Marie-Josée Domec

Cadre formateur, Toulouse
domec.mj[arobase]chu-toulouse.fr

Etienne Lefèvre

Cadre formateur, Toulouse
lefevre.e[arobase]chu-toulouse.fr


Résumé

La réflexion didactique nous a amené à construire une séance d’analyse des pratiques professionnelles (APP) en utilisant le modèle de l’analyse de l’activité entre étudiants infirmiers de bloc opératoire et étudiants infirmiers anesthésistes. Au cours de l’instruction au sosie et du travail de groupe, nous avons remarqué des effets sur l’évolution de l’activité mais également sur les pratiques professionnelles, plus précisément sur la manière concrète d’exercer une activité. Nous nous sommes interrogés sur l’utilisation de cette analyse et le possible enclenchement des étudiants dans une démarche d’APP. Cette séquence pédagogique répond-elle aux critères d’une séance d’APP ? Nous exposerons des hypothèses de réflexion sur le lien entre l’analyse de l’activité et l’APP.

Mots-clés 

instruction au sosie, activité constructive, activité pré-réfléchie

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Domec, M.-J., et Lefèvre, E. (2015). Quel lien entre l’analyse de l’activité et l’analyse des pratiques professionnelles en formation ? Récit d’une expérience entre étudiants infirmiers spécialisés. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 6, pp. 20-31. http://www.analysedepratique.org/?p=1785.

 


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Avec la réingénierie des programmes des formations sanitaires (infirmier, infirmier spécialisé…), nous trouvons aujourd’hui dans les textes officiels comme principes pédagogiques les notions de posture réflexive, d’analyse des pratiques professionnelles, de formation professionnalisante. Cela nécessite pour les étudiants de développer un savoir-analyser et de construire une compétence pour l’analyse des situations. Pour nous formateurs, ce changement de paradigme nous conduit à penser, à organiser des temps pédagogiques centrés sur l’analyse de situations et/ou l’analyse des pratiques professionnelles (APP) comme ils sont prescrits dans les arrêtés de formation.

L’expérience présentée dans ce texte, sous la forme d’une analyse de l’activité : l’instruction au sosie, s’inscrit dans une démarche d’accompagnement de la professionnalisation des étudiants en situation d’exercice. Nous sommes partis avec l’intention de travailler une situation professionnelle emblématique : les installations opératoires. Dans le courant de la didactique professionnelle, les auteurs recommandent de définir les situations d’apprentissage par une analyse de l’activité. Cette analyse fait émerger le travail réel au-delà du prescrit. Clot (1999) nous dit que l’acteur, celui qui décrit l’activité, interroge sa manière de faire, de ne pas faire ou d’être empêché. Pastré (2011) nous propose une démarche réflexive développée par l’analyse de l’activité permettant au sujet de se construire dans l’activité (en la modifiant). C’est à partir de cette démarche que nous avons posé les bases de notre réflexion pédagogique. L’observation des étudiants lors de cette séquence nous a montré des effets qui ont dépassé le cadre de la description de l’activité. Au-delà du travail sur les invariants opératoires (Vergnaud, 1996), les étudiants se sont questionnés sur la complexité des situations. En lisant le critère décrit par Schön sur le praticien réflexif connaissant « la pratique de son art et travaille à la mise en œuvre des connaissances apprises en les adaptant et les affinant sans cesse au gré des situations changeantes et souvent imprévisibles » (Schön cité par Robo, 2013, p.14). En ce sens, cette séquence pédagogique répond-elle à la question suivante : sommes-nous dans une analyse de l’activité au sens strict ? Y a-t-il des effets inattendus à cette séquence en termes d’analyse et d’amélioration des pratiques ?

Nous souhaiterions montrer cette expérimentation et poser les bases d’une réflexion : en quoi cette analyse peut initier l’APP ?

Nous présenterons également en annexe la réponse de Patrick Viollet à la question suivante : cette expérience répond-t-elle aux critères d’une analyse des pratiques professionnelles ?

1. A l’origine, une analyse de l’activité entre étudiants infirmiers de bloc opératoire et étudiants infirmiers anesthésistes

L’infirmier de bloc opératoire (IBO) et l’infirmier anesthésiste (IA) sont des infirmiers spécialisés suite à une formation complémentaire de la formation initiale en soins infirmiers. Ils exercent principalement au bloc opératoire. Leur activité collaborative est centrée sur la prise en charge du patient qui doit être opéré. Dans les tâches qu’ils doivent réaliser, certaines leur demandent une réelle coopération comme par exemple l’accueil ou l’installation chirurgicale. Les responsabilités sont partagées entre l’équipe chirurgicale (chirurgien, IBO) et l’équipe anesthésique (médecin anesthésiste et IA) lors de ces installations au bloc opératoire. La complexité de l’installation de l’opéré réside dans le compromis entre les impératifs chirurgicaux (nature de l’intervention, voie d’abord chirurgicale, condition d’opérabilité…) et les impératifs anesthésiques (retentissement, complications et risques liés aux installations).

Les intérêts communs et divergents ne sont pas toujours partagés et/ou connus de l’ensemble des partenaires. La méconnaissance des impératifs liés aux activités de chacun est parfois source de conflit.

Les compétences sur les installations opératoires sont attendues chez les étudiants dans chacune des deux écoles. Lors d’une de nos discussions, nous avons fait le constat que les enseignements sur ce thème venaient de se dérouler et que nous étions dubitatifs sur l’impact de ces enseignements sur nos étudiants respectifs : la coopération entre les professionnels, nécessaire dans la prise en charge du patient, est-elle efficiente ?

Ce constat, observé tant auprès des professionnels que des étudiants des deux écoles, nous a amené à poser la question suivante : quelle séquence pédagogique permettrait aux étudiants de mener une réflexion sur le sujet ?

Nous avions expérimenté préalablement l’instruction au sosie (Oddone cité dans Clot, 1999 ; Viollet, 2013), au cours d’une séquence pédagogique sur un autre thème « l’accueil du patient ». Nous avons pensé que cette méthode serait intéressante à reproduire pour le thème de l’installation chirurgicale. Nous avons réuni deux promotions d’étudiants IBO et IA pour confronter leurs pratiques, dans le cadre de la gestion des risques, sur l’installation chirurgicale du patient afin de favoriser d’une part le partage des informations et d’autre part la collaboration professionnelle.

Nous avons également cherché à comprendre si l’utilisation de l’analyse de l’activité permettait aux étudiants d’initier une démarche d’analyse des pratiques professionnelles au service du développement de leur compétence. Lors de notre première expérience, nous avions pressenti un déplacement dans la réflexion des étudiants. Nous avons décidé d’évaluer cette deuxième expérience sur la modification concrète des pratiques professionnelles induite par la séquence pédagogique.

1.1 Du déroulement de la séquence

Pour cette séquence pédagogique, les objectifs poursuivis sont multiples dans la mesure où il s’agit, pour les étudiants, d’intégrer :

  • les modèles cognitifs et les concepts pragmatiques dans les installations chirurgicales et les pratiques professionnelles ;
  • les principes sous-tendant le travail en équipe (collaboration, coopération et responsabilité partagée sur les installations chirurgicales).

La méthode est choisie dans le but de poursuivre le travail avec les étudiants sur une posture réflexive et sur le savoir-analyser.

La séquence pédagogique dans le dispositif de formation :
Dans chacune des deux écoles, un enseignement théorique sur les installations opératoires a été dispensé au cours des premiers mois de formation. Les étudiants ont effectué trois stages au bloc opératoire avant cette séquence. L’instruction au sosie est programmée après neuf mois de formation et avant une période de stage temps plein de deux mois1. Un questionnaire d’évaluation de la séquence est prévu à la fin de l’instruction au sosie et un second après la période de stage.

1.2 Les méthodes utilisées pour cette séquence

1.2.1 L’instruction au sosie

Cette méthode mise au point par Ivar Oddone (cité dans Clot, 1999) à la Fiat dans les années 1970, concernait des séminaires de formation ouvrière à l’Université de Turin. Il s’agit d’un entretien entre un instructeur et un sosie sur une tâche ou une activité. La consigne donnée pour cet entretien est la suivante : « Suppose que je sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de te remplacer sur ton poste de travail. Quelles sont les instructions que tu devrais me transmettre afin que personne ne s’avise de la substitution ? » (Viollet, 2013, p. 167).

1.2.2 Régulation du travail de groupe

L’instruction au sosie a été suivie d’un travail de groupe (détaillé ci-après) pour conserver une trace écrite du travail d’instruction et exposer à l’ensemble du groupe les éléments recueillis. La production d’une synthèse sert de complément d’information aux apports théoriques précédemment réalisés dans une démarche de remédiation et d’étayage.

Nous avons choisi le travail en groupe restreint pour plusieurs raisons : réunir les sous-groupes en fonction des installations chirurgicales, permettre l’échange, la prise de parole et poursuivre le questionnement autour de l’activité. Nous avions remarqué dans l’expérience précédente sur l’accueil du patient que le travail de questionnement sur les pratiques avait été riche sur ce deuxième temps.

1.3 Mise en œuvre

Les étudiants sont amenés à décrire l’installation de l’opéré, après l’induction de l’anesthésie générale. Nous avons choisi cinq installations opératoires. Le groupe est composé de 38 étudiants: 19 étudiants en bloc opératoire (IBO) et 19 étudiants en anesthésie (IA). Les étudiants sont installés dans une même salle, suffisamment grande pour le travail d’instruction, sans gêne d’un binôme à l’autre.

1.3.1 Premier temps

L’instruction au sosie est réalisée par binôme d’étudiants IBO et IA La moitié des étudiants de chaque promotion a joué le rôle d’instructeur et l’autre de sosie. Nous avons constitué dix-neuf binômes au total en fonction des stages effectués par les étudiants précédemment. Les binômes instructeur-sosie sont répartis en cinq sous-groupes correspondant aux cinq installations opératoires étudiées. Les consignes strictes de l’instruction sont données à l’ensemble du groupe. La phrase d’introduction (adaptée à ce travail) de l’instructeur est notée au tableau intégralement : « Suppose que je sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de te remplacer pour l’installation chirurgicale du patient au bloc opératoire. […] » (cf. paragraphe 1.2.1).

Il est rappelé au sosie de veiller à la qualité et à la précision de l’instruction par son questionnement sur l’activité. Il doit rappeler à l’instructeur l’usage du « Tu » pour son récit.
Le sosie réalise la transcription de l’instruction par une prise de note du récit.

Les formateurs passent discrètement d’un binôme à l’autre pour suivre le déroulement des entretiens. Au cours de l’entretien, l’instructeur décrit pas à pas la procédure d’installation. Au cours de son récit, il accompagne cette procédure de commentaires et de remarques concernant la manière de s’y prendre et les différentes expériences qu’il a réalisées ou observées au cours de son expérience professionnelle antérieure ou lors de son parcours de formation. Les questions du sosie permettent à l’instructeur de compléter la description de l’installation. Le récit est clos lorsque les deux étudiants pensent « avoir fait le tour du sujet ». Dans notre observation du groupe, nous remarquons, pour certains, que l’arrêt du récit est suivi d’une conversation sur les pratiques du bloc opératoire en attendant que l’ensemble des binômes ait fini.

1.3.2 Deuxième temps

Après l’instruction, les formateurs demandent aux étudiants de se réunir en fonction de leur rôle. Notre choix a été de partager les étudiants en deux sous-groupes : les sosies et les instructeurs, pour travailler sur l’aspect technique (les sosies) et sur la production de l’analyse de la séquence (les instructeurs).

Les sosies se rassemblent et forment des sous-groupes selon les installations opératoires. Un rapporteur est nommé. Ce dernier a pour consigne de faire la synthèse des éléments recueillis lors de l’instruction. Cette synthèse devra présenter la procédure d’installation et les moyens de prévention des complications. Le rapporteur la présente sur un paper-board et l’affiche lors de la restitution. Ce travail consiste à présenter le « savoir installer ».

Les instructeurs forment des sous-groupes selon les installations opératoires. Un rapporteur est nommé. Il a pour consigne de faire la synthèse sur un retour d’expérience de la méthode (ressenti, émotion, analyse de la séquence pédagogique…). Il la présente sur paper-board à l’ensemble du groupe. Ce travail est une méta-analyse de la méthode. La présentation sur paper-board est laissée au libre choix des étudiants.

Un point de synthèse est réalisé par les formateurs sur les différentes présentations. Pour la description des installations, les formateurs rappelleront les points théoriques identifiés et ceux à compléter. Pour le ressenti, les émotions et la méthode, les formateurs soulignent, dans le discours produit par les étudiants, la mise en œuvre du processus d’analyse des pratiques professionnelles par cette méthode d’analyse de l’activité. Lors de ces échanges, les étudiants évoquent la difficulté d’expliciter leurs actions et la nécessité qu’ils ont eu de réfléchir à leur façon de procéder. Ils ont souligné la mise en question de cette réflexion par : « se mettre au niveau du sosie » pour expliquer l’effort d’explicitation et par « une prise de conscience de notre pratique » ou « transmettre à quelqu’un permet de se rendre compte de sa propre compréhension des gestes » pour le début d’une réflexion sur la pratique professionnelle.

2. Du passage de l’analyse de l’activité à l’analyse des pratiques

2.1 La question des critères d’une séance d’APP

Nous avons interrogé Patrick Viollet sur cette séquence et l’APP. La question posée était la suivante : la séquence pédagogique répond-elle aux critères d’une séance d’APP ? Vous trouverez sa réponse en annexe de l’article.

Patrick Viollet nous expose les critères d’une séance d’APP, au sens général, et nous essayerons de montrer que le cheminement des étudiants dans cette séquence répond à ces critères.

2.2 La mobilisation des connaissances

Pastré (2011, p. 33) nous dit que « si on fait une analyse du travail en didactique professionnelle, c’est en vue d’identifier les invariants opératoires construits par un acteur aux prises avec une situation professionnelle pour maîtriser celle-ci ». Dans les entretiens de notre séquence, l’instructeur (IBO ou IA) décrit l’installation chirurgicale à partir de ses connaissances théoriques et de son apprentissage clinique. Pastré (Ibid) nous précise que, dans l’action, le sujet, c’est-à-dire l’acteur, mobilise des connaissances déclaratives ou modèle cognitif (procédures, connaissances scientifiques…) et des connaissances opératoires ou modèle opératoire (les concepts pragmatiques).

Les étudiants IBO et IA ont partagé, lors de cette instruction, les enseignements théoriques qu’ils ont reçus et leur manière de s’y prendre pour installer un patient au bloc opératoire2. Ils ont échangé sur les expériences vécues en stage. Ils ont pu donner à l’autre des « astuces » facilitant l’installation chirurgicale du patient. Par l’interaction et le questionnement, les deux acteurs de l’entretien se sont exposés mutuellement à leur propre mode de penser l’activité. Par le regard de l’autre, l’instructeur va se découvrir au sens où le passage par la parole l’oblige à une précision de la description et à faire émerger son action pré-réfléchie (Theureau, 2010). L’étudiant dans le rôle de l’instructeur est contraint de déconstruire sa pratique pour la rendre plus explicite (Yvon, 2012). Dans son récit, il reconstruit son action et peut percevoir ce qu’il avait implicitement incorporé. Le sosie par ses questions travaillera ses propres actions dans le récit de l’autre par une transposition, un transfert possible dans une même situation.

Peut-on penser ainsi que la réflexion des étudiants s’arrête aux savoirs procéduraux ou aux savoirs pragmatiques ? Que l’interaction ne va pas produire le trouble et le questionnement de leur certitude et leur croyance ? Quels effets vont se faire sentir sur leurs attitudes ?

2.3 L’analyse de l’activité comme processus d’initiation à l’analyse des pratiques ?

A la lecture de différents auteurs sur l’APP, nous retiendrons l’idée qu’il s’agit d’une démarche visant à comprendre la manière habituelle d’agir d’un sujet ou un groupe de sujets. Cette activité de formation permet « de travailler la co-construction de sens » (Blanchard-Laville & Fablet, 2000, p. 285) de la pratique professionnelle.

Schön (1994) a contribué à relativiser la suprématie des savoirs académiques par rapport aux savoirs que le professionnel mobilise dans l’action. Dans sa pratique quotidienne, le professionnel utilise des connaissances qu’il a construites tout au long de son expérience. Il a développé le concept de praticien réflexif : « … dans le monde concret de la pratique, les problèmes n’arrivent pas tout déterminés entre les mains du praticien… » (Schön, 1994, p. 65).

De nombreux auteurs décrivent l’analyse des pratiques professionnelles par l’utilisation de méthodes centrées sur une démarche collective (exposées dans l’ouvrage de Viollet, 2013). La déclinaison d’une telle démarche en formation a, notamment, pour but de développer le savoir-analyser de l’étudiant : prise de conscience sur une situation, reconstruction de cette situation dans un récit, approche multiréférentielle et hypothèses de compréhension (Robo, 2001, 2013).

Dans un groupe d’analyse des pratiques, en formation infirmière comme dans d’autres formations, les étudiants sont tous engagés dans les mêmes conditions, dans des types de pratiques similaires, partagent les mêmes préoccupations et rencontrent les mêmes types de difficulté, on pourrait ainsi se dire que c’est le lieu idéal pour favoriser la posture réflexive selon Perrenoud (2010).

Dans notre première expérience de cette séquence pédagogique, nous avions remarqué que les échanges entre les étudiants ne s’étaient pas arrêtés à la description de l’activité induite par l’exercice. Nous avions surpris des dialogues où la réflexion sur la pratique semblait dépasser la procédure, le cadre que nous avions fixé pour ce travail. Nous n’avions pas pris le temps d’évaluer cette séquence. Nous avons donc naturellement évalué cette deuxième expérience sur ses effets et l’amélioration de la pratique professionnelle chez les étudiants. Ainsi les étudiants nous ont écrit : « cela m’a permis de réaliser qu’il est difficile de mettre des mots sur les gestes que nous faisons et de les justifier avec des mots professionnels », « distinguer ce que l’on croit connaître de ce que l’on connaît vraiment », « réflexion sur les gestes effectués » ou « partage et mise en commun des différents points de vue ».

Pour le courant de la didactique professionnelle, l’analyse de l’activité est indissociable de l’analyse de l’apprentissage du sujet. Le partage de l’expérience lors de l’instruction met en questions les situations connues ou inconnues par les étudiants. A ce stade, l’analyse sur l’activité permet à l’étudiant de se poser la question sur ce qu’il sait ou ne sait pas, sur ce qu’il maîtrise ou ne maîtrise pas. Dans la synthèse sur le ressenti de la démarche, les étudiants ont exprimé les difficultés à rendre compte de leur activité réelle. Ils ont souligné le bénéfice de la méthode par la nécessité d’explorer leur manière de faire, d’entendre un autre possible. Lors de l’instruction, les étudiants ont exploité l’activité pour la rendre constructive3. Dans le travail de groupe qui a suivi l’instruction, la synthèse des éléments de l’installation chirurgicale a permis le débat sur « ce qui me manque », « ce qui est différent pour moi », « ce que dit l’autre ».

Une question se pose alors sur l’approche théorique de la didactique professionnelle. La réflexivité annoncée comme moyen de passer d’une activité productive à une activité constructive concerne-t-elle l’interrogation des concepts pragmatiques (et des invariants opératoires) et leur transformation ou un processus plus complexe tendant vers l’analyse des pratiques professionnelles. Cette méthode est-elle le précurseur de cette transformation (activité productive en activité constructive) ou un rendez-vous didactique dans le parcours de l’étudiant en développement permanent.

La mise en œuvre de cette méthode semble servir l’analyse des pratiques professionnelles dans la compréhension, la remédiation et l’élucidation des problèmes posés aux étudiants. L’apprentissage se traduit par le développement et la transformation du modèle opératoire. Nous avons remarqué dans l’évaluation de la séquence qu’une partie des étudiants semblent avoir initié ce mouvement contrairement à d’autres. Dans l’instruction au sosie, les opérations de l’activité analysée sont questionnées entre les deux acteurs, l’instructeur et le sosie, de sorte que l’instructeur met à l’épreuve ses schèmes opératoires et découvre par l’analyse les possibles dans l’action : ce qu’il aurait pu faire, ce qu’il n’a pas voulu faire ; les choix qu’il a refusé ou ceux qu’il a cherché en vain.

Cette démarche réflexive pourrait s’inscrire comme précurseur dans l’analyse des pratiques professionnelles au sens où l’étudiant IBO ou IA sort de la séquence pédagogique avec une mise en mouvement de sa réflexion. Dans le deuxième temps de l’évaluation asynchrone, les étudiants ont décrit précisément des tâches qu’ils ont modifiées suite au travail sur les installations opératoires de l’opéré. Ce point n’a pas été évalué lors de notre première expérience, il était donc nouveau pour nous. Le réfléchissement, qui est décrit par certains auteurs comme une étape préalable à la méta-analyse, nous semble présent dans le discours des étudiants interrogés au décours de la séquence pédagogique. En effet, ils nous disent avoir des « difficultés de se mettre dans la position de l’autre chacun étant centré sur sa pratique » ou de « mieux comprendre le travail pluridisciplinaire ». Ils décrivent une « remise en question sur les pratiques ». Nous n’avons pas interrogé les étudiants sur l’analyse de l’analyse. Ce point mériterait un approfondissement pour reconnaitre objectivement cette dimension de l’APP.

Les éléments de discours, recueillis lors de l’évaluation de la séquence, nous montrent globalement une évolution dans les pratiques professionnelles des étudiants. La question posée avec les mots « pratique professionnelle » a-t-elle produit un biais ? Certaines réponses nous font penser que certains étudiants restent centrés sur l’activité (réponses généralistes d’ordre procédurale) et d’autres, que nous citons ci-dessous, ont engagé une réflexion sur leur pratique. Plus généralement, nous nous posons la question de l’évaluation des effets d’une démarche d’analyse des pratiques professionnelles. Peut-on la mesurer par des effets sur l’action ? Doit-on la mesurer par la transformation des processus cognitifs sous-tendus dans l’action ?

Lors de la séance, nous avons également pu constater des dialogues entre étudiants centrés sur des questions qui dépassaient le cadre de la procédure des installations opératoires. L’explicitation de l’action au sens de Vermersch provoquée par l’instruction au sosie les a amenés à décrire ce qui relève du pré-réfléchi (Thereau, 2010 ; Vacher, 2011). Dans cette posture, les étudiants ont décrits qu’il existe des « difficultés de retranscrire une pratique quotidienne ». Nous pouvons faire l’hypothèse que les étudiants ont été amenés à faire une ébauche d’analyse de leur mode de réflexion. Cette méta-analyse leur permettant probablement de questionner leur représentation de cette activité et plus largement ce que certains auteurs appellent la notion d’habitus dans leur pratique professionnelle, notamment en terme de travail d’équipe au bloc opératoire par « l’amélioration du dialogue avec les IBO, prise en compte du fait que les IBO peuvent ne pas comprendre nos priorités et préoccupations et donc l’importance du dialogue » décrit par un étudiant infirmier anesthésiste et par une « meilleure prise en compte des avis des autres professionnels de santé » décrit par un étudiant infirmier de bloc.

3. Pour conclure

La réflexion des étudiants sur leur propre action a été productrice de savoirs. Cette séquence a servi de médiation pour les connaissances déclaratives et les concepts pragmatiques. Mais l’intention de départ (analyse de l’activité) a semble-t-il été dépassée pour atteindre d’autres perspectives de réflexion chez les étudiants et ainsi initier un savoir-analyser. Si l’analyse des pratiques professionnelles peut conduire l’étudiant à modifier durablement son système de représentations professionnelles, il nous semble que cet objectif nous parait atteint pour certains étudiants. La question de l’évaluation des effets sur l’activité ou sur les pratiques reste entière. Le travail d’appropriation et de modification des pratiques reste la responsabilité de l’étudiant. La posture de formateur dans l’apprentissage à la pratique réflexive nous conduit à respecter l’hétérogénéité du groupe d’étudiants dans cette séquence.

Un travail de recherche sur les effets induits de cette séquence devrait prendre en compte également les éléments de contexte. Cette dynamique a-t-elle été favorisée par la rencontre entre des étudiants de formation différente ?

Annexe : Une Expérience entre étudiants infirmiers de bloc opératoire (IBO) et étudiants infirmiers anesthésistes (IA) qui répond aux critères de l’analyse des pratiques professionnelles

Patrick Viollet
Directeur des Soins, Consultant en pédagogie et formation, Pôle Ressources Humaines — CHU de Toulouse.

« Comment puis-je être sûr, même en prenant la précaution d’utiliser une méthode labellisée « APP », que ce que je fais avec les étudiants est bien une analyse des pratiques professionnelles ? ». Pour répondre à cette question, sept critères qui pourraient avoir valeur d’attributs et qui nous révèlent que l’expérience qui vient d’être relatée relève bien de l’APP.

Elle est singulière, dans la mesure où ce sont aux situations que les instructeurs ont rencontrées qu’ils se réfèrent pour préparer leurs sosies.

Elle est opérationnelle, parce qu’il est effectivement attendu de la séance qu’elle soit aussi bien formatrice pour le narrateur que pour le sosie. Son but est bien d’avoir un effet sur la pratique de tous les membres du groupe, étudiants IBO et IA, en formation.

Elle est compréhensive : sa vocation n’est pas d’expliquer en recourant à des successions d’algorithmes, même si elle peut en mobiliser ponctuellement, mais de donner un sens à la situation, pour que le sosie puisse y remplir le rôle attendu de lui. Or, ce qui va permettre de développer cette compréhension, c’est l’approche multiréférentielle que l’instructeur va réaliser de la situation à laquelle il souhaite préparer le sosie. Plus une approche est enfermée dans sa discipline et plus elle reste explicative ; plus elle en mobilise d’autres, plus elle devient compréhensive.

Reste la régularité : cette expérience était la seconde de l’année de formation en cours, et il s’agissait d’une expérience. Ce qui est sûr, mais probablement avec une fréquence moindre en formation spécialisée qu’en formation initiale, c’est que dans toute APP, une régularité doit être imposée parce que c’est elle qui est initiatrice de réflexivité.

En résumé, selon la métaphore de Françoise Clerc (1996, p32) l’expérience décrire répond bien à l’image des « ronds dans l’eau ». L’APP agit comme un caillou lancé dans une eau calme et qui a pour effet d’élargir progressivement les ronds dans l’eau, jusqu’à l’atteinte de l’objectif ultime : rejoindre d’autres ronds lancés par d’autres cailloux et provoquer ainsi le mouvement de transférabilité attendu d’un étudiant en marche vers la compétence.


Références bibliographiques

Blanchard-Laville, C. & Fablet, D. (2000). L’analyse des pratiques professionnelles, (pp. 285-286). Paris : L’Harmattan.

Clerc, F. (1996). De l’influence de la théorie des ondes sur l’analyse des pratiques. Cahiers pédagogiques, 346, 32.

Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : Presse Universitaire de France.

Leplat, J. (2005). Les automatismes dans l’activité : pour une réhabilitation et un bon usage. @ctivités, 2 (2), 43-68. En ligne : http://www.activites.org/v2n2/leplat.pdf.

Merri, M. (dir.) (2007). Activité et conceptualisation humaine, question à Gérard Vergnaud. Toulouse : Presse Universitaire du Mirail.

Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle : Approche anthropologie du développement chez les adultes. Paris : Presses Universitaires de France.

Perrenoud, P. (2010). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant, Paris : ESF Editeur. (5ème édition).

Robo, P. (2001). L’analyse des pratiques professionnelles. De quoi parle-t-on ? En ligne : http://probo.free.fr.

Robo, P. (2013). Développer le « savoir analyser » pour analyser sa pratique professionnelle. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp. 39-48.
En ligne : http://www.analysedepratique.org/?p=435.

Schön, D. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Montréal : Editions logiques.

Theureau, J. (2010). Les entretiens d’autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche « cours d’action ». Revue d’anthropologie des connaissances, 4(2), 287-322.

Vacher, Y. (2011). La pratique réflexive : un concept et des mises en œuvre à définir. Recherche et formation, 66. En ligne : http://rechercheformation.revues.org/1133.

Vergnaud, G. (1996). Au fond de l’action, la conceptualisation. In J-M. Barbier (ed.), Savoirs théoriques et savoirs d’action, pp. 275-292. Paris : Presse Universitaire de France.

Vermersch. P. (2004). Aide à l’explicitation et retour réflexif. Education Permanente, 160, 71-80.

Viollet P. (Dir.), (2013). Construire la compétence par l’analyse des pratiques professionnelles. Bruxelles : De Boeck.

Yvon, F. (2012). Une démarche d’intervention peut-elle soutenir le développement d’un programme de recherche sur l’activité ? Clinique de l’activité et recherche. In F. Yvon & M. Durand (Eds). Réconcilier recherche et formation par l’analyse de l’activité, pp. 91-113. Bruxelles : De Boeck.

 

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Notes

  1. Les deux formations ont un déroulé annuel avec une alternance cours/stage sur l’année et une période de stage un peu plus longue durant la période estivale.
  2. L’activité réelle ne correspond pas à la tâche prescrite qui n’est pas l’activité réalisée car parfois empêchée (Leplat cité par Clot, 1999 ; Pastré, 2011). Clot utilise l’autoconfrontation simple et croisée pour décrire l’activité des acteurs. Pour cet auteur, les éléments du discours de l’acteur permettent une description de ce qui n’est pas visible dans l’action car intériorisé, incorporé par celui-ci.
  3. Rabardel définit l’activité productive « comme activité de réalisation des tâches, d’atteinte des buts » (in Merri, 2007, p. 89). Le sujet mène ses actions jusqu’à leur but ; les compétences sont au service de l’activité. La temporalité est à court terme et en lien avec le monde concret. Mais elle est aussi constructive car le sujet se développe dans l’activité et notamment s’il revient sur son action par un travail réflexif. Le sujet se transforme lui-même ; les compétences sont l’objet de l’activité constructive. Le but visé de celle-ci est le sujet et son pouvoir d’agir (Pastré, 2011). Pour Rabardel, la temporalité de l’activité constructive est à moyen ou long terme (in Merri, 2007). Dans les situations rencontrées se produisent des apprentissages intentionnels et des apprentissages incidents. Les instituts de formation mettent l’accent sur le caractère constructif de l’activité.