Collectif

Avec les contributions de Nir Zalts, Jürg Bichsel, Nancy Lauzon et Michel Desjardins, Blandine Bousquet, Michaela Knuchel-Bossel et Santina Ieronimo Tikhomirov

 

Résumé

Ce texte présente cinq contributions de personnes qui témoignent de leurs observations et réflexions issues de leurs pratiques d’animation de groupes d’APP qui travaillent en intelligence collective. Nir Zalts s’interroge sur la magie qui opère parfois quand les « esprits se rejoignent ». Jürg Bichsel souligne l’importance de l’émergence, de l’espace et de l’accueil pour de l’inattendu. Nancy Lauzon et Michel Desjardins mettent en évidence la capacité du groupe à mobiliser et à coordonner les ressources de chacun au service du développement d’une compréhension commune. Blandine Bousquet évoque divers mots clés tels que : énergie, lien, ouverture, reconnaissance, enthousiasme… Michaela Knuchel-Bossel et Santina Ieronimo Tikhomirov parlent dans leur témoignage de connexion et d’accordage tant émotionnel que cognitif.

Mots-clés 

intelligence collective, synchronicité, émergence, énergie, accordage

Catégorie d’article 

Témoignage

Référencement 

Collectif. (2018). Témoignages de dynamiques d’intelligence collective dans des groupes d’APP. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 82-92. http://www.analysedepratique.org/?p=3051.


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Testimonies of collective intelligence dynamic in groups of Professionnal Practice Analysis
Abstract

This text presents five contributions from people who testify to their observations and reflections resulting from their practices of animation of groups of Professionnal Practice Analysis working in collective intelligence. Nir Zalts wonders about the magic that sometimes happens when « minds meet ». Jürg Bichsel underlines the importance of emergence, space and hospitality for the unexpected. Nancy Lauzon and Michel Desjardins highlight the group’s ability to mobilize and coordinate each other’s resources to develop a common understanding. Blandine Bousquet evokes various keywords such as : energy, connection, openness, recognition, enthusiasm … Michaela Knuchel-Bossel and Santina Leronimo Tikhomirov speak in their testimony of connection and emotional and cognitive matching.

Keywords

collective intelligence, synchronicity, emergence, energy, matching


 

 

L’intelligence collective…un phénomène magique ?


Nir Zalts
Formateur, HEP Vaud ; coach et animateur d’APP en entreprise, Suisse
nir-haim.zalts[arobase]hepl.ch

Lorsque Marc Thiébaud m’a proposé de penser à une expérience vécue qui est pour moi un exemple de l’intelligence collective en action, je me suis surpris à penser directement à mon groupe d’intervision dont je suis membre depuis 15 ans. J’aurais imaginé pouvoir donner un exemple des groupes APP que j’anime en entreprise ou dans le domaine scolaire, mais mon cerveau s’est avant tout, immédiatement, connecté à mes expériences en tant que participant. Pendant les rencontres d’intervision, j’ai fréquemment cette sensation que le groupe devient transcendant et produit une dynamique particulière rarement vécue ailleurs. Le résultat prend la forme d’un éclairage nouveau à la fois pour l’exposant et les autres participants. Qu’est-ce qui se passe dans le groupe ? Je réalise qu’il n’est pas simple d’évoquer ce qui se produit pendant ces moments qu’on peut appeler d’intelligence collective. C’est comme si c’était de l’ordre de la magie… de l’indescriptible.

En revanche, il est plus facile d’identifier les facteurs qui favorisent l’émergence de ce phénomène. Ce qui caractérise le travail de ce groupe d’intervision est un assemblage rare d’une méthode très structurée, presque rigide, et d’une créativité qui dépasse souvent les limites du rationnel. Dans la méthode, un élément reste constant : la prise de recul de l’exposant lors des analyses. Celui-ci reste silencieux et prend des notes. Le groupe ne s’adresse à lui que pour vérifier si les échanges lui apportent quelque chose. Les discussions prennent alors, souvent, une tournure surprenante car non influencées par la vision de l’exposant.

Afin de favoriser la créativité, nous utilisons des méthodes diverses comme la métaphore, les images mentales, le dessin, les jeux de rôle, etc. A l’intérieur de chaque étape définie par le processus de l’APP, tous les possibles, voire tous les « délires », sont néanmoins permis. Se peut-il que ce climat de permission libère les ressources de chacun, les membres se sentant à l’aise pour jouer sans limites avec les hypothèses, mêmes celles qui pourraient apparaître de prime abord farfelues ? Nous nous sentons aussi libre de rebondir, sans aucune inhibition, en associant sur les idées des autres.

En outre, il faut prendre en considération le fait que ce groupe d’intervision est constitué de personnes qui s’appuient sur une importante expérience à la fois professionnelle et personnelle.  Nous nous connaissons depuis longtemps et une amitié s’est tissée au fil des années. Le niveau de confiance et de sécurité personnelle est, par conséquent, très élevé ; beaucoup plus que dans les groupes d’APP que j’anime en entreprise. Enfin, le dernier élément qui me semble favoriser l’intelligence collective dans ce groupe est l’engagement. Nous sommes fortement impliqués dans la joie de « décortiquer » la situation. Cette «mission» passionnante pousse le groupe à donner le meilleur de son potentiel. Lors de nos bilans, nous partageons souvent le sentiment d’avoir vécu un moment de travail intense et d’une grande efficacité.

Finalement, quelles formes peut prendre cette intelligence collective en réalité ? Malgré les difficultés que je rencontre pour les identifier, je tenterai cependant de décrire cette dynamique « mystérieuse ». L’image qui me vient est celle des « esprits qui se rejoignent ». Le premier élément qui peut être ressenti, voire observé, est une écoute profonde de ce qui se passe à l’intérieur de chacun de nous et des idées exprimées par les autres. Le groupe cherche constamment des angles de vue qui n’ont pas encore été mobilisés. Ce processus du groupe produit des associations d’idées originales. Mon hypothèse est qu’il existe une communication à multi-niveaux lors de ces moments. Mises à part les paroles échangées, nos inconscients communiquent et leur contenu devient partiellement collectif. J’ai le sentiment que nous restons aussi connectés à l’exposant qui reste silencieux.

Le concept de la synchronicité proposé Carl Gustav Jung peut aussi être éclairant. Jung parle de « l’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit ». Le résultat tangible est souvent une nouvelle clarté, une lumière qui s’allume soudain chez l’exposant. Cet effet peut être visible pour l’observateur et il est clairement vécu. J’en ai fait l’expérience personnelle à de nombreuses reprises.  Alors je vois ma situation autrement, des perspectives s’ouvrent à moi et je trouve un nouveau sens à ce que je vis, pas toujours compris par le groupe d’ailleurs.

L’intelligence collective, est-ce de la magie ? Cette dynamique reste pour moi difficile à décrire et compliquée à expliquer, mais elle est belle, bien humaine et réelle.

Référence bibliographique

Jung, C. G. (1988). La synchronicité, principe de relations acausales. In Synchronicité et Paracelsica. Paris : Albin Michel, coll. « Œuvres inédites de C. G. Jung », pp. 19-119.

 

« Seul on va plus vite… ensemble on va plus loin ! »[1] 


Jürg Bichsel
Psychologue, animateur de groupes d’APP, Suisse
j[arobase]bichsel.net

Ce que l’intelligence collective évoque pour moi dans la dynamique d’un groupe d’APP, c’est de l’émergence, de la créativité, de l’inattendu, un cadeau…

Tout se passe comme si, dans des conditions favorables, peuvent émerger des idées, des analyses, des pistes nouvelles qui sont le fruit d’un partage confiant.

Ces conditions doivent permettre au « nous » de prendre le dessus sur le « je » et le « tu » qui peuvent glisser dans la rivalité et la compétition où chacun veut émettre les meilleures hypothèses, celles qui seront retenues par l’exposant.

Cela veut dire qu’il faut vérifier le caractère volontaire de la présence de chacun, clarifier les règles de fonctionnement, permettre que se crée la confiance réciproque, laisser la parole circuler librement, s’arrêter pour métacommuniquer selon le besoin, etc.

Une des clés de l’intelligence collective, c’est d’apposer des visions différentes. Cela devrait permettre d’élargir le regard de toutes les personnes impliquées dans une APP. L’intelligence collective, c’est plus que la somme des parties, c’est une forme de catalyse des idées qui fait que l’idée de X et celle de Y vont aider à l’apparition d’une troisième idée chez Z. C’est là que se produit l’émergence !

Pour lui laisser la place, il faut du vide, de l’espace, du doute, du temps ! On est à l’opposé des certitudes, du savoir absolu, du débat visant à défendre des idées, du « écoutez-moi ». Ainsi, assiste-t-on réellement à l’élaboration d’idées qui ne sont plus à l’actif d’individus mais du groupe tout entier.

Cela n’est pas toujours évident. Certaines tendances peuvent venir freiner, voire empêcher une telle production collective. Ainsi, ce qui me frappe souvent dans les APP que j’anime, c’est combien chaque personne a sa grille de lecture et de compréhension unique de la situation présentée. Cette grille est perceptible autant dans les questions posées, dans les analyses produites, que dans les pistes d’actions proposées quand cette étape fait partie du processus. Tout se passe donc comme si chaque participant reflète sa vision de la pratique présentée avec peut-être, parfois, l’impression qu’elle est, sinon la meilleure, du moins très pertinente. Il peut y avoir pour les membres du groupe comme une pression, un défi, consistant à être à la fois pertinent, original et validé par les autres et particulièrement par l’exposant. Il m’est arrivé de donner quittance à une personne qui revenait à de trop nombreuses reprises sur sa manière de comprendre la réalité en la priant de laisser place aussi à d’autres compréhensions.

C’est ainsi que je vois le rôle de la personne qui anime, à savoir : créer le vide, l’espace, l’accueil pour de l’inattendu, lâcher ses convictions, ses représentations, ses certitudes… douter, écouter, déconstruire pour reconstruire autrement. Rappeler que le but est de multiplier les analyses et non de trouver les meilleures, être ouvert aux propos des autres plutôt que de préparer sa prochaine intervention…

Il n’est pas rare que les participants, lors du bilan de l’APP, relèvent combien il s’est produit chez eux des décadrages et recadrages, des visions nouvelles et combien le processus collectif est apprenant, surprenant et performant.

 

Une expérience de codéveloppement en milieu universitaire


Nancy Lauzon
Professeure, Université de Sherbrooke, Québec
nancy.lauzon[arobase]usherbrooke.ca

Michel Desjardins
Coach, formateur et animateur de Groupe de codéveloppement professionnel, Québec
micheldesjardins22[arobase]videotron.ca

Notre témoignage est tiré d’une expérience de groupe de codéveloppement [2] vécue dans le cadre du master en éducation dans une université du Québec. Le groupe est composé de directeurs et de directeurs adjoints d’établissement scolaire en exercice comptant au moins cinq années d’expérience. Dans le cadre de la démarche, un membre expose à ses collègues une situation problématique associée à la gestion des ressources humaines à laquelle il est confronté. Les lignes qui suivent proposent des éléments de réflexion portant sur l’intelligence collective que nous avons élaborés au fur et à mesure de l’accompagnement de ce groupe.

Au fil de la démarche, nous constatons qu’une complicité se crée graduellement entre les membres du groupe. Les participants s’approprient collectivement la situation problématique qu’un des membres du groupe a déposée. Dénouer cette problématique et en tirer des apprentissages deviennent ainsi des objectifs communs. Avec générosité et bienveillance, chacun partage avec ses pairs ses savoirs d’expérience, ses connaissances et son savoir-faire, et ce, tout en demeurant vigilant de ne pas « jouer à l’expert » au sein du groupe. Ce dernier veille aussi à soutenir émotivement le membre qui a déposé la problématique et à légitimer ses interventions à certains moments. Sa vulnérabilité est reconnue et accueillie.

Le groupe développe ainsi une capacité à mobiliser et à coordonner les ressources de chacun en vue d’atteindre une compréhension commune de la situation exposée et de ses enjeux. Les membres consolident collectivement leurs capacités d’analyse, notamment en multipliant les perspectives suivant lesquelles la situation problématique est envisagée, à savoir : la problématique amenée, son contexte et la personne qui la porte. De plus, ils s’investissent afin d’élaborer des stratégies pour dénouer la situation et faire l’examen de leur efficacité relative et effective, une fois les stratégies mises à l’épreuve. Autant d’apprentissages qui témoignent à notre avis de l’émergence d’une intelligence collective.

Animés d’une volonté de saisir les leviers qui favorisent cette émergence, nous nous interrogeons. Différents éléments de réponse s’invitent alors. Ainsi, nous pensons que la composition du groupe pourrait ici avoir une incidence favorable. Les membres sont tous des gestionnaires d’établissement scolaire appelés à vivre ou ayant vécu de telles situations problématiques associées à la gestion des ressources humaines. Ils se sentent donc interpellés par les situations problématiques introduites par leurs pairs. Nous croyons également que le fait de déterminer collectivement, dès le début, des principes de fonctionnement tels que le respect et la confidentialité favorise l’engagement des membres du groupe dans la démarche ; une condition essentielle selon nous. À cela s’ajoutent différents éléments du dispositif qui balise la démarche d’apprentissage à laquelle sont invités les membres du groupe : la définition des étapes de la démarche, leur respect rigoureux, le rôle de chacun.

Références bibliographiques

Payette, A. & Champagne C. (1997). Le groupe de codéveloppement professionnel, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Association Québécoise du codéveloppement professionnel, www.aqcp.org.

 

L’Intelligence Collective en APP, une lumineuse énergie ?


Blandine Bousquet
Coach professionnelle, animatrice et formatrice en APP
b.l.bousquet[arobase]wanadoo.fr

A la suite de l’appel à témoignage, j’ai retourné le sujet de l’intelligence collective (IC) dans ma tête pendant quelques semaines. Finalement, j’ai choisi d’interroger des équipes dans lesquelles j’interviens comme animatrice d’APP.

1er groupe, situation n°1 : après une APP, nous avons encore du temps devant nous.

Je pose la question suivante au groupe : « A votre avis Intelligence Collective (que j’ai voulu exprimer sans article) était-elle présente au cours de notre séance ? »

« C’est quoi ? »  « Que veux-tu dire ? » « A quel moment ? »…

Sans répondre à ces questions, je garde mon cap et redemande si, à leur avis, IC était présente au cours de nos échanges. Or, à interroger son éventuelle présence, voici qu’IC pointe son nez. En réfléchissant chacun des participants alors réfléchit l’autre.

Anna se lance : « Oui je crois qu’elle était là, j’ai eu l’impression de monter un escalier avec Jeanne. Ce qu’elle disait résonnait en moi. »

Jeanne : « Oui c’est exactement cela. Je me suis sentie comprise. »

Anna : « D’avoir le sentiment de te comprendre m’a aidé à aller plus loin. »

Jeanne : « On a escaladé un truc. »

Aurélien (rigolant) : « C’était un petit collectif à vous deux ! »

Anna (rigolant) : « Tu aurais pu monter l’escalier si tu avais suivi ! »

Carla : « Si on n’a pas envie, ça ne marche pas. »

J’observe l’énergie du groupe, le dynamisme des échanges. Il m’apparait que IC est aussi une énergie. Elle n’est pas que cognitive. Elle permet que des mots soient prononcés, que l’humour s’invite. A proposer IC, celle-ci s’empare de nous. Elle semble évoluer en nous mais surtout entre nous. Je pourrais la voir comme des boucles qui passent en nous puis entre nous. Des boucles qui nous lient et nous relient : je t’écoute ; ce que tu dis m’intéresse.

Carole : « Intelligence c’est quand même un grand mot ! »

Aurélien (rigolant) : « 12 lettres »

J’écris alors au paperboard, verticalement, les lettres INTELLIGENCE COLLECTIVE et je propose à chacun de donner un mot par lettre. Les réponses fusent :

I   intelligence

N  nous

T  toi

E   élaborer

L   lumière

L   loin

I   invisible

G  grand

E   ensemble

N  nuage

C  collectif

E  évidence

C  coeur

O  ouverture

L   légère

L   lien

E   énergie

C   complexe

T   tenir

I    invitation

V   volute

E   envolée

 

De mon côté, je me sens créative. IC nous rendrait-elle créative ? Ou bien crée-t-elle une relation à soi et aux autres suffisamment confiante pour nous libérer d’un formalisme. Ou est-ce parce que la confiance est établie qu’elle peut se déployer ? Des boucles… encore !

En quittant le groupe je note sans les classer les mots suivants : énergie, silence, écoute, humour, métaphore, poésie, envie (en-vie ?). Je pressens là un des fondamentaux à l’émergence d’IC : l’envie, l’enthousiasme. Et si j’écris l’en-vie, me vient alors l’idée de « nécessité vitale » comme celle de se relier les uns aux autres pour avancer vers un but dont on ne sait pas encore que c’est un but commun, ni à quoi il ressemble.

Situation n°2 : 2ème groupe, dans lequel aucune situation n’est apportée ce jour-là

Je pose la question au groupe : « quand peut-on parler d’intelligence collective en APP ? »
La discussion s’engage entre les participants (je résume ici leurs échanges).  L’expression des besoins de certains participants (cadre, temps, compréhension, etc.) introduit une prise en compte de l’autre. Satisfaire ces besoins semble nécessaire à une future coopération. Cette prise en compte initie une forme de reconnaissance. Sécurisé, on peut participer aux échanges et, en participant aux échanges, on se sécurise. Le groupe nourrit et on peut nourrir le groupe. Belle spirale vertueuse. Lorsque chacun accepte la place de l’autre et se sent reconnu dans la sienne, les échanges peuvent s’envoler vers plus d’ouverture. Chacun est reconnu dans ses compétences, dans ses besoins et dans sa vision du monde. Une forme d’équilibre s’installe ; l’injonction de réussir s’estompe.

Depuis ces échanges, je me pose des questions relatives au rôle de l’animateur : l’Intelligence Collective a-t-elle besoin d’une personne qui anime, dirige, organise ? Un leader pour mener ? Comment chacun trouve-t-il sa place dans cette construction ? Je garde aussi cette idée en moi-même : et si la compétence de l’animateur d’APP était sa capacité à faire émerger l’Intelligence Collective ?

 

Accordage et intelligence collective dans un groupe d’APP


Michaela Knuchel-Bossel et Santina Ieronimo Tikhomirov
Enseignantes, formatrices, animatrices de groupes d’APP
michaela.knuchel-bossel[arobase]hep-bejune.ch  –   santina.jeronimo[arobase]erz.be.ch

Avec notre témoignage, nous souhaitons souligner quelques aspects qui nous semblent relever de l’intelligence collective, sans chercher à définir celle-ci. Nous les illustrerons par des exemples vécus dans un groupe d’APP avec des enseignants que nous avons co-animé.

Un premier aspect qui nous a frappées est un accordage émotionnel entre les participants. Il est lié au fait que chacun est sensible aux émotions des autres et éprouve de l’empathie. Il faut relever que cet accordage émotionnel peut trouver son origine en dehors du groupe d’APP. En effet, les participants du collectif que nous avons animé s’entendent très bien et se soutiennent dans le cadre de la formation qu’ils suivent en commun. L’accordage émotionnel est pour nous un constituant de l’intelligence collective dans le sens où chacun, ressentant l’empathie et la bienveillance des autres, peut émettre ses questions et hypothèses de manière plus libre, sachant que l’autre y sera ouvert et ne risquera pas d’être blessé.

Un deuxième aspect que nous avons constaté réside dans un accordage cognitif : chaque participant ne suit pas seulement son propre cheminement cognitif mais intègre celui des autres. Concrètement, cela se manifeste à la fois par des questions de clarification posées au sein du groupe qui sont en lien les unes avec les autres et par des hypothèses, des idées, qui s’appuient les unes sur les autres. Cela amène une plus grande profondeur de réflexion et la construction d’une compréhension commune de la situation et de la pratique analysée. Le bref exemple de la séquence ci-après montre comment les différentes questions sont liées, avec pour objectif de cerner au mieux le ressenti de l’exposante (E).

  • X : « Quel effet te font les billets qu’elle te laisse ? »
  • E : « Ça m’énerve ! je me sens blessée, comme un enfant. »
  • Y : « Est-ce que ce problème est important pour toi ? »
  • E : « Non, je me débrouille. »
  • Z : « Pourquoi tu n’as pas essayé d’en parler ? »
  • E : « C’est tellement chargé, je n’ai pas voulu prendre le temps. »

Nous évoquerons encore un troisième aspect qui illustre à notre sens le développement d’une intelligence collective. Il a trait à la multidimensionnalité dans les questions et les hypothèses de compréhension partagées au sein du groupe. Lors des premières séances de ce groupe d’APP, celles-ci portaient essentiellement sur le contexte et souvent sur l’élève impliqué dans la situation. Les participants restaient en surface. La multidimensionnalité s’est développée au fur et à mesure que les participants ont osé, les uns après les autres, se pencher sur l’exposant lui-même et sa pratique avec toutes ses facettes. Durant la cinquième séance d’APP, les questions et les hypothèses concernaient à la fois le contexte (protagonistes, circonstances), ce qui avait été fait et dit par l’exposante, la manière de communiquer de celle-ci, ses ressentis ainsi que ses intentions. Cela témoigne de la démarche de co-construction élaborée dans le collectif. La compréhension multidimensionnelle a été développée par l’ensemble du groupe avec les hypothèses qui se complétaient, apportant à chaque fois une lecture élargie et des pistes d’action qui allaient de l’exploration de ses émotions aux moyens d’améliorer la situation.

Si nous examinons l’ensemble des six séances d’APP vécues avec ce groupe, il nous apparaît que certains éléments ont favorisé l’émergence de l’intelligence collective. En premier lieu, nous évoquerons le sentiment de sécurité des participants. Divers incidents durant les premières rencontres ont ainsi donné lieu à une réaffirmation des règles et des principes en vigueur. De même, le rappel de « l’APP au service de qui ? » a rassemblé les participants autour de la demande de l’exposant et donné du sens à l’analyse en cours. Cela s’est ensuite prolongé dans les séances suivantes. La confiance dans le processus est un autre élément aidant qui permet également l’implication de chacun. Par processus, nous entendons les étapes (on sait où on en est dans le déroulement de l’APP), le cadre respecté, le sens partagé de ce que l’on fait ensemble, ainsi que le travail des animatrices qui garantissent la sécurité et la démarche. Par ailleurs, notre appui dans l’analyse est aussi un élément potentiellement facilitant. Par exemple, la multidimensionnalité n’est pas un acquis pour les participants. La proposition que nous avons faite, sous forme de support visuel, du schéma des satellites de l’action inspiré de Nadine Faingold[3], a incité les participants à élargir leur réflexion et les a aidé à co-construire une réflexion commune. 

Pour conclure, l’intelligence collective, favorisée par divers éléments, se révèle à nous par le lien qui se crée durant les APP entre les participants (et les animatrices). Tant au niveau émotionnel que cognitif, les intelligences individuelles se « connectent » ; elles ne fonctionnent plus seules mais en relation les unes avec les autres. Et elles font ainsi progresser de manière cohérente la compréhension partagée de la pratique analysée.

Référence bibliographique

Faingold, N. (1998). De l’explicitation des pratiques à la problématique de l’identité professionnelle : décrypter les messages structurants. Expliciter, 26, pp 17-20.
http://www.grex2.com.

 


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Notes

 

[1] Proverbe africain

[2] Le groupe de codéveloppement professionnel est une méthode qui a été élaborée au Québec pour apprendre et s’entraider entre pairs à partir d’éléments tirés de la pratique de chacun (voir Payette et Champagne, 1997).

[3] Nous utilisons les satellites de l’action de Vermersch tels que repris par Faingold (1998)
en formulant simplement le contenu des satellites de l’action et en mettant en évidence comment les informations de chaque satellite peuvent intervenir dans la pratique.