Bertrand Lessault

Docteur en psychologie du travail, sociologie des organisations, IUT Orléans
bertrand.lessault[arobase]univ-orleans.fr

Jean Chocat

Cadre de santé, formateur – I.F.S.I.
Jean.chocat[arobase]orange.fr

Sophie Leymarie

Psychologue clinicienne, CHU de Limoges
sophie.leymarie[arobase]chu-limoges.fr


Résumé

Cet article questionne, lors de séances d’analyse de pratiques professionnelles (APP), la position du langage comme processus visant d’une part, à exprimer la relation du sujet à la pratique professionnelle et d’en expliciter les déterminants et, d’autre part, à engager le groupe vers un travail de co-construction tendant à rendre plus intelligible la pratique professionnelle pour la développer. Il s’agit ainsi, par la mise en mouvement d’un dialogue au sein du groupe d’APP, de mieux appréhender la question du développement de cette pratique professionnelle. Ces questions vont être explorées par trois auteurs autour d’un échange qui prend appui sur leurs expériences respectives en APP tout en se référant aux publications sur ces questions.

Mots-clés 

langage, dialogue, développement, pratiques, travail

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Lessault, B., Chocat, J. et Leymarie, S. (2019). Le langage comme support au travail de l’analyse de pratiques professionnelles. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 14, pp. 6-16. http://www.analysedepratique.org/?p=3178.

 


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Language as a support to work in the analysis of professional practices
Abstract

This article questions, during professional practices analysis sessions (PPA), the position of language as a process aiming, on the one hand to express the relationship of the subject to professional practice and to clarify its determinants and, on the other hand, to engage the group in co-construction work aimed at making professional practice more intelligible and developing it. By setting in motion a dialogue within the PPA group, the point is to better understand the question of the development of this professional practice. These questions will be explored by three authors around an exchange that builds on their respective experiences in PPA while referring to the publications on these questions.

Keywords

language, dialogue, development, practices, work


 

Cet article vise à interroger la place du langage et ses enjeux lors de séances d’APP autour de la question suivante : en quoi le langage, par sa dynamique singulière au sein du groupe d’APP, autorise la prise de conscience de soi en tant que professionnel en action et en interaction, en vue d’un ajustement des pratiques professionnelles ? Afin d’interroger cette problématique, nous, trois professionnels développant dans notre cadre de travail respectif l’analyse de pratiques, croisons notre regard au travers d’une mise en dialogue autour de la position du langage et des questions qui se posent dans l’APP.

Afin d’amorcer cette réflexion, nous prenons le parti de l’introduire par un constat rencontré au cours de séances d’APP, à savoir que l’accès à la pratique professionnelle résiste au langage et que la mise en mots se révèle difficile. Nous observons donc que le travail ne se raconte pas aussi aisément que l’on croit et son développement y est incertain. Pour autant que ce phénomène puisse interroger, nous essaierons de démontrer en quoi cette approximation langagière inaugure et soutient le processus d’échanges et de transformation au bénéfice de la finalité poursuivie lors de séances d’APP.

Avant de débuter nos échanges, il nous semble important de rappeler quelques définitions et points de repères conceptuels qui représentent les bases notre réflexion. Tout d’abord, celle du développement : Gosselin, Viau-Guay et Bourassa (2014, p. 6) dans une perspective constructiviste ou socioconstructiviste, proposent une définition intéressante du développement professionnel, tel qu’il peut être travaillé en APP. Ils définissent le développement professionnel comme un « double processus caractérisé, d’une part, par un processus d’apprentissage professionnel, c’est-à-dire par une construction des savoirs professionnels à partir des savoirs théoriques et pratiques acquis dans les situations de la vie quotidienne et dans les activités professionnelles.  […] D’autre part, un autre processus a cours simultanément à l’acquisition des savoirs, celui de la construction de l’identité. Il s’agit d’un processus par lequel la personne développe un ensemble de représentations et de sentiments à propos d’elle-même en rapport avec les autres, sa pratique et son contexte à partir de son appréciation de sa réalisation de l’activité. » Ainsi, l’analyse de la pratique ne peut être opérante qu’en allant au-delà du travail prescrit : c’est en analysant l’activité des acteurs que nous pouvons repérer la structure conceptuelle de la situation, plus exactement la représentation qu’ils s’en font.

En complément de cette approche, nous posons comme repères que le travail d’analyse, depuis la mise en récit jusqu‘aux hypothèses compréhensives, va permettre d’élargir le champ d’action du professionnel et de renforcer sa capacité d’agir en situation. C’est un processus de « création » d’une pensée nouvelle, étayée par des savoirs théoriques, professionnels, renforcés par l’expérience de chacun. Ce phénomène ouvre vers une nouvelle perception éclairée des situations, évitant ainsi les limitations voire « l’enfermement » dans des schémas mentaux trop restrictifs. Dès lors, la question de la dynamique du développement se pose. Comment penser des voies d’accès à ce processus de développement de la pratique ? Le cheminement vers ce développement implique un processus de transformation de la pratique. Cela passe notamment par l’accès à la connaissance et la compréhension de la pratique, ainsi que par une mise en mouvement, au sein du groupe d’APP, des éléments significatifs.

Ainsi, l’APP s’organise en partie autour d’un outil central (pris au sens figuré qui est l’élément d’une activité utilisé comme moyen), à savoir le langage défini par Fassier (2013, p. 9) : « le langage est un moyen pour le sujet, de dire ce qu’il fait ou ce qu’il voit, mais aussi un moyen d’agir, d’amener autrui à penser, à sentir et à agir ; c’est l’instrument privilégié d’une possibilité d’intersubjectivité qui permet de partager avec autrui des rapports au monde et de développer pour soi-même un rapport au monde. Les paroles constituent en elles-mêmes une action, d’où la notion d’acte de langage ». Nous identifions, au travers de cette définition, une double portée du langage : la première qui vise à rendre explicite la pratique et la seconde qui induit un processus d’échanges et de développement au sein du groupe et que nous nommerons le mouvement dialogique. Nous développerons par la suite ces deux points, en les commentant et en les resituant dans le cadre du travail d’analyse de la pratique.

Dans un premier temps, nous ferons référence à un constat énoncé lors d’un travail en APP et qui situe le cadre de notre réflexion initiale.

1. Le contexte

C’est à la suite de séances en APP menées avec un groupe d’enseignants sur les activités pédagogiques faites au sein d’un lycée professionnel que le questionnement sur le langage a émergé. En effet, l’un d’entre nous travaillant dans l’Education, a proposé aux deux autres collaborateurs d’étayer une réflexion sur l’approche dialogique dans le cadre de l’APP.

Paradoxalement, la mise en récit des situations vécues se révélait peu évidente malgré la volonté, la motivation et l’organisation des séances d’APP, contexte a priori propice au développement de la compréhension collective et individuelle des situations. Si l’on considère que le langage s’inscrit au cœur d’un dispositif, l’explicitation ne va pas de soi, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Celle-ci rencontre même souvent des obstacles, phénomène trop récurrent pour être ignoré. Pourtant, le langage est utilisé comme moyen d’accéder à la pratique professionnelle et au travail inhérent à l’APP, à savoir la mise en mots de situations professionnelles et, plus particulièrement, la façon dont ces situations sont perçues, comprises ou encore menées. Dès lors, nous avons voulu interroger l’expression : « c’est difficile à dire ». L’objectif ici est de comprendre la fonction, le rôle et les limites du langage, ainsi que la portée du mouvement dialogique comme facilitateur du processus de développement dans les séances d’Analyse de Pratiques Professionnelles.

Dans les échanges qui suivent, nous traiterons successivement :

  • de la difficulté de verbaliser la pratique,
  • du développement de la pratique par le langage collectif,
  • de l’animateur et du groupe dans les séances comme facilitateurs de ce travail de mise en récit qui vise, par une mise en dialogue, au développement de la pratique professionnelle.

2. La position du langage en APP : la difficulté de verbaliser ce que l’on fait

BL[1]: J’ai constaté que pendant l’analyse de pratiques, les enseignants qui ont participé ont présenté des difficultés à relater leur propre pratique. En effet, la mise en mots s’est révélée difficile lorsqu’ils ont expliqué leur façon de procéder durant les séquences avec les élèves. Dans cette situation, les mots justes ont manqué, comme si la pratique professionnelle n’arrivait pas à se raconter de manière limpide.

SL : La mise en récit d’une pratique ne relève pas de simples enregistrements et juxtapositions de faits communs, mais nécessite de transformer, de métaboliser ces faits en histoire, pour leur faire prendre place dans une totalité intelligible. La narration produit du sens en prenant appui sur le contexte. Le choix des mots réactualise des significations et des valeurs qu’il va s’agir, pour le groupe, de décoder. Réfléchir le vécu, n’est pas réfléchir sur le vécu, mais constitue un préalable qui peut rendre l’action intelligible. C’est de « l’épaisseur » du vécu que pourront surgir des inférences sur les processus mis en œuvre.

BL : En effet dans la littérature, des auteurs comme Boutet (1995) et Dodier (1995) ont exposé la difficulté qu’ont les sujets de mettre en mots leur activité de travail. Sociologues et psychologues ont identifié le fait que dire l’expérience du travail se révèle souvent une entreprise sémiotique difficile (Teiger et Laville, 1989; Oddone et al. 1982). « Le travail pose exemplairement des questions au langage » (Schwartz, 1989, p. 107). Les « c’est dur à dire », « faudrait venir voir », « je ne peux pas vous expliquer », reviennent alors comme des leitmotivs dans les propos des personnes à qui l’on propose de parler de leur travail. Elles concluent alors, dans l’incapacité de dire la pratique, par des expressions telles que : « je sais », « je sens », « je vois ». Par exemple, J’ai rencontré ce phénomène à l’occasion de séances organisées avec un professionnel du secteur Bâtiment et Travaux Publics (BTP). Il s’était heurté aux difficultés d’énonciation (Lessault, 2011).

JC : Je partage cette analyse de la difficulté à mettre en récit la pratique. Plusieurs hypothèses peuvent se dégager : l’opacité relative de cette pratique en exercice, sa complexité mais aussi, lors des temps d’APP, l’influence du contexte sur ce travail de remémoration. Par exemple, la présence du groupe engage le sujet à dire sa pratique. Certes, il est volontaire pour présenter une pratique vécue mais, pour autant, cette mise en récit demeure une démarche difficile et peut revêtir une part de risque pour lui. La question de l’appréhension d’être jugé par ses pairs, par l’animateur, qui peut représenter plusieurs rôles, celui d’animateur du groupe d’APP, mais aussi celui de formateur au sein de la structure de formation, ne peut être exclue. Ce phénomène est renforcé par la contrainte d’un temps de récit relativement court, qui ne correspond pas au temps de la remémoration. Par ailleurs, comment l’animateur et le groupe vont accompagner au cours des différentes phases en APP ce travail de mise en récit ? D’autres questions se posent : jusqu’où va cette connaissance de la pratique ? Sommes-nous dans une recherche objective de ce qui s’est passé ? Quelle conscience avons-nous de notre propre pratique professionnelle ? Au travers de nos échanges, force est de constater que l’accès à la pratique est toute relative et s’élabore par le sujet, en contexte d’analyse, dans un travail de reconstruction allant de la part invisible non consciente à une conscience de, pouvant faire l’objet d’une mise en mots à destination du groupe. Cette mise en récit crée ainsi un objet, à distance et différent du réel de la pratique effective. Il en résulte une mise en commun, partagée par le groupe.

BL : Justement, la connaissance du travail passe par l’incursion dans la part invisible du travail. Passer de l’implicite à l’explicite convoque un processus réflexif parce que le travail ordinaire n’est pas accessible à l’observation directe. Et quelles que soient les méthodes utilisées, le travail effectif ne pourra jamais être intégralement rendu à la visibilité. Il nous faut nous résigner à la modestie des objectifs, des attentes, même s’il faut être ambitieux pour les méthodes. Puisque ce travail n’est pas directement observable et pour éviter de réduire ce qui est fait à ce qui est vu, la parole devient notre seul recours. Même si ce n’est pas la seule médiation : il y a le non verbal, les silences, les lapsus ….Voire même la façon dont le sujet structure son récit.

JC : Nous questionnons ici la complexité à appréhender la pratique professionnelle à distance de sa réalisation. Ne faut-il pas envisager cette étape de la mise en récit d’une pratique, comme étant inachevée, présentant une certaine épaisseur et porteuse d’une énigme à résoudre ? Et de poser comme postulat que c’est parce qu’elle est inachevée qu’elle ouvre des perspectives de développement par le collectif ? Cependant, n’oublions pas qu’en APP, si nous prenons par exemple le dispositif du GEASE[2] (Etienne et Fumat, 2014), la pratique du sujet va traverser plusieurs phases qui auront pour objet d’ouvrir cette mise en récit vers plus d’intelligibilité. Prenons la seconde phase, celle du questionnement par les participants. Elle va, par le jeu de questions ouvertes, engager le narrateur à « re-réfléchir » sur son récit initial, à le compléter, à resituer ce qui lui semble mal compris. Un travail d’enrichissement de la pratique est alors à l’œuvre et va se poursuivre au cours de ce travail d’analyse.

Petite synthèse : La mise en récit de la pratique professionnelle n’est pas une simple  adjonction d’événements. Le contexte et la réciprocité dans le groupe produit du sens. Cependant, accéder à ce sens s’avère difficile dans la mesure où les mots manquent. L’organisation des séances d’APP s’articulent autour de ces dimensions : c’est le retour des échanges qui provoque l’ouverture et part la même enclenche ce processus de développement de la pratique professionnelle. C’est ce dernier point que nous allons aborder en posant comme fil conducteur ces deux questions.

Qu’en-est-il de la question du développement de la pratique ? En quoi cette mise en récit va permettre d’engager un processus de transformation ?

3. Le développement du travail d’analyse par une mise en dialogue de la pratique

JC : La question qui me semble intéressante à explorer, est celle de cette mise mouvement de la pratique par le biais des échanges au sein du groupe d’APP. Qu’est-ce qui permet cette mise en mouvement ? Déjà, quand Fassier (2013) voit dans le langage un « moyen d’agir » et qu’il induit au sein du groupe la création d’un espace propice aux échanges, aux débats, à une confrontation des idées, nous percevons que ce langage autorise une mise en mouvement des concepts, des perceptions au sein du groupe d’APP. Existe-t-il alors d’autres processus permettant d’amorcer ce développement ?

BL : La cohésion du groupe est un élément qui enclenche la progression. On peut dire que, lié au langage, le processus de développement passe aussi par cette cohésion. Il est indispensable que le collectif d’APP prenne du plaisir à se côtoyer (cohésion sociale) pour œuvrer à l’atteinte (cohésion opératoire) du développement qui constitue le but commun. On peut dire que les séances APP sont un lieu privilégié pour les salariés. Pour qu’il y ait développement de la pensée individuelle et collective, il est nécessaire d’avoir accès à la connaissance du travail et de passer par la subjectivité des travailleurs. Les sujets s’exposent par ce qui est dit et ce qui est discuté en retour. Le travail en séance s’organise avec l’échange, autour de ce qui est raconté. Le dialogue est un langage constitué de répliques, une chaine de réactions. Il inclut presque toujours la possibilité d’une énonciation inachevée, d’une formulation incomplète. Les relances forment la dynamique et la cohésion.

JC : J’adhère à cette vision de la mise en mouvement par les échanges. Ce n’est pas uniquement une alternance d’énoncés et d’écoute, mais un processus de transformation qui se met en œuvre au sein du groupe et qui s’apparente selon moi à un mouvement vers un développement possible. Le mouvement dialogique[3] va permettre un travail d’élaboration et de développement en passant du récit au discours et en convoquant dans le groupe les valeurs, l’histoire du métier, les désirs, les frustrations, les représentations… Le langage génère une force émotionnelle. Ainsi, je pose comme postulat que, du conflit intra ou intersubjectif au sein du groupe d’APP, nait la question du développement de la pensée. En effet, selon Grossen et Salazar- Orvig  cités par Fassier (2013, p. 109) « le dialogue est un lieu de construction conjointe de sens associant une convergence, une certaine intercompréhension et, en même temps, en raison de la dissymétrie inhérente à tout dialogue, une certaine divergence ». Par exemple : pendant la séance, la question que je pose au narrateur sur sa pratique est issue de ses énoncés précédents. Sa réponse interpelle ma propre pratique, mon rapport au métier, mon accord ou pas sur ce qu’il souhaite me donner à entendre. Je peux ainsi rebondir, prendre conscience de quelque chose de nouveau dans ma pensée, faire émerger de nouvelles questions à poser et l’ouvrir vers la co-construction des hypothèses compréhensives. Cette dynamique intéresse le groupe, en tant qu’entité collective et appartenant au même collectif professionnel. Je rejoins ainsi Sophie Leymarie quand elle évoque la question de l’épaisseur du langage. Par son épaisseur, il donne à entendre plusieurs voix et ouvre ainsi plusieurs voies de compréhension possibles et de rebondissement. Par son côté inachevé et sa dynamique, le discours laisse place à de multiples voies d’accès, à du nouveau.

SL : C’est là que le groupe intervient : il y a le récit et le discours autour du récit. Le langage ne peut rendre compte de manière exhaustive de cette pratique. Le langage est, par définition, manquant. Il tient son essence du manque de mots pour dire. C’est une trame, le reste n’est que « trous », par où circulera le sens. Le mot ne coïncide qu’à peu près à ce qu’il évoque. Le groupe est là pour initier le processus de reconstruction, pour proposer des mots qui manquent dans la mise en récit. Mais le langage n’est pas transparent : le récit (constitutif de l’identité narrative), n’est pas seulement un reflet de la réalité, mais déjà une nouvelle construction de celle-ci. Et le récit est à distinguer du discours. La différence entre ces deux notions repose notamment sur la temporalité (le récit appartient au passé, le discours au présent). Mais la distinction procède surtout de l’opposition des personnes. L’énonciation discursive est le lieu de la confrontation des personnes « je/tu ». Le discours se définit par la coprésence de plusieurs interlocuteurs qui l’élaborent conjointement, dans un rapport intersubjectif présent, alors que le récit se caractérise par la réduction des subjectivités à travers la personne du narrateur. Le récit est clos ; il révèle une scène radicalement étrangère à l’instance de l’énonciation. Le récit est l’incarnation de la perception du narrateur de sa réalité. Le discours quant à lui, par la dynamique interactive, est un processus d’élaboration à partir et autour du récit. Le récit est une forme d’énonciation qui privilégie le message au détriment du contexte, alors que le discours n’est interprétable qu’à l’intérieur de son contexte d’émergence, c’est-à-dire de l’interaction avec le groupe, du rapport dialogique, permettant de transformer, d’élaborer autour du récit. La pensée est dialogique même en l’absence d’interlocuteur ; les réactions d’autrui seront alors imaginées, redoutées ou espérées. Cette pensée va donner toute l’épaisseur au récit et le langage va pouvoir varier en fonction des participants : il est adressé. Ce qui pose comme problématique : en quoi l’APP entre pairs ne crée-t-il pas une limitation dans ce mouvement dialogique ? (la question de l’implicite du fait que je sais que l’autre le sait aussi et par conséquent je ne vais pas m’efforcer de développer mon discours). Ce qui est dit et raconté, c’est le point de départ. On peut dire que ce que met en œuvre l’APP, c’est revenir sur des pratiques pour se repositionner dans son travail, dans son rapport au travail, en vue de développer des compétences.

BL : Les autres, par leur interprétation vont nous faire dépasser notre dépendance au langage pour exprimer notre vécu. Il y a dépendance parce que les mots nous coincent. L’utilisation du vocabulaire est toujours restrictive. Malgré un large répertoire, nous sommes contraints. Le sens va au-delà et est plus grand que les mots eux-mêmes.

LS : Bien souvent, c’est parce qu’il n’y a pas de mots suffisamment justes pour dire, rendre compte, donner à voir ou à penser, que le groupe se révèle et s’offre comme un possible espace pour recevoir et transformer tous ces éléments en un début de figuration. Entrer en analyse de pratique depuis le langage, permet de rendre visible ou sensible les processus des pratiques professionnelles. L’analyse des pratiques, par ses dispositifs, rend possible la transformation de situations vécues en expériences, pour convertir ces dernières en compétences professionnelles ; il est ici question d’une co-construction de l’expérience. L’action individuelle peut alors s’inscrire dans un système collectif et permet de construire des références professionnelles.

Petite synthèse : Cependant, même si le groupe existe en tant que réalité physique, démarrer cette mise en mouvement étroitement liée à la question de la cohésion entre les participants, le partage du même sens sur le dispositif d’analyse et sa portée, le processus enclenché par les échanges et la singularité de cette parole qui circule, nous amène à nous interroger sur les leviers possibles pour amorcer, contenir et favoriser le travail d’analyse.

Le dernier paragraphe va donc interroger les facteurs qui facilitent ce processus de développement de la pensée tels que le temps et l’espace réservés, dimensions sur lesquelles l’animateur agit. Considérant cette co-construction de l’expérience comme la visée de ces temps d’analyse de pratique, il est important de saisir l’enjeu pour le(s) animateur(s) dans ce projet. Dans quelle mesure se révèle(nt)-il(s) « l’embrayeur » et le « régulateur » de cette mise en mouvement groupale par le langage ?

4. Rôles de l’animateur et du groupe dans les séances d’APP

BL : Comment l’animateur se positionne-t-il dans cette dynamique ? Comment va-t-il initier l’émulation ?

JC : Le premier point, me semble-t-il, se réfère à la question du cadre en APP. Par exemple, poser comme règle la confidentialité des échanges, c’est créer un espace suffisamment contenant et sécurisant pour que la parole puisse s’y déposer avec bienveillance, circuler et s’ouvrir vers les autres participants en y développant la question de l’altérité. Il y est associé le non-jugement sur ce qui est énoncé. L’animateur devient alors le garant de la permanence de ce cadre, dont les conditions favorisent cette mise en récit et le développement d’échanges. Pour autant, est-ce suffisant ?

SL : Tout l’enjeu pour l’animateur, réside dans sa capacité à faire accéder le narrateur à la réflexion suivante : « comment je me vis dans cette situation ? », c’est-à-dire à une première élaboration de cette pratique par la mise en récit. Ce qui demeure difficile à mettre en mots est ce qui relève du « style », c’est-à-dire de la façon dont le professionnel s’est approprié le champ du travail et a exploré une forme de créativité dans sa pratique (Clot, 1999). Le style, pour celui qui l’incarne, résiste au langage, demeure de l’ordre de l’indicible et/ou d’un impossible à dire. Le travail du groupe, dans le mouvement dialogique, peut alors ouvrir une voie à l’appréhension de ce style, en « prêtant » des mots pour dire, que le narrateur a le choix de prendre ou de rejeter. Le langage opère également dans ce qui ne s’énonce pas. Et toute l’épaisseur du langage se constitue aussi dans les manques, scansions, oublis, omissions, lapsus, silences que nous avons déjà évoqués. L’animateur pourra faire des relances, le groupe portera alors attention au choix des mots, aux intonations, aux répétitions, aux insistances. Ce que le professionnel ne peut percevoir de sa pratique, il l’exprime inconsciemment dans son récit, repris en écho par le groupe avec d’autres mots. Le groupe met à jour ce qui manque dans le récit.

BL : Effectivement, le fait de parler sur sa propre activité déploie, au-delà des mots, des compétences, augmentant le sens du travail et donnant ainsi un éclairage sur soi-même par rapport à ce que l’on fait et ce que font les autres en retour. Mais du temps doit être accordé pour les séances d’APP afin de favoriser le développement des professionnels. La possibilité collective d’élaborer les objectifs et les ressources de l’action professionnelle est devenue une condition de base du travail actuel. Cela se fait par le langage. Les espaces de délibération deviennent incontournables. Si l’organisation du travail prive les salariés de cette possibilité, elle contrarie l’action et parfois même empêche de travailler. Quand le métier se perd, quand il se confond avec l’exécution de procédures, si utiles soient-elles, le travail déserte sa fonction psychologique (Clot, 2001).

SL : En effet, ce temps s’organise dans un autre espace, un lieu différent de celui du travail. Se séparer du contexte spatio-temporel de la pratique autorise la convocation du langage dans toute son épaisseur, pour aller y puiser toute sa richesse.

JC : De ces échanges entre nous, ce qui pourrait être ma conclusion, au-delà du langage, le monde de la formation, du travail, dans toute la complexité des rapports humains, m’amène à penser que le XXI siècle doit être le siècle de la mise en œuvre de l’intelligence collective, de création d’espaces pour partager, co-construire ensemble. Comme vient à l’évoquer Clot, le travail doit être vivant. Parler de la qualité de vie en formation, au travail, c’est redonner une place à l’Humain. Le langage devient ainsi un vecteur de cette humanisation. Un discours un peu militantiste, mais sûrement partagé. Nous pouvons compléter aussi notre réflexion par la question de l’intérêt à former l’animateur et les participants à l’APP à certaines compétences qui me semble essentielles : l’écoute active, savoir accompagner l’autre dans son travail d’explicitation et d’élucidation. C’est aussi développer cette sensibilité à devenir un praticien réflexif. Combien de séances d’APP sont des dialogues inachevés, interrompus, par des avis non expliqués au groupe ? L’animateur se doit d’être le garant de ce travail de partage au sein du groupe et favoriser le processus d’auto confrontation.

5. Pour conclure

BL : En tant que praticiens de l’APP, nous pouvons dire en résumé que ce dispositif permet de prendre conscience de la difficulté de verbaliser la pratique et que le développement de cette pratique passe par le langage qui transforme par retour du collectif les représentations. Ainsi l’animateur et le groupe se positionnent comme déclencheurs et facilitateurs du processus de transformation des pratiques professionnelles.

Nous pouvons aussi ajouter que le cadre de l’intervention en APP (Fablet, 2004) répond au besoin d’échanger. Son objectif n’est pas de l’ordre du soin, ni de reconstruire une équipe en absence de projet (Chami et Humbert, 2014). L’APP constitue un espace confidentiel de délibération institutionnel qui favorise le développement des sujets et du groupe. Le mouvement dialogique facilite la mise en mots et le processus de transformation de la pratique. Ce dispositif donne l’occasion de se réapproprier le sens du travail individuellement et collectivement. L’analyse de la pratique se révèle comme un instrument de développement des sujets à la condition de chercher à devenir un instrument de transformation de l’expérience. Ce qui est formateur pour les travailleurs, ce qui accroît leur rayon d’action, c’est de rencontrer la possibilité de changer le statut de leur vécu : d’objet d’analyse, le vécu doit devenir moyen pour vivre d’autres vies. Il n’est vraiment reconnu par les sujets que lorsqu’il est transformé. C’est seulement quand l’expérience sert à faire d’autres expériences que les travailleurs sentent leur pouvoir d’agir sur le milieu et sur eux-mêmes (Clot, 1995, 1999).

Références bibliographiques

Boutet, J. (1995). Le travail et son dire. In J. Boutet, Paroles au travail, pp. 247-267. Paris : L’Harmattan.

Chami, J. & Humbert, C. (2014). Dispositifs d’analyse des pratiques et d’intervention. Approches théoriques et cliniques du concept de dispositif. Paris : L’Harmattan.

Clot, Y. (1995). Le travail sans l’homme ? Pour une Psychologie des milieux du travail de vie. Paris : La Découverte. (2ème éd. 1998).

Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF.

Clot, Y. (2001). Editorial – Clinique de l’activité et pouvoir d’agir. Education permanente, 146(1), 7-16.

Dodier, N. (1995). Les hommes et les machines. Paris : Métailié.

Etienne, R. & Fumat, Y. (2014). Comment analyser les pratiques éducatives pour se former et agir ? Bruxelles : De Boeck Supérieur.

Fablet, D. (2004). Les groupes d’analyse des pratiques professionnelles : une visée avant tout formative. Connexions, 82, 105-117.

Gosselin, M., Viau-Guay, A. & Bourassa, B. (2014). Le développement professionnel dans une perspective constructiviste ou socioconstructiviste : une compréhension conceptuelle pour des implications pratiques. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 16(3). Consultable sur : https://journals.openedition.org/pistes/4009.

Oddone, I., Rey, A. & Briante, G. (1982). Redécouvrir l’expérience ouvrière. Paris : éditions ouvrières.

Salazar Orvig, A. (1999). Les mouvements du discours : Style, référence et dialogue dans des entretiens cliniques. Paris : L’Harmattan.

Schwartz, Y. (1989). C’est compliqué. Activité symbolique et activité industrieuse. Langages, 93, 98-109, repris dans Travail et philosophie, convocations mutuelles (69-86). (1992). Toulouse : Octarès.

Teiger, C. & Laville, A. (1989). Expression des travailleurs sur leurs conditions de travail. Collection du laboratoire d’ergonomie et de neurophysiologie du travail. Rapport n°100. Paris : CNAM.

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Notes

 

[1] Cet article est la retranscription d’échanges autour de la place du langage en APP. Chaque apport est précédé par qui parle, à savoir, BL pour Bertrand Lessault, SL pour Sophie Leymarie et JC pour Jean Chocat.

[2] GEASE : Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives.

[3] Le mouvement dialogique, en reprenant la position de Bakhtine et cité par Fassier (2013, p. 59) le positionne comme « un processus d’évolution ininterrompu, qui se réalise à travers l’interaction verbale sociale des locuteurs ». Voir à ce sujet le développement proposé par Salazar Orvig (1999) dans son ouvrage portant sur la question des mouvements du discours.