, avec telle classe… »)

3. Choix du récit

Tour de table en présentant son récit de façon rapide (une minute au maximum) avec un titre

Choix à partir d’une urgence ou d’un vote pondéré par les membres du groupe (par exemple attribuer 3 points)

4. Récit et questions

Récit avec une prise de parole en « je », en décrivant les faits mais sans analyse personnelle

5. Phase d’évocation

Une prise de parole par personne pour évoquer une situation similaire que l’on a vécue : « cela me fait penser à ... » sous la forme d’un récit bref pour permettre à l’auteur de sortir de son récit, de sa solitude, pour comprendre que son récit parle à d’autres

6. Phase de distanciation : changer de point de vue.

Chacun renvoie à l’auteur, le récit du point de vue de quelqu’un qui aurait pu vivre la situation (par exemple : le bon élève, l’ami, l’élève chahuteur, le collègue, le conseiller…)

On s’interdit le point de vue de l’auteur du récit

Chacun prend la parole en s’identifiant à un personnage : « je suis l’élève qui… »

Possibilité de prendre plusieurs fois la parole

Possibilité de se répondre, d’entendre des avis contraires

7. Retour de l’auteur

Ce retour permet à l’auteur de préciser des faits ou des points de vue qu’il n’avait pas soulignés et de revenir sur des éléments des phases précédentes

8. Phase d’analyse avec recherche d’hypothèses explicatives

Temps de recherche d’hypothèses : les membres du groupe essaient de varier les angles d’analyse (didactique, institutionnel, pédagogique, sociologique, psychologique, individuel)

Nécessité d’un temps de réflexion individuel afin que chacun puisse s’exprimer

Formulation d’hypothèses par chacun des membres du groupes (sauf le narrateur) : « si cela s’est passé comme ça, c’est peut-être parce que… »

On a le droit de faire plusieurs hypothèses, mais on ne débat pas.

9. Clôture symbolique de la phase d’analyse

La parole est redonnée à l’auteur s’il la désire ; il réagit à ce qu’il vient d’entendre mais pas de façon systématique

Personne ne pourra reprendre la parole derrière lui

10. Phase de recherche de solutions

Suite aux échanges et aux pistes déjà présentées, le groupe se met à la recherche de solutions (des possibles) pour résoudre le cas présenté

11. Temps méta

On demande aux participants : « qu’est-ce que j’ai appris ? Qu’est-ce que je retiens de tout cela ? »

 

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Notes

 

[1] Mes premiers travaux de recherche portaient sur l’analyse des pratiques d’enseignement du judo en club et en EPS (Loizon, 2004).

[2] INSPE : Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation, il fait suite à la création en 2000 des ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation) qui succédaient aux IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) créés en 1990. Ces instituts forment tous les enseignants du premier et du second degré.

[3] Les groupements d’établissements (Greta) sont les structures de l’éducation nationale qui organisent des formations pour adultes dans pratiquement tous les domaines professionnels.

[4] Les termes APP sont au pluriel, car il existe plusieurs analyses possibles d’une même situation professionnelle d’enseignement ou de formation ; de plus ces pratiques sont diverses.

[5] CAFFA : Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Formateur Académique crée en 2015 (Loizon, 2019).

[6] UFR STAPS : unité de formation et de recherche en STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques).

[7] C’est ce qui ressort en priorité lors du questionnaire donné en début d’année à propos des attentes de formation.

[8] Le CAFFA (certificat d’aptitude à être formateur académique) est une certification récente (2016) pour devenir formateur agréé. Comme j’encadre la préparation à cette certification au niveau académique, je constate les besoins de formation importants des collègues qui souhaitent se présenter à cette certification.

[9] Ces dispositifs seront présentés brièvement dans cet article ; ils seront détaillés plus largement dans un autre article à paraître dans la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles.

[10] GEASE : groupe d’entrainement à l’analyse des situations éducatives (Fumat & al., 2003).

[11] ODP : outil de développement professionnel ; il s’agit d’un dispositif proche du GEASE, mais avec d’autres phases.

[12] Ces savoirs sont détaillés dans les pages qui suivent.

[13] Le droit au Joker permet au participant de ne pas participer à une phase de dispositif.

[14] Le « nous » fait référence à l’ensemble du groupe des formateurs en APP à l’INSPE de Bourgogne, soit une douzaine de collègues formés à l’APP dès les années 2000.

[15] Roland Goigoux met en évidence trois déterminants de l’action de l’enseignant (le public, les textes officiels et le déterminant personnel).

[16] Je reprends ici un terme proposé par les étudiants qui caractérise de leur point de vue une « bonne » animation de groupe d’APP. Le « bon » renvoie à un respect du protocole choisi en APP.

[17] Le concept devient un analyseur de la pratique comme par exemple le travail empêché qui permet d’accéder à une partie de l’activité du sujet (Clot, 2008).

[18] Les autres étudiants ont animé les groupes d’APP lors des formations ultérieures.

[19] J’ai appelé ce moment particulier « La Rencontre » avec la nouvelle promotion d’étudiants.

[20] Le CAFIPEMF (Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Professeur des Écoles Maître Formateur) est la certification équivalente au CAFFA pour les enseignants du premier degré.