Philippe Péaud

Chargé de mission Formation des formateurs, ESPE de l’Université de Poitiers
philippe.peaud[arobase]univ-poitiers.fr

 

Résumé

Dans cet article sont présentées des transcriptions d’entretiens menés avec des enseignants par des formateurs utilisant l’analyse de pratiques. La problématique posée est de considérer les manières de faire des formateurs en fonction des logiques de l’évaluation.Dans la mesure où il s’agit de s’intéresser à la parole des sujets, la méthode choisie pour exploiter les données recueillies est celle de la clinique ; la parole des acteurs est prise en compte en tant qu’elle renvoie aux domaines de propriétés de l’expérience et à la relation du sujet à ceux-ci.Les résultats permettent de décrire les gestes professionnels des formateurs propices au déclenchement d’un travail réflexif chez l’enseignant-stagiaire.

Mots-clés 

accompagnement, évaluation, gestes professionnels, réflexivité

Catégorie d’article 

Travail de recherche

Référencement 

Péaud, P. (2015). Encourager, provoquer, accompagner le travail réflexif des enseignants-stagiaires : quels gestes professionnels pour les formateurs ? In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 6, pp. 42-53.  http://www.analysedepratique.org/?p=1833


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En France, dans le domaine de la formation initiale des enseignants et dans les dispositifs d’accompagnement à l’entrée dans le métier, l’analyse de pratiques professionnelles occupe une place significative. La dernière réforme en date, qui s’est traduite en 2013 par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole de la République ne modifie pas cette place (Vacher, 2013). Ainsi dans le cahier des charges de la formation des enseignants, il est précisé que le stage effectué par l’enseignant au cours de sa première année d’exercice « donne lieu à des analyses et à une réflexion sur la pratique ainsi qu’à l’examen et à la formalisation de l’expérience vécue »1.

Qu’en est-il dans le cas des entretiens faits au cours de l’année quand un formateur de l’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education (ESPE) vient observer l’enseignant-stagiaire dans la classe ? Ces entretiens sont réputés avoir une fonction formative même si la certification reste à l’horizon, ne serait-ce que parce qu’ils s’appuient sur le référentiel de compétences2. La perspective de la certification ne vient-elle pas contrecarrer les effets formatifs des entretiens ? L’usage de l’analyse de pratiques professionnelles dans ces situations d’entretien permet-il aux effets formatifs de se déployer malgré cette perspective ? Telles sont les questions qui sont abordées dans cet article.

1. Problématique et recueil de données

Cette première année d’exercice au cours de laquelle le futur enseignant a le statut de fonctionnaire stagiaire se confond avec un parcours d’évaluation. D’une part, elle est bornée par la certification sous la forme d’un examen de la qualification professionnelle du professeur stagiaire par un jury. D’autre part, elle est rythmée par des visites ; elles sont faites par des formateurs et ont pour but d’aider le professeur stagiaire à se positionner par rapport au référentiel de compétences. Ce système de formation étant piloté par l’aval, la présence de la certification finale a des répercussions sur les pratiques de formation et sur le vécu des enseignants-stagiaires.

La certification entre en tension avec l’autonomisation du sujet qui constitue la finalité d’une démarche d’analyse réflexive sur les pratiques professionnelles. En effet, l’analyse de pratiques professionnelles non seulement cherche à formaliser des savoirs d’action et à développer la compréhension des situations professionnelles mais aussi à accompagner un véritable travail sur soi (Barbier, 2000) ; elle contribue ainsi au « développement professionnel » qui englobe la construction de compétences, notamment par la réflexion sur les pratiques professionnelles, et les transformations identitaires (Beckers, 2007).

Cette tension entre l’évaluation certificative des compétences et le travail réflexif dans l’analyse de pratiques professionnelles est souvent transformée en une opposition présentée comme irréductible entre l’évaluation et la démarche d’analyse de pratiques professionnelles. Pourtant, l’évaluation est bien à l’horizon de l’analyse de pratiques professionnelles. Elle est présente dans le courant se rattachant à Schön (1994), fondé sur l’approche réflexive et qui a donné naissance à la plupart des dispositifs d’analyse de pratiques professionnelles, mis en place dans la formation des futurs enseignants. L’approche réflexive met en jeu un double processus décrit par Schön : la réflexion dans l’action et la réflexion sur l’action au cours de laquelle le praticien analyse ce qui s’est passé et évalue les effets de son action. Ce dernier processus relève de l’auto-évaluation. L’évaluation est donc au cœur des processus réflexifs.

Nous nous proposons, dans cet article3, de questionner les pratiques des formateurs et les effets produits sur le travail réflexif des enseignants-stagiaires à la lumière de ce qui s’évalue dans un travail d’analyse de pratiques professionnelles. Il ne s’agit pas d’envisager l’évaluation comme ce qui est en aval de l’analyse de pratiques professionnelles (l’évaluation comme compétence développée chez les enseignants-stagiaires par l’analyse de pratiques professionnelles, – Altet, 2001) ni comme un entour (l’évaluation comme élément du contexte de la formation, – Mercier, 2000) mais comme un révélateur des pratiques des formateurs. Selon la logique d’évaluation, logique de contrôle ou logique d’accompagnement (Vial, 2001), à l’œuvre dans la manière de faire des formateurs quand ils cherchent à développer un travail réflexif chez l’enseignant-stagiaire, quels sont les gestes professionnels employés ? Comment s’accommodent-ils de cette contradiction entre l’obligation institutionnelle d’examiner la manifestation de compétences professionnelles en construction au regard d’un référentiel en vue d’une qualification professionnelle (contrôle) et la nécessité de développer chez l’enseignant-stagiaire une auto-évaluation visant à donner du sens à ce qui s’est passé et à engager une modification de la pratique (accompagnement) ?

Notre recherche s’appuie sur un recueil de données qui consiste en transcriptions d’entretiens menés par des formateurs, formés à l’utilisation de l’analyse de pratiques avec des professeurs stagiaires. Ils ont été menés par deux formateurs et un conseiller pédagogique tuteur encadrant des enseignants du second degré, ainsi que par une formatrice intervenant dans la formation des professeurs d’école stagiaires4. C’est à la suite de leur formation à l’analyse de pratiques professionnelles qu’ils ont accepté, avec l’accord des professeurs-stagiaires interviewés, d’enregistrer les entretiens. Notre choix s’est porté sur des entretiens plutôt que sur des dispositifs d’analyse de pratiques en groupe pour deux raisons :

  • c’est dans l’entretien que la tension est la plus forte entre la logique d’évaluation-contrôle et la volonté affichée par le formateur de privilégier le travail réflexif, c’est-à-dire une auto-évaluation par le praticien de ce qui s’est passé ;
  • le fait de n’avoir que deux protagonistes limite les variables de la situation, ce qui facilite le traitement et l’interprétation des données recueillies.

2. Analyse du corpus

L’analyse de pratiques professionnelles produit des savoirs sur l’action et formalise des savoirs d’action, ce qui passe par une expression du vécu personnel, une énonciation de la personne, une implication subjective. L’analyse de pratiques professionnelles touche donc à deux dimensions de l’expérience de l’adulte : ce qui relève du développement professionnel – les savoirs d’action – (Danis & Solar, 1998) et ce qui relève de l’ancrage identitaire – l’implication subjective – (Boutinet, 1998). Par la parole s’opère le passage de l’implicite du vécu à l’explicite de la réflexion sur l’action qui, grâce à cette distanciation, ouvre la possibilité d’un engagement de la personne dans un processus de développement professionnel (Altet, 1994).

Notre hypothèse est la suivante. C’est en focalisant l’entretien sur le domaine de verbalisation du vécu, et en particulier en centrant l’entretien sur la description de l’action, sur la recherche par le sujet de ce qu’il a fait, que le formateur favorise cet exercice réflexif qu’est la distanciation. Autrement dit, il fait entrer le professeur-stagiaire dans une démarche d’auto-évaluation (Campanale, 2007). Cela suppose que les « évaluants » (professeur-stagiaire, formateur) s’ancrent dans une des logiques de l’évaluation, à savoir « l’accompagnement de la dynamique du changement » (Vial, 2001).

C’est pourquoi il nous semble pertinent d’inférer les gestes professionnels du formateur à partir de son discours (questions, relances) et des effets performatifs (Austin, 1970) produits chez l’enseignant-stagiaire, c’est-à-dire des effets produits sur l’attention (orientation, objets, actes attentionnels) que porte l’interviewé à tel ou tel domaine de son vécu en fonction des questions ou des relances qui lui sont adressées. Pour cela, nous utilisons les « domaines de verbalisation » de Vermersch (1994) qui, sans esprit d’exhaustivité, a distingué trois champs de l’expérience humaine : le vécu, le conceptuel et l’imaginaire. Le domaine de verbalisation du vécu est caractérisé par une activité de verbalisation orientée principalement vers la description de ses différents aspects (émotion, sensorialité, aperception5, action). Le domaine de verbalisation conceptuelle est caractérisé par une activité de verbalisation orientée principalement vers l’expression de savoirs, de raisons, de propriétés formelles d’une situation. Le domaine de verbalisation de l’imaginaire est caractérisé par une activité de verbalisation orientée principalement vers la libre expression d’images, de symboles, de fantasmes, etc.

2.1 Logique de contrôle 

Dans un entretien réalisé en lycée professionnel par un formateur en sciences et techniques industrielles (entretien LP), celui-ci commence en orientant les verbalisations du professeur-stagiaire vers l’expression de généralités, de commentaires, de croyances : « Je souhaiterais savoir si tu as éprouvé des difficultés dans quelque domaine que ce soit ». Dans la suite de l’entretien, les relances du formateur vont peu à peu ressembler à celles utilisées par un enseignant dans un cours dialogué : « Est-ce que cela tient uniquement à l’élaboration de support papier ? ». L’implication subjective du professeur-stagiaire dans l’énonciation de son vécu est faible, il reste très général dans la description de son action et fait référence à d’autres moments de classe que n’a pas observé le formateur ; par exemple : « … Je reprends, heu… tout en essayant de décomposer davantage et, euh… et, peut-être en employant parfois d’autres termes ou, comme l’autre jour, par rapport aux différents constituants de la peinture, au lieu de parler de pigment et de liant, on parlait de lait et de pomme de terre, pour faire une purée, quoi ! ».

Dans un entretien réalisé à propos d’une séance en sciences de la vie et de la terre (entretien SVT), une réplique de la formatrice va créer une situation sociale typique : le professeur-stagiaire ayant choisi un moment (« celui du début »), la formatrice réagit au commentaire que fait ce dernier à propos du moment qu’il a choisi (« là où j’ai passé beaucoup de temps à expliquer pour découper tous les muscles ») : « C’est pas vraiment celui du début, pas celui où tu présentes les objectifs, mais là où tu commences la dissection ». Nous sommes dans une situation de correction ou de remédiation avec la personne qui sait, la formatrice, qui sait mieux que le professeur-stagiaire la signification du moment choisi, et celui qui se trompe, le professionnel novice.

Pendant l’observation de la séance précédant cet entretien, la formatrice a analysé la situation et identifié le problème majeur : un certain flou au niveau des objectifs de la séance. Elle va alors s’attacher à convaincre de façon indirecte le professeur-stagiaire que ce n’est pas la gestion du temps qui est en jeu, comme l’affirme celui-ci, mais la définition des objectifs. Pour cela elle revient plusieurs fois à la charge en questionnant sur les objectifs. Si bien qu’à la fin de l’entretien, le professeur-stagiaire change son évaluation de ce qui s’est passé : il passe de « j’ai mal organisé mon temps », au début de l’entretien, à « j’ai peut-être pas insisté suffisamment sur les objectifs », à la fin. Ce qui permet à la formatrice de faire ensuite une mise au point sur les objectifs de savoirs et de savoir-faire sur le chapitre du programme correspondant à la séance observée, puis de proposer au professeur-stagiaire plusieurs façons de l’aborder.

Ces deux entretiens sont inscrits, par l’attitude des deux formateurs, dans la logique de contrôle (Vial, 2001). Dans le premier cas, il s’agit de vérifier la conformité selon un référentiel préétabli, de vérifier le sens donné (« Est-ce que cela tient uniquement à l’élaboration de support papier ? »). C’est ce qui amène le professeur-stagiaire à apporter des preuves de la conformité de ses actions par un rapport à un « devoir être » (Hadji, 1989) : « Parce que, actuellement, je revois tous mes cours. Je mets tout cela sur informatique. Mais cela viendra dans un second temps. Je prends actuellement beaucoup de photos avec un appareil numérique, afin d’avoir une bibliothèque d’images ».Dans le deuxième cas, tant la formatrice que le professeur stagiaire sont dans la quête de la bonne procédure, le but du premier n’étant pas que le second la construise mais qu’il l’intègre à partir des conseils, des règles d’action proposés. Nous sommes dans l’imitation, voire le modelage.

2.2 La « séduction de l’écoute » (Vial, 2001)

L’entretien réalisé par un conseiller pédagogique tuteur avec l’enseignante-stagiaire qu’il encadre (entretien CPT) se différencie des deux précédents pour deux raisons. Tout d’abord par le soin particulier pris par l’interviewer pour négocier avec l’interviewée le choix du moment, ce qui est absent des deux entretiens précédents. Cela concerne les 36 premières répliques de l’entretien. Ensuite, par le fait qu’il est structuré en deux parties caractérisées par un questionnement spécifique : une première partie au cours de laquelle la professeure-stagiaire décrit sa pratique ; une deuxième partie au cours de laquelle la professeure-stagiaire s’exprime par des verbalisations appartenant au domaine conceptuel.

Dans la première partie, le questionnement est descriptif, ouvert et l’interviewer relance à partir de ce que dit l’interviewée ; par exemple : « D’accord. Et alors, tu parles de faire émerger le souvenir… Comment tu t’y prends ? A ce moment-là, précisément… Comment est-ce que tu t’y es prise pour faire rejaillir ce souvenir ? » Dans la deuxième partie, les questions ressemblent à celles posées dans les deux premiers entretiens évoqués (entretien LP et entretien SVT).

Le domaine de verbalisation du vécu est ici beaucoup plus présent, en particulier dans la première partie. Et la professeure-stagiaire est beaucoup plus impliquée dans son énonciation comme en témoigne le peu de place occupé par les généralisations, les mots abstraits et les commentaires dans ses verbalisations : 33 réponses peuvent être classées dans le domaine de verbalisation du vécu ; seules 4 d’entre elles comportent aussi des commentaires ou des généralisations.

Dans cet entretien, le conseiller pédagogique tuteur intervient peu pour orienter l’attention de la professeure-stagiaire vers tel ou tel aspect de son vécu : peu de questions, beaucoup d’approbations et d’encouragement à verbaliser. L’effet produit est que la professeure-stagiaire en reste sur un constat : faire étudier un film peu de temps avant les vacances ne l’a pas beaucoup aidée. C’est la séduction de l’écoute qui est ici à l’œuvre. Le conseiller pédagogique transforme sa posture en une position : en effet, il campe obstinément dans cette attitude d’écoute, au risque de limiter ses interventions et donc les effets formatifs de l’entretien.

2.3 Entre logique de contrôle et logique d’accompagnement 

L’entretien réalisé par une formatrice avec une professeure des écoles stagiaires (entretien PE) manifeste, comme dans l’entretien CPT, un soin particulier pris pour négocier avec l’interviewé le choix du moment. L’entretien PE  est structuré de la même manière que l’entretien CPT :

  • description de la pratique grâce à un questionnement descriptif, ouvert, à partir de ce que dit l’interviewé (par exemple : «  Donc, quand tu les faisais relire, qu’est-ce que tu cherchais à ce moment-là ? ») ;
  • verbalisations conceptuelles provoquées par des répliques sous forme d’interrogations et non de questions6 (par exemple : « Est-ce que ça tient alors au choix du texte ou à la difficulté du texte ? »).

Le domaine de verbalisation du vécu est très présent dans la première partie de cet entretien, avec une forte implication de la professeure des écoles stagiaire dans son énonciation : peu de réponses comportent des commentaires. Dans cet entretien la formatricer intervient beaucoup : plus de la moitié des relances sont des questions.

Dans la deuxième partie de l’entretien la formatrice commence par questionner la professeure des écoles stagiaires sur ce qu’elle connaît de la notion en jeu dans la séance observée avant de lui faire une mise au point sur ce sujet.

L’effet produit par la stratégie employée par la formatrice est le suivant : la professeure des écoles modifie la représentation qu’elle se fait de sa séance sans qu’à aucun moment la formatrice ne lui ait donné son avis. La professeure-stagiaire commence d’abord par penser que sa difficulté à bien gérer la séance de travail sur les pronoms est due « au fait que le lancement était long et peut-être aussi que l’objectif était pas très bien ciblé ». Puis, alors que la formatrice a, dans la première partie de l’entretien, enchaîné des relances à base de questions descriptives et ouvertes, la professeure-stagiaire fait une prise de conscience : « En fait, maintenant, après coup, je me rends compte que j’aurais mieux fait de donner un texte avec des répétitions et leur dire… euh… les questionner sur ce texte… en quoi il a quelque chose de particulier… s’interroger sur ce qui fonctionne bien. Je pense qu’ils auraient vu que ça fonctionnait mal puisqu’ils l’ont vu sur l’exemple de Lucie ».

Ensuite, elle va construire pas à pas une nouvelle compréhension des choses au fur et à mesure des apports du formateur pendant la deuxième partie de l’entretien. Tout au long de l’entretien, certaines répliques, dispersées çà et là, en attestent :

  • « Je n’aurai pas dû travailler sur tu et je mais plutôt sur il et elle au singulier. »
  • « Je ne m’étais pas rendu compte, en fait, qu’il y avait une différence fondamentale entre les pronoms de première personne… et de deuxième personne et les pronoms de troisième personne. En fait, je viens de m’en rendre compte maintenant. »
  • « D’abord, je pensais qu’il y avait trop de contenus et, donc, un problème, toujours, au départ… de lecture… mais, finalement, peu… le problème vient aussi de… du mauvais choix des pronoms, en fait, pour la première séance… Et un mélange de différents types de prénoms. »

A la fin de l’entretien, cette nouvelle compréhension lui permet d’envisager un changement dans sa pratique professionnelle : « Et puis c’est vrai que le jour où je referai une leçon sur les pronoms, d’abord, je partirai d’un texte à défauts, et ensuite, je verrai certainement deux cas ». Tout ce moment de l’entretien est accompagné par le formateur de façon très légère à l’aide de « Mmh ».

Dans cet entretien, c’est la logique d’accompagnement de la dynamique du changement qui est d’abord à l’œuvre, puis la logique de contrôle quand la formatrice fait les apports pour remédier aux confusions que fait la professeure des écoles stagiaire ; dans les répliques suivantes, c’est de nouveau la logique d’accompagnement qui est à l’œuvre quand celle-ci élabore son projet. Dans  cet entretien apparaissent clairement à l’œuvre des processus de construction, de maturation. Ils peuvent se manifester car la formatrice valorise ce qui a été fait : « Mais, ceci dit, tu as bien réagi, quand, effectivement, sur le elle, tu es sorti du texte et tu as proposé un texte avec plein de répétitions. Effectivement, là, tu as tout de suite bien réagi pour cibler le problème ».

Ces processus se manifestent, d’une part par le fait que la professeure des écoles stagiaire développe, au cours de l’entretien, une intelligibilité de son vécu. D’autre part, ses répliques attestent aussi d’un changement dans ses représentations, gage d’une modification probable de sa pratique professionnelle ; le mouvement va des intentions aux outils, et non l’inverse. Cette enseignante novice est « en recherche », portée par un projet, en recherche de sens mais aussi dans un processus d’élaborations provisoires de significations. Tout ceci étant porté par la parole, par un travail sur la parole.

3. Résultats 

L’analyse de ces quatre entretiens permet d’esquisser quelques gestes professionnels du formateur en matière d’accompagnement d’une dynamique de changement, dans le cadre d’une démarche d’analyse de pratiques. Ce sont à la fois des balises dans l’activité du formateur, ce qui permet à un observateur extérieur (le chercheur ou l’acteur « se regardant pédaler ») de vérifier a posteriori que le chemin parcouru permettait bien d’atteindre le but fixé (impulser un travail réflexif chez un enseignant-stagiaire), et des repères pour que le formateur oriente son action en fonction de la situation vécue, en les hiérarchisant, en accordant plus d’importance à l’un ou l’autre selon les incidents rencontrés en chemin.

Nous pouvons dégager cinq gestes :

  1.  Geste de contractualisation

Avant toute chose, c’est le premier temps. Celui de la réponse à la question : qu’allons-nous faire ensemble ? Il pose, il clarifie le rôle de chacun et le but visé pour limiter, autant que faire se peut, les projections de chacun sur l’autre. Il permet de se mettre d’accord sur ce qu’on va faire ensemble, de façon explicite.

  1.  Geste d’accueil

C’est une attitude d’accueil à l’imprévu. Elle prend plusieurs formes.

C’est d’abord celle d’un contrat de communication explicite, une proposition faite à l’autre de choisir une situation tout en lui indiquant qu’on n’a pas d’autre attente. C’est aussi le premier acte perlocutoire de l’entretien : orienter l’attention de la personne vers un moment spécifié du vécu passé de son action, mais sans le nommer puisqu’à cette étape il n’est pas connu.

C’est ensuite la façon de mener l’entretien : sans autre but préconçu que de permettre à l’interviewé d’être dans une énonciation aussi impliquée que possible par rapport à son vécu.

  1.  Geste de déploiement de l’attention

Il s’agit d’être attentif à plusieurs niveaux par rapport à ce que dit la personne de son activité : écouter non seulement le contenu mais aussi la structure de ce qu’elle dit. C’est, par exemple, être attentif aux domaines de verbalisation, savoir les repérer pour pouvoir la canaliser vers la référence au vécu de l’action quand elle reste dans les généralités, à ce qu’elle fait elle quand elle décrit ce que les autres font ou exprime un jugement sur ce qui s’est passé.

  1.  Geste de questionnement

Supprimer les « Pourquoi ? », qui orientent l’attention de la personne vers les justifications (domaine de verbalisation conceptuelle) pour privilégier des questions descriptives (« Qu’est-ce que ? », « Comment ? »). Être dans le questionnement, c’est-à-dire chercher à comprendre (et non à savoir), explorer et pour cela partir à la recherche d’informations non encore verbalisées.

  1.  Geste d’opérationnalisation

À la fin de l’entretien, accompagner la personne dans la formulation d’un scénario d’action à venir jusqu’à une formulation juste pour elle, après lui avoir apporté des matériaux (apports notionnels, pistes possibles, etc.).

Ces gestes comprennent trois dimensions : l’évaluation, le travail réflexif, l’accompagnement.

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Tableau 1 : Correspondances entre les gestes professionnels identifiés dans les entretiens et trois modèles : l’évaluation selon Vial, l’analyse de pratique selon Altet, l’accompagnement selon Vial & Caparros-Mencacci

4. Conclusion

L’analyse de quatre entretiens réalisés par des formateurs ayant suivi une formation à l’analyse de pratiques montre que les effets formatifs de ces entretiens dépendent étroitement des logiques d’évaluation à l’œuvre, selon les attitudes adoptées par les formateurs. Quand règne de façon exclusive la logique de contrôle, le professeur-stagiaire se retrouve dans la position de celui qui doit apporter des gages au formateur (voir l’entretien LP) ou qui doit intégrer la signification donnée par le formateur à ce qui s’est passé (entretien SVT). Mais la logique d’accompagnement ne garantit pas que des effets formatifs se produisent comme le montre l’entretien CPT pendant lequel le formateur campe de manière exclusive sur la position de l’écoute. En revanche, le fait d’accorder tout son poids à la logique d’accompagnement tout en accordant sa place, seconde, à la logique de contrôle, provoque prise de conscience et élaboration d’un scénario ouvrant la voie à un changement de pratique (entretien PE).

Finalement, pour que les formateurs visent le développement professionnel des professeurs-stagiaires, c’est la figure du frontalier, emblématique de l’évaluateur, qui est appelée (Vial, 2001) : tantôt douanier, mais alors c’est la mise en conformité avec ce qu’attend le formateur qui est privilégiée, l’analyse de pratique se limitant à une analyse de situation permettant de mesurer des écarts et de mettre à disposition du professeur-stagiaire les moyens de les combler ; tantôt passeur, ce qui privilégie l’auto-évaluation par le stagiaire de sa pratique, tant au niveau de la mise en œuvre (« ce que je fais ») que de ce qui relève du niveau expérientiel de l’identité (« qui je suis quand je fais ça ») ou du lien entre ces deux niveaux.

Références bibliographiques

Altet, M. (1994). La formation professionnelle des enseignants. Paris : P.U.F.

Altet, M. (2001).  Les compétences de l’enseignant-professionnel : entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir analyser. In L. Paquay, M. Altet, E. Charlier, & P. Perrenoud (Ed.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? (pp. 28-40). Bruxelles : De Boeck.

Austin, J. (1970). Quand dire c’est faire. Paris : Le Seuil.

Barbier, J.-M. (2000). L’analyse de pratiques : questions conceptuelles. In C. Blanchard-Laville & D. Fablet (Eds), L’analyse de pratiques professionnelles (pp. 35-58). Paris: L’Harmattan.

Beckers, J. (2007). Compétences et identité professionnelle. Bruxelles : De Boeck.

Boutinet, J.-P. (1998). L’immaturité de la vie adulte. Paris : P.U.F.

Campanale, F. (2007). Analyse réflexive et autoévaluation dans la formation des enseignants : quelles relations ? In A. Jorro (Ed.), Evaluation et développement professionnel (pp. 55-75). Paris : L’Harmattan.

Danis, C. & Solar, C. (Eds.). (1998). Apprentissage et développement des adultes. Montréal : Editions Logiques.

Hadji, C. (1989).  L’évaluation, règles du jeu. Des intentions aux outils. Paris : ESF éditeur.

Mercier, A. (2000). Des enseignants de mathématiques en formation professionnelle font l’analyse didactique de leur pratique. In C. Blanchard-Laville, D. Fablet (Eds.), L’analyse de pratiques professionnelles (pp. 229-254). Paris : L’Harmattan.

Schön, D. (1994).  Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Montréal : Editions Logiques.

Vacher, Y. (2013). APP… Une question d’actualité dans la formation des enseignants.
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Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. Issy-les Moulineaux : ESF éditeur.
(4e  ed. aug.).

Vial, M. (1997). Les modèles  de l’évaluation. Textes fondateurs avec commentaires. Bruxelles : De Boeck.

Vial, M. (2001).  Se former pour évaluer. Se donner une problématique et élaborer des concepts. Bruxelles : De Boeck.

Vial, M. & Caparros-Mencacci, N. (2007). L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des professionnels exerçant une fonction éducative. Bruxelles : De Boeck.

 

 

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Notes

  1. Arrêté du 15 juin 2012 fixant le cahier des charges de la formation des professeurs, documentalistes et conseillers principaux d’éducation. (2012). Journal Officiel, p.10610.
  2. Le référentiel des compétences des métiers du professorat et de l’éducation est paru dans le numéro 30 du Bulletin Officiel, paru le 25 juillet 2013. http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=73066.
  3. Cet article a pour origine une communication présentée lors du 21e colloque de l’ADMEE-Europe en janvier 2009, dans le cadre d’un travail de doctorat mené sous la direction de M. Vial (Aix-Marseille Université – I). Le texte de la communication a été remanié pour mettre l’accent sur la question des compétences requises pour les formateurs quand ils veulent utiliser en formation la démarche d’analyse de pratiques professionnelles.
  4. Dans le cadre limité de cet article, il n’était pas envisageable d’inclure les transcriptions intégrales des entretiens.
  5. Le mot, emprunté au philosophe Leibniz, désigne la conscience ou la connaissance que chacun peut avoir de ses états intérieurs (sensation, pensée).
  6. Le deuxième exemple donné est une interrogation : la formatrice s’adresse à la professeure-stagiaire sur des choses qu’elle est supposée connaître (ici la différence entre la nature du texte choisi et sa difficulté pour des élèves). Alors que, dans le premier exemple, elle s’adresse à la professeure-stagiaire pour en apprendre quelque chose ; la phrase est incomplète et appelle un complément d’information.