Christine Buchet Molfessis, formatrice en IFSI    christinebuchet@free.fr

Sylvie Dubost, formatrice en IFSI    sylviedubost4@gmail.com

Monique Figarol, conseillère pédagogique premier degré, intervenante ESPE Paris Ouest Nanterre La Défense, formatrice    monique.figarol@laposte.net

Florence Force, conseillère pédagogique premier degré, intervenante ESPE Paris Ouest Nanterre La Défense, formatrice    Florence.force@gmail.com

Christel Grenadou, principale adjointe, intervenante ESPE Paris Ouest Nanterre La Défense, formatrice    christel-marc@wanadoo.fr

Patricia Lanata, conseillère pédagogique premier degré, intervenante ESPE Cergy-Pontoise, formatrice   Patricia.lanata@orange.fr

Frédérique Le Téno, formatrice en IFSI   jfleteno@gmail.com

 

Résumé

Sept professionnelles formées dans le master Formation de Formateurs à l’accompagnement professionnel sont auteures de cette contribution. Elles évoquent un changement de posture évoluant vers une sensibilité clinique. Depuis leurs expériences singulières, leur expression collective témoigne d’un cheminement ayant contribué à leur transformation dans leurs pratiques en responsabilité de groupes d’analyse de pratiques. Les temps de méta-analyse, puis de supervision, les amènent à employer de différentes façons ces « concepts éprouvés », devenus au fil de leur formation des objets d’analyse fondamentaux. Les auteures évoquent trois cadres qu’elles ont éprouvés : celui du dispositif qui cadre et rassure, celui du groupe qui pense et révèle, celui de l’approche clinique qui engage intimement le sujet dans un travail réflexif.

Mots-clés 

réflexivité, cadre, concepts éprouvés, co-pensée, approche clinique

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Buchet Molfessis, C., Dubost, S., Figarol, M., Force, F., Grenadou, C., Lanata, P., Le Téno, F., (2019). Des expériences croisées vers la prise en charge d’un dispositif ouvrant l’accès au sujet professionnel. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 15, pp. 78-95. http://www.analysedepratique.org/?p=3368.


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Cross-experiments towards the support of a device opening access to the professional subject
Abstract

Seven professionals trained in the master “professional guidance for trainers training program” are authors of this contribution. They discuss a change of posture evolving into a clinical sensitivity. From their own experiences, their collective expression attests an evolution which contributed to their transformation into their practices in responsibility of practice analysis groups. The times of meta-analyses followed by the time of supervision bring them to use these « proven concepts » in different ways, concepts which became fundamental topics of analysis over their training. The authors evoke three frames that they have experienced : the one from the devise that frames and reassures, the one from the group that thinks and reveals, the one from the clinical approach that intimately engages the subject in a reflexive work.

Keywords

reflexivity, framework, proven concepts, co-thought, clinic approach


 

Cette contribution vise à témoigner de notre expérience de participantes, puis animatrices, dans un dispositif d’analyse réflexive de pratiques professionnelles universitaire[1], nous ayant fait vivre un processus de transformation orientant désormais nos pratiques professionnelles. Nous évoquons ici « notre expérience du cadre » et comment, en séance, le sujet peut, dans un premier temps, éprouver de la contrainte, déposant ses peurs, ses craintes et son histoire avant de pouvoir se déplacer vers une écoute de l’autre. Cette écoute fait alors vivre l’espace groupal aux participants comme une ressource plurielle de sujets qui éprouvent et qui pensent.

Nous serons amenées à avancer l’hypothèse que l’attachement à l’espace d’analyse se construit, à l’insu du groupe, sur la capacité centrale de « faire travailler le sujet ». Nous reviendrons sur nos « histoires » d’animatrices de groupes dans des contextes différents puis nous présenterons les gestes que nous avons désormais intégrés après les avoir éprouvés et dont nous avons conscience d’être les « passeuses ».

Notre élaboration collective pour écrire cette contribution nous a conduites à témoigner et à utiliser le « nous ». Il est ici ce que Cifali (2018, p. 345) qualifie de « nous de la communauté, le chacun d’entre nous, le chacun concerné […] le nous de l’altérité ne gommant pas les différences, mais tentant d’inaugurer une pensée possiblement commune ».

1.   Le « cadre », un guide et un espace contenant à tenir

Nous[2] sommes actuellement conseillères pédagogiques de l’Éducation nationale et anciennes étudiantes de la formation à l’« Analyse réflexive de pratiques professionnelles » (ARPP)[3]. Nous avons évolué dans nos responsabilités jusqu’à initier la mise en place à l’ESPE[4] de groupes d’analyse de pratiques que nous animons. Cette écriture à deux voix, avec toute la difficulté d’écrire en « nous » sans effacer la sensibilité de chacune, nous a fait réfléchir sur la façon dont nous avons bénéficié, en tant que sujets professionnels, d’une formation nous guidant vers une « sensibilité clinique ».

En charge d’un groupe d’analyse de pratiques professionnelles (APP), nous nous sommes rapidement questionnées sur la nécessité d’installer de la bienveillance et de la sécurité psychique dans un groupe. Nous avons alors ressenti que c’était en premier lieu le cadre qui contribuait à accueillir les préoccupations des sujets professionnels. Garantes du cadre, nous devions « travailler »[5] avec délicatesse les émotions des participants. Nous partageons une conviction dans notre expérience d’étudiantes en formation : l’analyse collective fait « grandir » chaque sujet du groupe et nous avons la responsabilité de transformer en objet de travail les sentiments de chaque sujet du groupe dans l’imaginaire groupal qui les réunit.

2.   Le cadre de travail du groupe d’analyse de pratiques professionnelles accueille avec bienveillance les objets déposés et les émotions qui y sont associées

En devenant animatrices de groupes d’APP, nous avons été confrontées à la prise en charge des difficultés que nous avions rencontrées nous-mêmes lors de notre propre appropriation du dispositif lorsque nous étions en formation. Nous le disions alors en riant : « l’important c’est le cadre[6] ». Celui-ci s’appuie sur les principes de confidentialité, non jugement, bienveillance sans complaisance ainsi que le respect du protocole constitué de différentes phases, sous la responsabilité de l’animateur. En quoi ce cadre est-il donc indispensable ? Nous l’avons vécu, toutes deux, dans son aspect contraignant avec cependant la certitude de son rôle clé pour le fonctionnement du dispositif au service du déploiement et de la profondeur de l’analyse.  Nous nous interrogeons désormais, n’était-ce pas le cadre qui contenait nos appréhensions et liait entre eux les sujets du groupe ?

A notre tour, à notre place d’animatrices, nous avons d’abord présenté le cadre avec ses règles mais sans parvenir à effacer les craintes exprimées par les participants, du type : « Est-ce que vraiment ce qu’on va dire ici, ça va rester ici ? ».  Poser la règle de la confidentialité pourrait donc ne pas suffire ? Malgré nos efforts, la peur liée à certaines pensées, comme celle d’être dépossédé par une parole dévoyée, pourrait emporter l’émotion groupale. L’inquiétude de penser à une parole rapportée prise dans le contexte d’un jugement, la crainte de juger et peut-être aussi d’être jugé en retour, l’anxiété de ne pas être aimé, de ne pas être légitime, de ne pas être fiable étaient bien présentes et pesantes dans les groupes que nous animions, et ce, quelle que soit notre place, animatrice ou participante. Le cadre doit donc contenir ces émotions diffuses encore présentes malgré les règles posées. Il ne les efface pas, il les accueille comme des objets appartenant au vécu du groupe. Nous avons perçu dès le début de formation de nos groupes combien le besoin de sécurité était important.

Ce travail d’écriture nous a ramenées à notre propre vécu d’étudiantes nous permettant de repérer les émotions inscrites dans des propos laudatifs pour le dispositif quand nous nous sommes écoutées. L’une d’entre nous s’est ainsi exprimée : « Ce qui me rend admirative de ce qui se produit dans le dispositif, c’est que le narrateur n’en ressort jamais « diminué » ». Notre sensibilité clinique, désormais active, sait à présent entendre dans ces paroles, la crainte de perdre son intégrité, de se disloquer dans la violence d’un jugement. En tant qu’animatrice, c’est un ressenti que nous reconnaissons dans les émotions de nos groupes. En l’identifiant désormais, nous savons être à l’abri de toute projection de notre part.

Notre expertise, à l’issue de notre formation, porte donc sur notre capacité à assurer au groupe la force du cadre et le respect de chaque sujet impliqué.

3.   Un cadre fort, un geste professionnel assuré et rassurant

Suite à l’étude des retours écrits d’étudiants pris en charge par une autre d’entre nous dans un contexte de formation universitaire d’enseignants du premier degré, nous faisons l’hypothèse que le premier ressenti de « rigidité » du protocole et de son déroulement renvoyé par certains participants, pourrait être le signe d’une perception balbutiante du protocole à découvrir. Il désarçonne d’abord, dérange parfois et pourrait, dans un premier temps, limiter la parole. L’étonnement qu’il suscite engage vers des dérives et des expressions relevant souvent d’une logique explicative, éloignée d’une approche réflexive et compréhensive. Nous allons revenir sur cette différence dans notre texte.

Nous soutenons que ressentir le soutien du cadre dans ce qu’il aide à faciliter le fonctionnement du groupe, à contenir les interprétations hâtives et les projections possibles, résulte d’une transmission in situ dans l’acte même de former. C’est en ce sens que nous reconnaissons une certaine force au cadre. Celle-ci se manifeste à travers les principes de fonctionnement : confidentialité, respect de la parole de l’autre, non évaluation, non jugement, bienveillance sans complaisance.

Nous avons nous-mêmes bénéficié en tant qu’étudiantes, lors de notre formation en master, d’un cadre vécu comme sécurisant pour exposer en toute confiance nos questions professionnelles.  Nous disons désormais que la compétence à tenir le cadre, transmise alors par notre formatrice, se traduit, à notre nouvelle place d’animatrice, par une installation et un maintien d’un cadre fort dont nous repérons les effets sur les professionnels que nous formons à notre tour.

Nous affirmons qu’une présence professionnelle, respectueuse et rassurante dans l’animation est un atout majeur pour faire évoluer, dans le vécu collectif, les difficultés à suivre le déroulé du protocole et à réagir à chaque étape. Au-delà du respect des règles et du protocole, nous avons appris à ritualiser (Clerc, Roche, 2017) le déroulé des séances, proposant de fait un fonctionnement rassurant, de par le cadre ainsi posé. La recherche de sécurité marque donc sûrement notre posture d’animatrice. De plus, pour nous, elle constitue un geste professionnel essentiel qui touche l’individu et contribue ainsi à « faire travailler le sujet ». Imbert (1998) insiste sur l’intérêt des rituels pour faire exister l’individu dans sa singularité, dans la mesure où ils favorisent la place de chacun. Le respect du cadre fait office d’autorité bienveillante, contribuant à l’installation d’une force symbolique apte à soutenir l’équilibre émotionnel du groupe dans l’analyse. Nous nous souvenons de notre énergie et des efforts déployés pour respecter, en tant qu’étudiantes, le cadre de travail et la profondeur de l’analyse. Et nous avons conscience, en charge d’un groupe de professionnels démunis de la force évoquée ante, que nous aurons à éprouver notre propre solidité intellectuelle et psychique dans cette nouvelle responsabilité.

L’analyse des retours écrits des étudiants de l’auteur de ce paragraphe, nous a aidées à identifier leurs ressentis en termes de rituel. Ainsi, nos étudiants évoquent les besoins d’un groupe à bénéficier de cette capacité de l’animateur à se montrer compétent pour accompagner le groupe et contenir ses éventuels débordements : « seul on va plus vite mais à plusieurs on va plus loin » écrivent-ils. « Votre regard neutre et bienveillant autorise un questionnement autre, différent, plus avancé que celui qui m’animait auparavant en nous permettant de sortir d’un affect démobilisant et envahissant », ou encore « C’est la première fois que j’ai eu le sentiment d’appartenir à un groupe dont le chef se montrait un conducteur prêt à recevoir toutes nos émotions, des plus négatives aux plus positives, l’essentiel étant d’avancer ». L’identité groupale sculptée semble-t-il par l’adhésion collective au rituel du protocole aurait à rassurer au-delà de l’espace-temps du dispositif d’analyse : « Lorsque nous sommes dans nos classes, nous sommes seuls face à nos émotions » précisent-ils. Pour eux le cadre ne bride pas, il libère dans le sens où : « Il est permis de verbaliser la situation et aussi de se décharger du poids émotionnel ».

Le sentiment de sécurité partagée indispensable pour s’engager dans une prise de risque que nous avons consciemment acceptée, à notre place de formatrice, se retrouve dans le propos des étudiants. Une d’entre elles écrit : « Nous pouvons parler de nos failles, de nos erreurs sans se faire juger », un autre : « L’inconfort de l’attitude réflexive nous pousse dans nos retranchements, l’exposant y voit plus clair ».

Le recul de l’analyse de leurs écrits au service de notre article, met en évidence l’impact de ce dispositif sur la relation et souligne la nécessité de conduire le groupe vers une analyse au service de chacun avec les efforts nécessaires pour y arriver. La méta-analyse soutient ce projet d’accompagnement à l’analyse comme les responsables du master le montrent dans leur contribution.

La transmission d’un travail en profondeur pour lequel nous œuvrons sans cesse, au service de l’implication du sujet et du groupe dans l’analyse, marque notre posture réflexive et compréhensive traversant tous les sujets du groupe que nous formons, allant même jusqu’à produire une garantie auto-régulée comme en témoigne cet étudiant : « Le fait de se retrouver au sein d’un petit groupe nous permettait de nous sentir plus en confiance. Ainsi nous étions tous garants des uns et des autres ». La maturité acquise depuis notre vécu d’étudiantes, jusqu’à notre expérience d’animatrices, s’est donc bien appuyée sur l’importance accordée au cadre et sur une expérience partagée. A l’instar de Ciccone (2003) nous voyons dans cette intimité partagée au sein d’un groupe l’effet de la vigilance de chaque participant à conduire le questionnement collectif, amenant finalement le groupe au plaisir d’une pensée groupale.

4.   L’« attention au cadre » pour susciter la confiance de chaque sujet du groupe

Comment avons-nous pu accorder nous-mêmes autant de confiance aux autres alors que nous ne nous connaissions pas en début de formation, dans une période de notre vie professionnelle où nos expertises sur le terrain étaient stabilisées et reconnues ? Que se passe-t-il donc dans un groupe pour que les participants prennent le risque de s’exposer, parfois de se montrer fragiles, balbutiants dans leurs errements intérieurs ? Oui, la confiance ne se « donne » pas tout de suite, elle se construit avec le temps. Le cadre, nous l’avons évoqué ici, contient et participe à l’installation d’un état d’esprit d’ouverture et de confiance.

Dans les premières séances d’analyses, la confiance est décrétée sous couvert du cadre protecteur et contenant. Nous ressentons cette relation de confiance indispensable au tissage des relations, comme une prise de risque nécessaire pour que cela continue. Sinon « tout ça s’arrête et tout ce que l’on pourrait en tirer ne pourrait plus advenir » déclarait une d’entre nous, évoquant son propre rapport au cadre lors de la formation en master. Ce serait comme une perte du lien, un abandon. A travers le tissage intersubjectif et le protocole notamment, puis à travers le questionnement, nous faisons exister le besoin de rendre clair ce qui était obscur. Un appel à voir, mais en douceur, sans éblouissement, sans violence. Nous l’avons éprouvé en tant qu’étudiantes.

Trois d’entre nous, formatrices dans le domaine de la santé se sont engagées dans leur institution, un Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), pour animer des dispositifs d’analyse de pratiques. Elles s’expriment en « nous » ici pour évoquer comment la transmission de la puissance rassurante et créatrice dont elles ont bénéficié leur a permis d’installer à leur tour, la confiance nécessaire au travail d’analyse d’un groupe.

En tant qu’animatrice, notre rôle dans le dispositif d’analyse de pratiques renvoie aux différentes places assumées, sous le regard de notre formatrice à l’Université, celles de participantes, exposantes, animatrices.

Nous sommes sensibles désormais à notre tour, et comme animatrices, aux remarques des étudiants revenant sur la « rigidité » du cadre. Nous veillons alors à maintenir le cadre tout en accueillant les ressentis, ceci relève de gestes que nous avons appris pour accompagner en sécurité le groupe à l’analyse. Nous voyons bien que, pour les participants à un groupe d’analyse, une représentation de contrainte trop proche de la dépendance pourrait réduire l’impact de la fermeté, de la rigueur et de l’autorité bienveillante de l’animateur.

Accepter une règle en groupe, s’exposer, se laisser guider, sont autant de passages délicats que nous avons franchis, comme étudiantes, pour trouver une marge de liberté et de créativité de pensée. Nous avons gravi les étapes et nous sommes affranchies de nos peurs sans craindre pour notre sécurité.  A présent animatrices, nous prenons soin pour le groupe d’activer la « fonction contenante » (Ciccone, 2001) du cadre dans la même assurance qui nous a portées lorsque nous étions étudiantes. Nous l’activons avec application entendant alors les réticences mais sans nous limiter au rôle obligatoire de garant du maintien du cadre comme nous le pensions. Nous sommes prises dans la vie d’un groupe qui pense et ressent avec tous les objets réels et fantasmés qu’il apporte et/ou crée en séance.

Accueillir ce qui arrive, les actes, les ressentis en leur donnant un espace d’expression accompagnant l’analyse, sans en troubler la puissance, ne va pas de soi. Nous savons désormais que c’est dans ce processus subtil de contenance, que la confiance groupale se construit.

Dans nos rôles d’animatrices nous repérons les résistances des participants à lâcher prise sur leurs premiers ressentis, sur des émotions dérangeantes, sur des schémas de pensée ou d‘acte défensifs. Ce sont leurs objets. Nous encourageons chacun à soutenir la bienveillance du groupe et à maintenir sa capacité à mettre au travail ces objets, compétences essentielles pour nous.

Ce que nous ressentions comme des « attaques du cadre » sont pour nous à présent des invitations au travail sur soi.  « Tenir » le cadre est un premier geste nécessaire qui autorisera dans les limites de la sécurité du travail groupal l’expression subjective de chacun. Faire reformuler un participant lorsqu’il énonce un jugement de valeur ou donne un conseil pourra être perçu comme un rappel au cadre pour les participants, or il est désormais pour nous un acte vécu dans l’espace du groupe qui pourra faire l’objet d’analyse dans le temps de méta-analyse. Par exemple, un narrateur insaississable par des éléments factuels énoncés dans son récit est d’autant mieux aidé dans le rapport qu’il entretient à sa confusion quand nous avons su « remettre » du cadre en l’invitant à la précision dans son propos.

Soutenir le cadre, remettre du cadre sont deux gestes propres à cette « attention au cadre » développée de façon progressive lors de notre formation en master.

5.   Une posture propice à l’analyse…

Deux socles nous paraissent donc essentiels pour témoigner de notre formation en analyse de pratiques à l’Université de Cergy. Dans les propos précédents nous nous sommes attardées sur le cadre et sa puissance rassurante. Arrêtons-nous à présent sur la posture de la personne prenant le rôle d’animatrice. Elle a contribué au déplacement de certaines de nos représentations comme celles concernant notre rapport au savoir, notre rapport à l’institution, nos rapports personnels. Dans un article de la revue Recherche en soins infirmiers, Clerc et Agogué (2014, p. 11) citent Blanchard-Laville (2006) en parlant de « transmission subjective du geste partagé » et l’associent au « […] fait que chaque participant, en regardant agir l’animateur, accèdera par exemple à l’écoute active, au respect de la parole ou au lâcher-prise ». C’est cette posture là que nous tentons désormais d’adopter et transmettre à notre tour.

Le déroulement de la formation sur deux années et la régularité des séances d’ARPP nous ont permis d’apprécier pleinement le travail de co-construction engagé et d’intégrer cette « transmission subjective du geste partagé ». La temporalité des séances, suffisamment fréquentes et régulières, nous a aidées à « métaboliser » le dispositif, à nous en imprégner et à nous l’approprier.

C’est en observant la congruence de la posture de l’animatrice/formatrice avec les règles énoncées, que nous avons pu nous approprier les gestes pour tenir le cadre et animer une séance.

6.   … qui passe par l’« attention à l’autre »

L’une d’entre nous, formatrice en IFSI et ancienne étudiante du master, parle de son appropriation personnelle des gestes utiles à la conduite d’un groupe en analyse de pratiques, évoquant le changement opéré en elle depuis la première séance d’ARPP. Elle expose comment  le cadre sécure et la posture d’animatrice lui ont permis de porter une « attention à l’autre » passant par un certain décentrement d’elle-même. Elle revient sur l’écoute « active » (Rogers, 1968), l’accueil de l’autre sensible à ses propos, ses non-dits, ses émotions. Elle précise ce déplacement d’une contenance au sens de « manière de se tenir », d’ « adopter une attitude, un comportement susceptible de masquer son trouble, sa timidité[7] » à une contenance au sens de « fonction contenante », fonction définie par Winnicott (1969), comme l’attention de la mère qui, par sa façon de porter son enfant et de s’en occuper physiquement, l’aide à délimiter son corps. Cette notion théorisée par de nombreux auteurs (dont Ciccone, op.cit.) est associée aux notions d’apaisement et d’écoute.

En termes de réflexion collective, nous en sommes convaincues, la compréhension intellectuelle ne suffit pas. C’est également en nommant ce qui vient d’être expérimenté et vécu, que l’on parvient à intégrer le sens de l’évènement. Au vécu succède l’analyse, à l’analyse répond la compréhension. La notion de « concept éprouvé » théorisée par Clerc et Agogué (2019), nous aide à nommer ce processus d’alternance de pensées collectives, de lectures et d’analyses utiles à un enrichissement de notions propres à l’approche de psychologie sociale qui nous a été proposée lors de notre formation en master.

Revenons à présent sur le témoignage écrit par l’une d’entre nous à l’occasion d’une « reprise » d’expérience préalable à l’écriture de cette contribution. Le vécu de la formation dont il s’agit avait été évoqué en phase de méta-analyse à l’issue de nos séances d’analyse à l’université, guidées par notre formatrice. Il avait été objet d’analyse distanciée à l’occasion de l’écriture de mémoire de fin de formation. Il devient ici, dans ce nouveau contexte d’ « après-coup », une « parole adressée » en dehors du « groupe de référence » de formation.  Il vise à décrypter comment, dans le processus de transformation engagé dans la formation, les questionnements personnels authentiques ont accompagné l’évolution de son propre rapport à la notion de « lâcher-prise ».

 « Les chaises ont été disposées en cercle, nous n’avions pas de tables, et pas d’objets tels que stylos ou cahiers. Je me suis sentie sans protection, et j’avais en même temps confiance en notre animatrice. Sans objets pour me donner une contenance, j’étais à la fois démunie et pleinement disposée à écouter les autres. Deux situations ont été exposées, le groupe en a choisi une de façon consensuelle. Au cours de cette séance, j’éprouvais beaucoup de difficultés à poser des questions factuelles. D’une part, il s’agissait de questions fermées qui n’éclairaient guère la situation. D’autre part, j’avais constamment l’impression de « calculer » les questions à poser. Je me disais qu’il fallait que je parle, que je participe. Ma pensée était tellement polluée et encombrée que je n’étais pas capable d’écouter l’exposant : ce qu’il disait, les mots précis qu’il choisissait. Ses intonations et sa gestuelle, tout le non-verbal de la communication m’échappait. De plus, quand un collègue énonçait une hypothèse à laquelle j’avais pensé, je me surprenais à me dire que j’avais raté une occasion. J’ai compris par la suite que l’enjeu n’était pas là. Nous étions en train de co-élaborer, de construire un objet commun et « qui avait dit quoi » importait peu.  J’ai pris peu à peu conscience de la difficulté à écouter vraiment, à quel point il n’est pas naturel de « s’oublier », tout en étant malgré tout sensible à ce que l’on ressent, pour être attentif et disponible à l’autre. Il n’est pas question ici de montrer une image de soi au groupe que l’on voudrait remarquable, mais de se mettre au service du groupe, au service du narrateur ».

Cette parole subjective exprime un lâcher-prise sur les attentes liées aux contraintes d’une approche modélisante, sur ce que les jugements ont fait de nous en nous mettant en demeure de répondre à la « bonne » question, à adopter le « bon » comportement. Nous percevons les encombrements de la pensée montrant une vigilance à l’autre difficile à adopter. Ce sont autant d’analyses subtiles faites en groupe d’analyse de pratiques, lors de la méta-analyse[8], pour appréhender des processus cliniques complexes.

7.   L’écoute et l’authenticité

L’écoute active ne peut opérer que dans un contexte de confiance et de lâcher-prise, mais le lâcher-prise est un geste subtil et compliqué à adopter. Il rend possible pour l’animateur, comme pour le participant, la centration sur ce qui est dit, mais aussi sur les non-dits, les émotions, les attitudes, les ressentis en les accueillant sans jugement.

Le sentiment de confiance s’installe progressivement autorisant alors l’exposant d’une situation lors d’une séance d’analyse, à se « livrer »[9], à s’engager dans un questionnement intime sans peur d’être submergé par ses émotions, accueillies avec bienveillance par le groupe.

C’est ce processus que nous nommons « faire travailler le sujet », sujet encouragé par notre attention à lui, sujet libéré de ses objets encombrants et ouvert à son tour à l’écoute de l’autre, disposé à travailler ses problématiques.

Nous avons appris à adopter cette posture d’écoute transmise avec autant de tact que d’intensité dans notre formation. Elle nous a conduites à assumer peu à peu le rôle d’animatrice de groupe. On peut dire qu’écouter est une façon d’être attentif à l’autre, une attention portant sur trois points composant le geste de l’écoute. Selon Kohn (2013) trois niveaux d’écoute sont repérables. Le témoignage dont nous avons fait état suggère les obstacles et enjeux de l’écoute selon ces trois niveaux : écouter ce que dit l’autre ; comment écouter pour comprendre les faits rapportés, les sentiments et attitudes observés ; écouter ce qui se passe en nous, nous en train d’écouter.

« Dans l’après-coup, j’ai réalisé que j’avais réussi cependant à observer la personne qui exposait sur un point. Alors qu’elle était un peu gênée au début, il m’a semblé la voir » poursuit la formatrice, ici auteure, revenant sur son expérience d’étudiante.

On ne voit pas seulement avec nos yeux mais aussi avec ce que l’on ressent, ce que l’on imagine, ce qu’on laisse s’agiter autour de nous sans chercher à y accorder un sens. En apprivoisant le silence dans une co-élaboration accompagnée, il se passe quelque chose qui relève de l’indécidable émergeant d’une confiance installée. Nous avons appris à nous ouvrir à une écoute vide de toute attente. Nous prenons conscience que nous savons « faire silence », en « oubliant » notre propre expertise, en acceptant de ne pas savoir, pour accueillir la nouveauté, l’inattendu et nous laisser surprendre.

Nous comprenons qu’à notre place de participante à l’analyse en formation, nous avons bénéficié d’une autorisation symbolique à vivre la perplexité, l’étonnement, à ressentir et laisser installer des émotions que nous reconnaissions comme les nôtres. Nous autorisons alors naturellement l’autre à travailler ses propres objets, si douloureux soient-ils, sans crainte du jugement.

Lorsque nous, animatrices, nous nous retrouvons devant un groupe, surtout inconnu, nous connaissons des moments d’inquiétude. Nous craignons alors que chacun se jauge, restant sur la défensive, ou soit enclin à « attaquer » le cadre. Le travail sur notre posture a transformé l’attitude initialement inquiète, laissant place à un lâcher-prise plus confortable. À notre place d’animatrice nous pouvons assumer de nous montrer authentique, « sans fard, ni masque », et accompagner l’étudiant à adopter la même attitude. En abandonnant une illusion de toute puissance face aux apprenants, nous leur laissons une place et nous nous sentons bien « à notre place » de formatrice, déclare l’une d’entre nous.

8.   Depuis une situation professionnelle, l’accès au sujet

Suite à nos deux années de formation, au cours desquelles nous nous sommes pleinement engagées dans un travail de réflexivité appréciant subjectivement la sensibilité de l’approche clinique, nous avons modifié nos postures respectives d’accompagnatrices en formation au-delà même du dispositif d’analyse de pratiques. Dans nos différents domaines professionnels, nous avons rencontré les sujets professionnels, nous les avons soutenus, écoutés. Nous les avons aidés à réfléchir à leurs questions professionnelles et à leur histoire.

Le dispositif collectif a permis d’accueillir la parole de chacun, les mots ont traduit leurs doutes, leurs cheminements. Nous nous sommes révélées face aux groupes que nous accompagnions comme sensibles au sujet et à toutes ses expressions. En prenant en charge le groupe, notre accompagnement se montrait contenant et bienveillant pour pouvoir accueillir la parole et le trouble, toujours en veille quand le sujet professionnel s’expose.

En pensant à cette étudiante en soins infirmiers, nommée ici Céline, aidée par l’une d’entre nous dans le cadre d’un accompagnement collectif de l’écriture du mémoire de fin d’études infirmières, nous nous interrogeons : Comment impliquer le sujet dans la quête de compréhension de son propre fonctionnement ? Céline se questionne sur sa situation, précisément sur la non-sollicitation d’une patiente dont elle s’occupe en stage, envahie d’une inquiétude profonde au sujet de sa prochaine intervention chirurgicale. Nous reprenons ici les propos de Céline pour analyser son déplacement dans le cadre du dispositif.

Depuis les premiers questionnements exprimés par cette étudiante, l’animatrice va s’efforcer de permettre à Céline de déployer une parole engagée la conduisant à une réflexion professionnelle nouvelle. Elle engagera ainsi la mise au travail de Céline : « Tu te demandes pourquoi ce silence alors que tu t’es sentie avenante, présente ? ».

« Faire travailler le sujet », impliqué dans la situation, réclame de la part de l’animateur une attention à la narratrice et au groupe. Céline va s’exposer et se questionner face à un groupe en soutien dans une attention concentrée : « Pourquoi Mme H. ne m’en a rien dit lors de la première rencontre ? Attendait-elle que je lui pose la question, me suis-je, à ce moment, montrée assez disponible pour la patiente ? Je ne me sentais pas à l’aise face à cette situation lorsque Mme H. et moi-même nous nous sommes rencontrées en début de soirée, je ne me sentais pas avoir les ressources nécessaires pour mettre en place une relation d’aide adaptée. La patiente aurait-elle alors senti ou vu que je ne me sentais pas à l’aise ? ».

Nous avons choisi de revenir sur cet instant d’analyse pour mettre en évidence la dynamique intersubjective consistant pour l’animateur à s’intéresser au sujet professionnel depuis la situation dans laquelle ses questionnements sont pris et à l’accompagner dans sa mise au travail.

Dans cette situation, l’expression des doutes de Céline est reçue avec bienveillance et ses questions personnelles sont accueillies sans lâcher les éléments de la situation interrogée par les participants. Le questionnement du groupe sur la transmission qui lui avait été faite auparavant, à propos du manque d’informations données à la patiente, dévoile de nouvelles compréhensions à Céline: « Moi, en fait, j’ai occulté cette partie de la transmission parce que, en me rendant dans la chambre, c’était presque, c’est grossier de dire ça, mais c’était à la tâche, j’étais venue parce que je savais que le lendemain elle avait une opération et que du coup tous les soirs, les opérés, on y allait… et du coup forcément pour moi, j’allais pas dans la chambre pour poser la question ».

Le dégagement d’un objet encombrant pour Céline s’effectuera ainsi sans que l’animatrice l’ait précisément attendu, hors du blocage que Céline attribue au sentiment que sa patiente était dans un mécanisme d’évitement. Les questions des autres participantes et les hypothèses qu’elles se risquent à formuler sont preuve d’engagement authentique. « J’ai l’impression que tu cherches vraiment à résoudre ce problème qu’elle avait, ça t’a perturbée parce qu’elle n’a pas pu le verbaliser, tu cherches pourquoi elle n’a pas verbalisé. Pourquoi ce silence alors que je pense que tu t’es sentie avenante et présente, c’est ça que je vois ».

La question de Céline autour de la mise en évidence de ce qui contribue à un sentiment de blocage la concernant a fait alors l’objet de toute l’attention du groupe. L’animatrice se surprend à employer la métaphore d’un labyrinthe dans lequel on chemine, en se heurtant parfois à des angles pour ensuite trouver le bon chemin. Il se peut que cela soit l’expression de son propre désir de situer les blocages comme inhérents aux processus d’élaboration. Céline entend qu’elle est une professionnelle du soin et de la santé. Elle peut faire le lien entre le geste de « décrypter les actes, de réflexivité[10]» et le champ disciplinaire du référentiel de formation « L’intégration des savoirs et posture professionnelle infirmière » et la compétence 1 du référentiel de formation : « Évaluation d’une situation clinique », de la nécessité de réfléchir en actes ».

Pour les formatrices qui accompagnent les étudiants en soins infirmiers, leur sensibilité à la relation est spécifiquement activée. En effet, entrer en relation avec le patient, les familles, l’équipe soignante, ou le formateur venu les rencontrer sur leur lieu de stage, sont pour les étudiants, autant d’occasions d’être bousculés, de ne pas savoir que dire ou que faire. Aussi, veillent-elles avec délicatesse aux échos affectifs entre la vulnérabilité du professionnel et celle du patient.

9.   L’accès au sujet dans une approche intersubjective

Lors d’une analyse en séance d’ARPP, les participants ont besoin de temps pour s’approprier le dispositif. En effet, ils peuvent être troublés par le sens des mots employés, pris dans les dynamiques inconscientes qui les mobilisent. La stupeur de percevoir les liens entre l’histoire du sujet et la situation décrite, le saisissement de voir se dénouer les problématiques de ‘l’existence’ sont tangibles. L’analyse permet d’accéder à des parties de soi que le sujet n’a pas l’habitude de questionner. En tant que sujet professionnel, nous savons d’une façon générale que le développement de la personne et le développement professionnel ont des points communs mais jusqu’où sont-ils imbriqués ? Le travail groupal permet de démêler ce qui était enchevêtré, d’entrevoir ce qu’il est si complexe de toucher du doigt, de mettre à l’épreuve notre fragilité psychique. Les résonances que nous pouvons éprouver dans ce travail d’élaboration peuvent être très fortes tant il s’agit de toucher à de l’intime, et nous pouvons, in fine être surpris de toucher au plus profond de notre être.

De notre place d’animatrices, cette évolution du processus, ce passage de la centration sur la situation vers la centration sur le sujet, nous fait entrevoir en effet une compréhension bien plus profonde. La situation ne serait qu’un passage prétexte. En allant sur le sujet et en examinant ce qui se joue pour lui dans la situation, nous déroulons des fils et dévoilons des sens nouveaux.

Tout au long des séances, les situations évoquées font écho et sont en résonance avec le vécu de chaque sujet du groupe. Comme étudiantes, nous avons partagé dans notre formation les bénéfices du travail d’analyse dans l’après-coup : les retours faits au début des séances suivantes permettent de constater de nouveaux déplacements. Le cheminement réflexif continue entre les séances, et des prolongements peuvent se faire dans des temps de rencontre suivants comme si cela faisait ricochet.

La co-construction vient alors enrichir l’identité personnelle des participants et les relie dans leurs différences d’appréhension des problématiques. Cela permet à chaque membre du groupe de « tricoter » ses propres problématiques différemment. De notre point de vue d’animatrice, le rôle du groupe dans l’analyse est donc important. Dans ce travail intersubjectif, il va permettre une élaboration de nouvelles compréhensions, et amener le sujet à rompre avec l’horizon limité d’une même problématique, tout en évoluant dans un cadre rassurant.

Les séances de supervision, conduites par une clinicienne, auxquelles nous participons également en tant que formatrices, nous apparaissent être des espaces riches de travail pour revenir sur des problèmes de métier. Ces espaces offrent des possibilités pour parler collectivement de questions pas toujours possibles à partager avec les partenaires de sa profession. En tant que professionnelles nous exerçons dans des secteurs très différents.  Pourtant, en supervision, nos problématiques se croisent et nous permettent de dresser des ponts entre nos vécus. Lors de ces séances, nous partageons notre difficulté, mais aussi nous contribuons au repérage de nos ressources. Chacun peut, à partir de son vécu, de son histoire, porter un regard particulier sur les objets travaillés.

Pourquoi nous sentons-nous si souvent reconnaissantes vis-à-vis des groupes au sein desquels nous travaillons ? Probablement, dans nos expériences d’animatrices sommes-nous dans l’attente de retrouver la relation au groupe telle que nous, étudiantes, l’avons connue avec notre formatrice en formation à l’université.

10.  Le groupe, un outil pour penser

Blanchet et Trognon (2002, p. 7) parlent du groupe comme « un outil pour penser ». En tant qu’animatrices de groupes d’analyse de pratiques, nous nous retrouvons parfaitement dans ce rôle accordé au groupe et ce, à plusieurs titres.

D’abord en tant que formatrices quand nous pensons à notre expérience d’étudiantes, puis d’animatrices de groupes d’analyse de pratiques, nous associons le dispositif groupal à de la rigueur et de l’exigence. En effet, le groupe comme outil pour penser renvoie aux efforts et à l’engagement de chaque participant pour accepter de se laisser surprendre, pour parvenir à se dégager de ses préjugés, à se faire une image d’un objet de travail qui nait dans le temps de l’analyse, bref, à entrer dans une logique de compréhension.

La référence à l’outil pour penser trouve également sens dans la capacité, acquise lors de notre formation, à s’appuyer sur une « pensée flottante » installée dans le temps et l’espace du groupe pour enrichir nos premiers ressentis, pour bousculer nos représentations, pour risquer des interprétations.

Enfin, nous ressentons le groupe comme modalité de travail d’analyse et comme espace de co-élaboration, dans sa puissance à transformer chaque sujet, dont l’identité se construit sur la culture et la vie du groupe, l’amenant progressivement à se comprendre autrement.

Ainsi les séances d’ARPP invitent chaque participant – y compris l’animateur et le formateur en l’animateur – à s’interroger sur son propre rapport au groupe. Les premières fois où nous endossons le rôle d’animatrice, nous nous interrogeons, en tant que formatrice, sur notre légitimité face au groupe dont nous avons la responsabilité. Le fait d’avoir été formées suffit-il pour être une « bonne » animatrice à la posture juste[11] ? Le recours à l’emprunt de gestes de notre formatrice, lorsque nous étions étudiantes, est rassurant.  Peu à peu une transmission s’opère et nous adoptons une posture d’accompagnement en cohérence avec une orientation clinique.

Au-delà, notre expérience du groupe amène à d’autres déplacements. La distanciation gagnée par notre expérience d’animatrice formée à l’analyse de pratiques nous a fait prendre conscience de la nécessité d’affronter nos peurs : peur de ne pas être à la hauteur, peur de se laisser déborder, peur de pas assurer la sécurité du groupe, peur de s’éloigner de l’image du groupe qui nous sert de modèle et que nous avons construite lors de notre formation. Ces peurs peuvent être présentes dans les premières séances. Or, chaque groupe ayant sa propre vie, au fil des séances, les participants intègrent le protocole par l’observation, ils comprennent de mieux en mieux les différentes étapes du processus et en perçoivent les effets bénéfiques. De notre place d’animatrices, nous constatons alors que le groupe apprend et qu’une autorégulation se met en place en son sein jusqu’à prendre la responsabilité du cadre. Nous pouvons ainsi nous concentrer davantage sur les échanges favorisant alors la diversification des interprétations. Le groupe est en mesure d’approfondir son travail de co-pensée.

Ce processus et les émotions communes qui traversent tous les sujets du groupe nous laissent à penser depuis notre expérience d’étudiantes, puis de formatrices, que ce serait le groupe qui nous apprend à devenir un « sujet-animateur ». En effet, en nous confrontant à nos peurs, nous sommes amenées à faire des choix qui nous permettent d’affirmer ce que nous sommes vraiment en tant que sujet. Notre style, peu à peu s’exprime et prend forme. Le groupe nous met à l’épreuve quant à notre rapport au cadre ou à notre posture. Il nous donne une place et une légitimité. Dans ce sens, il nous permet de nous déplacer car nous faisons évoluer nos représentations et notre sentiment de légitimité à animer s’en trouve alors renforcé. Au-delà de la mise en place d’un cadre sécurisant pour favoriser la prise de parole, à notre place d’animatrice nous participons à la réflexivité du groupe en nous adaptant à lui et en aidant à mettre les propositions des participants au service du travail collectif.

De ce fait, en étant à l’écoute du groupe, nous nous laissons guider tout en essayant de comprendre ce qui se joue : nous faisons alors preuve d’une approche compréhensive et clinique sur laquelle nous allons revenir.

11. Vers une approche compréhensive

Au fil de la formation du master, nous avons repéré et apprécié les effets d’une parole authentique, ressentant combien elle pouvait être le point d’ancrage de l’élaboration d’une réflexion. En effet, face à des situations empreintes d’émotion, alors qu’un des enjeux de l’analyse porte sur la distanciation des émotions, nous avons appris à accueillir cette parole pour qu’elle prenne sens pour le sujet. La co-pensée du groupe nous a permis d’adopter une posture compréhensive permettant au sujet professionnel de vivre ses émotions non comme un frein mais comme une ouverture vers la réflexivité. En adoptant le rôle d’animatrice à notre tour, nous avons alors endossé cette fonction de veille pour parvenir à une approche compréhensive.

L’accès à une telle approche suppose une temporalité particulière à chacun. L’une d’entre nous se rappelle combien personnellement, il lui a fallu un temps de dégagement conséquent, en prise avec ses schémas de sujet victimisé et d’appel incessant au groupe pour trouver un sens à ses troubles. Les bienfaits de l’après-coup, au-delà de l’analyse, l’ont portée dans le soutien sans jugement du groupe, lors des temps de méta-analyse, jusqu’à pouvoir dire en fin de formation : « Je me sens clinicienne dans ma capacité à écouter l’autre dans sa parole authentique, dans l’éprouvé du lâcher-prise ».

Quand elle évoque la guidance de son groupe d’analyse, elle remarque qu’elle a construit une façon de s’exprimer personnelle, plus sensible, plus prudente, plus à l’écoute de ses ressentis et ceux des autres : « Nous allons passer à la phase des hypothèses qui pourraient aider L. à mieux comprendre ce qui se passe. » « Ce que vous dites, cela me fait rebondir et penser à une autre hypothèse ». Elle choisit de revenir sur une enseignante de son groupe d’enseignants-stagiaires pour témoigner de l’importance, quand on est à la place d’animatrice, de soutenir le sujet dans l’évocation de sa situation et de l’accompagner.

Face aux très jeunes enfants de sa classe, une enseignante du groupe qu’elle anime, Julie[12] confie qu’il lui arrive d’élever la voix et réalise que certains enfants prennent peur. Julie le dit avec les mots suivants : « je ne m’aime pas ». De sa place d’animatrice et responsable de la pensée du groupe, elle dit être alors attentive à la parole authentique, sensible de cette enseignante-stagiaire, qu’elle appréhende comme le reflet de la confiance engagée dans le groupe. Suite à l’analyse, un mois plus tard, Julie se dira plus apaisée.

Dans ce temps de « reprise transformatrice » Fabrice12, enseignant, éprouve son besoin de restaurer son estime de soi. « Je ne suis pas très à l’aise avec l’imprévu » dit-il. Sa difficulté s’exprime dans un ressenti proche d’un constat douloureux. L’animatrice accompagnera l’ébauche de la prise de conscience en cours d’un fonctionnement personnel.

Ces témoignages nous rappellent que dans le cadre du dispositif, nous nous sentons dans notre rôle résolument responsable du processus guidant l’analyse vers le sujet. Ainsi, nous veillons à l’associativité des hypothèses et à leurs liaisons, nous donnons du temps à la pensée en reformulant, nous invitons à la diversité des points de vue, nous encourageons l’empathie. L’effort d’accès à une compréhension nouvelle imprègne alors peu à peu le travail du groupe. Plus que des solutions, le gain porte alors sur une accélération de compréhension produisant ouvertures, dégagements et, in fine, déplacement.

Dans cette guidance subtile et délicate, nous pouvons sentir, en tant qu’animatrices, une difficulté à orienter le travail d’analyse vers le sujet depuis la situation exposée. Notre propre réflexivité, l’écoute de nos propres émotions et éventuelles projections sont alors sollicitées pour guider le groupe dans un processus d’analyse compréhensive.

Quand nous nous heurtons aux jugements, aux résistances, aux demandes de solutions, aux attaques, nous quêtons le sens. Que représente ce sentiment pour le sujet ? Que se passe-t-il pour le groupe ? Qu’est-ce qui fait que cela me dérange ? Des questions finalement spécifiques à la pensée d’un clinicien.

12.  Conclusion

Notre légitimité à animer des groupes d’analyse de pratiques relève d’une expertise dont nous avons voulu faire état dans ce texte. Les points clés, constitutifs du dispositif, vécus et analysés, ont profondément posé leurs empreintes sur nos pratiques. La formation, bien au-delà d’un contenu d’apprentissage didactique et pédagogique sur la conduite d’analyse, a bousculé notre sensibilité, nos fonctionnements intimes, a éclairé ce que nous sommes. Elle nous a ouvert une voie accueillant nos émotions avec leurs mises au travail. Elle a participé fortement au développement de notre réflexivité.

Cet écrit nous a permis de nommer ces « concepts éprouvés » qui nous ont intimement concernés en formation, puis au cours de nos expériences. Nous avons voulu évoquer des effets du cadre, de la fonction contenante, de la bienveillance sans complaisance, du rituel, de la force du groupe comme outil pour penser ensemble. Nous avons appris à écouter, à percevoir les résonances, à nous laisser surprendre, en accueillant la nouveauté et en acceptant de ne pas savoir. Nous sommes concernées désormais par le sens de l’éthique d’une parole, du tact.

Par quel moyen transmettre une sensibilité clinique ? En mettant nous-mêmes en scène avec authenticité une posture clinique. On peut dire que l’expérience intime d’un accompagnement clinique a joué pour nous le rôle d’une mise à l’épreuve intime. En tant que sujet impliqué, l’écoute, l’attention à l’autre ont marqué notre posture de clinicienne, sensible et compréhensive, centrée sur le sujet. Ainsi, nous pouvons transmettre ce que nous avons vécu, en lien avec ce que nous avons nous-mêmes éprouvé et avec ce que l’évènement d’une analyse en groupe nous fait découvrir.

Notre réflexivité, essentielle au développement de nos compétences, avait été encouragée par la tenue d’un carnet de bord, par un écrit réflexif pour évaluer l’unité d’enseignement. Finalement ces deux écrits ont renforcé les étapes de nos prises de conscience. Il se peut qu’en écrivant à plusieurs ici, nous ayons donné à voir le « passage » vers une pratique professionnelle en accord avec une clinique de l’accompagnement, constituant notre expérience commune. Nous sommes dotées de ressources pour inventer et être autonomes dans l’aménagement de nouveaux dispositifs. Nous sommes riches d’une nouvelle capacité d’adaptation à la diversité des groupes que nous rencontrerons, guidées par cette soif de toujours accueillir et accompagner le sujet professionnel.

Références bibliographiques

Blanchet, A. et Trognon, A. (2002/2008 2ème éd.). La psychologie des groupes. Paris : Colin. Collection 128.

Blanchard-Laville, C. (2012). Pour une clinique groupale du travail enseignant. In Revue Cliopsy, 8, pp. 47-71.

Ciccone, A. (2003). De l’identification à l’empiètement dans l’expérience de l’intime. In Le divan familial, 11, pp. 39-49.

Ciccone A. (2001). Enveloppe psychique et fonction contenante : modèles et pratiques. In Cahiers de psychologie clinique, 17, pp. 81-102.

Cifali, M. (2018). S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la relation. Paris : PUF.

Clerc, N. et Agogué, M. (2014). Analyse réflexive de pratiques et développement de nouvelles compétences. In Recherche en soins infirmiers, 118, pp. 7-16.

Clerc, N. et Roche, D. (2017). Les atouts et les limites de la ritualisation dans la mise en place d’un dispositif d’analyse de pratiques professionnelles. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp. 106-118. http://www.analysedepratique.org/?p=2450.

Clerc, N. et Agogué, M. (2019). Un dispositif d’analyse de pratiques en formation universitaire de formateurs et ses effets sur leur professionnalisation. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 15, pp. 60-77. http://www.analysedepratique.org/?p=3365.

Imbert, F. (1998). Vivre ensemble, un enjeu pour l’école. Paris : ESF.

Kohn, R. C. (2013). Les trois écoutes. In Pour une démarche clinique engagée, pp. 87-89. Paris : Éditions L’Harmattan.

Rogers C.-R. (1968), 2ème édition. Le développement de la personne. Paris : Dunod, 1968, Dunod-Inter-éditions, 2005

Winnicott, D. W. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Éditions Payot.

 

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Notes

[1] Présenté dans Clerc et Agogué (2019).

[2] Cette partie du texte est écrite par deux d’entre nous, professionnelles de l’enseignement.

[3] Acronyme présentant le dispositif universitaire théorisé par Nicole Clerc et Martine Agogué.

[4] ESPE : École Supérieure du Professorat et de l’Éducation.

[5] Les émotions sont ici un « objet de travail » que l’on accueille, identifie et questionne.

[6] Phrase souvent répétée au cours de la formation.

[7] Depuis la définition du Larousse « se donner une contenance ».

[8] Phase au cours de laquelle les participants reviennent sur ce qui s’est passé dans le processus du groupe en analyse.

[9] Dans le sens de parler sans se sentir exposé aux jugements.

[10] Termes propres à la culture du domaine de la santé, depuis le référentiel de formation.

[11] Une posture ajustée au contexte groupal et aux besoins.

[12] Prénom d’emprunt.