Marc Thiébaud

Psychologue, animateur, formateur,
Suisse
thiebaud[arobase]formaction.ch

Yann Vacher

Formateur et chercheur, Université de Corse, France
vacher[arobase]univ-corse.fr

Résumé

Ce texte a pour buts de faire un état des lieux des connaissances en lien avec les dynamiques d’intelligence en APP. La première partie s’intéresse aux définitions de l’intelligence collective. La deuxième explore les liens encore peu étudiés entre intelligence collective et APP. La troisième analyse les aspects concernant les interactions de groupe en APP pouvant servir de point d’appui pour le développement de l’intelligence collective. A partir des écrits existants sur le sujet, cinq éléments principaux sont mis en évidence concernant notamment la constitution du collectif, son évolution dans le temps et ses processus relationnels et réflexifs. Dans la dernière partie, la démarche d’élaboration du numéro thématique consacré à ce sJujet est brièvement présentée.

Mots-clés 

intelligence collective, interactions de groupe, émergence, plus-values, co-construction

Catégorie d’article 

Synthèse et mise en perspective ; texte théorique

Référencement 

Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2018). Explorer les dynamiques d’intelligence collective en APP favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent les apports individuels. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 13, pp. 4-17. http://www.analysedepratique.org/?p=3042.

 


download-icon Article en PDF            et-info-comment Commentaires

 


Explore the dynamics of collective intelligence in Professional Practice Analysis (PPA) favoring the emergence of new practices and gains that exceed the individual contributions
Abstract

This text aims to draw a statement of the knowledge linked to the intelligence dynamics in PPA. The first part focus to the definitions of collective intelligence. The second one explores the links yet poorly studied between collective intelligence and PPA. The third one, analyzes the aspects concerning group interactions in PPA, able to be used as a support for the developpement of collective intelligence. Five main elements are highlighted from existing texts on the topic. In the last part, the way of elaboration of the thematic number dedicated to this topic is briefly presented.

Keywords

collective intelligence, group interactions, emergence, gains, co-construction


 

Ce texte poursuit un double but : il s’agira d’une part de faire un état des lieux des connaissances en lien avec les dynamiques d’intelligence collective en APP ; et d’autre part, de présenter la démarche d’élaboration du numéro thématique consacré à ce sujet (voir Thiébaud et Vacher, 2018).

1. Qu’entendre par « intelligence collective »  ?

L’objectif de ce numéro est d’éclairer les dynamiques qui participent à la création et à l’entretien de l’intelligence collective dans les groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP).

Abordons d’emblée la question de la définition de l’intelligence collective (IC) en nous intéressant spécifiquement aux groupes dits restreints. Ceux-ci sont caractérisés, selon Anzieu et Martin (1990), par leur petite taille (entre 4 et 15 personnes environ), un degré d’organisation interne élevé, des buts définis et clarifiés au sein du groupe ainsi que par la présence de riches relations humaines. Plusieurs définitions de l’IC existent, qui mettent l’accent sur certains processus plutôt que d’autres (processus relationnels, cognitifs, informationnels, émotionnels, organisationnels, techniques, etc.). Elles se rejoignent cependant pour la plupart sur deux points clés :

  1. Si l’intelligence collective est faite d’intelligences individuelles, elle est davantage que la combinaison ou l’addition de celles-ci (le tout est plus que la somme des parties, en terme systémique) ;
  2. Elle correspond à une émergence d’un « plus » lié aux interactions entre les individus participant au collectif.

Ceci nous permet de préciser les propos de Bonabeau et Theraulaz (1995) qui écrivent : « on parle métaphoriquement « d’intelligence » collective lorsqu’un groupe social peut résoudre un problème dans un cas où un agent isolé en serait incapable ». Ainsi, selon Mack (1997), l’intelligence collective est de manière générale « une capacité qui, par la combinaison et la mise en interaction de connaissances, idées, opinions, questionnements, doutes de plusieurs personnes, génère de la valeur (ou une performance ou un résultat) supérieure à ce qui serait obtenu par la simple addition des contributions (connaissances, idées, etc.) de chaque individu ».

Pour Olfa Zaïbet (2007) qui a étudié les équipes de travail, l’intelligence collective peut être définie comme un « ensemble des capacités de compréhension, de réflexion, de décision et d’action d’un collectif de travail restreint issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation donnée présente ou à venir ».  

Pour Ribette (2005), dans une perspective systémique, c’est « une émergence culturelle, organisationnelle due au développement entre les individus de relations de communication ».

Pierre Lévy (1994) la définit quant à lui ainsi : « C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences. Le fondement et le but de l’intelligence collective sont la reconnaissance et l’enrichissement mutuels des personnes ».

À partir de ces éléments et dans le contexte d’une APP, nous pouvons poser comme base que développer l’intelligence collective signifie valoriser des dynamiques ainsi qu’une capacité de dialogue et de co-construction favorisant l’émergence de l’inédit et de plus-values qui dépassent l’apport de chacun, au service de l’analyse de pratiques. Dans cette perspective, ce qui nous intéresse c’est donc de comprendre quelles dynamiques sont à l’œuvre lorsque cette émergence se manifeste.

2. Liens entre APP et intelligence collective

À l’issue d’une séance d’APP, au moment du bilan, nous observons fréquemment que l’un ou l’autre des participants utilise le terme d’intelligence collective pour qualifier ce qu’il a vécu. Cela ne nous étonne pas dans la mesure où, formés à la dynamique de groupe, à l’approche systémique et à la réflexivité de groupe, nous tendons à privilégier en tant qu’animateur d’APP les aspects collectifs[1]. Leurs propos révèlent l’impression globale d’un dialogue, d’un respect mutuel, d’une richesse d’apports, mais ils ont le plus souvent de la peine à préciser davantage ce qui a fait intelligence collective. Le témoignage que rapporte Pierre Cieutat (2015, p. 66) évoque cette impression générale : « Écouter l’intelligence collective s’exprimer à travers nous. On emmène cela à la maison et cela nous fait grandir. »

Malgré nos recherches sur internet, il nous a été difficile de trouver des productions mettant en lien IC et APP ; de plus, rares sont celles qui donnent des détails sur la nature de ce lien. À titre d’exemple, nous pouvons citer les formules suivantes : « les rencontres d’analyse de pratiques mettent l’intelligence collective au service de l’épanouissement professionnel » ou encore « l’APP permet le développement de l’intelligence collective et de l’identité professionnelle ».  La notion d’intelligence collective en APP reste floue. L’IC apparaît ainsi de façon diffuse, sous différentes formes et dans divers statuts dont nous détaillerons quelques occurrences dans les paragraphes qui suivent.

Elle est parfois évoquée en tant qu’un des fondements de l’APP, comme le fait Calmejane-Gauzins (2017, p. 45) : « il me semble aussi indispensable de rappeler à cette occasion ses fondements, ses principes, et les valeurs qu’elle véhicule (intérêt de l’intelligence collective, foi dans l’autonomisation et la responsabilisation de chaque professionnel, …) ».

Sous d’autres formes, l’IC apparaît parfois mentionnée, sans être précisément étudiée, pour spécifier l’orientation du travail en APP qui prend appui sur les interactions dans le groupe. Celles-ci sont caractérisées par l’accueil des différences entre les participants, la valorisation de leurs ressources, la confrontation dans la bienveillance, la mise en lien et en perspective des apports de chacun, l’authenticité des relations, des questionnements qui se fécondent mutuellement, etc.

« Un travail de confrontation entre les participants est engagé. Il consiste, entre pairs, à débattre, dans le respect de chacun, sur les différentes hypothèses compréhensives, à les mettre en perspective, à faire s’exprimer des avis contradictoires afin de faire évoluer les éléments d’analyse vers plus de richesse et de profondeur. Nous nous situons ici dans l’élaboration d’un nouveau contenu issu d’une l’intelligence collective. » (Chocat, 2016).

« Ce travail prend une dimension nouvelle lorsque l’animateur cherche à faciliter dans le groupe une recherche en commun et un dialogue à même de mobiliser une intelligence collective. Les questionnements se fécondent mutuellement. […] Plus les participants expérimentent cette approche collective, plus ils découvrent la richesse d’une démarche qui leur offre l’occasion de développer ensemble leur capacité d’analyse, pas à pas, par un va-et-vient entre les apports de chacun ; une démarche qui multiplie les éclairages, qui consiste, plutôt qu’à les opposer, à les apposer et les relier. » (Thiébaud, 2013).

L’IC apparaît par ailleurs dans certains écrits pour clarifier le rôle de l’animateur à l’égard de la création, de la régulation et de l’entretien des dynamiques d’interaction dans le groupe. Ces textes soulignent notamment l’importance d’une posture d’accompagnement, en retrait, qui permet au groupe d’expérimenter et de prendre confiance dans ses compétences collectives.

« Ainsi, si l’on veut mobiliser l’intelligence collective dans une perspective de prise de recul et d’élucidation, et non de résolution du problème, il s’agit, pour l’animateur, d’endosser une posture d’accompagnement et non d’expert. Dans cette posture, il s’agit de faire confiance que les ressources sont dans le groupe. » (Rebetez, 2017).

« Je n’interviens, pendant toute cette phase d’hypothèses, qu’en termes de régulation du groupe ; mon expérience montre que la plupart des idées que j’ai pu avoir sur le contenu finissent par être émises par quelqu’un à un moment ou à un autre, et que l’essentiel est de faire confiance à l’intelligence collective. » (Faingold, 2014).

3. APP et interactions de groupe

De manière plus générale, une rapide revue de littérature met en évidence que, dans le domaine de l’APP, les auteurs privilégient les aspects liés à l’analyse et aux dispositifs plutôt que ceux relatifs aux interactions de groupe qui restent peu étudiés.

Pourtant, la majorité des analyses de pratiques se font en groupe et les avantages en sont systématiquement soulignés. Ainsi, les groupes d’APP, en permettant de travailler sur ses pratiques avec des collègues, offrent l’occasion de vivre une expérience collective et positive et de briser l’isolement que peuvent vivre certains professionnels. Ils donnent la possibilité de découvrir les bénéfices d’une écoute, d’un accompagnement mutuel et d’expérimenter directement la pluralité des représentations et subjectivités à l’œuvre dans le travail.

Par ailleurs, un certain nombre d’apprentissages sont favorisés par les interactions dans le collectif ; les apports des différentes personnes dans un groupe produisent une richesse reconnue lorsqu’il s’agit de prendre du recul sur sa pratique. Dans les équipes, l’APP est également un moyen privilégié pour développer la coopération et l’entraide.

Dans les publications que nous avons recensées, l’intégralité des auteurs met l’accent sur l’importance qu’il y a à assurer un climat socio-affectif sécurisant et à favoriser des relations fécondes dans le groupe. À cet égard, nous pouvons dégager de leurs écrits cinq éléments principaux qu’il nous paraît intéressant de présenter brièvement dans la mesure où ils peuvent servir de point d’appui pour le développement de l’intelligence collective.

3.1 Travail de constitution du collectif

C’est l’aspect le plus étudié et documenté. Ainsi, dans le récent numéro spécial consacré à la mise en place et au démarrage d’un groupe d’APP (Thiébaud, 2017), 10 articles sur 14 abordent la manière dont il importe de prendre soin de sa constitution. À moins qu’il ne s’agisse d’une équipe de travail existante, la transformation d’une collection d’individus n’ayant aucun lien particulier en une entité qui œuvre vers des objectifs communs est une étape primordiale. Elle peut être considérée comme une condition préalable au développement d’une intelligence collective. Cela va de pair avec l’élaboration de règles et de processus concertés et l’épanouissement de relations marquées par le respect et la reconnaissance des ressources et spécificités de chacun.

Il nous paraît important de souligner qu’un groupe d’APP ne se crée pas instantanément, un apprentissage est souvent nécessaire (voir par exemple Clerc et Roche, 2017). Selon Thiébaud, Chocat, Robo et Vacher (2017, p. 161), « au-delà du cadre, avec ses objectifs, ses principes et ses règles de fonctionnement proposés par l’animateur, ce sont une relation et une démarche impliquantes pour chacun qui devraient se construire en coopération. Différents facteurs facilitant ou freinant le bon déroulement de la première séance avec le groupe d’APP relèvent notamment de la clarification des attentes et craintes avec les différents acteurs impliqués, du recueil des représentations de chacun et de la construction progressive d’un sens partagé. »

Il est ainsi possible d’imaginer que des dynamiques d’IC émergent parfois durant cette démarche de construction progressive. Cela dépend des processus qui sont mobilisés dans ce but et de la place donnée aux participants pour travailler à une co-élaboration.

3.2. Phases d’évolution du groupe

Les écrits concernant les phases d’évolution d’un groupe d’APP sont, quant à eux, beaucoup moins nombreux. Par quelles phases un groupe d’APP passe-t-il au fil du temps ? Qu’est-ce qui les caractérise ? À quel moment un groupe est-il plus à même de développer quelle forme d’intelligence collective ? L’évolution d’un collectif dans la durée a été largement étudiée en revanche dans la littérature sur les groupes et les équipes de travail. Les auteurs s’entendent généralement pour considérer quatre phases principales :

  • Le contact (forming) : chacun vient avec plus ou moins de peur devant l’inconnu, sans s’engager fortement ; dans la majorité des cas, la dépendance vis-à-vis de l’animateur est grande. Il est donc primordial de rassurer et de clarifier le cadre et les règles.
  • La relation à l’autorité et l’exercice d’influence (storming): les membres du groupe vont tenter de trouver leur place, se positionner davantage, se heurter les uns aux autres, tester la solidité de l’animateur, pour se sentir en sécurité. Des affinités se créent, certaines personnes cherchent à exercer du contrôle sur le groupe. Il importe de réguler les relations en faisant s’exprimer les désaccords au besoin et en favorisant une communication ouverte et respectueuse.
  • L’élaboration de normes et d’une cohésion de groupe (norming) : les différences sont nommées, acceptées et apposées plutôt qu’opposées ; le groupe développe des normes relationnelles et sait trouver des solutions pour un fonctionnement cohésif. L’animateur facilitera les synergies.
  • L’efficacité (performing): Le groupe utilise efficacement ses ressources sans être freiné par des problèmes interpersonnels ; le leadership peut être exercé de manière flexible par différents membres du groupe. Les bilans permettent de valoriser la qualité du travail et des processus de groupe.

En APP, l’importance du climat socio-éducatif, de la sécurité et de la confiance entre les membres du groupe est systématiquement soulignée. La plupart des auteurs insistent sur le rôle du cadre et de l’animateur à cet effet (voir entre autres Rebetez, 2014). Cela correspond avant tout à la première phase.

Gouze (2005) s’est intéressé aux différentes phases généralement traversées par un groupe d’APP. Il a pu, en spécifiant les évolutions observables au cours d’une séance, en distinguer trois :

1) une phase de résistance suivie d’acceptation réciproque, aidée par le cadre et le rôle sécurisant de l’animateur ;

2) une phase d’illusion groupale dans laquelle tout semble possible, qui favorise l’utilisation de l’imaginaire et des associations libres dans l’analyse ;

3) une phase de travail durant laquelle l’animateur va aider le groupe à développer une analyse plus différenciée et « désintriquée » de la pratique.

Pour Gouze (2005, p. 24), « dans l’animation, il s’agit donc de suivre le travail et de permettre la croissance : on ne peut pas sauter d’étapes, il y a parfois des retours en arrière. Il s’agit d’un processus en cours : un travail de maturation est à l’œuvre. ». L’évolution du groupe est, à ce titre, un élément central du climat et de sa régulation.

3.3. Dynamique et interactions de groupe

Pour considérer les aspects de dynamique de groupe et développer leur attention à leur égard, la plupart des animateurs s’appuient sur les connaissances développées dans les champs de la psychologie humaniste, de la systémique, de la psychosociologie ou de la psychanalyse. Rares sont cependant les auteurs qui ont analysé les spécificités de la dynamique des groupes d’APP.

Gouze, parmi d’autres, souligne l’importance de ces aspects pour l’animation. « S’il n’y a pas dans un « groupe restreint primaire d’échange » du type groupe d’APP, une centration sur le groupe. Il y a, par contre, une dimension groupale de fait. La méconnaître, c’est risquer des dynamiques groupales inadaptées et des décompensations individuelles. Au contraire, prendre en compte cette dimension, c’est se doter d’un outil très puissant pour le travail. » (Gouze, 2005, p. 25).

Il évoque plus particulièrement deux aspects du point de vue de l’animation :

  1. L’écoute du groupe : il ne s’agit pas de rechercher une maîtrise (illusoire et dangereuse), mais de faciliter la croissance du groupe, d’aider l’expression des peurs et freins qui peuvent être présents, de déjouer certains mécanismes (rationalisation, refoulement, éclatement), de mettre en valeur les liens.
  2. L’écoute des sujets dans le groupe : l’animateur a pour rôle d’aider à reconnaître les différences au sein du groupe, de permettre à chacun de trouver sa voix, sa place (et non une place qui serait assignée par le groupe).

Un autre aspect réside dans le développement d’une forme de réciprocité entre les participants évoquée par Thiébaud (2018), favorisé par le fait que chacun à son tour peut bénéficier du travail d’analyse par le groupe en lien avec sa pratique. En effet, la mise en œuvre de séances successives d’APP permet à chaque participant de passer du rôle d’exposant à celui de participant et vice-versa.

Par ailleurs, une dynamique de bienveillance est privilégiée en APP. Les tensions sont régulées de manière à ne pas faire obstacle à la confiance requise pour l’implication de chacun. Celle-ci constitue un facteur clé pour que l’APP puisse réellement porter ses fruits. Mais l’homogénéisation de la pensée telle que présente dans le group think n’apparaît pas comme profitable (voir Janis, 1972, qui en a clarifié plusieurs caractéristiques telles que la pression de la conformité, l’autocensure des opinions divergentes et l’illusion de l’unanimité). L’hétérogénéité, la diversité des vécus ainsi que les confrontations entre des apports dissemblants des participants paraissent souhaitables, car porteuses de richesses. Pour être constructives, ces valorisations de la différence nécessitent cependant un climat socio-affectif favorable. L’implication de tous s’effectue ainsi lorsque les craintes de jugements, les hiérarchies implicites ou les tentatives de prise de pouvoir sont réduites voire ont disparu.

Les aspects émotionnels occupent ici une place particulière qu’il faut relever. Dans le cas des dynamiques évoquées précédemment (présence de jugements, hiérarchies, etc.), ils peuvent agir comme des freins potentiels à l’analyse et entraver le développement d’un climat favorable. À l’opposé, les facteurs affectifs, lorsqu’ils sont en lien avec des dynamiques positives d’adhésion, de reconnaissance, de résonnance, peuvent participer aux processus de co-construction du groupe.

Dans le registre des interactions, d’autres facteurs entrent en jeu et peuvent limiter les processus d’intelligence collective. Nous citerons à titre d’exemple la question de la participation libre ou contrainte, le choix des participants (coopté ou imposé), la constitution d’équipes ou de groupes institutionnels (voir Allenbach, 2017 et Rugo Graber, 2017), la présence ou non d’un contenant groupal, l’histoire du collectif et la stabilité ou instabilité du groupe (voir Chocat, 2016).

Sous tous ces aspects, la richesse des interactions présente dans un groupe d’APP semble propice au développement de l’intelligence collective sous ses diverses formes, pour autant que celles-ci aient atteint un certain degré de maturation et que les régulations nécessaires soient possibles. La dynamique de groupe, si elle participe à l’accroissement potentiel de l’IC, est de notre point de vue indissociable des éléments évoqués précédemment (constitution du collectif et évolution du groupe).

3.4. Intersubjectivité et altérité dans l’APP en groupe

Certains écrits mettent en avant le fait qu’en APP, le travail concerne notamment la singularité des pratiques, la subjectivité de l’acteur et les vécus relationnels. Pour Cifali (2014, p. 23) qui développe une approche clinique : « dans l’analyse de pratiques, il y a un présupposé qui engage le formateur à reconnaître que la subjectivité dans l’action ne peut pas être éludée. En parlant de subjectivité, nous optons pour une définition du sujet comme ne pouvant exister sans intersubjectivité, d’un sujet constamment fabriqué par le monde et ses événements, mais pas déterminé au point de n’être qu’une pâle réplique des mouvements qui le dépassent. ».

L’entrée dans l’analyse de la complexité et de la singularité de la pratique de chacun, passe par la reconnaissance de l’autre dans sa subjectivité et l’acceptation de la sienne.  Le climat socio-affectif se fonde ainsi sur le développement, plus ou moins présent, d’une éthique de l’altérité, éthique se structurant autour de la reconnaissance, de la valorisation et de la différence présente par et grâce à l’autre. L’accueil de cette altérité en tant que fait, objet et moyen de la co-construction participe dans ce cadre à la dynamique d’interaction tout autant dans ses dimensions affectives que cognitives. La richesse de la différence et des interactions qui découlent de cette éthique semble être à l’origine de l’émergence de l’IC.

3.5. Écoute empathique, questionnement constructif et réflexivité dans le groupe

Les aspects d’écoute et de questionnement sont fréquemment abordés dans les écrits traitant de l’APP. Les auteurs y étudient la nature de ces aspects et leur implication dans les processus d’analyse. La qualité de l’écoute et la capacité à questionner l’autre notamment sont évoquées comme des éléments déterminants de l’analyse. Ainsi, écouter autrui dans l’expression de sa subjectivité et le questionner en faisant l’effort de chercher à le comprendre incarnent une approche empathique décrite comme une capacité essentielle pour constituer le collectif et entrer dans des interactions constructives. En ce sens, ces éléments nous apparaissent comme potentiellement moteurs dans le développement de l’IC.

Les déplacements opérés dans cette logique empathique sont aussi de nature à favoriser une prise de recul par rapport à soi, car ils peuvent renvoyer chacun à son propre fonctionnement et positionnement. Mais cette attitude réflexive ne se limite pas à la seule analyse du processus empathique et de ses conséquences. Elle se développe sur de multiples objets de réflexion (Vacher, 2014, 2015 ; Guillemette, 2017 ; Thiébaud, 2018) et concourt à l’enrichissement des interactions entre les participants au groupe d’APP. À titre d’exemple, la capacité à réfléchir collectivement sur le fonctionnement du groupe au cours d’une séance en fait partie.

Ainsi, les phases ou temps d’analyse méta présents dans les différents dispositifs d’APP permettent aux participants de développer des interactions constructives dans un registre complémentaire à celui de l’analyse de la pratique. Dans ce cadre, la réflexivité, nourrie par les déplacements empathiques et les interactions, semble pouvoir offrir un terreau fertile à l’émergence de l’IC.

3.6. En résumé

Un certain nombre de travaux sur la constitution d’un groupe d’APP, sa dynamique et la communication entre les participants offrent des réflexions qui peuvent apporter des éclairages utiles concernant les conditions susceptibles de favoriser ou freiner l’émergence d’intelligence collective. Ils ne clarifient cependant pas les dynamiques d’intelligence collective elles-mêmes qui peuvent être à l’œuvre, au sens où nous les avons définies.

4. Démarche d’élaboration d’un numéro thématique consacré à l’intelligence collective au sein des groupes d’APP

L’idée d’un numéro thématique sur les dynamiques d’intelligence collective a pris forme lors de l’échange que nous avons eu suite à la publication de nos articles respectifs dans le numéro 12 de la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles.

Dans son article, Vacher (2018) reprenait l’idée de la formule « 1 + 1 =  ? » de Thiébaud (2016) pour proposer une grille de lecture simple des configurations d’apprentissage ou de développement susceptibles d’apparaître en APP. Il identifie quatre effets possibles du groupe : les effets de co-construction, de mutualisation, de domination et d’inhibition. En présentant la configuration de co-construction, il esquisse les contours d’une intelligence collective dans les groupes d’APP : « 1+1=3 ».  Le groupe d’APP possède parfois un potentiel créatif pouvant aboutir à des apprentissages individuels et collectifs, au développement professionnel de chacun des participants ainsi qu’à l’émergence d’un collectif apprenant. Avec le temps, et lorsque les conditions favorables sont réunies (écoute, prise de parole constructive, adhésion à l’objectif d’analyse), le collectif accroît ses capacités à produire une analyse enrichie. […] La mise en perspective des questions, hypothèses et analyses produites et énoncées par chacun des membres du groupe peut alors permettre l’émergence d’hypothèses et de pistes nouvelles, intentionnellement co-construites, et qui sont le produit de la mise en commun des apports individuels. À l’issue de la séance, les apports de tous les participants conduisent à ce qu’individuellement et collectivement les analyses réalisées par chacun soient inédites, en ce sens qu’elles sont le fruit des interactions singulières et imprévisibles des membres du groupe. » (Vacher, 2018, p. 6).

De son côté, Thiébaud (2018) évoquait dans son texte les compétences collectives susceptibles de se développer lorsqu’un groupe devient capable d’accompagner l’exposant collégialement. Il y aborde notamment les interactions complexes et les régulations présentes dans le groupe ainsi que des aspects de conscientisation du fonctionnement collectif par les participants. « On peut observer de multiples interactions entre les participants et le développement d’une dynamique qui permet de riches regards croisés et l’émergence de nouvelles capacités. […] On peut mentionner quelques observations qui vont dans ce sens. Les participants, lorsqu’ils y sont invités, prennent en compte ce qui a été dit pour rebondir, approfondir et mettre en lien différents éclairages. En outre, à mesure qu’ils travaillent ensemble et que croît la confiance, ils développent la capacité à se réguler. […] Cette compétence collective d’accompagnement se développe d’autant plus qu’un temps est consacré à évoquer avec le groupe ce qui favorise le succès de la démarche et ce que sa mise en œuvre a permis comme émergence (méta-analyse non seulement sur les analyses développées, mais aussi sur les processus vécus et les liens entre les deux ; voir Vacher, 2014). Cette dimension réflexive gagne à être présente tout au long de la démarche et ne pas se limiter au seul temps de bilan en fin de séance. Elle développe la conscience collective du groupe. » Thiébaud (2018, p. 24).

En conclusion de nos articles, nous exprimions chacun notre intérêt à pouvoir étudier et mieux comprendre les dynamiques d’intelligence collective potentiellement à l’œuvre.

Lors de notre échange, nous avons convenu de prolonger cette réflexion et d’effectuer des études exploratoires à partir de données récoltées dans les groupes que nous animons.

Dans la foulée nous avons proposé un numéro thématique (voir Thiébaud et Vacher, 2018) sur les dynamiques d’intelligence collectives au sein des groupes d’APP, comprenant les études exploratoires, des témoignages ainsi qu’un texte de méta réflexion.  Nous voulions aussi, et de façon simultanée, nous mettre nous-même en position de développer de l’IC. Frédérique Rebetez nous a rejoints dans ce projet si bien que nous avons développé trois études et textes réalisés individuellement suivis d’une méta réflexion collective. Pour rester dans l’énergie de nos réflexions, nous avons opté pour des délais très courts (quatre mois), l’idée étant de donner en partage aux lecteurs une réflexion en cheminement, susceptible de stimuler d’autres partages et développements. Par ailleurs, par un heureux hasard du calendrier (ou par effet de synchronicité ?), il se trouve que le séminaire annuel du réseau GFAPP[2] a eu lieu dans le même laps de temps et que le thème retenu par cooptation entre les personnes qui y ont participé est justement celui de l’intelligence collective. Nous avons ainsi pu inclure le compte-rendu de ce séminaire dans le numéro thématique.

Les lecteurs y trouveront donc une diversité de productions et d’éclairages sur les dynamiques d’intelligence collective en APP sous les formes suivantes :

  • Trois textes rédigés individuellement. Ils présentent chacun les résultats d’une étude exploratoire avec l’approche utilisée et certaines implications théoriques et pratiques. Ces trois études livrent des points de vue complémentaires. Marc Thiébaud a identifié dans des groupes ayant une certaine expérience de l’APP six formes que peuvent prendre les dynamiques d’intelligence collective. Les différentes dynamiques observées ne sont pas toujours présentes, mais elles tendent à se soutenir l’une l’autre et à devenir progressivement plus actives simultanément. Frédérique Rebetez a cherché à déplier la manière dont les idées apportées par les participants durant l’étape de l’analyse évoluent, sont approfondies et mises en lien dans un processus de construction collective de sens qui participe à l’intelligence collective. Yann Vacher quant à lui s’est attaché à explorer les composantes communicationnelles des interactions présentes dans les groupes d’APP. Il a étudié comment les attitudes compréhensives, à travers l’écoute, la prise de parole et la communication authentique peuvent contribuer à l’émergence d’intelligence collective.
  • Un article co-élaboré à partir des échanges entre les trois auteurs des articles précédents. Cette « co-écriture méta » et les mises en perspective produites permettent de soulever des questions et des controverses en lien avec l’intelligence collective en APP.
  • Une compilation de cinq témoignages. Ils proviennent d’animateurs travaillant dans la perspective de la prise en compte et de la mobilisation de cette intelligence collective au service de l’APP.
  • Un compte-rendu de séminaire en lien avec la thématique. Il évoque notamment le contenu des échanges produits par deux groupes de travail durant le séminaire.

Références bibliographiques

Allenbach, M. (2017). Construction d’une démarche d’analyse de pratiques au sein d’une organisation.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 133-145. http://www.analysedepratique.org/?p=2455.

Anzieu, D. et Martin, J.-Y. (1990). La dynamique des groupes restreints. Paris : PUF.

Bonabeau, E. et Theraulaz, G. (1995). Intelligence collective. Hermès sciences publications.

Calmejane-Gauzins, C. (2017). Premiers pas dans la mise en place d’une analyse de pratiques.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 42-52. http://www.analysedepratique.org/?p=2435.

Cieutat, P. (2014). Un Groupe d’analyse de Situations Parentales.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 5, pp 60-73. http://www.analysedepratique.org/?p=1567.

Chocat, J. (2016). L’analyse de pratiques professionnelles : essai de clarification.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 8, pp 31-41. http://www.analysedepratique.org/?p=2184.

Cifali, M. (2014). Brefs repères pour l’analyse des pratiques professionnelles.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp 20-27. http://www.analysedepratique.org/?p=1014.

Clerc, N. et Roche, D. (2017). Les atouts et les limites de la ritualisation dans la mise en place d’un dispositif d’analyse de pratiques professionnelles.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 106-118. http://www.analysedepratique.org/?p=2450.

Faingold, N. (2014). Un dispositif d’analyse de pratiques centré sur la question que se pose le narrateur.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 3, pp 3-12.   http://www.analysedepratique.org/?p=1221.

Gouze, B. (2005). La prise en compte de la dimension groupale dans l’animation d’un groupe d’Analyse de Pratiques Professionnelles. In (In)novatio : revue de l’innovation pédagogique à Paris.  Robo, P. & Thiébaud, M. (dir.). (Se) former à l’analyse de pratiques professionnelles. Hors-série No 3, pp 14-25.
http://www.analysedepratique.org/wp-content/uploads/gfapp-actes-seminaire-2004.pdf.

Guillemette, S. (2017). Modalités pour le démarrage d’une démarche d’analyse de pratique et de réflexivité selon une perspective de bienveillance.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 119-132. http://www.analysedepratique.org/?p=2452.

Janis, J. (1972).  Victims of Groupthink. Boston : Houghton Mifflin.

Mack, M. (1997). Co-évolution dynamique créatrice. Libérer les richesses de l’intelligence partagée. Ed. Village Mondial.

Lévy, P. (1994). L’Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace. La Découverte.

Olfa Zaïbet, G. (2007). Vers l’intelligence collective des équipes de travail : une étude de cas.  Management & Avenir, 14, (4), 41-59. https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2007-4-page-41.htm.

Rebetez, F. (2014). Le rôle de l’animateur sur le climat socio-affectif comme condition d’apprentissage lors d’une APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4,
pp 42-53. http://www.analysedepratique.org/?p=1383.

Rebetez, F. (2017). Démarrer de l’APP dans une formation continue : le défi du climat de sécurité psychologique et du développement du savoir-analyser.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 93-105. http://www.analysedepratique.org/?p=2448.

Ribette, R. (1995), Les stratégies d’élaboration et de transmission des connaissances : construits individuels et construits collectifs, Revue Internationale de Systémique,
Vol 9(2). pp 167 à 182.

Rugo Graber, P. (2017). Mise en place d’un groupe d’APP au sein de son organisation de travail : analyse des facteurs humains à prendre en compte pour la réussite du projet.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 146-157. http://www.analysedepratique.org/?p=2457.

Thiébaud, M. (2001). Groupes d’analyse de pratiques professionnelles. Présentation résumée.  http://www.formaction.ch/wp-content/uploads/thiebaud-groupe-analyse-de-pratiques-presentation-resumee.pdf.

Thiébaud, M. (2013). Multiples bénéfices de l’analyse de pratiques professionnelles en groupe : quels éléments clés les favorisent ?  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, pp 61-72. http://www.analysedepratique.org/?p=54.

Thiébaud, M. (2016). Co-animer un groupe d’APP : 1+1=… ?  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 9, pp 37-50. http://www.analysedepratique.org/?p=2271.

Thiébaud, M. (coord.) (2017). Mettre en place et démarrer un groupe d’analyse de pratiques professionnelles.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, 165 pages.   http://www.analysedepratique.org/?p=2461.

Thiébaud, M., Chocat, J., Robo, P., Vacher, Y. (2017). Mettre en place et démarrer un groupe d’APP : perspectives et ouvertures pour la poursuite des réflexions.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 158-165. http://www.analysedepratique.org/?p=2459.

Thiébaud, M. (2018). Accompagnement et analyse de pratiques professionnelles en groupe.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 12, pp 13-30. http://www.analysedepratique.org/?p=2862.

Thiébaud, M. et Vacher, Y. (coord.) (2018). Dynamiques d’intelligence collective au sein des groupes d’APP.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 13, 101 pages. http://www.analysedepratique.org/?p=3038.

Vacher, Y. (2014). Phase méta en APP… quels contenus, quelles fonctions ? Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, pp 23-34. http://www.analysedepratique.org/?p=1379.

Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive. De Boeck.

Vacher, Y. (2018). 1+1 ça fait combien en APP ? Effets possibles du groupe sur la dynamique de l’analyse.  Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 12, pp 4-12. http://www.analysedepratique.org/?p=2864.

 

Haut de page

 

 

Notes

[1] Par exemple dans le dispositif ARPPEGE (Vacher, 2015) ou dans les Groupes réflexif d’accompagnement et d’analyse de pratiques professionnelles (Thiébaud, 2001 ; 2013) qui mobilisent les ressources des personnes et une dynamique collective pour l’APP.

[2] Réseau GFAPP : groupe de formation à et par l’analyse de pratiques professionnelles ; voir https://www.analysedepratique.org/?p=3509.